FICHE DE LECTURE

INFORMATIONS PARATEXTUELLES

Auteur : Anne BRAGANCE Titre : Virginia Woolf ou la dame sur le piédestal Lieu : Paris Édition : Des femmes Année : 1984 Pages : 155 p. Cote : PR 6045 o72 Z593 Désignation générique : Aucune

Bibliographie de l’auteur : Elle a une trentaine de romans, de nouvelles et d’essais à son actif.

Biographée : Virginia Woolf

Quatrième de couverture : [Reproduction intégrale] «“Les livres envahissent tout, et toujours nous dévore le même sentiment d’aventure”, écrivait Virginia Woolf. Il s’agit bien ici d’un envahissement et même d’une emprise tout à fait singulière. Anne Bragance raconte l’aventure du sentiment complexe et orageux que lui inspira l’œuvre de son aînée. Aveux complets, flux et reflux de cette passion, tout est dit enfin, jusqu’aux révoltes, jusqu’aux ruses nécessaires qui permettent à l’une de se délivrer du “poids des mots” de l’autre pour, un jour, écrire à son tour.»

Préface : Aucune

Rabats : Oui, mais vierges !

Autres (note, épigraphe, photographie, etc.) : Aucune

LES RELATIONS (INSTANCES EXTRA ET INTRATEXTUELLES) :

Auteur/narrateur : Indissociables puisqu’il s’agit davantage ici d’une autobiographie que d’une biographie ; autobiographie toutefois conditionnée par le rapport de l’auteur à la figure du biographé. L’auteur se met en scène en tant qu’écrivain et retrace ce parcours, inextricablement mêlé à son parcours de femme, à la lumière de son intérêt pour l’écriture, la lecture et pour Virginia Woolf.

Narrateur/personnage : Indissociables là aussi, pour la même raison. Lorsque la narratrice raconte son enfance, on sent la même distance entre le je-sujet et le je-objet que dans les autobiographies traditionnelles, mais lorsqu’elle se rapproche de sa condition actuelle (celle de mère et d’écrivaine), la distance est beaucoup moins marquée. Virginia Woolf, quant à elle, figure parfois en tant que « personnage » qui ne peut donner la réplique à son allocutaire que par le biais de ses œuvres. Dans certaines occasions, Bragance s’adresse à elle au « tu » (p.69-75).

Biographe/biographé : Ce rapport complexe, entre attirance et répugnance, entre « ressentiment et vénération » (p.49), constitue le point de départ de cette biographie qui, un peu à l’instar de celles de la collection « L’un et L’autre », présente une figure d’écrivain telle que la mémoire d’un autre peut se l’approprier et se la représenter. Sans ambages, l’auteur parle de « sa » Virginia, cette figure d’Ophélie qui l’a inspirée lors de la rédaction d’un de ses romans (Clichy sur Pacifique), de son coup de foudre instantané pour elle et de son deuil immédiat lorsqu’elle a appris son suicide. Transposant sa rage et son impuissance face à ce suicide dans son roman, la biographe s’inscrit dans la filiation de Virginia Woolf, se subordonne à elle puisqu’elle est sa cadette et éprouve la « révolte de l’enfant » et le « chagrin d’un groupie », elle se sent abandonnée par son « idole » (p.13). Mais la découverte de Virginia Woolf marque un tournant important dans la vie de la biographe et dans son cheminement en tant qu’écrivain ; elle reproduit même au fusain un portrait de Virginia, portrait qu’elle accroche toujours au mur de son bureau (p.15). Mais cette relation difficile qui se trouve mise en scène ici fait de la biographée une sorte de fantôme qu’il faut exorciser pour (comme l’annonce la quatrième de couverture) parvenir à écrire à son tour. L’auteur intente donc un « procès » à Woolf (p.49) et tente, pour un moment, de la faire descendre de son piédestal afin de vaincre sa fascination pour elle. Peine perdue, elle doit s’admettre que Virginia Woolf, qu’elle voulait « imperfectible » (p.50), l’attire irrésistiblement parce que son œuvre est grandiose et lui permet d’admirer de l’intérieur les plus infimes créatures du monde (les phalènes, les corbeaux, les chiens, etc.). Toutefois, ce ressentiment vient en partie du fait que, plus encore en tant que personne qu’en tant qu’écrivain, Bragance se sent inférieure à Woolf du fait de sa condition sociale, du fait que cette dernière l’aurait sans le moindre doute snobée si elles s’étaient croisées de leur vivant (p.52). Woolf est ainsi vue comme une sorte de statue que l’on ne peut faire descendre de son socle, mais aussi comme un modèle dont la sagesse se concrétise dans les conseils qu’elle a donné aux femmes écrivains. Tournant le dos à ces conseils, Bragance s’est mariée et a eu des enfants en dépit de son désir d’écrire et se trouve au prise avec ce que Woolf a nommé la «fée du foyer» que toute femme écrivain doit tuer pour parvenir à écrire. Pour incarner cette dernière, Bragance rejette pendant une période la figure de Virginia mais retourne à son œuvre une fois ses enfants en âge d’aller à l’école. Une fois adulte, toutefois, c’est davantage l’œuvre que l’écrivain qui attire la biographe qui se représente Virginia Woolf, de façon synecdotique, à travers les objets-livres où se trouvent ses œuvres. Ainsi, souhaitant garder Virginia Woolf à distance respectueuse, elle préfère se procurer ses livres à la bibliothèque municipale et scrute à la loupe la carte des emprunts pour savoir si « Virginia » est lue. C’est donc une curieuse « amitié » qui la lie à Virginia : « Des ces amitiés qui nécessitent toutes sortes de soins, de précautions, voire de ruses, si l’on veut à la fois maintenir le sentiment et l’empêcher de vous dévorer. La fréquentation abusive, le contact permanent s’avèrent parfois plus néfastes que l’absence contrôlée, la visite mesurée, bref, la distance. » (p.93) Cette distance est de toute façon nécessaire pour la biographe parce que lorsqu’elle s’absorbe trop intensément de l’œuvre de Virginia Woolf, elle se sent comme « un pianiste qui aurait trop longtemps plongé ses mains dans un bain émollient » (p.96) et a les doigts gourds et ne peut plus écrire.

Autres relations : Je mets ici un des nombreux aspects de la relation de la biographe à la biographée, à savoir le dialogue qu’elle entame avec Virginia Woolf à travers ses œuvres, tout particulièrement avec Une chambre à soi. En tant qu’écrivaine, Bragance se sent interpellée par le discours de Woolf vis-à-vis des femmes écrivains, mais considère que Woolf a mis la barre haute et peut-être même qu’elle a été naïve puisque ce qu’elle espérait pour les femmes à venir ne s’est pas encore produit au début des années 1980. La convoquant par-delà la mort pour lui faire prendre conscience de la situation de ses contemporaines, Bragance souligne que la culpabilité des mères qui écrivent est un sentiment récurrent et qui peut difficilement être dompté (p.71). Finalement, elle cautionne l’idée de Virginia comme quoi le genre que l’on pratique dépend en grande partie de notre situation sociale et familiale – dans son cas, le roman court et la nouvelle, puisque le manque de temps la pousse à accomplir des œuvres qui lui donneront une satisfaction immédiate (p.74-75).

L’ORGANISATION TEXTUELLE

Synopsis : Ce court livre est divisé en 14 chapitres portant chacun un titre indiquant l’essentiel de la thématique qu’il met en scène. Alors que le premier présente le questionnement de Bragance sur l’importance de la figure de Virginia Woolf (figure qu’elle se plaît à évoquer pour esquiver les questions des journalistes sur les filiations littéraires), les trois suivants portent sur l’enfance de Bragance à Casablanca au Maroc puis son retour en France et ses premières années à l’école – tous marqués par le rapport complexe de l’auteur vis-à-vis de l’écriture. Le cinquième chapitre porte sur la découverte des œuvres de Virginia Woolf et du rapport difficile qui s’établi entre Bragance et Woolf, puisqu’elle est partagée entre son admiration pour les œuvres de son aînée et son mépris pour le snobisme de Virginia. La plupart des autres chapitres constituent une sorte de dialogue entre Bragance et une des œuvres de Woolf (par exemple, « Les petites sœurs de Shakespeare » et « La fée du foyer » tente de faire le point sur les avancées de femmes depuis le manifeste féministe d’Une chambre à soi ; « Effets et méfaits de la magie woolfienne » tente de faire du Journal d’un écrivain un contrepoint à l’œuvre, etc.) L’avant-dernier chapitre, « Erratum », signale l’erreur qu’à commise Bragance depuis sa jeunesse en croyant que Virginia Woolf était morte en 1947, alors qu’elle est morte en 1941. La découverte de ce fait (grâce à la rédaction de ce livre) vient bouleverser l’auteur qui avait toujours cru qu’elles avaient vécu au moins quatre années dans le même monde, alors qu’elle doit se résigner à ne pas avoir été née lors de la mort de Virginia Woolf ; elle refuse toutefois de changer le premier chapitre du présent livre où elle insistait sur l’importance de ces quatre années. Le dernier chapitre, « Rêve d’osmose » diffère quelque peu des autres puisqu’il s’agit d’une sorte de montage d’extraits de plusieurs œuvres de Woolf et de plusieurs œuvres de Bragance.

Ancrage référentiel : Essentiellement dans les noms de lieux (le Maroc, la France, l’Angleterre). J’estime toutefois que l’ancrage référentiel le plus important est sans aucun doute Virginia Woolf elle-même et les endroits qui l’ont vu évoluer. Ainsi, Bragance tente de retrouver sa trace dans ces endroits, mais doit se rendre à l’évidence que le monde qu’elle a traversé n’est plus. Par exemple, lors d’un voyage à Londres qu’elle fait pour subir un avortement, elle demande par dépit à une infirmière : « Do you know Virginia Woolf ? » et celle-ci lui répond « I’m sorry, I don’t. She’s not there » (p.120-121), l’auteur mesure alors le vide qu’elle ressent suite à la disparition physique et spirituelle de l’écrivain qui ne se trouve plus nul part. Même chose pour une ville de Provence que Virginia Woolf a visité et dont elle a consigné ses impressions dans le Journal d’un écrivain ; l’auteur, qui vit maintenant dans cette région, assure que les choses ont bien changées depuis le passage de Virginia (p.122-123).

Indices de fiction : L’auteur, s’engageant dans un pacte de sincérité, n’élabore pas dans son récit des processus propres à la fiction, d’autant plus qu’il s’agit ici d’un essai et, donc, qu’il est écrit à la première personne. Le seul indice de fiction comme tel est un dialogue, tout semblable à celui que met en œuvre Sarraute dans Enfances, entre la narratrice et une sorte de double qui lui donne la réplique (p.119-121). Curieusement, c’est ce double qui rappelle à l’auteur qu’il s’est « engagée à ne rien dissimuler ». (p.119)

Rapports vie-œuvre : - Vie-œuvre de Bragance = Tel que mentionné plus haut, Bragance recrée son sentiment par rapport au suicide de Woolf dans un roman. - Vie-œuvre de Woolf = Peu marqué puisque l’œuvre prend rapidement le pas sur la vie. C’est en fait dans l’œuvre « que se célèbrent les “noces secrètes” et véhémente de Virginia Woolf avec son lecteur » (p.100), car, par celle-ci, Woolf rachète tout les tords qu’elle a pu avoir de son vivant.

Thématisation de l’écriture et de la lecture : 1- L’écriture : Les premiers chapitres, plus autobiographiques, s’attardent à recréer les premiers contacts de l’auteur avec l’écriture et la lecture. Ainsi, sa rencontre avec l’écrivain public de Casablanca charge d’ores et déjà dans son enfance l’écriture d’un caractère sacré ; l’acquisition de ses premiers livres la mène à une fascination pour l’objet livre et ses lectures composites d’œuvres diverses annonce déjà qu’elle deviendra une « terre à mirages » (p.23). Plus spécifiquement, elle concède que sa venue à l’écriture est la résultante de la prise de conscience que le temps emporte tout, prise de conscience qui ne se fera qu’au terme de l’apprentissage de la vie adulte (p.28). L’écriture de Woolf est également thématisée en de grandes et belles envolées lyriques (que l’auteur dénonce elle-même, s’étant prise au jeu de l’admiration – voir rubrique « thématisation de la biographie ») et comparée à de la musique, de la danse et de la peinture mais aussi au mouvement de l’eau (p.62-66). 2- La lecture : Le premier contact de Bragance à la lecture comme activité sociale se fait sous le sceau d’une prise de conscience douloureuse, à savoir l’assignation péjorative de la lecture comme étant une activité féminine et dévalorisée à ce titre. Dans sa ville natale, les femmes se « droguent » aux romans-photos et aux feuilletons pour pallier aux manques de leur vie affective et familiale, ce qui attire le mépris des hommes qui n’y voient cependant là qu’une activité inoffensive. Bragance se voit donc confrontée, dans sa jeunesse, à l’idée que la lecture est un besoin fondamental, mais croit comprendre que ce besoin est uniquement l’apanage des femmes, au même titre que l’amour. La lecture prend une nouvelle importance, encore plus fondamentale, lorsque l’auteur se met en quête d’une identité nationale. Puisqu’elle est née dans une colonie (le Maroc) et se voit forcée de retourner en France à cause de circonstances politiques, elle essaie de s’intégrer à ce pays par le biais de sa culture littéraire. Toutefois, les « déboires » qu’elle subit vis-à-vis des auteurs français l’amène à aller voir ce qui se fait du côté de l’étranger (ce qu’elle appelle des « fuites » p.47) et c’est ainsi qu’elle « rencontre » Virginia Woolf qui la séduit aussitôt, mais qui vient brouiller une fois de plus son rapport identitaire difficile avec la France, faisant poindre en elle un sentiment de trahison.

Thématisation de la biographie : - Ce livre met en scène et questionne tout à la fois la relation de la biographe à la biographée et contient du même coup sa propre réflexion sur l’entreprise biographique. Par exemple, une envolée lyrique sur l’écriture de Virginia Woolf est interrompue par une « réflexion à mi-parcours » où l’auteur se questionne à savoir « à quoi bon ? » (p.67) - Dans un autre passage, elle réfléchit sur la note biographique qui parvient à coincer la vie d’une personne en quelques lignes seulement et cite l’opinion de Virginia Woolf sur l’entreprise biographique : « Lorsqu’on écrit sur une personne – disait-elle –, qu’elle soit vivante ou morte, les mots ont bien malheureusement tendance à former une draperie souple qui masque tout signe de vie. » (p.130) - Dans le premier chapitre, l’auteur dit que Virginia Woolf est morte en 1947, alors qu’elle avait quatre ans et attache beaucoup d’importance à ce fait. Poursuivant ses recherches pendant la rédaction, elle réalise qu’elle a été dans l’erreur depuis des années puisqu’elle découvre que Virginia est morte en 1941. L’avant dernier chapitre, «Erratum» porte sur cette erreur, sa découverte et ses répercussions sur l’auteur. Elle s’interroge alors à savoir si elle devrait rectifier l’erreur sur le manuscrit mais finit par se demander si cela «ne constituerait […] pas au fond l’abus le plus grave ?» Et elle ajoute : «Puisque j’ai consenti, en principe à ce livre, à passer aux aveux complets, ne serait-il pas plus loyal de laisser les choses en l’état justement ?» (p.133) C’est donc avant tout le pacte autobiographique (de sincérité) qui se trouve mis en relief ici et également, par ricochet, l’entreprise biographique puisqu’elle prouve que ce que croit la biographe a plus d’importance que la «vérité» de la biographée.

Topoï : Quête identitaire marquée par le sceau de l’étrangeté et qui ne peut passer que par l’appropriation de la culture ; la place de la culture dans les sociétés plus pauvres ; la lecture et l’écriture ; le féminisme ; la place de la femme écrivain par rapport à la femme « fée du foyer » ; la culpabilité de la femme qui écrit, etc.

Hybridation : Entre autobiographie et essai.

Différenciation : Se différencie de l’autobiographie traditionnelle en en refusant le canevas, mais surtout en axant celle-ci sur un seul aspect de cette vie (l’identification à Woolf) et qui sera le fil conducteur de l’œuvre.

Transposition : Transposition de l’œuvre de Woolf au moyen de nombreuses citations. Non seulement en retrouve-t-on en exergue, bien détachées du textes et bien identifiées, mais on en retrouve énormément à l’intérieur même du texte et ces extraits se mêlent à la voix de Bragance dans une recherche de dialogue mais aussi de fusion, car ces citations ne retrouvent leur référence originale qu’à la fin du volume, sur une page intitulée «Œuvres citées» (p.148) . Anne Bragance transpose aussi sa propre œuvre dans un chapitre intitulé «Les autres vieilliront» où elle reproduit un assez long extrait d’un de ses romans (sans préciser lequel) et transpose également son œuvre dans le dernier chapitre, «Rêve d’osmose», pour la juxtaposer à celle de Woolf. La page suivant ce chapitre donne les œuvres à partir desquelles ce chapitre a été composé, soit 9 de Woolf et 8 de Bragance.

LA LECTURE

Pacte de lecture : Il ne s’agit pas, à proprement parler, d’une biographie de Woolf, mais bien d’une lecture de Woolf à la lumière d’une expérience subjective d’appréhension de cet écrivain. Bragance se retrouvant à l’avant-scène, son nom domine donc celui de Virginia – ce qui tend à donner une portée pragmatique à l’œuvre, c’est-à-dire qu’elle permet à son auteur de « faire » ce qu’elle « dit » vouloir faire par cette œuvre, soit se délivrer du poids de la figure de Woolf. On en apprend donc beaucoup plus sur la biographe que sur la biographée.

Attitude de lecture : Bragance se révèle très humblement mais sans affectation, ce qui donne beaucoup de relief à sa plume. Elle a certes (du moins en 1984) moins de talent que son aînée, mais cette « auto-bio-essai » est drôlement intéressante par ce rapport étrange qui se tisse entre la biographe et sa biographée ce qui, à mon avis, lui mérite une place non négligeable dans notre corpus. De plus, la question du féminisme, qui est abordée encore une fois sans affectation et sans militantisme, occupe une juste place dans l’œuvre et le dialogue qu’elle permet avec l’œuvre féministe de Woolf est très intéressant.

Lecteur/lectrice : Manon Auger