====== AUDRÉE WILHELMY - LES SANGS ====== == ORION + POROSITÉ - FICHE DE LECTURE == ==== I- MÉTADONNÉES ET PARATEXTE ==== **Auteur** : Audrée Wilhelmy **Titre** : Les sangs **Éditeur** : Leméac **Année** : 2013 **Désignation générique** : Roman Quatrième de couverture : Dans la salle à manger d'un manoir sont assis quatre enfants à qui l'on a servi un repas de gibier. Une jeune fille, cachée derrière une tapisserie, observe l'un d'eux engloutir la chair crue et note : « Le canard serait meilleur sans toutes ces épices. » Le garçon s'appelle Féléor Barthélémy Rü, et l'adolescente, Mercredi Fugère. Elle est la première des sept femmes que croisera Féléor dans ce roman qui retrace, au travers des carnets que chacune laissera derrière elle, l'apprentissage d'un meurtrier. Mercredi, Constance, Abigaëlle, Frida, Phélie, Lottä et Marie : qui sont-elles et d'où viennent-elles ? Qu'est-ce qui les pousse vers celui que dans la Cité, on appelle désormais l'Ogre ? Ce roman parle de désir, de violence, de fantasmes et d'écriture ; il donne accès à un univers amoral – le nôtre ? – où la puissance tient lieu de loi, où les victimes ne sont pas telles qu'on les imagine et où les rencontres peuvent déboucher sur une mort qui n'est pas forcément un drame. **Notice biographique de l’auteur** : [Quatrième de couverture] Audrée Wilhelmy est née à Québec en 1985 et vit à Montréal, où elle poursuit ses études doctorales en études et pratiques des arts. Son premier roman, Oss (Leméac, 2011), a reçu une nomination pour le Prix des libraires du Québec et a été finaliste aux Prix littéraires du Gouverneur général du Canada. **Préface ou autre note** : À la toute fin, après quelques remerciements : « Les sangs a été rédigé dans le cadre du doctorat en études et pratiques des arts de l'Université du Québec à Montréal, avec le soutien financier du Programme de bourses d'études supérieures du Canada Vanier. » ==== II - CONTENU ET THÈMES ==== **Résumé de l’œuvre** : Le roman est divisé en sept parties correspondant aux sept femmes qui ont participé à la vie de Féléor Barthélémy Rü, riche aristocrate, propriétaire d'un grand domaine dont on peut difficilement tracer les contours géographiques ou temporels. Chacune des parties est divisée en trois sous-parties clairement identifiées. Premièrement, un ou deux paragraphes situés sous le nom de la femme en question en font une description physique rapide, d'un style enlevé, sobre : « Le jupon de toile laisse entrevoir des jarretelles brunes ; les chevilles d'oiseau disparaissent sous des jambières de laine foncée qui tombent par-dessus les sabots. La robe est bleue, usée, ample [...] ». Deuxièmement, une partie beaucoup plus longue où ladite femme prend la parole à travers un journal. Troisièmement, quelques pages de commentaires faits par M. Rü, introduites toujours pas À propos de X. Dans la première partie, Mercredi Fugère, jeune fille d'une famille mondaine disgraciée, agit comme fille de chambre pour Mme Rü, la mère de Féléor. Elle décrit, dans un journal, sa fascination pour le désir que les hommes portent sur elle, pour la douleur, la saleté, la mort, et surtout pour le jeune Féléor, si distingué et propre. Une relation s'entame entre eux. Le père de Mercredi l'apprend et menace de l'envoyer au couvent. Celle-ci trouvant l'idée d'être cloîtrée insupportable, déclare dans la dernière entrée du journal qu'elle a demandé à Féléor de la tuer. Cependant, dans les commentaires de Féléor, on apprend que le journal était essentiellement un faux journal rempli de mensonges que Mercredi faisait lire, en feignant de l'ignorer, au jeune Féléor. Mercredi, libertine, assurée, meurt non pas tuée par Féléor, mais écrasée par un fiacre, et après une agonie de trois jours. Mercredi et Féléor ne se sont jamais adressé la parole. Dans la deuxième partie, Constance Bloom, veuve, première femme de Féléor, écrit des lettres à son défunt « Général », décrivant à quel point Féléor est mauvais amant et peu expérimenté. Constance, herboriste et apothicaire, consomme méthodiquement des plantes diverses et donne à Féléor une liste précise rigoureuse de manipulations, essentiellement sexuelles, à faire subir à son corps lors de son état second. La responsabilité du jeune homme est par la suite de consigner les réactions de sa femme afin qu'elle puisse compléter son herbier. Le texte est interrompu par des dessins de plantes qui, on le devine, composent l'herbier. Le commentaire de Féléor nous apprend que celui-ci, tout d'abord intimidé par sa femme plus âgée et plus expérimentée, suivait à la lettres ses instructions. Vite lassé de l'attitude humiliante de celle-ci à son égard, et profitant du fait que les herbes provoquent chez elle une perte de conscience presque totale, il commence à utiliser son corps comme bon lui semble. Constance Bloom finit par mourir, affaiblie par les expériences successives. Dans la troisième partie, Abigaëlle Fay raconte ses années de formation au ballet à l'Académie, et ses premières expériences avec la douleur, étroitement liée à la beauté et au plaisir. Femme du bas-monde, elle rencontre Féléor alors que celui-ci, subjugué par la douloureuse beauté de ses mouvements, entre dans sa loge après un récital et la possède sans plus de ménagement. Ils deviendront amants et vivront ensemble à la cité pendant une année, dans un miniscule appartement, explorant sous la direction d'Abigaëlle le plaisir extrême de la douleur, de l'immobilité et du regard porté sur la douleur. Après une bête blessure, la carrière de danseuse d'Abigaëlle est finie ; Féléor la marie donc et emménage avec elle dans l'immense domaine familial. Là, il demande à sa femme de tenir un journal qu'il lit chaque jour. Abigaëlle y annonce son intention de donner sa vie à son mari, par simple plaisir, et d'ainsi surpasser le plaisir qu'il pourra retirer de toutes ses futures femmes. Dans la quatrième partie, Frida-Oum Malinovski, veuve elle aussi, s'adresse à son nouveau mari Féléor. Elle est grasse, flaccide, gourmande et paresseuse. Elle n'arrive pas à comprendre pourquoi le jeune, riche et vigoureux Féléor a choisi de marier une veuve grasse, molle, pauvre, chargée d'enfants comme elles. Mais il semble se plaire à, selon les mots de Frida, la farce de leur mariage. Elle décrit ensuite sa jalousie quand elle a trouvé le journal d'Abigaëlle ; sa jalousie à l'égard du plaisir qu'elle a donné à son mari, de sa beauté, de sa discipline ; surtout, l'impossibilité qu'elle ressent, même par sa mort qu'elle offre aussi à Féléor, à donner le même plaisir. Elle finit par décrire le plaisir sexuel de l'allaitement, les multiples orgasmes que ses nourrissons mâles lui ont donné, et la douleur jalouse de donner à boire à sa dernière fille qui, elle, avait encore tout l'avenir de sa ronde poitrine devant elle. Elle se console par le fait que cette fille n'a pas eu de garçons, et qu'elle ne connaîtra donc jamais le plaisir d'être tétée par eux. Dans son commentaire, Féléor décrit comment il a fait aménager plusieurs salles vides au grenier, afin d'y aménager des espaces de souvenir pour ses femmes : des meubles de Mercredi, le laboratoire de Constance, les chaussons d'Abigaëlle. Il entreprend ensuite de décrire comment il a rangé les corsets et autres sous-vêtements de Frida dans une grande armoire, et décrit comment, le soir de la mort de Frida, il lui avait fait préparer un corset spécial, extrêmement serré, lui avait servi un énorme banquet de pâtisseries et, revenus à la chambre, alors qu'il s'enfonçait en elle, avait resserré le corset jusqu'à la mort de Frida. Dans la cinquième partie, le journal très court de Phélie Léanore décrit la difficulté de l'écriture et son sentiment d'indifférence face à l'idée du meurtre. Elle a dit à Féléor qu'il pourrait la tuer, mais seulement quand elle le lui permettrait ; si elle écrit, c'est pour lui faire croire que le moment de tuer approche, alors qu'en fait elle le fera attendre très longtemps. Tout cela dans le but d'augmenter le désir et la ferveur de son mari, et de s'approcher le plus possible d'une mort violente, jamais réelle, selon elle, et toujours mise en scène. Dans son commentaire, Féléor décrit cette attente frustrée et passionnée que sa femme lui fait ressentir. Le moment arrivé, il décrit les longs préparatifs qu'il aura effectué : Phélie sera tuée à l'issue d'une chasse, comme le gibier noble. Pour cette occasion, Féléor dompte spécialement une meute féroce de chiens qui poursuivra toute la nuit l'évasive Phélie. Au terme de la chasse, rendu fou de désir, Féléor la tue à l'aide d'une dague spécialement achetée pour l'occasion. Dans la sixième partie, Lottä Istvan, irréellement belle (« Ta beauté sera la perte des hommes », disait sa mère), tire une carte du tarot à chacun de ses anniversaires, de ses quinze à ses vingt-deux ans. Elle les interprète et raconte sa vie. Son père, veuf, l'aime, peut-être plus que ce qui est convenable. Elle veut un époux, aussi irréel qu'elle, sorti d'un livre, et le trouve dans le personnage de Féléor, beau, vieux, mais à propos duquel circule les plus horribles rumeurs, rumeurs loin d'effrayer Lottä. Après la mort de Phélie, Féléor s'intéresse rapidement à Lottä ; ils se fiancent. Un mois avant le mariage et le vingt-deuxième anniversaire de Lottä, son père est retrouvé mort dans la rivière sans qu'on sache s'il s'y était jeté. La veille, il avait rencontré Féléor et l'avait supplié d'épargner sa fille. Le commentaire de Féléor décrit sa rencontre avec Tobias Istvan, le père de Lottä, plongé par la mort de sa femme, des années plus tôt, dans un deuil inconsolable. Féléor est fasciné par ce deuil qu'il n'a jamais connu. Un jour, il rencontre Lottä, et en tombe immédiatement éperdument amoureux. Il la marie dans les circonstances qu'on connaît, et vit avec cette « femme mythologique », comme il dit, les plus grandes passions. Mais un soir d'une sortie dans la cité, l'esprit de Lottä s'échauffe et elle donne à son mari, comme les autres, sa vie. Féléor, horrifié à l'idée de perdre sa femme, refuse. Arrivé devant le pont des Grives, le même que celui d'où Tobias se serait jeté, elle lui demande à nouveau de la tuer et devant son refus tente de se jeter en bas du pont. Féléor, en vain, tente de l'empêcher, plonge pour la récupérer. Il ne retrouve le corps sans vie qu'une heure plus tard. Effondré, il le fait ramener au manoir et tente de la posséder une dernière fois. La dernière partie est composée de très courts fragments où Marie des Cendres, qu'on devine femme de chambre au manoir, répète des paroles des six autres femmes, décrit la morosité inconsolable de Féléor et imite, devant ce-dernier, les cinq premières femmes mortes, s'inspirant des journaux laissées par celles-ci, et utilisant les différents objets laissés dans les combles comme accessoires. Le commentaire de Féléor décrit Marie entrant dans la chambre, déguisée en Lottä et affirmant être celle-ci. L'homme se laisse prendre par la fiction et, l'embrassant, la tue doucement en l'étranglant. Au même moment, Marie lui dit en chuchotant : non. Féléor dépose le corps sur le lit, le veille comme s'il s'agissait de Lottä, puis le déshabille et trouve, sous le jupon, un grand nombre de petits carrés de papiers cousus avec du fil coloré. Il en lit quelques uns (le lecteur reconnaît les fragments), annonce qu'il doit les mettre en ordre et s'installe à sa machine à écrire pour se mettre « à l'écoute de la petite Marie ». **Thème principal** : La sexualité et la mort. **Description du thème principal** : Le roman peut être perçu dans son ensemble comme étant essentiellement le récit de la maturation sexuelle du personnage de Féléor Barthélémy Rü, de son adolescence à un âge avancé. Cependant, l'évolution du personnage n'est pas principalement motivée par l'acte sexuel, mais plutôt par la mort des sept femmes, toujours intimement reliée à l'acte sexuel. Ainsi, thématiquement, Les sangs est un roman qui effectue des rapprochements, construit des structures complexes entre la sexualité et la mort, et tous les autres thèmes qui gravitent autour. **Thèmes secondaires** : Le désir, la douleur, la perversion, la violence. ==== III- CARACTÉRISATION NARRATIVE ET FORMELLE ==== **Type de roman (ou de récit)** : Roman pseudo-diariste et pseudo-épistolaire. **Commentaire à propos du type de roman** : Le roman emprunte beaucoup au genre du roman diariste. Mais contrairement au très simple journal intime, où il n'y a qu'un seul narrateur, Les sangs présentent huit narrateurs (les sept femmes, qui chacune ont une partie, et Féléor, qui répond à chaque fois). Cette forme, bien qu'il ne s'agisse pas d'une correspondance stricte, rappelle tout de même fortement le roman épistolaire : les journaux écrits par les femmes sont écrits à l'intention de Féléor. Cependant, l'échange est à sens unique : les parties écrites par Féléor réagissent à celles des femmes, mais ne leur répondent pas. Pour toutes ces raisons, je crois qu'on pourrait décrire Les sangs comme un roman pseudo-diariste et pseudo-épistolaire. **Type de narration** : Homodiégétique, narrateurs multiples. Commentaire à propos du type de narration : On dénote au moins huit narrateurs, clairement identifiables. À chaque partie, une femme différente écrit son journal. Chacun de ces journaux est suivi de commentaires plus ou moins longs fait par Féléor Barthélémy Rü. La seule ambiguïté narrative se situerait au plan des courtes descriptions physiques des femmes qui ouvrent chacune des parties, et où le narrateur n'est pas explicitement identifiable. Il pourrait s'agir d'un narrateur omniscient, mais il n'y a pas de raison de croire que Féléor ne les aurait pas eux aussi écrits. **Personnes et/ou personnages mis en scène** : s/o **Lieu(x) mis en scène** : Lieux indéterminés. On sait qu'il s'agit d'un endroit au climat tempéré, dans la forêt. La culture est occidentale. On peut donc facilement imaginer l'action se déroulant en Europe occidentale ou centrale, voire en Amérique. Les noms des personnages ont cependant un air exotique difficilement reconnaissable. **Types de lieux** : La forêt, la cité, le manoir. **Date(s) ou époque(s) de l'histoire** : Époque indéterminée. Cependant, certains indices nous laissent croire que l'action se situerait au tournant du XXe siècle, notamment les investissements de Féléor dans le chemin de fer et les dessins architecturaux du père de Lötta évidemment influencés par l'Art Nouveau. **Intergénéricité et/ou intertextualité et/ou intermédialité** : La première référence intertextuelle à laquelle on pense nécessairement en lisant Les sangs est le conte de La Barbe bleue; en effet, Féléor, surnommé l'Ogre, est extrêmement riche. Il tue, tour à tour, toutes ses femmes et conserve au grenier leurs effets personnels, comme des sortes de tombeaux, comme s'il abritait en secret leurs corps métaphoriques (et on apprend que les corps ou les cendres de toutes les femmes sont conservées sur la propriété). Tous ces éléments le rapprochent du personnage de Barbe Bleue, riche mais effrayant roturier qui, lorsque sa femme découvre la salle secrète où sont cachés les cadavres de ses anciennes femmes, tente de la tuer. De plus, le nombre des femmes de Barbe Bleue est souvent (mais pas toujours) établi à sept. Il ne serait peut-être même pas exagéré de dire que Les sangs est une réécriture du conte de Barbe Bleue. Génériquement, le texte reprend, comme le premier roman de Wilhelmy, Oss, beaucoup de caractéristiques du conte : l'inexactitude spatiale et temporelle du contexte diégétique, le chiffre sept, la référence à Barbe Bleue. Cependant, et contrairement à l'onirisme d'Oss, l'atmosphère du roman est plutôt posée, ancrée dans une matérialité certainement héritée des autres genres influençant la narration : principalement les genres diariste et épistolaire, rappelant le 19e siècle, mais aussi l'écriture scientifique, encyclopédique qu'on retrouve dans les descriptions plates et précises ouvrant chacune des parties, et parfois dans les commentaires de Féléor. Notons aussi que dans la deuxième partie du roman, le journal de Constance Bloom est entrecoupé de dessins botaniques. **Particularités stylistiques ou textuelles** : ==== IV- POROSITÉ ==== **Phénomènes de porosité observés** : Porosité des genres (conte / roman épistolaire / roman diariste) **Description des phénomènes observés** : Comme Oss, Les sangs met en place une frontière perméable entre plusieurs genres, et plus notamment entre le conte et le roman. De la même façon, cette frontière a d'intéressant qu'elle ne donne pas simplement lieu à une œuvre multigénérique, mais à quelque chose qui est incontestablement un roman tout en revendiquant les caractéristiques du conte. Cependant, à tout cela s'ajoutent les influences des genres du roman épistolaire et diariste qui rajoutent en complexité à l'atmosphère créée par le livre. Notons ce qui a déjà été mentionné plus tôt : les deux genres sont intégrés au roman de façon fondamentalement incomplète. Le roman épistolaire demande une communication entre plusieurs personnages (ou du moins, une communication supposée), de laquelle on extrapole la diégèse. Cependant, ici, la communication est à sens absolument unique. Presque paradoxalement, le roman diariste, duquel il faut aussi extrapoler la diégèse, ne présente qu'un seul narrateur. Ici, il y en a huit. Les frontières entre le roman diariste et le roman épistolaire sont donc aussi rendues poreuses. **Auteur de la fiche** : Alex Tommi