FICHE DE LECTURE

Référence bibliographique : Auteur : GARCIN, Christian Titre : Vidas Lieu : Paris Édition : Gallimard Collection : L’un et l’autre Année : 1993 Nombre de pages : 150 pages Cote UQAR (s’il y a lieu) : -

Appellation générique : Le titre est déjà en lui-même une mention générique. Selon l’épigraphe, signée par nul autre que Jacques Roubaud – comme quoi le sous-corpus des « vies » a ses auteurs ! – les “vidas” des troubadours seraient « des nouvelles avant la lettre », et seraient « nées au moment où font irruption, d’une part, la grande prose de roman, d’autre part, et surtout, l’“histoire” (…). En fait, les troubadours ont créé là une forme brève en prose qui n’est ni biographie au sens postérieur, ni non plus nouvelle telle qu’elle se développera plus tard par le Décaméron par exemple. On pourrait l’appeler la “vie brève” » (Jacques Roubaud, La fleur inverse). [Voir aussi les extraits de cet ouvrage sur l’art formel des troubadours où il est question de « vidas » – photocopies de préface + chapitre intitulé « vidas ».] Biographés : Vingt-quatre personnalités, dont certaines très connues et d’autres moins ou pas du tout (on se demande même si certaines ne sont pas tout simplement fabulées). Dans l’ordre de chacune des six sections : (* = auteur ; ? = existence à vérifier auprès de sources plus spécifiques ; / = de possibles liens à faire avec le titre de la section d’attache du biographé) I. Silences 1. *Ono Yokonari [ ? Auteure japonaise – réelle ou fabulée ??? –, adulte vers 937 ? / Elle se tait d’un point de vue scriptural, refuse d’écrire si c’est pour donner dans la mièvrerie.] 2. Kathleen Ferrier [Contralto britannique, Lancashire 1912 – Londres 1953 / Elle brise le silence par son chant.] 3. *Bonaventure Des Périers [Poète et conteur français, Arnay-le-Duc v. 1510 – Lyon v. 1543 / Son goût pour la vie monastique et son silence ; le Cymbalum mundi, « apologie du silence » (p. 29).] 4. *Alain Gentil [ ? Poète obscur et incompris – réel ou fabulé ??? / Il vit reclus, ne parle qui si on lui parle…] (Fait à noter, Dieu est convoqué dans les 4 vies de la section « Silences ».) II. Distances 1. *Raimbaut d’Orange [Troubadour occitan, v. 1146 [Garcin indique 1154 ?] – 1173 / Pour parler de sa relation « virtuelle » avec la comtesse d’Urgel – ils ne se sont jamais rencontrés (!) : « Les amants invisibles. […] Ils ne s’aimèrent qu’à distance » (p. 42).] 2. Apollonios de Tyane [Philosophe grec, Tyane, Cappadoce ? – Éphèse 97 après J.C.] 3. Paul Moutet [ ? Inconnu – réel ou fabulé ??? – (commerçant, peintre à ses heures…) ? / Côtoie peu de gens ; témoigne d’une « amabilité distante » (p. 49).] 4. Jan Van Eyck / Giovanna Arnolfini [Peintre flamand, région de Maastricht v. 1390 – Bruges 1441 / Amour inavoué entre le peintre et son modèle, et « illusion de pouvoir garder toute faculté de jugement à distance » (p. 51).] III. Abandons 1. Marie-Madeleine [Selon les Évangiles, l’une des saintes femmes qui assistent à la Passion, aussi identifiée avec la femme anonyme qui parfume les pieds [chez Garcin, la tête] de Jésus. Ici, Garcin semble privilégier le point de vue de Luc (VII, 37), qui l’assimile à une pécheresse. / En quelque sorte abandonnée par Jésus, qu’elle aime.] 2. *Peire Vidal [Troubadour français, Toulouse fin du XIIe siècle (1160 ?) – début du XIIIe siècle (1205 ?) / Abandonné par les femmes, il abandonne la vie en société.] 3. *Marina Tsvetaïeva [Poétesse russe, Moscou 1892 – Elabouga 1941 / Elle vit l’abandon obligé des siens, déportés, puis se suicide.] 4. *Catulle [Poète latin, Vérone v. -87 – Rome v. -54 / Abandonné par Lesbia, qu’il aime passionnément.] IV. Combats 1. Jean Mouchon [ ? Inconnu – réel ou fabulé ??? – à la vie plutôt tumultueuse, ayant vécu au XVe siècle ? / Vie toute de combats, dont le premier fut le meurtre de son père pour avoir tué la plus petite des sœurs du biographé à coups de pied.] 2. Saint Bernard [Saint, Château de Fontaine, près de Dijon 1090 – Clairvaux 1153 / Il « combat » en faveur d’une foi austère : « […] Dieu lui chuchotait : Tu es Mon héraut ; continue ton combat » (p. 95).] 3. Le Caravage [Peintre italien, Caravaggio 1573 – Porto Ercole 1610 / D’un tempérament violent…] 4. Néron [Empereur romain, Antium 37 – Rome 68 / Il fit assassiner des centaines de personnes, dont sa mère.] V. Oublis 1. Jules César [Général et homme d’État romain, Rome -101 – id. -44] 2. *Louis Gallaup de Chasteuil [ ? Poète – réel ou fabulé ??? – ayant vécu au XVIe siècle ? / Vie marquée par la peur de la mort (l’oubli, la néantisation…) peur assez commune au XVIe siècle.] 3. *Clara Perol [ ? Auteure à ses heures – réelle ou fabulée ??? / L’oubli difficile d’un premier enfant perdu…] 4. *Étienne Dolet [Humaniste et imprimeur français, Orléans 1509 – Paris 1546 / Veut défier l’oubli de la mort en laissant un vaste héritage littéraire.] VI. Fuites 1. Pythagore [Philosophe et mathématicien grec, -VIe siècle] 2. *Kamo no chomei [Poète, Kyoto 1153 [mais Garcin lui attribue 22 ans en 1577, ce qui porte sa naissance à 1155 ?] – 1216] 3. Diogène [Philosophe grec de l’école cynique, Sinon v. -413 – v. -327] 4. Donatello [Sculpteur italien, Florence v. 1386 – id. 1466]

Bibliographie de l’auteur : Auteur de romans : Le vol du pigeon voyageur, 2000 ; Du bruit dans les arbres, 2002… ; auteur de recueils de vies et autres (?) : Vies volées, 1999 ; Sortilèges, 2002, etc. Quatrième de couverture : Vierge de texte, comme toujours dans cette collection (les rabats compensent). Illustration de couverture : En médaillon (lequel figure également, en plus petit format, en quatrième de couverture) : un dessin reproduisant un détail du tableau Les Époux Arnolfini de Jan Van Eyck, à qui une « vie » est d’ailleurs consacrée dans Vidas. Rabats : Oui. Rabat de première de couverture (extrait de la « vie » consacrée à Marina Tsvetaïeva (p. 69), 11e des vingt-quatre « vies » du recueil) : « Nous taisons tous l’essentiel. Nous croyons nos vies constituées d’événements, quand ce sont les instants d’absence, les fragments oubliés, qui les forment et les nomment. Par exemple un ongle rongé, le souvenir d’un chien, la cendre d’un regard, une odeur, un cri. L’écriture, la poésie plongent leurs racines dans ces failles, dans les instants proscrits, ceux que la mémoire réfute. Dans le silence qui enrobe les êtres, inextricable, profond, difficile à déchiffrer. Qui se nourrit de l’éloignement, de l’oubli, de l’immobilisme des images. Qui prospère à notre insu ». Rabat de quatrième de couverture (le traditionnel « crédo » de la collection L’un et l’autre) : « Des vies, mais telles que la mémoire les invente, que notre imagination les recrée, qu’une passion les anime. Des récits subjectifs, à mille lieues de la biographie traditionnelle. / L’un et l’autre : l’auteur et son héros secret, le peintre et son modèle. Entre eux, un lien intime et fort. Entre le portrait d’un autre et l’autoportrait, où placer la frontière ? / Les uns et les autres : aussi bien ceux qui ont occupé avec éclat le devant de la scène que ceux qui ne sont présents que sur notre scène intérieure, personnes ou lieux, visages oubliés, noms effacés, profils perdus ». Épigraphe : Outre celle de Roubaud, déjà mentionnée, on trouve cette autre épigraphe, transcrite en langue originale et traduite en français : « La rumeur du monde n’est rien qu’un vent qui passe, qui d’ici, qui de là souffle à travers l’espace et qui change de nom en changeant de côté » Dante. Purgatoire, XI, 100-102. Résumé : Vingt-quatre « vies brèves » racontées par un Garcin au regard admirateur, misant sur l’anodin, vouant un culte au détail, au « minuscule ». Vingt-quatre vies racontées du point de vue d’un énonciateur plutôt effacé (voir section « Les relations et modes de présence… »), poète plutôt que biographe, et qui sait user de l’art de la suggestion. Pacte de lecture : Jamais clairement énoncé, si ce n’est par les liens qu’on peut établir entre le titre « Vidas » et ce que l’épigraphe – due à Roubaud – nous en dit (des textes qui se situeraient quelque part entre biographie au sens moderne et nouvelle, entre Histoire et grande prose de roman). On comprend en fait qu’il s’agit de raconter vingt-quatre vies à la faveur de détails en apparence insignifiants, mais qui formeraient au fond « l’essentiel », du moins à en croire la posture narrative exposée au rabat supérieur. Les relations et modes de présence entre auteur, narrateur, biographe, biographé, personnage, sujet d’énonciation, sujet d’énoncé : Énonciateur plutôt effacé, mais dont la présence, lorsqu’elle se fait sentir – le plus souvent uniquement à l’incipit et/ou à l’excipit – ne sert en fait qu’à orienter la narration du côté de la rêverie. Ainsi : « Il neige. Si je lève les yeux, le ciel est vide. Sa lumière laiteuse m’envahit et finit par me mouvoir, m’entraîner vers d’autres contrées, loin de la jeune femme qui lit. / Elle est seule. Elle a l’habitude de ne parler à personne » (p. 15). Et en clausule : « Là elle dessine distraitement un chevreuil sur un rocher et avale une gorgée de thé brûlant. / Dehors, la neige redouble d’intensité » (p. 19). Ou encore, à propos de Van Eyck et Giovanna Arnolfini : « Je le vois marcher dans cette ruelle obscure et humide, une fin d’après-midi d’octobre 1432. L’air est opaque, pâteux, presque solide. Il va bientôt pleuvoir. Par la fenêtre elle le regarde s’éloigner. Lui se retourne une fois. Peu à peu leurs visages s’estompent, comme la buée sur les carreaux, comme le souvenir des morts. / De la suite je ne sais rien » (p. 55). Plus ambigu est le « Je cherche un homme » (p. 139) qui inaugure le texte sur Diogène le Cynique, paroles du biographé que s’approprie en quelque sorte – mais sans mention – le biographe, et qui viennent comme caractériser sa « recherche » des vingt-quatre « Autres » dont la vie forme la matière des Vidas, individus dont il fait avant tout des hommes et des femmes plutôt que spécifiquement des personnalités connues (ce à quoi contribue l’usage du détail). Un « Nous » (plutôt impersonnel) vient aussi parfois ponctuer le propos afin de situer le temps et le lieu : « Nous sommes à Gênes en 1902, elle a dix ans » (p. 69). D’autres fois, ce « Nous » est plus englobant : « Nous possédons tous ce côté obscur d’où émergent les ordures que nous abritons. Nous y cultivons nos terreurs, nos silences, nos hontes inavouées, nos désirs inavouables » (p. 115). Ancrage référentiel (marqueurs de réalité) : Nombreux faits avérés (par exemple, il est vrai que Raimbaut d’Orange est l’inventeur du trobar clus, et qu’il a fréquenté Azalais de Porcairagues ; vraie aussi l’histoire de la poétesse Marina Tsvetaïeva)… Des dates, des lieux, certains réseaux de contacts (par exemple le compagnonnage, avéré, entre Marguerite de Navarre et Bonaventure Des Périers, de même que le fait que ce dernier ait été élève et ami de Marot, qu’il ait aidé Dolet à corriger les Commentarii linguae latinae…), des titres de chansons (par exemple dans le texte sur Kathleen Ferrier), etc., etc. Indices de fiction : Davantage sur le plan de l’énonciation et du traitement (le traitement des faits, l’utilisation faite des détails…) que sur celui du contenu proprement dit (les faits eux-mêmes). -Prédominance du détail, par lequel on invente des contours plus humains à des personnalités. Ainsi, à propos de Bonaventure Des Périers : « Il était sombre et taciturne, souvent vêtu de noir, ne parlait presque pas. Il feignait parfois de dormir plutôt que de participer à une conversation qu’il savait finir tôt ou tard en faux compromis, banalités et mots inutiles. […] / Il aimait la pluie, la lucidité de l’aurore, la lecture muette à la flamme des bougies, la compagnie des chats. Il bégayait en présence des femmes. Parfois ses mains tremblaient inexplicablement » (p. 25). Voir aussi tout particulièrement le texte consacré à Néron. -Narrativisation importante : parfois, on a presque le ton du conte ou de la légende (avec des formules s’apparentant au « Il était une fois… » ou au fameux « Au commencement… », et des descriptions) : « En ce temps-là, Dieu était une plume blanche et duveteuse posée dans le creux d’une main d’enfant. Je suis l’enfant. Je souffle dans ma main, et regarde la plume s’envoler. Elle hésite, et se pose sur le rebord d’une fenêtre derrière laquelle lit et écrit une jeune femme. Une chandelle lui doucement » (p. 15). -Prédominance de l’imparfait et du passé simple, mais dans certains cas, présence d’un présent de narration qui étonne (voir surtout les vies de Ono Yokonari, Eyck / Arnolfini, Marie-Madeleine, Marina Tsvetaïeva, Clara Perol et Pythagore). -Imagination de « scènes » – sans doute de l’ordre du plausible, mais on n’en peut juger compte tenu de l’univers du détail dont elles découlent – mettant en vedette les biographés (voir par exemple l’histoire d’amour – sans doute fictive – entre le peintre Van Eyck et l’épouse Arnolfini, et qui poursuivrait la relation platonique Raimbaut d’Orange / Comtesse d’Urgel – cf. p. 51). Ces scènes présentent au surplus beaucoup de descriptions, de détails, souvent des actions et/ou des pensées rapportées au passé simple ou à l’imparfait : « Le vieil homme lui saisit la main et serra » (p. 27). Ou encore, à propos de Kathleen Ferrier : « Elle achevait chaque morceau par un large mouvement du bras droit, puis se retournait brusquement, timide et radieuse, parfois échevelée. Son sourire semblait ne jamais devoir s’estomper. Ses dents étaient blanches et ses yeux brillaient. Lorsque la modeste assemblée applaudissait – avec un peu trop d’empressement, pensait-elle –, elle se levait, s’inclinait, et sans cesser de sourire demandait à sucer un bonbon à la menthe – parfois à l’anis » (p. 22). -Monologues rapportés en discours indirect (donc on raconte à la troisième personne les pensées et le vécu intérieur d’un personnage tels que ce personnage les ressent). Par exemple, à propos d’Ono Yokonari : « Elle dit que la parole est solitude, plus grande encore que celle du corps. Elle dit aussi que l’amour est une fleur de sang, la beauté une vibration éphémère. / Elle dit tout cela, mais n’y croit pas toujours » (p.16). [Remarquer ici le ton très « proverbe japonais », tout en métaphores.] -Dialogues fabulés entre personnages gravitant autour du biographé (voir notamment la vie consacrée à Bonaventure des Périers, p. 26-27). -Transcription de poèmes probablement apocryphes. Voir notamment le tanka composé par le Prince Motoyoshi (?) pour Ono Yokonari, mais qu’elle ne lut jamais (p. 16), de même que les écrits d’Alain Gentil, de Peire Vidal, etc. (Quoi qu’il en soit, si certains de ces textes sont authentiques, la référence ne nous en est jamais donnée.) Topoï : Le détail : son pouvoir de suggestion et sa poésie. Thématisation de l’écriture et de la lecture : Oui, chez certains biographés écrivains. Par exemple, à propos d’Ono Yokonari : « Un jour, elle décida de ne plus écrire, car la poésie de son siècle lui semblait trop mièvre : cerfs qui brament au couchant, lespedezes en fleur, vol des oies sauvages, manches mouillées de larmes, tout cela a été dit et redit, jusqu’à l’outrance ; il y aura autre chose que ces suaves images, affirma-t-elle » (p. 17). Aussi : thématisation de la mise en abyme (ou mise en abyme de la mise en abyme qu’on trouve dans le tableau Les Époux Arnolfini), p. 52 : « Il peint des portraits précis, sans concession, des intérieurs minutieusement ordonnés, des villes s’étirant au-delà des fenêtres géminées, où l’on devine d’autres maisons, d’autres intérieurs, d’autres vies ». Attitude de lecture : (Évaluation par rapport à un corpus « biographie imaginaire ») Recueil qui convient tout à fait au corpus « vies brèves », qui s’inscrit lui-même dans le droit fil du corpus biographie imaginaire. « Vies brèves » de personnalités (connues ou non) ayant (pour la plupart?) réellement existé, qui mettent à profit ce qu’on pourrait appeler « l’imagination poétique » de Garcin à partir d’un instant donné d’une vie. Hybridation, Différenciation, Transposition : Hybridation du factuel et du fictionnel (les faits avérés servent souvent de point de départ à l’invention, à la prolifération du détail…). Différenciation, assurément, par rapport au genre biographique : Garcin choisit de privilégier l’aspect artistique – littéraire – de la biographie à son côté plus « scientifico-historique », mais ce faisant, il abonde dans le même sens que les auteurs de vies brèves (dès Aubrey), qui privilégient et exploitent le détail. Autre : À la différence des « vies imaginaires » de Schwob (mais ce serait à revérifier du côté de ce dernier), les « vidas » de Garcin ne comportent pas toujours les renseignements relatifs à la naissance et à la mort des divers biographés (parcours vie/mort), et les détails qu’elles font intervenir n’ont pas toujours à être signifiants pour le résumé d’une vie (on note par moments un certain déni du sens chez Garcin). -Photocopie du texte intégral. Lecteur/lectrice : Caroline Dupont