FICHE DE LECTURE Référence bibliographique : Auteur : JORIF, Richard Titre : Valéry. Jeudi 10 juin 1927 Lieu : Paris Édition : Éditions Jean-Claude Lattès Collection : Une journée particulière Année : 1991 Nombre de pages : 136 pages Cote UQAR (s’il y a lieu) : - Appellation générique : Aucune explicitement mentionnée Biographé : Paul Valéry (1871-1945) Bibliographie de l’auteur : Essentiellement des romans et des nouvelles : Le Navire Argo (1987), Clownerie (1988), Le Burelain (1989), Les Persistants Lilas (1990), Tohu-bohu (2000), Qu’est-ce que la mort, fourrure? (2001; nouvelles)... La courte biobibliographie fournie en quatrième de couverture insiste sur la vaste érudition dont témoigne le romancier à propos de certains auteurs : « Richard Jorif, romancier, reconnu dès Le Navire Argo son premier livre, sait tout d’écrivains comme Littré et Boylesve. De Valéry et de ses Cahiers, il est intime : il en donne ici l’image la plus brillante et la plus scrupuleusement "valéryenne" ». Quatrième de couverture : Bref résumé du propos de l’ouvrage (situation du contexte de cette « journée particulière ») : « C’est à un pensum que, depuis des semaines, Paul Valéry s’efforce de se soumettre : rédiger l’éloge de son prédécesseur à l’Académie. Anatole France ne l’inspire guère, décidément, son esprit vagabonde dès les premiers mots de son 124e Cahier, qu’il a voulu dédier à cette astreinte. Souvenirs de Londres où revinrent de noires pensées, d’une soirée à l’Opéra où, Gluck aidant, le sommeil le gagna... Des lycéens viennent interroger le double de M. Teste, des femmes du monde lui dressent tables et autels, le voici seul au restaurant, naguère au Bois à bicyclette, ou encore conversant avec son ami Gide, à l’écoute de Larbaud au détour d’une librairie ». Rabats : Sans Épigraphe : « Il n’est pas sûr que l’entité, Monsieur P.V., soit autre chose qu’une "notation commode" » / Pour Etiemble. Résumé : Valéry à sa table d’écriture, devant son 124e Cahier, (puis ailleurs) le jeudi 10 juin 1927, contraint de rédiger l’éloge de son prédécesseur à l’Académie, Anatole France, mais se perdant en rêveries sur son passé… davantage que dans l’écriture. Un fragment m’apparaît pouvoir résumer l’ensemble du texte : « Aussi, rentré chez lui, s’empressa-t-il de rassembler les feuilles volantes et raturées du Remerciement et ses deux derniers Cahiers : si Anatole France lui résistait, du moins, peut-être, renouerait-il avec son Moi » (p. 87). Pacte de lecture : Pas de pacte clairement énoncé en cours d’œuvre, sinon cette note tout à la fin, qui ancre le propos dans le référentiel (aveu d’un recours à des documents réels pour la reconstitution d’une journée dans la vie du biographé; question de plausibilité) tout en plaidant en faveur de la biographie fragmentaire, contre le tout d’une vie de grand homme : « Outre les Œuvres et les Cahiers (dans l’édition de la Pléiade et celle, en fac-similé, du C.N.R.S.), nous avons, pour reconstituer une journée plausible de Valéry, utilisé l’ouvrage de M. Pierre Caminade, Paul Valéry, aux Éditions Pierre Charron, qui contient quelques belles reproductions des tableaux du musée Fabre, infiniment contemplés par l’auteur de Monsieur Teste, tels que Sainte Agathe ou la Maladie d’Antiochus. Nous avons aussi consulté le Journal de Catherine Pozzi – Karin – que Valéry "déguise" dans ses Cahiers sous les noms de légendaires inspiratrices. Ce témoignage sert souvent de référence absolue à ceux pour qui il importe qu’un homme ait été moindre que ce qu’il paraît » (p. 137). Les relations et mode de présence entre auteur, narrateur, biographe, biographé, personnage, sujet d’énonciation, sujet d’énoncé : Relation privilégiée entre biographe-narrateur et biographé. Très nombreuses adresses du biographe au « tu » du biographé : « Tu soupires et maugrées, Paul-Ambroise, en posant devant toi ces feuilles de brouillon que des amateurs obliquement éclairés se disputeront quelque jour sous un marteau d’ivoire : ne sais-tu pas, Lionardo, que ta cote est au plus haut, et à ta mort... Mais il ne s’agit pas de mourir, il s’agit de venir à bout du Remerciement. Tu peux bien, encore une fois, proférer : "Ça m’emmerde, ah oui! ça m’emmerde!" [...], il faut en finir » (p. 18). Dans certains cas, ce « tu » adressé au biographé par le biographe se tranforme en « tu » que le biographé s’adresse à lui-même : « Qui te demande d’être, ou de paraître inspiré? Il suffit de t’y mettre, soupira P.V., de t’y mettre vraiment » (p. 19). Dans d’autres cas, c’est comme si le biographe demandait des informations à son biographé : « Rappelle-moi en quelle année vous vous êtes retrouvés André Gide et toi-même, avec Edmond (ce n’était pas M. Teste), dans le parc des Buttes-Chaumont? (Tu m’objecteras qu’il suffit de consulter le Journal de Gide, bah…) (p. 82). Ancrage référentiel (marqueurs de réalité) : -Une note en début d’ouvrage contribue à ancrer certains pans du texte dans le référentiel : « Dans ce texte-ci, les mots et phrases en italique _ et ceux-là seuls _ sont de Paul-Ambroise Valéry, tels qu’on les peut relever dans les Œuvres et dans les Cahiers ». -Nombreux faits avérés, qui se produisent effectivement lors de cette « journée particulière », ou que Valéry se remémore... Parmi ceux-ci citons pêle-mêle la « culture psychique » (p. 14) qu’il pratique deux ou trois heures chaque matin comme d’autres font de la culture physique; les enfants dont il s’occupait à travers ses occupations intellectuelles (p. 15); les vers qu’il nourrissait « tandis que le tonnerre de Verdun broyait tout avenir » (p. 15); la « vénération » des lycéens et des femmes du monde pour Valéry; son entrée au collège de Montpellier à treize ans, et son aversion pour les mathématiques; son réseau de contacts (Louÿs, Gide,…); l’esprit valéryen; le discours de réception prononcé par Valéry à l’Académie française, où le nom de son prédécesseur, Anatole France, ne sera volontairement jamais prononcé, léger acte de représailles envers celui qui avait jadis insulté Mallarmé, etc., etc. Indices de fiction : -Les changements de voix narrative soudains (d’un narrateur hétérodiégétique à la narration assumée par Valéry [monologues à propos de son écriture], puis retour au premier narrateur) : Qu’a-t-il noté, hier matin, qui vaille qu’on le relise : L’impossibilité de prévoir Quelle écriture crispée! Avait-il une crampe? Mais non! Travailler européennement au salut de l’Europe, c’est essayer les méth. spéc. de l’Europe = Tabula rasa L’Europe? Qu’avais-je affaire de l’Europe? Foutaise! Européennement! Tu n’as pas honte? Il vit que sa réflexion s’était répandue. (p. 13) -Narration qui revient sur elle-même à plusieurs reprises; narrateur qui semble douter de la justesse de ses interprétations (aspect commun à de nombreuses bios contemporaines, élément sur lequel insiste Viart – et outre l’exemple suivant, voir aussi cette idée d’hésitation p. 100-101, notamment) : « Il demeura "pensif". Mais non! quelle absurdité! Il se sentait s’abîmer dans le vague. Ah, non! pas cela! » (p. 13). [Aussi la phrase suivante peut-elle décrire le procédé de Jorif, qui rédupliquerait ainsi Valéry : « On savait le goût de P.V. pour les dialogues - où certains ne voyaient qu’un monologue à deux voix » (p. 24).] -Dialogues et monologues -Accès aux pensées et sentiments du biographé Topoï : Valéry penché sur son 124e Cahier, rêvassant; Valéry vaquant à ses occupations quotidiennes, rêvassant toujours… Valéry comme saisi par Jorif au cœur même de ses réflexions, le biographe réfléchissant à son tour sur la vie du grand auteur en visant à fournir de ce dernier une image plausible, à l’opposé de toute « mise en relief à dominante hagiographique » du sujet écrivain… Ainsi, par exemple : « André était tout occupé des difficultés que lui causait son dernier roman où il voulait mettre une foule de choses qu’il rejetait, l’instant suivant, avec un vif effroi. C’est une singularité de vos relations que tu ne puisses jamais lui être le moindrement utile pour ce qui touche à son œuvre. Rien ne t’est plus étranger que ces livres qui cèdent à la fascination de ce qui les détruit : "justice", politique, désir de plaire » (p. 82). Il semble que la forme microbiographique (une journée dans la vie de…) nuise précisément au topos du grand écrivain dont la vie ne serait qu’une enfilade de succès. Comme l’indique Alain Buisine à propos de la microbiographie – lui qui a lui-même signé un Proust. Samedi 27 novembre 1909 (Jean-Claude Lattès, 1991) : « Autre avantage, et ce n’est pas là l’un des moindres, d’une telle section temporelle volontairement restreinte, extrêmement limitée : elle permet, par simple découpe et fragmentation du vécu, de rompre cette continuité causaliste résultant nécessairement de la narration suivie de toute une existence, elle permet d’éviter d’ériger téléologiquement ce destin de l’écrivain comme destin conforme à une belle courbe harmonieuse et ascensionnelle » (Alain Buisine, « Écrire des biographies », Revue des Sciences humaines, nº 263, juillet-septembre 2001, p. 152). Thématisation de l’écriture et de la lecture : Oui, bien sûr (notamment au cours du dialogue avec les lycéens, p. 52-63). Thématisation, également, de l’écriture biographique par le biais d’une conversation entre Valéry et A.G. (André Gide) : Mais, dans cette suite de rêveries lucides que constituaient ses éternels Cahiers, la date, fâcheusement, introduisait le discontinu. Et, de plus, il était fort éloigné de vivre dans la superstition du calendrier, ce dont se plaignait A. G. -Tes biographes vont se donner un tintouin de tous les diables! Et tu sais que pour la postérité, notre correspondance sera incluse dans nos œuvres complètes, et tes lettres sont un chaos... -La postérité! Quelle blague! Tu crois encore à cette lune mal fringuée? Quant aux biographes que peuvent bien leur faire le jour, l’heure, le mois? Je ne jure pas de pouvoir leur fournir les années... C’était quand, M. Teste? Et Léonard? Je n’en sais plus rien... cela se mettra en ordre quand je serai mort... Mais il y a des impatients... Je ne cesse pas de recevoir des livres, de professeurs, cela s’entend, qui ne s’occupent que de moi... Je ne me retrouve pas : c’est la règle. Qui est ce P.V.? Qui est cet autre? Qui est-ce...oh! et puis d’ailleurs, je m’en fous! (p. 16) Attitude de lecture (évaluation par rapport à un corpus « biographie imaginaire ») : Convient. On a toutefois le sentiment, à la lecture, d’une surabondance d’événements convoqués en une même journée, comme si Valéry avait, ce jour de juin 1927, « revu » en pensées une bonne partie de sa vie au moment de rédiger son Remerciement pour l’Académie. En ce sens, la notion de « journée particulière » s’avère ici plus ou moins rentable. Hybridation, Différenciation, Transposition : (À voir?) Autre : Lecteur/lectrice : Caroline Dupont