====== Michel Tremblay (1990) Les vues animées ====== **ORION + POROSITÉ - FICHE DE LECTURE** ===== I- MÉTADONNÉES ET PARATEXTE ===== **Auteur :** Michel TREMBLAY **Titre :** Les Vues animées suivi de Les loups se mangent entre eux **Éditeur :** Leméac **Collection :** Récits **Année :** [[1990]] **Éditions ultérieures :** Leméac (Babel), 1999. **Désignation générique :** Récits « autobiographiques et initiatiques » (quatrième de couverture) et premier roman de l’auteur, inséré à la fin de l’œuvre. **Autres informations :** Il est intéressant de noter que l’exergue comporte trois citations qui introduisent le jeu narratif par lequel l’œuvre autobiographique se permet de remettre en question son autorité sur la représentation du réel. S’entremêlent d’entrée de jeu le témoignage intime d’une vie et celui plus global d’une époque, en même temps que le récit des souvenirs imprégnés dans la mémoire de l’auteur et les fabulations évidentes par lesquelles Tremblay se permet de remplir ses trous de mémoire. Le style tragi-comique déployé est aussi suggéré, ainsi que la forte dose d’intertextualité et la plurivocalité qui viendront orienter la démarche d’écriture. Avec la citation extraite d’un biscuit chinois, nous devinons également que les influences que cherche à nous dévoiler l’auteur par les récits de ses rencontres artistiques sont aussi puisées dans la quotidienneté. Première citation : « La littérature de la mémoire est le dernier refuge de la canaille. » (Umberto Eco) Deuxième citation : « Si j’avais su que j’aurais un jour une histoire, je l’aurais choisie, j’aurais vécu avec plus de soin pour la faire belle et vraie en vue de me plaire. » (Marguerite Duras) Troisième citation : « Life is a tragedy for those who feel and a comedy for those who think. / (Trouvé dans un Chinese cookie, le jour où j’ai terminé ce livre) » **Quatrième de couverture :** « Les Vues animées, c’est le nom qu’on donnait encore aux productions cinématographiques, dans les années 50 à Montréal, en souvenir des motion pictures et avant que ça devienne des vues. En douze petits récits autobiographiques et initiatiques, Michel Tremblay raconte la découverte des cinémas français, américain et québécois, par un enfant du Plateau Mont-Royal. Douze temps forts qui retracent l’itinéraire d’une identité personnelle et d’un attachement fébrile aux univers réaliste et fantastique du cinéma, qui alimenteront par la suite ce qui deviendra d’œuvre en œuvre le monde de Michel Tremblay. Douze petits morceaux de vie à propos de Bambi, La fille des marais, Vingt mille lieues sous les mers, Cendrillon, Blanche-Neige et les sept nains, La Parade des soldats de bois, Cœur de maman, Mister Joe, Les visiteurs du soir. Après nous avoir présenté son douzième film, Michel Tremblay nous fait un clin d’œil et nous permet de lire par-dessus son épaule le petit roman qu’il avait écrit à 16 ans, intitulé Les loups se mangent entre eux. » **Notice biographique de l’auteur :** Pas de notice pour la présente édition (1990). Notice dans la réédition de la collection Babel (1999) : « Né à Montréal en 1942, Michel Tremblay a écrit une œuvre abondante, qui compte quelque vingt-cinq pièces de théâtre et une quinzaine de romans et de récits. D’une grande intensité dramatique, celle-ci donne à entendre la voix déshéritée des classes populaires et devait faire de son auteur l’un des dramaturges contemporains les plus originaux. Michel Tremblay est traduit dans plus de vingt-cinq langues et ses pièces ont été jouées dans de nombreux pays. Au Québec, sa réputation est considérable et elle ne cesse de croître à l’étranger. » ===== II - CONTENU ET THÈMES ===== **Résumé de l’œuvre :** Cette œuvre se décline sous la forme de douze fragments de vie, organisés non pas de manière chronologique, mais librement selon le thème abordé : les expériences cinématographiques qui ont participé à la formation et au bagage culturel de l’auteur. À travers ces récits anecdotiques se dessinent l’avènement du cinéma et son accessibilité restreinte dans le Montréal francophone populaire des années 1950. Un constant aller-retour entre la posture narrative de l’adulte et sa transposition dans le monde de l’enfance teinte la narration d’une touche de réalisme magique, puisque les yeux du jeune Michel apprivoisent ce nouveau médium du cinéma dans toute sa naïveté et sa candeur. Enfant ou adolescent, Michel se laisse prendre au jeu de l’illusion référentielle et oublie bien souvent de distinguer la frontière entre le réel et l’imaginaire, frontière dont le narrateur adulte rend compte. Plus encore, chaque récit montre une trace poétique laissée par l’œuvre décrite, présentant le récit en même temps qu’une certaine généalogie de la poétique de Tremblay. De ces différents thèmes abordés, c’est la vie intime du personnage de Michel et son univers familial qui forment la principale mise en scène de l’œuvre : les appartements qu’ils ont habités sur le Plateau-Mont-Royal, les premiers emplois de Tremblay, son éducation religieuse, son rang de benjamin privilégié dans la fratrie, son fort penchant pour les arts, sa fréquentation assidue des différents lieux de cultures accessibles (salle communautaire, cinémas, télévision à la maison) et le caractère haut en couleur des femmes qui l’entourent : sa mère, ses tantes et ses grand-mères. **Thème principal :** L’avènement du cinéma et de la télévision dans les années 1950 et leur influence dans la vie intime et l’œuvre de Michel Tremblay. **Description du thème principal :** Derrière ces récits, les films ne sont pas décrits en profondeur. L’empreinte mémorielle qu’ils ont laissée se trouve davantage dans la narration sous la forme d’impressions, notamment par un effet de transposition de la fiction sur le réel de l’auteur ou par les réminiscences du contexte socioculturel dans lequel l’auteur vivait lors de ses visionnements. Nous apprenons entre autres que les cinémas d’Outremont, quartier anglophone et bourgeois de Montréal, étaient plus confortables, mais difficiles d’accès pour les gens de la classe populaire qui habitaient le Plateau Mont-Royal (thème du récit « Cendrillon »). Nous savons aussi que le cinéma faisait partie de la programmation communautaire des salles paroissiales, participant ainsi à un imaginaire collectif partagé par quartiers. Une ambiance participative régnait d’ailleurs dans les salles de l’époque, où les enfants s’esclaffaient ou criaient d’effroi selon les scènes présentées. Pour certains, le cinéma se réduisait aux films visionnés dans l’intimité du foyer familial, où les goûts artistiques des uns et des autres étaient librement jugés et fortement discutés. L’organisation de la narration du recueil calque d’ailleurs cet espace intime et familial dans lequel le partage intuitif sur des films de toutes sortes était rendu possible, sans hiérarchisation basée sur le statut socioculturel. Ainsi, tous les types de films sont abordés. Condamnant Walt Disney, Michel avoue son amour pour Cendrillon et ne s’empêche pas d’aborder à plusieurs reprises des œuvres destinées aux enfants. Des méga-productions comme Vingt mille lieues sous les mers de Jules Vernes apparaissent aux côtés de films du répertoire français (Orphée, La fille des marais). Aussi, les comédies musicales s’introduisent dans son espace domestique par l’achat du disque qui l’accompagne (The King and I). Cet amalgame hétéroclite d’anecdotes concernant les films visionnés au cinéma ou à la télévision présente la fresque sociale disparate du Montréal des années 1950, que tente de s’approprier le jeune Michel ainsi que l’auteur qu’il est devenu. **Thèmes secondaires :** Réalité socioculturelle du Montréal des années 1950, vie familiale de Michel Tremblay, système d’éducation québécois, accessibilité de la culture cinématographique pour les classes populaires. ===== III- CARACTÉRISATION NARRATIVE ET FORMELLE ===== **Type de roman (ou de récit) :** Récits autobiographiques (et initiatiques selon la quatrième de couverture). **Commentaire à propos du type de roman :** Il s’agit d’un recueil de récits autobiographiques qui se rejoignent sur le thème de l’expérience cinématographique, n’adoptant pas un ordre chronologique ou une trame narrative précise et continue. Nous y rencontrons surtout les influences cinématographiques de Michel Tremblay, influences qu’il va jusqu’à mettre en pratique dans certains récits (voir plus bas la description de la narration de « Cendrillon »), faisant de son œuvre un récit initiatique en même temps. **Type de narration :** Autodiégétique. **Commentaire à propos du type de narration :** Les récits sont écrits à la première personne et la focalisation est interne, quoiqu’elle se dédouble lorsqu’elle entre en dialogue avec elle-même. On vacille en effet entre le point de vue du personnage-enfant, Michel, et celui de l’auteur-adulte qui revient sur les événements marquants de sa vie cinématographique passée. Chaque récit est autonome, mais ils s’interpellent les uns et les autres, non seulement à l’intérieur de cette œuvre, mais aussi dans le projet plus vaste de la trilogie (aux côtés d'Un ange cornu avec des ailes de tôles et de Douze coups de théâtre). **Personnes et/ou personnages mis en scène :** Sont mis en scène le jeune Michel Tremblay et le milieu familial, social et culturel dans lequel il grandit. Nous y retrouvons sa mère, son père, ses frères, ses cousins et cousines, ses tantes, leur locataire, Monsieur Migneault, ainsi que Monsieur et Madame Martineau, amis de la famille. **Lieu(x) mis en scène :** Les lieux mis en scène sont centrés autour du Plateau Mont-Royal, quartier populaire de Montréal. Apparaissent surtout les deux appartements habités par la famille de Michel (Rue Fabre et rue Cartier), les différentes salles de cinéma de Montréal (Outremont, La Scala, Ciné Princesse), la salle paroissiale Saint-Stanislas, un drive-in aux États-Unis et le Parc Lafontaine. **Types de lieux :** Il s’agit de tous les lieux qui ont pu marquer l’imaginaire de l’auteur et qui ont été mis sur sa route à partir d’une expérience cinématographique (salle communautaire, cinéma, salon familial). Sont aussi présentés les milieux populaires (le Plateau Mont-Royal) et bourgeois (Outremont) de Montréal. L’urbanité indéniable du récit montre Michel dans les transports en commun qui lui servent de véhicules. L’américanité est aussi évoquée lors de son escapade dans un drive-in américain. **Date(s) ou époque(s) de l'histoire :** L’histoire se déroule principalement dans les années 1950, à Montréal, mais de nombreuses références font le lien entre les expériences vécues à cette époque et leurs répercussions sur la carrière actuelle de Michel Tremblay. Des retours constants, en fin de chapitre, sur l’interprétation présente de l’évènement passé, font de ces récits des récits du contemporain (les années 1990). D’ailleurs, chaque récit de cette trilogie autobiographique est daté et son lieu d’écriture est donné, faisant référence à l’époque contemporaine qui imprègne aussi le texte par sa manière de diriger le récit du passé par rapport au présent de l’auteur. **Intergénéricité et/ou intertextualité et/ou intermédialité :** L’intergénéricité apparaît notamment par le caractère parfois cinématographique de la narration de ce récit autobiographique. L’auteur met en scène plusieurs dialogues qui font penser à ceux du théâtre ou du cinéma, présentant des décors impressionnistes qui ont quelque chose à voir avec les arts visuels qu’il met en scène. L’intertextualité se retrouve non seulement dans les thématiques et les formes des récits cinématographiques décrits, que l’auteur transpose à son propre récit, mais elle apparaît aussi sous la forme d’une intra-intertextualité. C’est-à-dire que les récits autonomes s’interpellent entre eux, mais aussi, seront interpellés par les autres recueils de la trilogie. L’exemple le plus criant est celui de Blanche-Neige et les sept nains. Les commentaires du narrateur sur la fin décevante de ce film qu’il n’a pas réussi à apprécier au même titre que Cendrillon surgira de plus belle dans //Un ange cornu avec des ailes de tôle//, récits sur ses influences romanesques. Dans ce dernier récit, le narrateur raconte que Michel, son personnage enfant, a aussi été déçu des différentes finales de Blanche-Neige qu’il a lues dans plusieurs versions écrites. Puisqu’il se rend compte que la version de Disney n’était pas pire que les autres, il décide de s’amuser à inventer une suite plus originale pour prolonger cette œuvre, devenue obsession pour lui dès son visionnement au cinéma. **Particularités stylistiques ou textuelles :** Les récits sont à la fois autonomes et interdépendants, puisqu’ils s’analysent et se comprennent indépendamment de l’ensemble du recueil, même s’ils s’interpellent les uns les autres. Cette construction à la fois fragmentaire et unifiée reflète les multiples genres et tons qui sont confondus dans chacun des récits. Se côtoient ainsi des styles déjà polysémiques (réalisme-magique, impressionnisme, tragi-comique, minimalisme exubérant) à travers la voix de l’auteur qui les assume et les fait servir son propos. Une particularité stylistique se trouve nettement du côté des jeux de transposition et de transfiguration de l’auteur, qui lui permettent d’illustrer le poids de la réalité sur sa conception cinématographique et le poids du monde cinématographique sur sa conception du réel et sur sa manière de le raconter. Par exemple, Michel enfant se transpose dans le monde de la fiction lorsqu’il visionne Cendrillon. Alors que la méchante belle-mère tombe, il se met à la « regard[er] tomber en jappant de joie » (p. 35), comme s’il était lui-même le petit chien de Cendrillon aux premières loges de cette scène. Après avoir visionné ce film, il raconte : « Je ne voulais plus rien savoir de la réalité, même de l’été qui commençait, même des journées au parc Lafontaine ou à l’île Sainte-Hélène […] J’étais un dessin animé en Technicolor et j’allais le rester. » (p. 36) Plus encore que ces transpositions imaginaires de l’enfant dans les films qu’il visionne, l’auteur-narrateur se met lui-même dans la posture du scénariste, donnant à lire son anecdote sous le mode du film qu’il nous présente. C’est ainsi que pour assister à la séance tant convoitée, Michel doit se rendre de l’autre côté de la montagne, à Outremont, dans le quartier des personnes bourgeoises de Montréal. Cette montagne qu’il voit tous les jours recèle d’une richesse qui ne lui est pas accessible depuis sa classe populaire et comme le bal est une réalité princière soudainement rendue accessible à Cendrillon qui ne pouvait la toucher que de son regard, cette sortie dans un cinéma d’Outremont est décrite pour le petit Michel comme étant une aventure. À l’inverse, le vécu intime du personnage est dépeint par l’auteur comme ayant également de l’influence sur l’ampleur de l’immersion qu’il expérimente. C’est ainsi qu’il se montre déçu de ne pas ressentir d’émotions fortes comme les autres spectateurs de Blanche-Neige et les sept nains, puisque sa cousine Lise s’amusait depuis quelque temps à jouer la méchante reine du dessin animé de manière beaucoup plus effrayante. Son expérience concrète de la peur associée à la méchante Reine dans Blanche-Neige l’empêche d’apprécier réellement le film et d’y connaître une immersion aussi intense que celle vécue lors de la projection de Cendrillon ou de Mister Joe. ===== IV- POROSITÉ ===== ==== Phénomènes de porosité observés : ==== - Porosité des genres (principalement le cinéma et la littérature), des sous-genres (dessins animés, cinéma d’auteurs européens, cinéma de répertoire québécois, film d’horreur, comédie musicale) et des styles (réalisme magique, minimalisme, tragi-comédie, impressionnisme). - Porosité entre le réel et la fiction (entorses aux codes de l’écriture autobiographique par certaines fabulations de l’auteur ou du narrateur). - Porosité des langues (francophone, anglophone) et des registres (populaire, soutenu). - Porosité du populaire et du savant. - Porosité des temps de l’histoire et du récit. - Porosité des différents textes, observée par le jeu intra-intertextuel. ==== Description des phénomènes observés : ==== **- Porosité des genres, des sous-genres et des styles.** Un phénomène de porosité se manifeste dans les jeux génériques de l’œuvre. Le plus souvent, le récit emprunte à l’écriture cinématographique. Par exemple, dans « La fille des marais » (p. 57-76), l’auteur organise son récit comme s’il adoptait le point de vue omniscient que la caméra peut donner. La scène initiale montre la famille affamée qui attend Michel pour se mettre à table. Nous assistons alors à la crise d’angoisse de sa mère, qui imagine son enfant mort en chemin. Le narrateur mentionne : « [l]’hystérie de ma mère (elle avait presque crié) sembla lui faire reprendre ses sens et mon père sourit presque. » (p. 63) La répétition de « presque » donne l’indication aux lecteurs qu’il s’agit d’un récit incertain quant à ses propositions. De plus, le narrateur ne peut pas avoir été témoin d’une scène marquée par son absence. Pourtant, ce dernier fait reposer plus de la moitié du récit sur la scène qui s’est jouée pendant sa disparition, se donnant à lui-même un regard omniscient qui vient apporter une distance romanesque étrangère au récit autobiographique. Non seulement le point de vue omniscient ressemble à celui de l’écriture cinématographique, d’autant plus qu’il met en scène son retour à la maison comme s’il s’agissait d’un grand film d’action, mais il décale également la narration autobiographique de sa trajectoire habituelle. Aussi, se rencontrent sans hiérarchie dans le texte différents sous-genres cinématographiques dans les thèmes abordés : les dessins animés ( Blanche-Neige et les sept nains, Bambi, Cendrillon), le cinéma d’auteur européen (Orphée, La fille des marais, Les visiteurs du soir), le cinéma américain qui s’adresse au grand public (La parade du soldat de bois, Vingt mille lieues sous les mers), le drame québécois (Cœur de maman), le film d’horreur (Mister Joe) et la comédie musicale (The King and I). Différents styles d’écriture sont également mis de l’avant, notamment le réalisme magique, le minimalisme, la tragi-comédie ou l’impressionnisme, styles que le narrateur attribue lui-même à l’impression stylistique qu’ont laissée les films dans sa mémoire d’enfant. **- Porosité entre le réel et la fiction (entorses aux codes de l’écriture autobiographique par certaines fabulations de l’auteur ou du narrateur).** La fiction est présentée comme interférant avec la représentation qu’a le jeune personnage de son monde réel et le monde concret dans lequel il gravite teinte également sa perception des films qu’il visionne. Par différents procédés figuratifs, comme la transposition décrite plus haut, le personnage se sent vivre à travers la fiction. À l’inverse, sa perception de Blanche-Neige et les sept nains est aussi confrontée à la meilleure version que sa cousine lui livrait dans la réalité lorsqu’elle prenait soin de Michel (voir plus haut). Aussi, le grossissement des traits de caractère des gens qui l’entourent ou de lui-même est une forme d’intrusion des genres fictionnels à travers le genre autobiographique. Un exemple éclairant de cette porosité entre le réel et la fiction dans Les vues animées est celui du visionnement du premier film d’horreur par Michel. Dans l’extrait qui suit, nous voyons bien que la conception du monde du narrateur a été changée par la fiction, mais plus encore, nous remarquons que les procédés discursifs sont à la fois ceux du témoignage propre à l’autobiographie et ceux de la poétique romanesque, par des figures de style qui amplifient l’émotion : « Le monde au complet bascule. Je ne suis plus qu’une bouche ouverte, un cri strident, l’expression même de la peur. Je suis debout devant mon siège, raide comme une barre, et je hurle. La salle aussi a crié mais moi je continue après tout le monde […] Je ne pourrai plus jamais être le même dans ce monde où les gorilles s’introduisent chez vous par la fenêtre pour venir vous étrangler. » (p. 120) **- Porosité des langues (francophone, anglophone) et des registres (populaire, soutenu).** Dans une moindre mesure sont mélangées les langues francophone et anglophone, puisque certaines œuvres abordées par Michel Tremblay ont été visionnées en version originale anglaise. Par exemple, dans « The King and I », le narrateur refuse de s’adresser à la vendeuse du Eaton en anglais, se portant fier défenseur de sa langue française. Pourtant, il lui demande d’écouter des comédies musicales anglophones. Séduit par la trame sonore de la comédie musicale //The King and I//, c’est en chantant en anglais l’un des extraits, qui suggère la bravoure, qu’il décide d’affronter la femme à la billetterie du cinéma pour aller voir une représentation du film, alors qu’il n’a pas encore l’âge permis pour ce faire : Whenever I fell afraid / I hold myself errect / And whistle a happy tune / So no one will suspect / I’m afraid. (p. 142) Le personnage, tout en résistant à la domination culturelle de la langue anglaise dans le Montréal des années cinquante, laisse entrer en lui le sens des œuvres écrites en anglais et les met même en scène dans sa vie quotidienne. De la porosité existe aussi dans les registres de langue qui composent le roman. Non seulement les dialogues miment le langage parlé de la classe populaire dont Michel est issu, mais aussi, se côtoient un langage qui imite celui de l’enfant ou de l’adolescent, lorsque le narrateur adopte le point de vue de la jeunesse, et un langage plus sophistiqué, plus travaillé, qui se rapproche de celui de l’auteur cultivé et littéraire qu’il est devenu. **- Porosité du populaire et du savant.** La porosité du populaire et du savant s’observe notamment par la sélection des films sur lesquels nous entretient Michel Tremblay, allant du film d’animation pour enfant au cinéma d’auteur français, passant par les films d’horreur des années cinquante ou par les comédies musicales. Ces genres ne sont pas abordés pour en faire une hiérarchie, mais plutôt pour montrer l’influence positive ou négative qu’ils ont eue pour l’auteur, dans son œuvre et dans sa vie. Également, la porosité du populaire et du savant se reflète sur les lieux de diffusion du cinéma qui sont mis en scène : le salon familial, les différents cinémas des divers quartiers de Montréal et la salle communautaire. Encore une fois, le narrateur n’attribue pas une valeur plus grande aux expériences cinématographiques vécues dans les lieux culturellement valorisés, comme le cinéma d’Outremont. Il trouve en chaque lieu son avantage. Les récits de Michel Tremblay montrent aussi que la culture lui est donnée par divers médiums et agents et qu’il la transmet à son tour, soit à travers les comptes rendus de film qu’il fait à sa mère ou même par le récit qu’il donne à lire au lecteur. Il apprend aussi le cinéma par sa famille, avec laquelle il discute et débat librement. Les diverses influences s’amalgament et donnent le ton singulier de l’auteur. **- Porosité des temps de l’histoire et du récit.** Non seulement les récits ne se suivent pas dans un ordre chronologique et s’interpellent les uns les autres, mais dans un même chapitre, le narrateur adopte plusieurs points de vue sur l’histoire qu’il raconte, sans contrevenir au pacte autobiographique qui suggère l’identité entre le narrateur, le personnage et l’auteur. Pour ce faire, l’auteur joue avec les temps de l’histoire. Ne sont alors jamais nettement soulignés les passages qui adoptent la perspective du personnage de Michel enfant et ceux qui relèvent de l’intervention de l’auteur a posteriori, par son interprétation rétrospective qui change sa manière de nous raconter l’événement. Le personnage de Michel est aussi démultiplié par ces jeux temporels, puisqu’il se présente différemment selon les époques racontées. Le narrateur lui-même semble multiple puisqu’il imite souvent le ton du personnage ou des personnages de Michel qu’il met en scène. La seule unité est celle de l’auteur qui date et situe son récit au temps de son écriture à la toute dernière page. Or cette instance de l’auteur est bel et bien rattachée et composée par les différentes versions de lui-même qu’il nous a données à lire aux différents âges de sa vie. **- Porosité des différents textes, observée par le jeu intra-intertextuel.** Les récits sont autonomes, mais les histoires s’interpellent les unes et les autres pour créer un tissu de signification qui n’existerait pas sans l’ensemble de l’œuvre, mais aussi sans l’ensemble du projet qui réunit trois œuvres : //Les vues animées//, //Douze coups de théâtre// et //Un ange cornu avec des ailes de tôle//. Par exemple, dans //Les vues animées//, Michel Tremblay raconte son visionnement de Mister Joe, premier film d’horreur auquel il a assisté alors qu’il n’avait que six ans. Mentionnant son effroi, puisqu’il prenait la représentation pour la réalité, il exprime qu’il n’est pas retourné de sitôt au cinéma. A posteriori, le narrateur se demande si sa passion pour les films d’épouvante viendrait de ce moment traumatique. Ce n’est donc pas sans raison que le chapitre suivant est le seul de tout son recueil à aborder la fréquentation d’un genre cinématographique complet plutôt que des films singuliers : les films d’horreur des années cinquante. Le narrateur explique toutefois : « Je savais pourtant que ces films-là étaient la plupart du temps très mauvais. » (p. 129). Tout porte à croire que le chapitre qui précède ne sert qu’à amplifier la justification de sa passion coupable pour les films d’horreur. Un autre exemple, qui toucherait cette fois-ci à une intra-intertextualité dans l’ensemble du projet des récits autobiographiques et non seulement dans un de ses tomes serait celui de Blanche-Neige. Dans //Les vues animées//, « Blanche-Neige et les sept nains » est le récit de la déception que connaît Michel enfant lorsqu’il visionne ce film pour la première fois. Il connaissait déjà l’histoire dans sa vie réelle, à travers les versions qu’on lui racontait avant d’aller dormir ou à travers l’interprétation incarnée par sa cousine Lise qui jouait le rôle de la méchante sorcière et attribuait celui de Blanche-Neige à Michel. Il se trouve que l’enfant jugeait le récit de sa cousine supérieur à la mièvrerie de la version de Disney. Dans //Un ange cornu avec des ailes de tôle//, un autre chapitre porte le titre de « Blanche-Neige et les sept nains ». Nous y rencontrons un Michel un peu plus vieux, mais réellement marqué par la déception que lui a laissée l’histoire de Blanche-Neige réalisée par Disney. Il consulte alors boulimiquement toutes les versions du conte disponibles à la bibliothèque, dans l’espoir de trouver une fin qui honorerait les sept nains délaissés par la princesse qui part vivre seule avec son prince. Ne trouvant pas ce qu’il cherche, Michel décide d’inventer sept fins différentes, qui mettraient en valeur chaque nain. Nous comprenons donc que les habiletés de conteuse de sa cousine, mises en valeur dans la première version du chapitre sur Blanche-Neige, ont marqué Michel au point de le transformer en conteur à son tour dans le deuxième chapitre consacré à la même histoire. Cette interprétation du deuxième texte serait beaucoup moins riche si nous n’avions pas pris compte du premier, qui s’y inscrit en filigrane. **Auteur(e) de la fiche :** Karine Gendron