FICHE DE LECTURE « Les postures du biographe »

INFORMATIONS PARATEXTUELLES

Auteur : Pietro CITATI (1930- ) Titre : Tolstoï Lieu : Paris Édition : Denoël Collection : — Année : [1983] 1987 Pages : 304 pages Cote BANQ : 928. 9171T654c 1987

Biographé : Lev Nikolaïévitch Tolstoï (1828-1910)

Pays du biographe : Italie

Pays du biographé : Russie

Désignation générique : Aucune désignation générique n’est circonscrite par l’appareil paratextuel. Quatrième de couverture ou rabats : Présentation de la personnalité de Tolstoï, de l’existence qu’il a menée : [extrait] « Ce livre est le portrait subtil et coloré d’un écrivain prodigieux, un périple sur les chemins qu’il emprunta […] Mais le voyage tout au long de la vie de Tolstoï en renferme un autre, tout aussi fascinant : celui de la descente au cœur des œuvres, dans l’énigmatique labyrinthe de l’invention romanesque » (je souligne). Le résumé introduit ensuite Pietro Citati, dont « l’art de l’essai confine chez lui à la transposition musicale » (je souligne).

À mon avis, le contenu de cette quatrième de couverture induit quelque peu le lecteur en erreur : d’une part, l’ambivalence de la dénomination générique entre portrait et essai, en l’absence de désignation paratextuelle, peut engendrer une certaine confusion. D’autre part, le résumé insiste sur la personnalité et la vie de Tolstoï, alors que le livre traite, pour l’essentiel (trois parties sur cinq), de ses œuvres.

Préface : L’ouvrage ne comporte pas de préface.

Autres informations : —

Textes critiques sur l’auteur : Je n’ai consulté qu’un seul texte critique sur Tolstoï, mais celui-ci m’est apparu plutôt insatisfaisant, très dithyrambique et peu substantiel : - Dominique Edde, « Le dieu mystérieux de Guerre et Paix, une biographie inspirée : Tolstoï vu de l’intérieur par Pietro Citati », Le Monde, Vendredi 22 mai 1987, p. 17. Je me suis donc intéressée à deux entretiens livrés par Citati, l’un au Point, l’autre au Magazine littéraire. En voici les références : - Gérard de Cortanze, « Pietro Citati : “Je vis ma destinée dans celle des autres” », Le Magazine littéraire, no 295, janvier 1992, p. 98 à 104. - Claude Arnaud, « Pietro Citati : “Oui, le génie est androgyne! ” », Le Point, 1er juin 2001, no 1498, pages 130 à 133.

*Ces trois articles ont été mis au dossier « Pietro Citati ».

SYNOPSIS

Résumé ou structure de l’œuvre : Cet ouvrage est à la fois une biographie de Tolstoï et un essai portant sur ses œuvres; il se divise en cinq parties. La première est la plus biographique d’entre toutes : Citati y dépeint la jeunesse de Tolstoï, la construction de sa personnalité; il retrace les divers voyages qu’a effectués l’écrivain russe au cours de sa jeunesse. Dans la deuxième partie, Citati s’attarde à décrire le contexte dans lequel Guerre et Paix a vu le jour et à faire l’analyse du roman. Il réfléchit à la place qu’occupe l’histoire dans l’œuvre de Tolstoï et nous présente la position de l’écrivain russe à l’égard de la documentation historique. La troisième partie fait un bref retour au biographique, en nous exposant l’état dépressif dans lequel se trouve Tolstoï après avoir terminé l’écriture de Guerre et Paix. Citati profite de la description de cette phase dépressive pour nous livrer un portrait psychologique – quasi clinique – de Tolstoï. Puis, nous faisons intrusion dans Anna Karénine, sous la tutelle de Citati, qui en analyse les personnages et les situations. La quatrième partie détaille les stratégies d’écriture auxquelles a recours Tolstoï, qu’il s’agisse du choix de la focalisation ou de sa retenue dans l’écriture. Enfin, la cinquième partie est, quant elle, plutôt biographique : Citati raconte la vieillesse de Tolstoï, en passant par l’analyse d’œuvres mineures, telles « La mort d’Ivan Illitch » et « La sonate à Kreutzer ». Il nous explique également les fondements de la crise religieuse que traverse Tolstoï à cette époque. L’avant-dernier chapitre met l’accent sur la vie de famille de Tolstoï, sur sa relation avec son épouse et ses treize enfants. Dans le dernier chapitre de l’ouvrage, Citati relate l’ultime fugue de Tolstoï (par laquelle il réussit à fuir son épouse), son agonie, puis sa mort.

Topoï : La mise en perspective de la vie de Tolstoï par le truchement de ses œuvres.

Rapports auteur-narrateur-personnage : La narration est hétérodiégétique et la focalisation est, la plupart du temps, externe (il arrive qu’elle devienne omnisciente, lorsque Citati nous rapporte ce que pensait Tolstoï à un moment précis). Mais la large place qu’occupe l’essai au sein de l’ouvrage nous permet de confirmer que le narrateur est assurément l’auteur; cet auteur-narrateur n’investit jamais le récit, ne devient jamais personnage. De plus, la part biographique de l’ouvrage est, somme toute, caractérisée par des traits plutôt classiques; seules parfois des descriptions paysagères et climatiques très précises et des paroles rapportées constituent de maigres indices de fiction.

I. ASPECT INSTITUTIONNEL

Position de l’auteur dans l’institution littéraire : Ce bref résumé de la carrière de Citati, écrit par Claude Arnaud dans Le Point, me semble révélateur : « En Italie, il est depuis longtemps le pape de la critique et, dans le monde entier, l’un des grands écrivains de ce temps. » (Le Point, 1er juin 2001, no 1498, page 130.)

Position du biographé dans l’institution littéraire : Tolstoï est l’un des géants de la littérature russe du dix-neuvième siècle.

Transfert de capital symbolique : Aucun indice flagrant ne pourrait nous mener à penser que Citati profite de la consécration de Tolstoï pour rehausser sa propre valeur au sein de l’institution littéraire. L’engagement qui le lie à Tolstoï semble a priori trop personnel pour que nous puissions tirer pareille conclusion de son projet. D’abord, Citati déclare ne pas choisir ses biographés : « Je suis toujours choisi par eux, si différents soient-ils – Kafka, Proust, Tolstoï… J’éprouve le besoin d’écrire sur un auteur, je le lis et le relis, je me sens de plus en plus proche de lui […] » (Le Point, 1er juin 2001, no 1498, page 130). Par ailleurs, l’écriture biographique conduit Citati à servir son plus grand dessein : « mon but est bien l’identification totale avec l’autre : c’est la seule façon que je possède de me connaître moi-même. » (Magazine littéraire, no 295, janvier 1992, p. 104). Dans un autre ordre d’idées, l’ouvrage que Citati consacre à Tolstoï n’est pas seulement un hommage qu’il rend à l’écrivain russe. La relation qui unit les deux écrivains est certes, par instants, modélisante, mais elle révèle aussi parfois le regard très critique, voire très sévère, que Citati porte sur Tolstoï. Dans l’entretien présenté dans le Magazine littéraire, Citati déclare même que Tolstoï est un «génie infréquentable » (101) et avoue l’ambiguïté qui teinte sa perception de l’écrivain: « Je vénérais et je détestais tout à la fois cet homme-là » (101). En revanche, il est vrai que par un curieux hasard, la plupart des biographés de Citati sont des écrivains d’une renommée indéfectible, que l’on songe à Proust, Kafka et Goethe. Néanmoins, cette corrélation ne m’apparaît pas valable seule et, qui plus est, hors contexte.

II. ASPECT GÉNÉRIQUE

Oeuvres non-biographiques affiliées de l’auteur : Citati a publié de nombreux essais sur la littérature : Sur le roman : Dumas, Dostoïevski, Woolf; La voix de Schéhérazade; La pensée chatoyante : Ulysse et l’Odyssée. Il a également publié des essais sur d’autres sujets : Le printemps de Chosroès; Israël et l'islam : les étincelles de Dieu ; La lumière de la nuit : [les grands mythes dans l'histoire du monde]. Il a aussi écrit un roman, Histoire qui fut heureuse, puis douloureuse et funeste et contribué à un collectif, Mémoires du siècle. *Cette bibliographie demeure partielle dans la mesure où des titres semblent ne pas encore avoir été traduits en français. Sur le site personnel de Pietro Citati (http://www.pietrocitati.net/) on trouve une liste exhaustive de ses œuvres : il y en a 17 au total, en comptant le nouveau titre paru en 2006, si j’ai bien compris (mon italien laisse quelque peu à désirer!), qui portera sur Zelda et Francis Scott Fitzgerald.

Place de la biographie dans l’œuvre de l’auteur : Citati est l’auteur de nombreuses biographies littéraires : Goethe; Brève vie de Katherine Mansfield; Kafka; La colombe poignardée : Proust et La recherche; Portraits de femmes. Il a aussi publié une biographie non-littéraire : Alexandre le Grand.

Stratégies d’écriture et dynamiques génériques : La dynamique la plus importante à l’œuvre dans cet ouvrage est, sans contredit, l’hybridation entre essai et biographie. L’ouvrage se partage assez distinctement entre les deux genres, puisque deux de ses parties sur cinq sont consacrées à la biographie; dans les trois autres, Citati procède à l’analyse des œuvres et de l’écriture de Tolstoï. Il arrive néanmoins qu’il y ait interpénétration des genres. Une autre stratégie employée par Citati est la transposition de l’œuvre comme recréation de la pensée de Tolstoï. Citati assimile très souvent des traits de l’œuvre de Tolstoï à sa personnalité et à sa pensée, comme en témoignent les exemples suivants : « Tolstoï ne nous a peut-être jamais aussi profondément parlé de lui que dans cette scène et dans celle des fiançailles de Levine qui lui correspond parfaitement » (142). « Par son admirable pouvoir de transfert objectif, Tolstoï attribue à Pozdnychev ses sentiments les plus inavouables : il le maintient auprès de lui comme aucun autre personnage de ses romans […] » (263). « Une fois, Tolstoï dit explicitement que Pierre “n’est pas loin de la folie”. Comme son auteur-créateur, il vit en permanence à la lisière de l’esprit humain […] » (128).

Thématisation de la biographie : La biographie n’est pas du tout thématisée tout au long de l’ouvrage. C’est peut-être parce que cet ouvrage n’est pas tout à fait d’une biographie, mais plutôt un essai doublé de passages biographiques. Comme le dit lui-même Citati, dans un entretien mené par Claude Arnaud dans Le Point, « Les livres sur Kafka, Tolstoï et Proust sont en partie des vies et en partie des essais sur Le Château, Guerre et Paix, et La Recherche; seul Brève vie de Katherine Mansfield […] peut être à proprement parler considéré comme une biographie, dans la tradition française ». (Le Point, 1er juin 2001, no 1498, page 130.)

Rapports biographie/autobiographie : Cette relation n’apparaît pas dans cette biographie du point de vue du biographe, puisque Citati se tient résolument loin de la vie qu’il raconte; il ne se subjectivise jamais dans le texte pas plus qu’il ne lui arrive de se mettre en scène auprès de son biographé. Par contre, il accorde une grande importance à la lecture des textes autobiographiques de Tolstoï (journaux et mémoires) pour construire sa biographie et analyser ses œuvres.

III. ASPECT ESTHÉTIQUE

Oeuvres non-biographiques affiliées du biographé : Citati étudie en détail Guerre et Paix et Anna Karénine en leur consacrant chacun une partie entière de son ouvrage. La sonate à Kreutzer, La mort d’Ivan Illitch , Les carnets d’un fou et Le Diable sont partiellement analysés dans un chapitre. Enfin, Citati évoque les dernières œuvres de Tolstoï : Résurrection et Hadji- Mourad.

Œuvres biographiques affiliées du biographé : Citati fait souvent référence aux journaux intimes de Tolstoï, ainsi qu’à ses mémoires.

Échos stylistiques : À première vue, il ne semble pas y avoir dans le texte de Citati d’échos stylistiques flagrants issus des œuvres de Tolstoï. Citati cite honnêtement (c’est-à-dire, entre guillemets) toute phrase, toute expression provenant de l’œuvre de Tolstoï. Seules les nombreuses descriptions paysagères et climatiques m’ont paru problématiques: comme elles n’étaient jamais encadrées par des guillemets, je me demandais si elles étaient le fruit de pures paraphrases de Tolstoï (de son journal ou de ses mémoires, par exemple), ou si elles n’étaient pas plutôt le signe d’une contamination esthétique d’ordre thématique – inspirées par la tendance rousseauiste à laquelle s’était complu Tolstoï durant plusieurs années.

Échos thématiques : [voir la rubrique précédente]

IV. ASPECT INTERCULTUREL

Affiliation à une culture d’élection : Il m’apparaît erroné de dire que Citati s’affilie à la culture russe en écrivant la biographie de Tolstoï, car les occurrences culturelles russes me semblent bien peu prégnantes dans la biographie pour affirmer une telle chose. En fait, pour avoir consulté plusieurs entretiens auxquels Citati a participé, je dirais que sa culture d’élection est plutôt la culture française; en témoignent d’ailleurs les occurrences de mots français qui pullulent dans Tolstoï (je ne les ai pas dénombrés, mais il doit y en avoir près d’une centaine). [Au sujet de cette affiliation, consulter le document portant sur l’étude de l’aspect interculturel à travers l’œuvre de Citati]. Par ailleurs, Citati remarque la « dualité des langues » (172) dans Guerre et Paix et on pourrait dire qu’il la transpose dans sa biographie en y faisant intervenir ces innombrables occurrences de mots français dont j’ai fait mention. S’agit-il, dans une certaine mesure, d’illustrer un point commun que partagent Citati et Tolstoï, Citati parlant lui-même couramment italien et français?

Apports interculturels : J’ai tenté de voir dans le texte si l’on pouvait y trouver des apports culturels provenant de la Russie et j’ai réussi à en trouver quelques-uns. Parfois, dans certaines descriptions, apparaissent des expressions tirées du russe : « […] les jeunes filles, aux bechmet multicolores, la cravache à la main, parlant et riant joyeusement, ramenaient le bétail du pâturage. Sado voulait être son kounak : il lui offrit son amitié pour la vie et la mort […] » (30). J’ai aussi tenté de voir si apparaissaient dans le texte certains points de comparaison entre la Russie et l’Italie. Je n’ai trouvé à cet effet qu’une seule phrase : « Un événement aussi inhumain n’aurait pas été possible dans un village russe, ou italien, où régnait la “barbarie”. Cela avait été possible ici, à Lucerne, dans le royaume de la ligne droite, où la politesse, la liberté et l’égalité avaient atteint le niveau le plus haut, et où venaient se recueillir les personnes les plus civilisées des nations les plus civilisées du monde » (66).

Lecteur/lectrice : Audrey Lemieux