FICHE DE LECTURE
INFORMATIONS PARATEXTUELLES
Auteur : Wanda BANNOUR Titre : Le secret de Tchekhov Lieu : Paris Édition : Seuil Année : 2005 Pages : 368 p. Cote : Appartient au groupe de recherche Désignation générique : Roman
Bibliographie de l’auteur : Ses ouvrages les plus importants sont des biographies, dont trois portent sur des écrivains : Eugénie de Guérin ou une chasteté ardente (1982), Edmond et Jules de Goncourt ou le génie androgyne (1984), Alphonse Daudet, bohème et bourgeois (1990).
Biographé : Anton Tchekhov
Quatrième de couverture : D’abord un résumé de l’intrigue fictive (voir synopsis) sur laquelle se fonde le roman, puis une courte description générique : «Le roman, présenté à la fois comme une enquête littéraire au cœur de l’URSS stalinienne et une biographie extraordinairement ingénieuse, permet de reconstituer la vie de l’auteur de La Cerisaie et d’Oncle Vania. Toutes les figures de la littérature russe, de la vie théâtrale, de l’entourage familial de Tchekhov resurgissent sous le regard de l’enquêtrice imaginaire et surtout sous la plume d’une des plus grandes spécialistes de la littérature russe.»
Préface : La préface est précédée d’un avertissement. Avertissement : [Reproduction intégrale] «La préface, portant sur la découverte en 1947, par un groupe de voyageurs russes, de manuscrits en rapport avec Anton Tchekhov, est un stratagème qui a pour but de “lancer” ma biographie. Une narratrice-biographe, Tatiana, me permet d’introduire et de commenter deux documents : le Journal de l’éditeur Souvorine et celui de Tchekhov. Bien qu’imaginés, ces documents ne sont nullement fantaisistes : ils se fondent sur des faits réels et à ce titre rendent les journaux pleinement véridiques. Je tiens à préciser que le “Journal d’A. Tchekhov” ne constitue en rien une reprise ou une paraphrase d’un journal qui aurait été rédigé par l’écrivain à une certaine époque de sa vie. Les faits que je présente obéissent à un souci d’exactitude qui les soustrait à toute affabulation. Les deux derniers chapitres […] peuvent apparaître comme des fictions ; mais, ainsi que les deux journaux mentionnés ci-dessus, ils font appel à des éléments réels de la vie de Macha Tchekhova et d’Olga Knipper-Tchekhova.» * On ne peut être que frappé par le caractère paradoxal de cet avertissement, où journaux fictifs sont «véridiques» et «soustraits à toute affabulation». Préface : La préface s’ouvre sur ces mots : «Le lecteur à qui serait familière l’œuvre de Tchekhov et, a fortiori, sa vie pourrait être choqué de mon utilisation d’un stratagème pour “lancer” ma biographie. Ainsi, je le reconnais, la découverte par un groupe de Russes en 1947 de manuscrits et d’ouvrages en rapport avec Tchekhov est-elle pure fiction. Cela ne nous autorise pas, pour autant, à déformer, à travestir sa vie, à la fonder sur un mensonge romanesque. Il ne saurait être question, pour un biographe digne de ce nom, de fabriquer une vie romancée.» (p.11) La suite de la préface se veut comme une entrée en matière, une présentation de l’œuvre de Tchekhov et de son esthétique.
LES RELATIONS (INSTANCES EXTRA ET INTRATEXTUELLES) :
Auteur/narrateur : Puisqu’il s’agit d’un roman, on distingue la figure de l’auteur de celle du narrateur, d’autant plus qu’une multitude de narrateurs prennent en charge le récit. L’auteur se trouve essentiellement dans le paratexte.
Narrateur/personnage : La découverte du « trésor » de Souvorine est narrée en mode hétérodiégétique, puis, entre les moments de lecture où Tatiana, le personnage-biographe, passe d’un journal à l’autre, la focalisation oscille entre le mode autodiégétique et hétérodiégétique. Les deux Journaux sont bien sûr en mode autodiégétique, mais puisque le Journal de Souvorine ressemble davantage à un mémoire biographique sur Tchekhov, tout le récit tourne autour du personnage principal ; Souvorine le narrateur se reléguant lui-même au second plan de son histoire. Le Journal de Tchekhov, quant à lui, est plus narcissique. Dans les deux derniers chapitres, la narratrice est le personnage de Tatiana qui, au cours de ses rencontres, s’interroge sur le bien-fondé de son projet biographique, et donc de sa relation au biographé. Les rapports qu’entretiennent les narrateurs avec le personnage principal sont donc toujours teintés par leur subjectivité.
Biographe/biographé : Le fameux « secret » de Tchekhov se trouve dans le sous-entendu que lui et Souvorine ont été tous les deux amoureux l’un de l’autre sans jamais se l’avouer, ce qui fait que le regard amoureux de Souvorine fait paraître le biographé comme une sorte de saint. Par exemple : «Je me demandais en vertu de quelle force morale, de quelle implacable volonté, lui, Anton, soumis aux mêmes épreuves que ses frères, avait pu construire une vie réussie sans doute gagnée de haute lutte contre les terribles épreuves…» (p.101). En fait, tous les narrateurs sont en quelque sorte amoureux de Tchekhov et Bannour, par sa «préface» ne semble pas y faire exception, mais c’est bien sa vision de Tchekhov qu’elle transpose dans tout le roman. Elle tente, en fait, de saisir «cette singularité d’écrivain inclassable qui constitue sa grandeur, son genre.» (p.12)
Autres relations : Je glisserai un mot ici sur la relation de l’auteur à son lecteur. Les nombreuses notes de bas de page expliquant la coutume russe ainsi que les «nous autres russes» qui se retrouvent sans cesse dans la bouche des personnages font sans aucun doute du destinataire un lecteur étranger.
L’ORGANISATION TEXTUELLE
Synopsis : Fille de l’homme de confiance d’Alexeï Souvorine, éditeur de Tchekhov, Tatiana a reçu en héritage la carte d’un trésor qu’elle ne peut déterrer qu’en 1949 et qui contient un coffre que son père a enterré sous l’ordre de Souvorine. Ce coffre contient les journaux de Souvorine, celui de Tchekhov, ainsi qu’une liasse de lettres portant les initiales A.T. et la mention « à détruire ». Le Journal de Souvorine relate d’abord sa rencontre avec le jeune Tchekhov en 1885, alors que, tombé sous le charme de sa plume, il lui demande de collaborer à sa revue Les Temps Nouveaux. Dès le début, une grande amitié unit les deux hommes et le riche Souvorine prend en quelque sorte sous son aile le jeune médecin de campagne qu’est Tchekhov, habitué, de par sa situation familiale, à une vie misérable. Il lui offre de loger chez lui lorsqu’il vient à Moscou, il l’emmène en voyage en Europe, ainsi qu’avec sa famille. Les longs têtes-à-têtes qu’ils ont ensemble offrent la possibilité à Tchekhov de raconter son enfance et son adolescence en détail. Fort de son succès en tant que nouvelliste, celui-ci décide de s’essayer au théâtre avec la pièce Ivanov qui est un échec retentissant parce que le public n’est pas à même d’apprécier le type d’innovation que propose le dramaturge. En 1887, le suicide d’un des fils de Souvorine amène Tchekhov à écrire une lettre à son ami où il explique les mécanismes des tentations suicidaires dont il fut lui-même la proie. Toutefois, peu de temps après, le frère de Tchekhov meurt de tuberculose. Ce dernier, l’ayant soigné puis l’ayant quitté quelques jours avant sa mort pour ne pas avoir à l’affronter, est pris d’un immense sentiment de culpabilité et sent déjà en lui le germe de la tuberculose se développer. Il décide alors de partir pour un long périple de trois ans à Sakhaline, île pénitentiaire du nord de la Russie, où il prend diverses notes destinées une publication scientifique. De retour chez lui, Souvorine décide de lui faire visiter l’Europe ; ils se rendent entre autres à Venise et à Paris, où ils soupent avec Daudet et Goncourt. Responsable financièrement de sa famille, Tchekhov a ensuite la lubie de les installer sur une ferme, ce qui lui causera énormément de désagréments et l’empêchera pour quelques années de se consacrer à l’écriture. Toutefois, il parvient à écrire une nouvelle pièce, La Mouette, qui connaît à son tour un échec retentissant. Peu après, alors qu’il est en compagnie de Souvorine, Tchekhov se met à vomir le sang pendant toute une nuit et Souvorine doit le laisser à l’hôpital. Il reçoit alors la visite d’une amante fervente de Tchekhov, une femme mariée, qui lui raconte leur liaison platonique. Jaloux de cette liaison, Souvorine découvre alors la véritable nature des sentiments qu’il éprouve pour Tchekhov, mais leur amitié s’étant déjà attiédie, Souvorine se voit définitivement rejeté de Tchekhov quand celui-ci, lors d’un voyage à Nice, décide de s’engager politiquement et dénonce l’antisémitisme de la revue de Souvorine. N’ayant plus aucun contact avec Tchekhov, Souvorine abandonne son Journal pendant six ans, jusqu’au moment où il apprend qu’Anton, agonisant, a écrit lui aussi un Journal. Craignant qu’il n’y parle de lui et souhaitant connaître les dernières années de la vie d’Anton, il charge un ami commun peu scrupuleux de lui subtiliser le Journal. Le Journal de Tchekhov s’ouvre par l’annonce du décès de son père et le déménagement du reste de sa famille à Yalta, ville russe réputée pour son temps clément, propice aux malades. Soucieux de sa succession, il vend alors ses droits d’auteur à Marx. Par la suite, une nouvelle compagnie théâtrale, le MHAT, chapeauté par Stanislavski, décide de reprendre les pièces de Tchekhov et lui en demande d’autres ; ce seront les Trois Sœurs et La Cerisaie qui connaîtront un immense succès dû à la nouvelle façon d’interpréter les pièces. Rencontrant une des actrices vedettes du MHAT, Olga Knipper, Tchekhov engage une liaison étrange avec elle et finit par l’épouser. Alors qu’elle continue sa vie tumultueuse à Moscou, Tchekhov agonise à Yalta. Mais c’est finalement en Allemagne, au cours d’un voyage destiné à lui faire faire une cure, qu’il meurt. Voulant connaître le fin mot de cette étrange relation, Tatiana entreprend de rencontrer la sœur de Tchekhov et Olga elle-même. Au terme de cette deuxième rencontre, Olga lui avoue le « secret de Tchekhov », à savoir que pendant son délire d’agonisant, il a parlé en termes très tendres de Souvorine. Ayant compris quelle était la nature des lettres secrètes, Tatiana décide de les brûler et renonce à écrire sa biographie.
Ancrage référentiel : Un système de note de pas de page fait d’abord office d’ancrage référentiel. Ces notes donnent, par exemple, les dates de naissance et de mort des enfants Souvorine (p.32), la référence des nouvelles de Tchekhov dont parle Souvorine (p.72), les années de naissance des enfants Tchekhov (p.82), une référence à un des ouvrages de l’auteur à propos de l’acteur Meyerhold (p.266), etc. Une autre note indique que les passages qui se trouvent en italique dans la biographie sont extraits des écrits de Tchekhov (p.53) ; ainsi, ces extraits en italique, somme toute peu nombreux mais qui se retrouvent intégrés, par exemple, à des extraits fictifs de lettres ou à l’intérieur même du récit d’enfance de Tchekhov, sont un lieu important d’ancrage référentiel au sein de l’ensemble fictionnel. Il est également amusant de noter que, évitant parfois de recourir aux notes, l’auteur s’insère en quelque sorte dans les récits de ses protagonistes en les faisant citer des extraits de lettre immédiatement suivis par leur référence exacte ou en ponctuant leur récit oral de dates très précises. Évidemment, les noms de lieux, de personnages importants du tournant du 20e siècle et de la culture Russe (Stanislavski, par exemple) et la mention d’événements historiques (comme l’affaire Dreyfus, par exemple) constituent aussi un lieu d’ancrage référentiel.
Indices de fiction : Le cadre paratextuel permet d’annoncer l’histoire comme étant une fiction, donnant ainsi la clef de l’essentiel des indices de fiction, c’est-à-dire le contexte à l’intérieur duquel se déploie la biographie, soit les journaux fictifs. La présence de récits métadiégétiques constitue aussi un indice important de fiction, ainsi que l’utilisation du langage biographique et didactique à l’intérieur des journaux mêmes.
Rapports vie-œuvre : Peu thématisé ; on peut voir toutefois dans le fait que les lourdes responsabilités familiales ont «eu un rôle positif sur la destinée d’Anton Pavlovitch : elles l’avaient contraint à compléter ses modestes honoraires de médecin par des tâches de journaliste, de nouvelliste au sein desquelles il avait forgé peu à peu une personnalité d’authentique écrivain» (p.50). Il arrive quelques fois qu’Anton confie s’être inspiré de certains épisodes de sa vie, mais d’une manière toujours très subtil (p.131) ; ou encore que Souvorine remarque qu’une œuvre fantastique (ici, Le Moine noire) soit prétexte «à exprimer son “moi” le plus profond» (p.172) ; Souvorine remarque également que, «disposant des ressources de l’écrivain, il pouvait sublimer fardeaux et peines par le moyen de l’écriture» (p.187). Mais un des rapports vie/œuvre les plus intéressants est formulé par Souvorine : «En fait, Anton Pavlovitch n’écrivit jamais ce grand roman qu’il disait porter en lui. M’interrogeant sur ce que je me refusais à qualifier d’incapacité, je ne fus en mesure de tenter d’y répondre que plus tard, au moment où déclinait la brève vie d’Anton miné par la phtisie. Et si toute œuvre était l’effet de l’organisation propre à un certain corps, de sa pathologie ? […] Anton Tchekhov, nous ne le sûmes qu’assez tard, était phtisique. Est-ce pour cette raison qu’il ne pouvait aller au-delà de l’espace, de la brève durée d’une nouvelle ? Si sa parole était si mesurée, si brève, si rigoureuse, s’il réussissait si bien l’ellipse et la suggestion, c’était parce qu’il avait le souffle court. […]» (p.132, je souligne)
Thématisation de l’écriture et de la lecture : La lecture et l’écriture sont thématisées par le biais des récits de Tchekhov qui sont beaucoup lus, résumés et commentés par Souvorine et Tatiana d’une façon toute didactique (par exemple, p.39-43, p.71-72), voir même par Tchekhov lui-même (p.264-265) ! Le récit est ponctué de « l’art de Tchekhov », « le talent de Tchekhov », etc. Il s’agit, semble-t-il, d’une œuvre pour initiés seulement : « Une narration brève recelait des degrés de profondeur auxquels seul un lecteur attentif, un lecteur de qualité pouvait accéder. » (p.45) À plusieurs reprises, la méthode d’écriture d’Anton est expliquée soit par lui-même ou par les autres. Il dit, entre autres, qu’il invente peu, se contentant d’observer et d’être fidèle à ce qu’il voit (p.51) : «L’écrivain, selon lui, n’avait pas à porter de jugement ni à prendre parti pour telle ou telle doctrine. Son rôle devait se limiter à celui de témoin, sans plus. Tout ce qu’il pouvait se permettre de faire, c’était de poser un problème.» (p.59) / «Oui, l’écrivain se doit d’imiter le savant qui fait preuve du même état d’esprit lorsqu’il décrit un tas de fumier ou une rose. Peu importe l’objet de sa description, l’un et l’autre font partie du réel et, à ce titre, sont dignes d’intérêt.» (p.60) / Mais cette objectivité de l’écrivain se trouve récusée à partir du moment où l’affaire Dreyfus bouleverse les valeurs d’Anton « relatives au rôle de l’écrivain, qui, avait-il jusqu’alors coutume de dire, ne devait pas prendre parti. À présent, il soutenait le contraire de cette opinion : non seulement il pouvait mais il devait prendre parti. C’était là un aspect de son honnêteté, de sa véracité. » (p.219)
Thématisation de la biographie : La biographie est fortement thématisée dans les deux derniers chapitres par le biais du personnage-biographe que représente Tatiana. Avant sa lecture du Journal de Tchekhov, Tatiana croit que « la biographe, elle, détenait le droit de relater, en toute objectivité les éléments même les plus douloureux, voire les plus scandaleux, de la vie de Tchekhov » (p.238) ; toutefois, après sa lecture, l’objectivité de la biographe en prend pour son rhume : « Si désolante était cette image du dernier Tchekhov que Tatiana la jugea indigne de figurer dans une biographie. Pour le moment, elle referma le Journal et pour se réconforter prit, pour les relire, La dame au petit chien et La Cerisaie. Il était là le vrai Tchekhov, celui dont l’œuvre allait connaître une destinée universelle, homme attaché avant toute chose à la vérité, étranger aux modes, aux écoles littéraires. Et c’était lui qui serait le seul et véritable objet d’une biographie. » (p.298) Mais son enthousiasme de biographe, conscient de détenir la « chair, le matériau d’une biographie » (p.299), font renaître en elle « le regain des forces créatrices de l’écrivain » (p.300). C’est alors qu’elle entreprend de rendre visite aux deux femmes encore vivantes susceptibles de lui fournir de nouveaux points de vue sur les événements recensés dans les Journaux. Mais ses visites chez les deux femmes font naître en elle des sentiments qu’elle scinde en deux : d’un côté, ceux du biographe dont la règle est de « tirer parti » et « avec une objectivité maximale » (p.336) des informations qu’il récolte ; de l’autre, ceux de l’être humain bouleversé par les révélations qui lui sont faîtes (p.334). Peu à peu, alors que lui sont révélés des témoignages contradictoires, Tatiana s’interroge ainsi à propos de son métier de biographe : « Fallait-il s’efforcer de tout dire ? […] En effet le propos d’un lecteur de biographie avait pour objet de répondre à la question “Mais qui était donc ?” […] Devais-je privilégier le témoignage d’Olga ou celui de Macha ? Question des plus ardues pour la biographe que j’étais… » (p.353) Et plus elle avance, plus elle se sent davantage comme un accusateur public, voire un détective, que comme une biographe (p.354). Ses scrupules sont en fait à son comble lorsqu’elle découvre enfin la vérité et que, à l’instar de Souvorine qui a caché les journaux, elle décide de tout brûler et de mettre fin à sa carrière de biographe, se disant : « La postérité ignorerait le secret d’Anton Pavlovitch Tchekhov. Et n’en était-il pas mieux ainsi ? » (p.365)
Topoï : La force morale et physique de Tchekhov, les coutumes russes, l’activité théâtrale russe au tournant du XXe siècle, le climat politique de la Russie (avant l’URSS), la souffrance morale et physique, l’amour platonique entre hommes, les ravages de la tuberculose, la pauvreté, le suicide, etc.
Hybridation : Le personnage de Tatiana lui-même prend conscience de l’hybridité que revêt cet ensemble composite qu’elle a sous la main : « Je pris conscience du fait que j’avais lu ces pages avec avidité sans m’interrompre un seul instant, comme je l’eusse fait d’un roman. Le cœur battant, je pensai tout haut : “…un roman. Non plutôt une biographie, double. […]” » (p.299). Effectivement, se lisant comme un roman à cause de la forme, le biographique n’en occupe pas moins un espace considérable, nous plaçant devant un roman biographique de forme assez pure.
Différenciation : Pour poursuivre ce que j’avance dans la rubrique suivante (transposition), je dirai que la différenciation ici ne s’opère pas à partir du genre de la biographie, mais plutôt à partir du genre romanesque par cette volonté de subordonner la forme romanesque aux exigences du biographique. Il est dommage de ne pas disposer de plus d’informations sur les « intentions » de l’auteur, car l’hypothèse d’une mise en abyme au moyen du personnage de Tatiana offre une lecture intéressante. Ainsi, son renoncement à l’entreprise biographique peut-il être transposé du côté de la véritable biographe qui, se définissant comme une « biographe digne de ce nom » dans sa préface, a choisi une voie détournée pour saisir son personnage ? Le roman biographique lui offrait-il la solution, voire le compromis, pour révéler le « secret » de Tchekhov sans égratigner le grand homme qu’elle admire ? Le caractère objectif de toute biographie qui se respecte était-il impossible à tenir devant la vie si tourmentée du biographé ? Ce ne sont ici que pures conjectures, évidemment…
Transposition : 1) Il me semble que cette œuvre met en scène un cas de transposition quelque peu différent des autres, c’est-à-dire la transposition de la biographie à l’intérieur du cadre romanesque. À cet égard, certaines maladresses nécessaires à l’introduction de détails biographiques ponctuent le récit ; par exemple, lorsque Souvorine demande à Tchekhov de lui raconter son enfance et que deux chapitres du «Journal» de Souvorine en font le récit en reléguant la narration à Tchekhov (p.80-101). À l’intérieur même de cette narration, Tchekhov s’exprime à la manière d’un mémorialiste : «Je pense utile de rappeler quel fut l’itinéraire de sa vie…» (p.93), etc. 2) L’œuvre est abondamment transposée, mais, tel que remarqué plus haut, c’est surtout dans un souci didactique, un souci de présentation de l’œuvre à un lecteur peu familier à celle-ci. D’ailleurs, il est évident que cette biographie s’adresse à un lecteur étranger puisque le texte est pollué de remarques concernant la coutume, la culture et les adages russes qui sont soit maladroitement expliqués par les personnages («nous autres Russes…») soit par le recours des notes de bas de page.
Autres remarques : Dans une autre fiche , j’ai commencé à m’interroger sur la mise en scène du corps du biographé comme volonté de désacraliser la figure de l’écrivain. Ici, Tchekhov, gravement atteint de tuberculose, voit ses différents problèmes de santé mis en scène d’une façon très détaillée. Il est «sujet à des désordres intestinaux» (p.164), plaisante «sur “des grappes d’hémorroïdes qui jaillissaient de son rectum”» (p.181), vomi le sang par rafales (p.197-199), écrit à sa femme qu’à ses « malaises habituels s’ajoutaient à présent des diarrhées sanglantes, fréquentes, [le] contraignant à descendre plusieurs fois par jour aux toilettes et [le] laissant sans force, vidé » (p.293) et que le manque de papier de toilette « avait abouti à l’irritation de [son] rectum, par ailleurs sérieusement endommagé par la fréquence de [s]es selles » (p.295). La propre lectrice du Journal de Tchekhov se trouve par ailleurs fort bouleversée de ce portrait d’homme peu digne de ses mérites : « À découvrir les obsédantes préoccupations d’Anton, acculé à des problèmes de correspondance subtilisée, trafiquée, problèmes également de papier de toilette dont il déplorait le manque, on était stupéfait. L’homme Tchekhov, le puissant écrivain à l’écoute de la réalité de son temps, attaché à la décrire avec force et sobriété, où était-il passé ? Et même où était le médecin attentif aux énigmes du corps humain et conséquemment de l’âme, ainsi que le citoyen actif, engagé dans la vie sociale de son village pour lequel il s’était dépensé sans compter, ne ménageant ni sa peine ni son argent ? » (p.298)
LA LECTURE
Pacte de lecture : À la lecture, le pacte semble éminemment romanesque et donc fictif, mais le caractère paradoxal de «l’avertissement» oblige à considérer que le pacte que l’auteur propose est volontairement ambigu. De plus, comme je l’ai mentionné, l’utilisation de procédés romanesque au service du factuel leur donne un ton artificiel qui complique le pacte de lecture.
Attitude de lecture : Si le fond est intéressant (la vie de Tchekhov), la forme du roman laisse absolument à désirer. L’auteur y cumule invraisemblance sur invraisemblance, dont la découverte de journaux secrets est sans doute la moindre. L’utilisation d’un journal fictif est particulièrement agaçante, d’autant plus que chaque chapitre est chapeauté d’un titre qui indique de quoi il sera question dans ces supposés journaux qui ressemblent davantage à des mémoires ou à des confessions – ou, disons, à des biographies. Certains détails se dédoublent donnant l’impression que l’auteur a négligé de se relire, les personnages manquent de substance et l’intrigue de crédibilité. L’auteur est certes une grande biographe mais une très médiocre romancière.
Lecteur/lectrice : Manon Auger