Par Mariane Dalpé - 13 août 2013 - recherche préliminaire en vue de la demande de subvention
Notes préliminaires : Il faudra attendre de voir où mène cette recherche avant de terminer ce document dont, pour le moment, je conçois assez mal l’utilité (et la pertinence, puisqu’à mon sens il est essentiel de réorienter vers le biographique). 2e note : il faudra effectuer un tri, car j’ai probablement inclus des éléments un peu à la légère, et il vaudrait mieux les éliminer, ou au moins les élaguer un tantinet.
Cette recherche, qui visait initialement à produire un glossaire relatif à la notion d’écriture du réel, s’est heurtée à diverses embûches. D’une part, les approches philosophiques de la notion du réel abordent celui-ci dans une perspective généralement ontologique qui m’apparaît très éloignée de nos préoccupations, puisqu’il s’agit surtout dans ces textes de questionner la possibilité même du réel. D’autre part, les travaux qui traitent du réel dans une optique littéraire ne me sont apparus guère plus utiles, car il s’agissait soit d’envisager l’écriture du réel de manière autobiographique, ou encore selon une approche essentiellement sociologique.
Références possibles :
Dubois, dans la présentation, parle de la voracité du roman réaliste, qui se déploie « comme s’il fallait produire un équivalent complet du monde réel sur le mode discursif » (2000 : 13). C’est une expérience de totalisation, de multiplicité, de complexité, de dépassement. Mais les auteurs en font également une « machine à rêver l’univers » (2000 : 13).
Élément sur lequel Dubois insiste beaucoup : « L’art du réel ne se veut pas innocent miroir, quoi qu’en ait dit Stendhal; s’il se réclame intensément d’une vérité, il maintient, comme le voulait Zola, des notions telles que celles de vision et d’écran, qui supposent à la fois regard personnel de l’écrivain et représentation réfractée. » (2000 : 28) Plus loin : « [L]e réalisme n’implique pas un usage naturel du discours. Il s’affirme pleinement dans une écriture qui se trouve en plus être retorse et dissimulée. »
Citation tirée de l’ouvrage Le Démon de la théorie. Littérature et sens commun d’Antoine Compagnon : « Les textes de fiction […] utilisent les mêmes mécanismes référentiels que les emplois non fictionnels du langage, pour référer à des mondes fictionnels tenus pour des mondes possibles. » (Compagnon, cité par Dubois, 2000 : 41)
Dubois substitue à la notion de réel celle de social. Il justifie cette décision en expliquant que la notion de réel est brute, et par conséquent un peu vague, tandis que celle de social, puisqu’elle est construite, est plus facile à appréhender, plus concrète. « Une fois contestée la relation d’immédiateté, entre le texte – sa fiction, son écriture – et le monde, comment proposer une solution plus adéquate ? On jugera peut-être banale l’idée de substituer à la notion de réel celle de social dans la façon dont on définit la représentation réaliste. Mais, pour autant que l’on donne à la notion de “socialité” un contenu, qu’elle sorte du vague énorme qui afflige la notion de réel, qu’on veuille bien l’inscrire dans un mode de fonctionnement, le glissement notionnel se révèle productif et dégage le débat premier et l’idéologie mimétique.Là où le réel était donné en tant qu’objet brut, le social présuppose un minimum de traitement ou de construction. » (2000 : 42)
« La société hors texte garantit une historicité du roman qui est aussi véracité. La société en texte produit, sur le mode de la simulation, des instruments de lecture de la société réelle et s’affirme à ce titre comme expérimentation. » (2000 : 44)
« La socialisation de la vision signifie que le monde ne se donne pas au texte en tant que réalité brute et de quelque manière essentielle, mais bien en tant que réalité structurée. Ainsi, l’écrivain ne vise pas n vaste tout indifférencié mais ce qu’il conçoit d’avance comme jeu de relations. » (2000 : 46)
Pour les romanciers du réel, l’art est au service du vrai, en l’occurrence le vrai social.
Pour Erich Auerbach, le réalisme est une réaction au classicisme : représentation noble, grandiose, de sujets triviaux qui selon la doctrine classique devraient plutôt être traités sur le mode burlesque.
Il s’agit aussi « de débusquer toute une complexité inavouée. Ainsi ce réalisme […] se veut révélateur d’un réel des profondeurs d’autant plus malaisé à connaître qu’il a un caractère structurel ou relationnel. » (2000 : 51) Les relations entre les personnages sont donc déterminés par des facteurs psychologiques, certes, mais aussi par des facteurs d’ordre collectif qui renvoient aux relations entre groupes et classes.
Le roman réaliste ne dépeint pas une réalité univoque ; il est dialectique, et recèle de nombreuses contradictions.
À partir de la fin du XIXe siècle, le point de vue sur le réel se déplace : « Il s’agira moins de dire le monde objectif que de donner à voir une conscience en train de percevoir ce monde et retirant de cette relation un savoir existentiel mais non moins pénétrant. » (2000 : 59)
Le réel est souvent représenté à travers le détail, qui sert de base à une métonymie permettant de dégager un sens, une représentation plus vaste.
À propos du point de vue de Gérard Genette sur les déterminations logiques qui règlent le destin des personnages de romans : « Pour lui […], les motivations ne sont jamais que de pseudo-motivations chargées de dissimuler l’arbitraire de la fiction. À multiplier les signes de causalité ou de la nécessité, comme le font un Balzac et même un Proust, le récit ne fait qu’avouer, quand on l’analyse plus finement, ce que la fiction a de concerté, c’est-à-dire de fictif. » (2000 : 137)
« Chaque fois, le romancier procède à une citation de l’Histoire qui, effet de réel si l’on veut, vaut surtout comme manière ironique d’attirer l’Histoire à soi pour mieux se revendiquer d’un discours autonome sur les grands événements. » En faisant concurrence aux grands événements historiques, les romans réalistes « conteste[nt] la primauté accordée aux grands drames événementiels et […] laisse[nt] entendre que ceux-ci sont peu de chose en regard des transformations profondes qui affectent en sous-main les comportements sociaux. » (2000 : 149)
« Le réel est nommé dans le titre même de ce travail où l’écriture se présente comme un reste ouvrant à l’expérience du réel. Elle témoignerait d’un réel en ce qu’il est lié au corps propre. Un sous-titre possible serait “le sujet dans sa nescience du réel”. La “nescience”, terme oublié, désigne une forme d’ignorance, puisqu’il y a nescience quand on est face à une chose qu’on n’est ni dans l’obligation ni dans la possibilité de connaître. Il y a, contenue dans ce sous-titre, une hypothèse heuristique qui guide notre recherche : une impossibilité constituante d’accès au réel qui demande une interrogation des effets d’une telle écriture sur la réalité. » (2010 : 57)
Sur le Il y a : « Faire de ce syntagme, comme je le fais ici, un des pôles fondamentaux de cette ontologie qui tisse notre travail oriente et éclaire à la fois l’écriture du réel. Car il y a renvoie à l’exister, dit ça existe mais ne dit pas comment ça existe ou, pour forcer le trait, je dirais qu’il y a pose une existence sans essence. C’est bien ce qu’un questionnement sur l’expérience finit par dissoudre. » (2010 : 162-163)
« Oui, je ne peux qu’être d’accord avec lui [François Wahl], même si je n’ai pas insisté sur l’importance du langage, ni comment la réalité est tissée sur fond de langage. Sans doute parce que je tente, à travers l’écriture du réel, de décrire l’effort d’un individu, de l’un, pour ramener dans le langage ce qui se situe dehors, hors langage, et qui troue d’une certaine manière le langage. » (2010 : 166)
Le changement de culture redéfinit le rapport au réel de l’auteur.
L’aspect rhétorique de l’écriture du réel : pour séduire le lecteur, on peut embellir ou enlaidir la réalité, la barder de décors, la charger de fioritures » (2008 : 32), etc. L’auteur souligne également qu’il faut respecter les conventions propres à la langue et éviter les formules inusitées qui font état d’une falsification.
Rapport entre l’esprit et le réel : c’est l’esprit, notamment dans son aspect linguistique, qui détermine notre rapport au monde.
Le changement d’espace, de langue, de culture, forcent à prendre en compte son rapport avec le réel. Ainsi, ce qui compte pour l’auteur c’est moins le réel en tant que réalité objective que le rapport subjectif qu’on a avec celui-ci.
« Au cours des siècles, la représentation du réel a oscillé entre sa substitution par un monde parallèle et la quête d’une conscience, d’une présence que révèlent l’action, la méditation ou l’art. » (2008 : 118)
L’hégémonie de l’anonymat, la perte des individualités à l’époque contemporaine. Les moyens de communication modernes nous exemptent de rêver à l’inconnu car nous y avons plus directement accès, en particulier à ce qui fait partie du visible. Les images nous sont transmises dans toute leur crudité et, devant cette abondance, cette surenchère visuelle, le sens se dérobe. « La saturation de l’image produit l’ennui, suscite l’incertitude et conduit à l’indifférence. » (2008 : 122) Il en va de même pour la culture, qui se neutralise à travers un mélange des genres qui aboutit à une dissolution dans l’insignifiant. « Dès qu’il est dépouillé de sens, ou du moins d’un souci, d’une quête de sens, le réel se dissout dans l’insaisissable. L’art est né en partie d’un besoin de comprendre en même temps que d’une recherche de cohérence. Il donne naissance à un environnement, pour ne pas parler d’une totalité où le sensible rejoint le raisonné et l’enchantement, la réflexion, ce qui ouvre la voie à l’individuel, au personnel, autrement dit à l’unique. Enlever à la personne sa capacité d’approcher le monde par le sensible, c’est lui bloquer le chemin du réel, l’accabler d’une incertitude dans la saisie de ce qui l’entoure, dans sa réflexion et sa recherche de sens. » (2008 : 123)
Les écrivains tombent souvent, de nos jours, dans la dissection psychanalytique de n’importe quel événement du quotidien. Toutefois, « [s]avoir atteindre les petits faits dans leurs points de fuite est une manière de capter le présent. » (2008 : 124)
L’auteur établit un parallèle entre l’écriture et la photographie (en tant qu’art), qui ne transmet pas l’image dans le but d’informer, de manière médiatique, « mais nous fait partager une vibration qui peut être une réaction, une ferveur, une fulgurance » (2008 : 128).
L’auteur déplore la disparition du personnage dans le roman contemporain, « qui a perdu sa transcendance et qui est souvent voué à dire, de façon somptueuse, le vide des choses ou l’effilochage des valeurs, de l’existence » (2008 : 154).
Le roman postmoderne a renoué avec des éléments traditionnels, « mais généralement libérés de leur référence à l’humain, imprégnés d’un réalisme magique qui les rend à la fois plus séduisants et plus inconsistants, créatures de papier, de métaphores, pure affaire de langage » (2008 : 154)
L’hybridité formelle du témoignage : « il brode des situations narratives sur fond de vérité historique, engendre des figures mi-réelles, mi-fictives, déploie des schèmes d’interprétation aussi insensés que l’absurdité des mondes qu’il cherche à représenter. Ce type de récit autofictif, s’éloignant de la dimension autobiographique du récit de survivance au premier degré, acquiert une certaine forme d’autonomie par rapport à l’événement issu du Réel. » (2007 : 6)
« Une des questions que pose au chercheur le récit de survivance est de savoir si le passage par la fiction rend possible un meilleur traitement du trauma. Bien qu’il soit admis que tout récit comporte une part d’imaginaire, de fantasmatisation – tout récit de soi s’inscrit en effet dans une ligne de fiction – il convient de s’interroger sur les modalités d’adaptation au Réel de ceux qui ont vécu une expérience traumatique extrême. Celle-ci étant implicitement indicible en tant que telle, comment arriver à la dire (à la “mi-dire”), la représenter sans que le sujet ne se laisse happer par des enjeux mortifères ? » (2007 : 7)
À propos des œuvres de Primo Levi et d’Élie Wiesel : « Récits authentiques d’une expérience extrême, ces témoignages sont souvent perçus comme littérature parce que le contexte culturel actuel met en valeur leurs propriétés esthétiques et en suspens la question de l’intentionnalité auctoriale. » (2007 : 87)
À propos de Sablier de Danilo Kiš : Kiš présente les mêmes événements selon quatre angles qui correspondent à autant de registres narratifs : « par la voie du morcellement systématique d’un réel historique, l’auteur obtient une image claire de la persécution que subit son héros [c’est-à-dire son père]. » (2007 : 107)
À travers ce que l’auteur nomme une esthétique de l’émergence, les deux écrivains (Kiš et Georges Perec) utilisent un magma d’éléments apparemment disparates mais qui finissent par faire sens dans leur ensemble.
« [L]’esthétique de l’émergence peut être définie comme le principe d’écriture selon lequel le lecteur est incité à reconnaître graduellement le sujet réel de l’œuvre […] [ce qui conduit, à la fin du roman, à] amarrer le monde fictionnel au monde réel et de procurer, a posteriori, à celui-là une légitimité dont il s’est senti privé. » (2007 : 109)
« Cet investissement esthétique du matériau autobiographique montre que Kiš et Perec n’ont jamais mis en doute la primauté de leur mission d’écrivain sur celle de témoin. Leurs œuvres constituent une formidable entreprise de positionnement par rapport à leurs pairs, non seulement dans le domaine strict de la littérature de la Shoah, mais avant tout dans un domaine qui ne connaît pas de limites clairement dessinées : celui du roman. Il n’est pas nécessaire de rappeler le caractère exorbitant de cette entreprise, qui constitue une jonction entre le pan fictionnel et le pan documentaire de la littérature mondiale, dans une aire thématique dont la charge morale et la gravité du sujet semblent interdire le métissage générique. En effet, pour un témoin oculaire de la Shoah, le choix de la fiction comme mode d’expression constitue une petite révolution, car si, dans la relation des faits avérés, les témoins ont parfois recours à des procédés empruntés à la littérature de fiction, le contraire – plutôt rare – a de quoi déconcerter. » (2007 : 112)
« Raconter une histoire, raconter son histoire, devient ainsi pour le sujet mal assuré de son existence, le mode privilégié de son accès à l’être. Le rapport de la littérature avec les tragédies humaines n’a rien d’accidentel. L’écriture, système de traces données à lire et capables de perdurer, est un mode privilégié par lequel l’être, d’autant plus qu’il est blessé et “appauvri”, peut continuer de vivre. » (2007 : 228)
« C’est ici que l’artifice, l’art de construire un imaginaire qui rende possible la vie, prend toute son importance. Jean-Luc Godard a dit un jour : “L’art, c’est ce qui vous permet de vous retourner en arrière, et de voir Sodome et Gomorrhe sans mourir.” La fiction, dans cette perspective, n’est pas seulement une ornementation de la vérité : elle en est une condition. Le dire vrai a besoin de la fiction pour appréhender du sens que ne peut contenir la seule matérialité des faits mémorisés. La part de fiction que renferme tout récit rend vraisemblable le désir de survivre. À une dialectique de l’absurdité et de la normalité, qui s’impose dans l’expérience traumatique, elle fait succéder une figure de l’alliance, de la co-présence, bref du désir, dans un bricolage de sens qui devient ainsi l’espace symbolique de la survie possible. » (2007 : 234)
Barthes : l’histoire-récit installe une illusion référentielle ; l’effet de réel. Pour Ricœur, ce mode d’interprétation n’est pas approprié au discours historique : « Ma thèse est que celle-ci [la référentialité] ne peut être discernée au seul plan du fonctionnement des figures qu’assume le discours historique, mais qu’elle doit transiter à travers la preuve documentaire, l’explication causale/finale et la mise en forme littéraire. Cette triple membrure reste le secret de la connaissance historique. » (2000 : 323)
La représentance : « Elle désigne l’attente attachée à la connaissance historique des constructions constituant des reconstructions du cours passé des événements. » (2000 : 359) Elle repose sur un pacte particulier entre l’auteur et le lecteur : l’auteur s’engage à représenter des événements, des personnages, etc. qui ont réellement existé auparavant. Comment l’historien satisfait-il aux exigences de ce pacte ?
Ricœur revient sur les divers obstacles qui peuvent entraver la représentance et qui ont déjà été évoqués plus haut : les formes narratives, les figures de style, la clôture du texte, l’effet de réel. Il se penche aussi sur les soupçons qui pèsent d’une part sur la microhistoire (difficile d’obtenir une vue d’ensemble, sentiment d’étrangeté) et d’autre part sur la macrohistoire (la grande histoire peut prendre l’aspect un peu irréaliste d’une saga ou de récit de légende fondatrice).
« Le texte de fiction ne conduit à aucune réalité extratextuelle, chaque emprunt qu’il fait (constamment) à la réalité […] se transforme en élément de fiction, comme Napoléon dans Guerre et Paix ou Rouen dans Madame Bovary. » (1991 : 37)
« Si seule la fiction narrative nous donne un accès direct à la subjectivité d’autrui, ce n’est pas par le fait d’un privilège miraculeux, mais parce que cet autrui est un être fictif (ou traité comme fictif, s’il s’agit d’un personnage historique comme le Napoléon de Guerre et Paix), dont l’auteur imagine les pensées à mesure qu’il prétend les rapporter […]. » (1991 : 76)
« J’appelle ici réel […] tout ce qui existe en fonction du principe d’identité qui énonce que A est A. J’appelle irréel ce qui n’existe pas selon ce même principe : c’est-à-dire non seulement tout ce qui ne fait parade d’existence que sous le mode de l’imaginaire ou de l’hallucination, mais aussi et plus précisément ce qui semble bénéficier du privilège de l’existence mais se révèle illusoire à l’analyse pour ne pas répondre rigoureusement au principe d’identité (soit tout A qui ne se résume pas à l’A qu’il est, mais connote de certaine façon un B qu’il pourrait être aussi, voire plus subtilement un “autre” A, comme je le préciserai plus loin). C’est d’ailleurs la définition de l’illusion que de ne jamais se résoudre, ou se résigner, à l’application stricte du principe d’identité […]. Comme c’est la définition même du réel que d’être ce qui demeure soumis au principe d’identité sans aucune condition ni restriction, - au sens où, par exemple, Pascal parle dans Les Provinciales de “restriction mentale”. » (2008 : 311)
« Le réel est donc d’abord ce qui reste quand les fantasmagories se dissipent. Comme le dit Lucrèce : “le masque est arraché, la réalité demeure”. Encore faut-il, évidemment, que demeure quelque chose. Le réel est peut-être la somme des apparences, des images et des fantômes qui en suggèrent fallacieusement l’existence. » (2008 : 462)
« Il en va de même du réel. Celui-ci déborde toujours les descriptions intellectuelles qu’on peut en donner. Il peut les déborder en bien, comme lorsque Mme de Rênal, dans Le Rouge et le Noir, découvre que le futur précepteur de ses enfants, loin d’être l’ecclésiastique austère et repoussant qu’elle redoute, se révèle être un jeune et charmant laïc. Il peut malheureusement aussi les déborder en mal. Proust en fait l’amère expérience lorsqu’il apprend de la bouche de Françoise que “mademoiselle Albertine est partie”. L’idée de cette rupture, qui séduisait Proust quelques instants plus tôt, était une pensée agréable. Mais le fait de cette rupture provoque une souffrance atroce. Ainsi l’avènement du réel déjoue-t-il et prend-il généralement en faute les anticipations qu’on s’était figurées. C’est pourquoi j’ai suggéré à plusieurs reprises que le réel était la seule chose du monde à laquelle on ne s’habituait jamais. » (2008 : 466)
Note : Les réflexions contenues dans ce dossier poussent à se questionner sur l’usage de documents dans le corpus qu’on envisage : les auteurs recourent-ils à des sources externes (citations de documents, recours à des photographies, etc.) pour attester de l’authenticité de la personne mise en scène ?
« À une époque où les jeux avec la fiction autant que le soupçon porté sur cette dernière ont fait du document ou du documentaire une forme-sens, il est frappant de voir se regrouper un certain nombre de chercheurs (et parmi eux beaucoup de jeunes chercheurs) autour de cette question. » (2012 : 4)
« Comment et pourquoi le souci du document a-t-il remplacé en partie le goût de l’archive si clairement mis en évidence par Arlette Farge naguère ? Il y va d’un rapport au temps et la première hypothèse est inférée d’un glissement observable d’un âge de la mémoire à un moment de la reprise, du souvenir en avant, de la récupération productive. Le présent est valorisé, non contre l’histoire mais dans un dialogue avec celle-ci. La préoccupation du contemporain s’assortit d’une façon renouvelée de travailler la mémoire. Cela s’explique en partie par la disparition des témoins directs des événements qui ont provoqué les déchirures majeures du XXe siècle et qui ont modelé pour longtemps l’épistémologie des sciences humaines. Une transformation nécessaire de l’« ère du témoin », pour reprendre l’expression d’Annette Wieviorka, implique une culture différente de l’archive. Le document intervient alors comme ouverture du discours. Non qu’il faille déplorer comme certains ont pu le faire une pléthore de mémoire […], mais il est important d’apprendre à lire les documents avec le regard du médiateur indirect, de celui qui n’a pas vu mais qui tente de se donner les moyens de lire et de dire. User du document, ce n’est pas seulement le classer ou l’interpréter, c’est se laisser conduire par son absence de tri et de signification immédiate, son obscurité et sa promesse. Le document étant toujours au présent, il est à l’image de la confusion qui caractérise le présent. Il rend nécessaire une politique de la lecture et c’est celle-ci qui peut vivifier et renouveler le rapport à l’archive comme à la bibliothèque. La tension de la fiction contemporaine vers le fait divers ou la “vie” (biographies de personnes par un côté célèbres ou inconnues) en est le signe. » (2012 : 5)
Deuxième hypothèse : la littérature est entrée dans un régime de la preuve : « Marque d’une judiciarisation qui atteint toutes les strates de la société et pas forcément pour le meilleur quand tout se juge à l’aune de critères moraux élaborés sur une base relative et changeante, elle pense pouvoir retrouver une puissance perdue en étant une des disciplines de la vérité, un art du réel et des faits. On pourrait y voir un signe supplémentaire de l’éloignement de la littérature, de la réduction des pouvoirs de la fiction, d’un renoncement à l’écart et à la démesure qui faisaient sa différence autrefois ; on peut y voir aussi une contribution de l’art à l’établissement de la vérité. » (2012 : 5)
Note : bien que le corpus de Ruffel ne soit pas précisément celui qui nous intéresse pour notre part, je pense néanmoins que sa démarche peut se révéler éclairante.
« Elles [les narrations documentaires contemporaines] semblent aussi partager un certain nombre de suspicions puisque, dans leur volonté de s’ouvrir à la puissance du réel, elles contestent, tout en empruntant leurs méthodes, les pouvoirs du journalisme, des sciences sociales, et d’une idée de la littérature indexée sur le réalisme. Elles posent ainsi de manière inédite la question même du littéraire et déjouent le mode de lecture « par défaut » de notre époque, c’est-à-dire le roman réaliste. Elles font par ailleurs l’objet d’une nouvelle visibilité dans le champ journalistique et éditorial puisqu’elles ont pour la plupart quitté les collections consacrées aux littératures qu’on appelle parfois factuelles (comme “Terre humaine” chez Plon qui avait vu paraître en France deux des références revendiquées par les auteurs de ce corpus, Tristes tropiques et Louons maintenant les grands hommes, la troisième revenant sans cesse et le plus souvent étant bien sûr De Sang-froid) pour rejoindre les collections de littérature générale. Dans ce nouveau cadre, elles font l’objet de critiques dans les mêmes pages des mêmes suppléments littéraires que les littératures plus repérées, elles accèdent aux consécrations littéraires, notamment aux prix littéraires réservés généralement aux romans. » (2012 : 14)
« La narration documentaire, selon Jean Bessière, propose ainsi une mimésis de l’information et non pas, comme l’œuvre réaliste, une mimésis de la référenciation. L’intégration massive du document et sa syntaxe dans l’économie générale de l’œuvre sont alors essentielles car c’est grâce à elles que se met en place son rapport au réel, un réel connu, mais qu’elle reconfigure. » (2012 : 18)
« Les narrations documentaires, si on voulait ainsi les définir, se présentent comme l’exposition de la trace du monde empirique et de son processus de compréhension. Cette syntaxe du réalisme et de l’artificiel est une dimension plutôt absente du champ littéraire contemporain alors qu’elle est capitale dans l’art contemporain et le cinéma documentaire. Si bien qu’on peut faire le pari qu’une fois les contingences du présent passées, elle offrira une réelle mémoire du présent : dans sa juxtaposition d’une multitude de traces (interviews, archives, documents etc.) ; dans l’emprunt qu’elle fait au cinéma documentaire de sa théorie de la fiction ; dans son articulation entre présentation des faits et formes d’intelligibilité. On sait par ailleurs que ces modèles ont largement débordé le cadre esthétique et sont opérants dans les sciences humaines et sociales. On peut donc y voir un trait d’époque d’une évidence presque spectaculaire. » (2012 : 20)
« Dans leur volonté de s’ouvrir à la puissance du réel, elles [les narrations documentaires] contestent, tout en empruntant leurs méthodes, les pouvoirs du journalisme, des sciences sociales, et d’une idée de littérature indexée sur le réalisme. Leur manière de s’emparer des moyens littéraires, des moyens journalistiques et des moyens des sciences sociales pour les arracher à leurs finalités usuelles, pose la question même de la littérature d’une manière inédite. Comme le dit Jean Bessière, “en tant que récits littéraires, ces romans défont […] tout ce qui conduit aux débats sur le statut de vérité, sur le statut fictionnel du roman, sur l’identité même de ce roman”, c’est-à-dire les trois questions principales posées par l’idée de littérature, que développe le roman réaliste. » (2012 : 22)
Sur l’utilisation plutôt fréquente de documents dans les autobiographies et les récits de filiation : « La nature même des pièces convoquées est variable : elle va du journal intime à la notice de médicament, en passant par des articles de journaux, de dictionnaires, des lettres manuscrites, des affiches ou même un cliché de scanner. Le fait que le passé évoqué, dans ces textes contemporains, soit parfois proche, ou qu’il en existe d’autres traces (souvenirs directs, témoignages oraux) n’assouvit pas cette soif documentaire : au contraire, les crises européennes du XXe siècle et les conflits auxquels elles ont donné lieu, au fil des exodes et des déportations, ont fragilisé la transmission des expériences, et en ont rendu les traces d’autant plus précieuses. Si le manque de repères est parfois symbolique, il n’en est pas moins vécu avec un certain désarroi par les descendants, et attise par contrecoup une pulsion conservatrice dont le résultat va s’inscrire dans le texte. » (2012 : 41)
Diverses fonctions du document dans les écrits biographiques : fonction conservatoire, socle référentiel, ou encore outil de « remise en perspective de la destinée individuelle au sein de la destinée collective » (2012 : 49)