Un lecture de la relation vie-œuvre dans le discours critique : Un ensemble de notions touchant la figure de l’écrivain traverse le discours critique con¬tem¬porain. Cet axe de la recherche vise à répertorier et à mettre en perspective ces divers schèmes argumentatifs qui arriment la vie à l’œuvre. On m’a donc demandé de produire deux bibliographies. La première recense une bonne part des articles et ouvrages de littérature théorique reliés à la question des rapports vie/œuvre et la seconde, plus sélective, ne retient qu’une trentaine de titres. On m’a demandé de regrouper les topoï et les visées qui sous-tendent l’argumentaire contemporain du rapprochement vie-œuvre.
Je souligne tout de suite qu’une recherche antérieure à ma participation au projet avait été entreprise et qu’elle avait déjà mis la main sur la plupart des incontournables retenus dans la biblio sélective. J’ai d’abord fait des fiches sur ces notions incontournables et, par la suite, quelques titres importants qui étaient passés inaperçus ont tout de même été ajoutés. La bibliographie « exhaustive » a surtout réussi à brosser une « histoire » du retour de la notion d’auteur, moteur de la question vie/œuvre, au sein des problèmes que se pose la littérature générale, le discours critique. Cette histoire commence − scoop − à la fin des années soixante-dix et il apparaît que la légitimité de la question s’est posée surtout dans les années 1990. La bibliographie exhaustive réussit aussi à diversifier les points de vue sur la question : on y retrouve des articles d’auteurs qui s’adonnent un instant à la critique, mais aussi des textes de critiques qui se veulent un peu plus littéraires tout en continuant de réfléchir à la question (L’auteur comme œuvre, dirigé par Puech). Elle montre au final que la notion d’auteur comme personne (sujet intime, historique, sociologique, psychanalytique) et comme personnage est largement réactivée par le discours critique − ça c’est un autre scoop, je sais, mais si je remâche la demande de subvention (« Figures d’écrivains »), c’est qu’effectivement les hypothèses étaient justes : l’intime, l’historique, le sociologique, le psychanalytique sont les angles d’approche privilégiés par la critique afin de réactiver la figure de l’auteur… La tendance lourde est un mélange d’histoire littéraire et sociologique-littéraire à la fois des représentations et des « comportements » sociaux (des écrivains) : ici, on peut au moins ranger Diaz, Noguez, Borer, Puech et Oster..
Ce que je retiens :
La réactualisation se fait surtout par la conceptualisation, l’historicisation sociologisante de la notion d’auteur et par une recherche terminologique classificatoire incessante de la littérature contemporaine. On recherche des genres-notions :
− l’essai-fiction (Viart)
− la biofiction (Buisine)
− la fiction d’auteur (Dubel et Rabau) et ses déclinaisons − « auto-auctofiction » −
− l’auteur comme œuvre (Puech), comme fantasme, comme représentation, comme acteur de la comédie littéraire (Oster, Diaz, Noguez)
Je déduis aussi que dans des œuvres littéraires (théoriques ou « idéales ») qui appartiendraient par exemple à l’essai-fiction, le rapport vie-œuvre est double : rapport vie-œuvre de l’auteur étudié, et la vie et l’œuvre en relation avec la vie et l’œuvre (en cours) de l’auteur « étudiant », critique romancier ou romancier critique.
Une autre tendance (l’auteur comme œuvre) valorise les auteurs contemporains dont les œuvres utilisent (détournent) la littérature et ses dérivés tels que la correspondance, les archives, jusqu’aux lieux qu’ont habités ou aménagés les auteurs − souvent le « grantécrivain ». La fiction d’auteur quant à elle s’attarde surtout à traquer la « mystification » dans (et de) la critique − soit quand la critique, inconsciemment, spécule sur une figure idéale supposément incarnée de l’écrivain.
Pour le rapport vie-œuvre, on peut aussi voir sur deux pôles deux sujets, l’auteur et le critique (ou le biographe). Le rapport vie-œuvre ne se représente que dans sa relation qui s’établit entre ces deux sujets (de manière directe ou indirecte) − le sujet « auteur » peut aussi être un corpus.
Voici un exemple qui à mon avis retrace les trois tendances critiques principales du discours critique concernant le rapport vie-œuvre. Le tout est à comprendre dans une échelle de gradation de la fictionnalité (et de degré de conscience de cette fictionnalité?) :
1- La fiction d’auteur est une critique qui fictionnalise. 2- L’essai-fiction le parfait entre-deux. 3- La biofiction (où l’auteur devient l’œuvre d’un autre auteur), une fiction critique.
Aussi, une large part des titres retenus dans la bibliographie sélective s’occupe à prouver que les auteurs pensent la notion d’auteur. (On en est encore dans cette histoire sociologique littéraire des comportements, attitudes et représentations des écrivains en société et sur la scène imaginaire où il construisent et tentent d’imposer une image d’eux-mêmes.)
Voici un répertoire des notions principales du rapport vie-œuvre dans la critique. Certaines sont moins évidentes et il ne s’agit peut-être pas de notions au sens strict du terme mais plus d’arguments ou parfois de genres hypothétiques ou théoriques…
La biofiction est une biographie qui ne se soumet plus à l’exactitude référentielle des documents (1991 : 10), elle est « elle-même devenue productrice de fictions, bien plus elle commence à comprendre que la fictionnalité fait nécessairement partie du geste biographique. » (1991 : 10)
En somme, une biofiction n’est pas un roman biographique ou une biographie romancée, ou n’est pas que ça, mais bien plus un hybride de biographique et de romanesque conscient de la nécessaire fictionnalité du geste de l’écriture biographique.
Il « n’existe plus aucune opposition tranchée entre l’imagination littéraire et le document authentique, entre la fiction à l’œuvre et la “vérité” d’une vie, les intuitions personnelles du biographe et les révélations des proches, les inévitables projections autobiographiques du biographe et l’existence effectivement vécue de l’autre. » (1991 : 11)
Bref : « [l]e biographique est [avec les biofictions] toujours plus engagé dans la fiction. » (1991 : 11) « C’en est fini de l’illusion positiviste d’une possible résurrection littéraire du sujet comme totalité venant prendre sens dans un récit ordonné. L’autre biographique est nécessairement dépendant de la subjectivité autobiographique de son biographe. […] il ne subsiste qu’un sujet décentré, dispersé, évidé, parcellaire, éparpillé. Qui insiste néanmoins comme sujet éminemment particulier et singulier, comme individualité. » (1991 : 12)
La fiction d’auteur, en somme, serait une biofiction « inconsciente » produite par la critique. On déplace donc la notion du côté de la critique (la fiction d’auteur est ici avant tout l’apanage de la critique, des biographes, des philologues) et cette fiction d’auteur n’est plus assumée, volontaire.
Les conséquences pour le rapport vie-œuvre : le critique ou le biographe présuppose nécessairement un argument interprétatif de l’œuvre corrélé à une interprétation de l’homme et/ou de l’homme corrélé à une « image » de l’œuvre (c’est Puech, Diaz et Borer qui parlent d’une image de l’œuvre, voir mes fiches…)
(1-) La fiction d’auteur est, à la base, le produit d’un philologue biographe qui, pour colmater les blancs et trous des vies sujettes à biographies, table sur l’œuvre du biographé et en déduit (induit?) l’auteur. Encore, la fiction d’auteur peut être entendue comme une biographie écrite à partir de l’autobiographie d’un auteur (les biographies d’Augustin, dont la vie n’est connue à peu près que par ses Confessions − voir le texte de Poymiro, p. 171-183). Fiction, donc, parce que ces biographies se satisfont de données invérifiables. Ces fictions d’auteur ne se donnent pas à lire, toujours à la base, pour littéraires, mais bien en tant que produits d’études philologiques.
(2-) Cependant, la fiction d’auteur peut être pratiquée de manière tout à fait délibérée et de facto être reçue comme littéraire (le « Pétrone, romancier » des Vies imaginaires de Marcel Schwob, vie écrite à partir du Satyricon − voir texte de Rabau, p. 97-115). C’est ici qu’on rejoint la biofiction et le roman biographique en général.
Le grantécrivain est une figure sociologique, parmi d’autres, faisant partie des « types intellectuels » (2000 : 12) d’écrivants jouant ou tenant un/des « rôles idéologiques » (2000 : 12). Le texte de Noguez s’efforce donc de replacer, dans « ce qu’on appelait hier encore l’idéologie » (2000 : 9), la figure du grand écrivain, français de préférence , ayant pour canons Gide et Sartre − et pour « prototype » imaginaire Aschenbach de Mort à Venise de Thomas Mann.
La vie, avec cette notion, doit ici être entendue non comme le vécu intime ou privé d’une personne mais comme l’activité sociale d’un individu à travers les divers champs disciplinaires (de l’écrit, entre autres) qu’il a traversés.
La vie et l’œuvre du grantécrivain sont des miroirs qui se réfléchissent l’un l’autre, si on me permet l’expression. La conception de Noguez de la figure sociologique du grantécrivain et les rapports entre la vie et l’œuvre sont, donc, « holistiques ».
Il s’agit ici de la représentation de l’écrivain dans l’imaginaire social. La notion est liée de près à celle de Noguez. « Représentation » est entendue ici à la fois dans son sens qui le lie au théâtre, mais aussi en tant qu’image dans l’imaginaire ; les représentations imaginaires de l’écrivain, ce que Diaz nomme l’écrivain imaginaire ; ou encore les représentations de l’écrivain sur une scène imaginaire qu’il habite, où il se positionne et se déplace − dans le temps (les périodes, par exemple, ou les écoles, sujettes à dater) et l’espace (social, hiérarchique, politique, artistique ; par exemple Hugo qui passe de la poésie au théâtre et au roman, roman qui lui-même occupe un espace hiérarchique qu’il n’a pas nécessairement toujours occupé dans le système des valeurs). Ces représentations de l’écrivain appartiennent autant au lecteur (à la critique) qu’à l’écrivain qui se rêve écrivain (en cela Diaz doit beaucoup à Oster, qu’il cite souvent). En fait, l’écrivain, dans ses sorties médiatiques autant que dans son œuvre − l’« œuvre n’est là que pour produire un “dégagement d’auteur” » (2007 : 4) −, tente d’imposer au lecteur sa propre figure rêvée, tente d’imposer aux autres sa représentation.
Ces représentations sont des matrices qui souvent existent déjà (le poète mélancolique, le prophète, le moine à l’écart qui bûche sur son œuvre). « [D]ès qu’on touche à l’auteur, on touche aussi au lecteur et à l’œuvre. Et donc au dispositif d’ensemble de la communication littéraire, mais aussi, plus intrinsèquement, à l’œuvre même, produit de cet auteur, dont les choix esthétiques ont partie liée avec ses choix éthiques et stratégiques. » (2007 : 637, je souligne)
Cette notion recoupe à la fois celle de grantécrivain, d’écrivain imaginaire et de fiction d’auteur (consciente) :
L’auteur comme œuvre n’est plus seulement le sujet de son œuvre, non plus (seulement) l’auteur de Freud et de la psychanalyse, pas plus que (seulement) celui de Sainte-Beuve et de Lanson, « avec ses secrets et des intentions » (2000 : 10), « [i]l est aussi, et surtout, l’objet d’autres discours et d’autres activités, souvent non discursives, que l’on peut intituler biographiques. Ces activités ne concernent pas la personne et sa vie réelle, mais le personnage et sa vie représentée » (2000 : 10).
L’auteur est conscient de ces médiations, des tiers agents du biographique, et, s’il intervient, il étend « son activité créatrice au-delà de son œuvre proprement dite » (2000 : 11).
Le livre décline la problématique vie-œuvre en plusieurs questions sous-jacentes et l’aborde sur plusieurs plans. Questions :
− la vie dans l’œuvre ;
− la vie comme œuvre ou l’œuvre dans la vie (incarnation d’une figure imaginaire par un jeune poète, par exemple) ;
− l’auteur d’auteurs ou autrement dit l’autre comme auteur de l’auteur et d’une image (qui peut tendre à s’imposer comme l’unique, en théorie) de l’œuvre et du rapport entre l’auteur et son œuvre et l’œuvre et son auteur (donc la vie dans l’œuvre et l’œuvre dans la vie grimpent des niveaux de représentation avec les métadiscours d’auteurs d’auteurs qui lisent d’autres auteurs d’auteurs, etc.). On frôle Borgès car on peut en arriver très tôt (au moins en théorie) à l’auteur d’un auteur d’un auteur d’un auteur qui à la base n’a pas d’œuvre…
Vie et œuvre ensemble, dans l’auteur comme œuvre, sont à comprendre beaucoup en tant qu’esthétisation de la vie d’un écrivain − auto-esthétisation, où le mode de vie est calculé, imaginé, fantasmé, et où l’auteur se regarderait de manière distanciée dans le rôle de son lecteur idéal… Comme le dit Puech en introduction, devenir œuvre (auteur comme œuvre) est un moyen comme un autre de prolonger l’invention au-delà de l’œuvre elle-même. Seulement, d’aucuns sont plus naïfs que d’autres et ne voient pas ce prolongement comme un jeu mais peut-être bien comme la seule et unique façon d’être un auteur… comme auteur !
Compagnon aborde la notion d’auteur à travers celle de l’intention d’auteur. Il prouve que l’intention d’auteur est à la base de toute interprétation (voir ma fiche sur la notion) et donc que la critique la plus formaliste présuppose minimalement un régisseur formel d’un texte détenteur du sens premier de son œuvre. L’atout pour nous de cette notion est que son auteur ramène le rapport vie-œuvre à un problème plus strictement textuel d’herméneutique littéraire. Il ne s’agit plus de représentations sociologiques, historiques ou de problèmes psychanalytiques, d’une vie inscrite dans l’œuvre ou inversement, mais bien d’une relation de la vie à l’œuvre qui ouvre sur des problèmes de création et de génétique littéraires − à mon avis !
Borer, en distinguant « plus généralement quatre types de relations de l’œuvre et de la vie » (1991 : LXXVI), donne des significations particulières aux notions d’œuvre et de vie.
La vie, pour qu’on la qualifie de vie, doit être extraordinaire. Ainsi, dans la première relation, « une vie sans œuvre » (1991 : LXXVI), l’individu n’a laissé au cours de sa vie ni écrit ni trace (matérielle, d’ordre culturel, scientifique ou philosophique, etc.), mais sa vie a été une « œuvre en soi, consacrée ou légendaire, dont les figures sont l’artisan parfait, le dandy, l’explorateur ou le saint… » (1991 : LXXVI) (L’artisan parfait serait celui qui a produit des chefs-d’œuvre qui pourraient être considérés comme de l’art mais qui n’ont pas été signés, donc il ne laisse pas de trace − mon interprétation. Les figures de l’explorateur et du saint sont un peu plus problématiques, puisqu’un explorateur écrit souvent un carnet de bord et le saint livre souvent sa pensée par écrit. Il y a donc ici peut-être un jugement de valeur de Borer − qui fait entorse à sa conception même de l’œuvre-vie de Rimbaud −, le critique sous-entendant que l’œuvre doit être significative, qu’elle doit se retrouver dans le haut de la pyramide des systèmes de valeurs déjà établis.)
L’œuvre sans la vie, « menée à l’exception de la vie » (1991 : LXXVI), aurait Mallarmé et Flaubert pour figures de proue (Borer donne Mallarmé, maison pense rapidement à Flaubert). Cette relation s’inscrit donc par excellence dans le courant de pensée de l’art pour l’art, où on vit en retrait de la société à laquelle donc on ne prend pas part, ni dans ses écrits ni d’aucune autre façon.
Cela sous-entend encore une fois que l’œuvre, pour qu’on la qualifie d’œuvre, doit se retrouver dans le haut d’un système de valeurs déjà établi. Bref, si la correspondance de Rimbaud tend, avec Borer, à faire partie intégrante d’une œuvre, il n’en va pas de même pour toutes les correspondances. Borer s’en sauve sûrement en affirmant que Rimbaud ne fait pas partie de cette catégorie « relationnelle » ; que dans l’œuvre sans la vie, une correspondance ne peut faire intégralement partie de l’œuvre,
Tandis que dans l’œuvre-vie, cette « étrange connexité de ces deux instances, […] pour laquelle la seule perspective biographique échoue aussi sûrement que la seule analyse textuelle » (1991 : LXXVI), les deux instances sont si bien intriquées que tout ce qui relève de la trace fait partie intégrante de l’œuvre.
En somme, l’œuvre-vie est entendue de manière beaucoup plus spécieuse ou du moins restrictive que dans la problématique vie-œuvre du groupe de recherche. Les astres de ce paradigme œuvre-vie sont, en plus de Rimbaud, Van Gogh, suivi de près par Hölderlin et Maïakovski, sans oublier Antonin Artaud. Tous ces êtres d’exception ont tenté de mettre en pratique la question ironique de Mallarmé : « pourquoi ne fait-on pas de la vie plutôt que faire de l’art ? » (1991 : LXXVI)
Il y a enfin le lot des communs : ni œuvre ni vie… (Ce lot des communs peut-il comprendre les auteurs mineurs qui auraient vécu une vie minable ?)
Borer, comme Noguez, tente moins d’expliquer l’œuvre par la vie et inversement que de mettre à jour des correspondances entre la vie et l’œuvre, une cohérence entre ses deux notions présupposées ici indissociables. Cela sous-entend qu’un auteur adoptera, de son vivant, des positions esthétiques, éthiques ou politiques qui détermineront la forme, les thèmes, la philosophie de l’œuvre mais aussi que ces positions peuvent être prises dans l’œuvre et déterminer dans une certaine mesure les comportements et attitudes qu’adoptera l’auteur dans la vie − intime ou sociale, peu importe.