INFORMATIONS PARATEXTUELLES
Auteur : Gérard Macé Titre : le Manteau de Fortuny Édition : Gallimard Collection : le Chemin Année : 1987 Désignation générique : aucune
Bibliographie de l’auteur : Chez Gallimard : le Jardin des langues, les Balcons de Babel, Ex libris, Bois dormant, les Trois coffrets; chez Fata Morgana : Leçons de chinois, Rome ou le firmament, Où grandissent les pierres.
Quatrième de couverture : L’auteur y cite d’emblée cette phrase, « volée » il ne sait où : « Les travaux de la fée, que j’ai toujours vue baguée d’un dé à coudre : faire passer le manteau de la mémoire à travers le chas d’une aiguille. » Obnubilé par la lecture de Proust, Macé dit qu’il tournait et retournait cette phrase dans sa tête depuis des semaines, jusqu’à ce qu’il tombe par hasard sur le nom de Fortuny. Il se rappela alors « le fantôme d’Albertine, le manteau de la fugitive, et le voyage sans cesse remis du narrateur dans la Recherche du temps perdu. » Par un mimétisme « auquel n’échappent guère les lecteurs de Proust (ils n’échappent pas davantage à l’hypnose et à la soumission) […] », Macé croit que Fortuny l’aidera à se retrouver dans les dédales de Venise et de ses souvenirs de lecture. « J’ai donc suivi ce fil arraché au manteau d’Albertine, qui se retrouve aussi dans le vêtement de Peau d’Ane, le costume d’Esther et les voiles de Shéhérazade… », conclue-t-il.
Préface : aucune
Rabats : aucun
Autres (note, épigraphe, etc.) : aucun
LES RELATIONS (INSTANCES EXTRA ET INTRATEXTUELLES) :
Auteur/narrateur : Le narrateur est sans doute l’auteur. L’œuvre ne compte pas un seul « je » : la narration est – en apparence seulement – objective.
Narrateur/personnage : Le narrateur n’est pas un personnage. D’ailleurs, il n’y a pas vraiment – ou pas beaucoup – de narration. L’œuvre est critique et un peu essayistique; il n’y a de récits que très courts.
Ancrage référentiel : Bien que la dimension critique l’emporte sur la dimension biographique, les rares éléments de la vie de Proust évoqués (sa chambre isolée de liège, Céleste, son « devenir écrivain », la croisade anti-vérole de son père, etc.) sont véridiques. D’ailleurs, les documents invoqués pour sa critique, ainsi que le récit de la vie de Fortuny (qui l’emporte sur le récit de la vie de Proust), semblent authentiques. Par ailleurs, Macé insiste pour dire que Fortuny est le seul artiste « réel » (« vivant », dit-il!) de la Recherche : « Comme lui [son père] peintre médiocre, il [Fortuny] est pourtant le seul artiste vivant à figurer dans la Recherche du temps perdu. » (p.13)
Indices de fiction : S’il y a fiction, c’est dans le raisonnement critique de Macé. Mais même s’il est parfois plutôt « cavalier », en général les réseaux de sens que tisse l’auteur sont à la fois crédibles, pertinents, séduisants et distrayants.
L’ORGANISATION TEXTUELLE
Synopsis : Dans la première partie de l’œuvre, « le Manteau de Fortuny », l’auteur prend ancrage dans le personnage historique de Fortuny, esquisse sa biographie, pour entrer dans la Recherche. Inventeur et grand couturier « orientaliste », Fortuny confectionnaient des étoffes et des vêtements, dit Macé, comme Proust créait son livre (Macé ne le dit pas, mais on sait que « texte » veut dire « tissu »). À partir de cette métaphore, l’auteur analyse les motifs de l’art de Fortuny dans la Recherche, particulièrement le manteau de Fortuny que porte Albertine et avec lequel elle s’enfuit. Ce manteau, dit Macé, est « couleur de temps » (Peau d’âne) et porte un secret. Comme le temps, il est perdu, puis retrouvé par le narrateur à Venise, dans une toile de Carpaccio (les Compagnons de la Calza). Le manteau de Fortuny est alors « le fantôme d’Albertine ». Il s’inscrit dans la mystique proustienne de la résurrection. En filigrane de cette analyse, Macé voit une parenté entre cette dimension de la Recherche, les Mille et une nuits, Peau d’âne et le Livre d’Esther (à la fin de l’Ancien Testament). Dans la seconde partie, « le Manteau retourné », Macé explique que dans le livre comme dans la vie de Proust, le vêtement d’apparat vient à se retourner pour laisser voir ce « fil d’or des allusions à l’Orient » (p.68) que le biographe compte suivre. (Pour lui comme pour Proust, l’Orient s’étend du Maghreb à la Chine, en passant par Jérusalem.) Il croit que la métaphore du manteau retourné « rend compte aussi de la métamorphose de Marcel Proust, autrement dit de la façon dont le mondain, le snob, le « petit imbécile » est devenu « l’étrange humain qui, en attendant que la mort le délivre, vit les volets clos », et ne « voit un peu clair que dans les ténèbres », le seul en ce siècle à faire de la littérature une véritable mystique. » (p.68) Ainsi, Macé aborde les motifs juifs de la Recherche, ainsi que, surtout, le paradigme narratif. Il montre que la mère de Proust et la mère du narrateur étaient d’abord les Shéhérazade, puis que Proust et le narrateur le sont devenus. (C’est d’ailleurs là l’aspect le plus biographique de l’œuvre de Macé.)
Rapports vie-œuvre : Même si Macé compare aussi bien Proust que son narrateur à Shéhérazade, son approche n’est pas « autobiographique », c’est-à-dire qu’il ne dit pas ou peu que la vie de Proust a été transposée dans son œuvre. Le rapport vie-œuvre qu’instaure Macé est se trouve davantage dans le registre du conte. Le Proust-Shéhérazade de Macé est avant tout un conteur. Macé aborde (sans vraiment l’expliquer) cette métamorphose d’un « petit imbécile » en un conteur, en un homme qui vit pour raconter, pour son œuvre. En somme, le trajet vie-œuvre du biographe est le suivant : à partir de la vie de Fortuny, Macé entre dans l’œuvre de Proust; puis, depuis l’œuvre de Proust, il pénètre dans sa vie.
Topoï : tissus, vêtement, couture, Orient, métamorphoses, métaphores, Venise, Temps, résurrection, conte, écriture, retournement, « devenir écrivain, ou conteur », absence, déchéance, mort.
Thématisation de l’écriture : Encore une fois, pour Macé, Proust est davantage un conteur qu’un écrivain. Proust apparaît ici comme une Shéhérazade, un conteur oriental qui a remplacé sa mère : « cette seule nuit ressemble aux mille autres qui viendront plus tard, au cours desquelles Proust écoute une voix qui n’est plus celle de Jeanne Weill à Illiers, mais la sienne qui devient enveloppante et maternelle, une voix sans bruit qui se tait pendant le jour avant de tout recouvrir, – sa propre voix qui lui donne du plaisir, comme il le fait dire au narrateur. » (p.87-88) D’où l’hypnose et la soumission dont parle Macé dans la quatrième de couverture : si Proust est Shéhérazade, son lecteur est le prince envoûté, qui reporte sans cesse son désir.
Thématisation de la biographie : Macé évoque l’activité en quelque sorte biographique de Céleste, l’ultime servante de Proust dont les souvenirs ont été recueillis par Georges Belmont, ce qui a donné la biographie Monsieur Proust. « Les souvenirs de Céleste, moins superficiels et moins niais qu’on l’a dit quelquefois, auraient sans doute enchanté Marcel Schwob, qui dans sa préface aux Vies imaginaires, regrette d’ignorer les manies, les goûts alimentaires ou les défauts physiques de tant de personnages du passé […] » (p.102) Grâce à Céleste, « [d]e “Monsieur Proust” nous savons presque tout : non seulement les habitudes, les horaires et l’interdiction quasi sacrée de franchir la porte de sa chambre […], mais encore, parmi d’autres détails passés à la postérité, l’essence de café qu’il prend à son réveil, les bières glacées qu’on va chercher de nuit dans les cuisines du Ritz, les fumigations et le jeûne, les envies et les caprices. » (p.102) Cette évocation de la méthode biographique de Marcel Schwob, méthode qu’aurait épousé sans le savoir Céleste, montre peut-être que Macé s’en est inspiré pour son œuvre. Comme Schwob, il s’intéresse aux détails, en l’occurrence aux vêtements de Fortuny qui apparaissent dans la Recherche et à l’aspect oriental de Proust. D’ailleurs, dans les Vies imaginaires, Schwob s’intéresse énormément aux habits (autant qu’aux habitudes) de ses biographés. Ensuite, Macé évoque un portrait que trace Céleste de « Proust en prince oriental » (p.102).
Hybridation : L’œuvre de Macé est clairement un mélange de critique et de biographie, le premier genre l’emportant largement sur le second (surtout dans la première partie). La critique est cependant très originale et très libre, un peu comme un essai – bien qu’il n’y ait pas vraiment de discours argumentatif. Par ailleurs, il se peut qu’il s’agisse d’une forme nouvelle de « vies parallèles » : les vies de Fortuny et de Proust sont mises en parallèle (le père de chacun a voyagé en Orient; tous deux ont créé des œuvres semblables avec des matériaux différents) pour éclairer la Recherche, pour entrer et se retrouver dans cet immense labyrinthe oriental.
Différenciation :
Transposition : Macé évoque des transpositions dans les créations de Fortuny et de Proust : « des emprunts transposés, de lointaines imitations […] » (p.47); « C’est l’épouse du donateur que le peintre a représentée dans cette attitude, mais déplacée par Proust à Saint-Marc elle devient la mère du narrateur […] » (p.51) Il s’agit en quelque sorte de « transpositions intertextuelles ». Mais il ne semble pas y avoir de phénomènes de transpositions intéressants dans l’œuvre même de Macé, si ce n’est la transposition du vécu de Proust, qui est apprêté au goût de l’Orient.
Autres remarques : Même si la dimension biographique de l’œuvre est un peu mince, l’approche est tellement originale, tellement séduisante et tellement intéressante que je crois que le Manteau de Fortuny mérite d’être étudiée par notre groupe de recherche.
LA LECTURE
Pacte de lecture : S’il y a pacte de lecture, c’est sur la quatrième que nous le concluons avec Macé. Le contrat qui veut que le biographe passe par Fortuny pour entrer dans la recherche est respecté. Mais étant donné le ton et l’utilisation du « je » de la quatrième, le lecteur s’attend à retrouver Macé dans l’œuvre, où cependant il n’apparaît nullement. Par ailleurs, nulle part dans la quatrième n’est suggérée une évocation de la vie de Proust lui-même. Heureusement, l’œuvre compte en fait quelques passages biographiques.
Attitude de lecture : Pour le lecteur de Proust que je suis, la lecture du Manteau de Fortuny est délicieuse.
Lecteur/lectrice : Mahigan Lepage