====== PRÉVOST, Claude et Jean-claude LEBRUN (1990) : Nouveaux territoires romanesques, Paris, Messidor/Éditions sociales. ====== Ce livre est d’abord une défense du roman français contemporain, ou d’un certain roman français contemporain, en réaction aux voix qui annoncent la « mort du roman ». « Le roman français se meurt, le roman français est mort. Deux chroniqueurs littéraires s’insurgent contre cette fâcheuse tendance à se complaire dans l’oraison funèbre. Tout au contraire le roman français vit et, pour nous le démontrer de la façon la plus certaine qui soit, ils nous invitent à un passionnant voyage parmi les “nouveaux territoires romanesques” à travers les thèmes et les écritures d’une vingtaine d’auteurs dont les œuvres ont émergé la décennie écoulée. Un voyage littéraire où la conviction épouse les traits de l’analyse, la passion anime l’étude. » (4e de couverture) Notons déjà la précocité du travail critique de Prévost et Lebrun qui, dès 1990, parlent d’une littérature contemporaine des années 1980, d’une nouvelle génération d’écrivains. En fait, on ne trouvera pas ici de définition claire de ce que sont ces « territoires romanesques » ; ce n’est rien de plus qu’un titre élégant et ouvert. L’ouvrage pourrait être divisé en deux parties quasiment distinctes, séparées. 1. L’introduction, qui présente idéologiquement la situation du roman dans la culture contemporaine. 2. Les analyses, placées sous les catégories « Étude », « Profil » et « Début ». Cette deuxième partie n’est pas très pertinente pour notre projet, puisque presque aucun effort de théorisation ou de conceptualisation n’est accompli : les analyses sont libres et autonomes, et les thèmes de recherche varient beaucoup. Prévost et Lebrun étant d’abord chroniqueurs littéraires pour des revues, je les soupçonne d’avoir simplement recyclé certaines chroniques pour remplir les catégories « Profil » (courtes analyses sur Christian Combaz, Didier Daeninckx, Jean-Philippe Domecq, Patrick Besson, François Salvaing, Jean-Marie Rouart, Michel Host, Marie Redonnet et François-Olivier Rousseau) et « Début » (très brèves chroniques des premiers romans de Frédéric Valabrègue, Christian Gailly, Michel Besnier, Francis Pornon, Jean-Pierre Ostende, François Sureau et Jean Guerreschi). Toutefois, les études (sur Annie Ernaux, Jean Echenoz, Alain Nadaud, François Bon, Michel Rio et Pierre Bergounioux) sont plus substantielles. Aussi vais-je en indiquer pour chacune les grandes lignes, non sans avoir auparavant résumé l’introduction. **« Introduction : une nouvelle génération romancière »** Sur un ton assez enflammé et exclamatif, l’introduction défend la vitalité du roman français contemporain. Les auteurs esquissent le contexte culturel qui fait en sorte que, selon eux, le roman contemporain est ignoré, méconnu. Ils dénoncent ce qu’ils appellent, d’une façon très française, le « modèle américain » de l’édition : « Déjà le “modèle américain” pointe le nez, la notion d’éditeur indépendant, relativement maître de ses choix, disparaissant “entre l’agent (supergestionnaire de portefeuilles d’auteurs qu’il pousse à la production, prévendue aux enchères systématiques) et le commerçant (de gros ou de détail).” [Julie Campan] » (14). Puis, les auteurs élargissent ce qu’ils appellent la « crise de l’édition » à l’ensemble de la société française. Reprenant les thèses de Gilles Lipovetsky, ils soutiennent que la France est entrée dans « l’ère du vide » et dénoncent une fuite généralisée des valeurs et du sens. Ils s’opposent à la « soft-idéologie » de certains intellectuels contemporains et préconisent un retour au marxisme. Bref, ils offrent un beau remâché de critique sociale à la française. Revenant à la littérature, Prévost et Lebrun défendent une vision de l’écrivain comme citoyen résistant à la perte du sens (20-21). Cette vision les conduit à rejeter l’étiquette et l’écriture « minimalistes », le postmodernisme, l’art de la déception (24), etc., qui se vautrent selon eux dans l’absence de sens. Plus loin, les auteurs s’interrogent sur le rapport de la « nouvelle génération romanesque » à la tradition : « D’où vient ce renouveau, ou plutôt cette nouvelle étape de la fiction française ? Que trouvent devant eux, à la fin des années soixante-dix, des jeunes gens qui se mettent à écrire des romans ? Pour l’essentiel un paysage assez flou, car les “avant-gardes” ont à peu près épuisé leur rôle. En particulier les “années Tel Quel” touchent à leur fin. » (25) Prévost et Lebrun se demandent quel impact ont eu les écrits théoriques des années 1960 et 1970 sur les jeunes écrivains des années 1980. Ils notent qu’on a beaucoup retenu la critique de la représentation de certains auteurs, mais qu’on a oublié les romanciers qui n’ont pas rejeté le personnage et l’illusion romanesque : Vladimir Pozner, Roger Grenier, Emmanuel Roblès, Roger Vailland, André Stil, Roger Bordier, puis Angelo Rinaldi, Patrick Modiano, Florence Delay, Georges Perec (27). Les écrivains des années 1980 ne trouvent pas une table rase, dit-on, mais des traditions contradictoires, diverses et finalement riches. Les auteurs tentent ensuite de définir leur corpus. Ils disent avoir fait des choix arbitraires, guidés par la passion, et non des plus évidents. Les écrivains dont ils traitent, soutiennent-ils, sont souvent assez peu connus. Quoique… Une chose est sûre, selon eux : les écrivains de leur corpus résistent tous à la « crise du sens » en faisant une « œuvre » (34-35). Ils rejetteraient au surplus les interdits qui pèsent sur la représentation tout en plaçant l’écriture avant l’« histoire ». Enfin, Prévost et Lebrun jugent que leurs analyses suffiront à récuser les critiques faciles adressées à la littérature contemporaine (nombrilisme, régression vers des formes conventionnelles ou représentation en échec). **« Annie Ernaux ou la conquête de la monodie » (51-66)** Cette étude porte sur les Armoires vides, Ce qu’ils disent ou rien et la Femme gelée. Elle met l’accent sur l’individualité de la voix (d’où l’idée de « monodie ») chez Annie Ernaux. Si Ernaux a écrit « autre chose que des romans » (51), les auteurs voient néanmoins s’exprimer, dans ces espèces d’autobiographies qui touchent à la sociologie et à l’histoire, des fonctions romanesques essentielles. « La prose “a-romanesque” d’Annie Ernaux ne tourne pas le dos à une fonction essentielle du roman, c’est-à-dire élaborer cette alchimie du social et de l’individuel qui donne à chaque destinée son caractère à la fois multiple et irréductible et qui opère, osons le mot, la réconciliation du singulier et de l’universel, acquis toujours provisoire, instable et fragile ! » (66) **« Jean Échenoz : l’accélérateur de particules » (95-110)** Cette étude analyse la manière dont se constituent les récits de Jean Échenoz. L’idée est belle : « À peine ébauché, le récit se met à tanguer et à rouler, paraissant ne plus pouvoir tenir le cap prévu, croisant en cours de route tout un bric-à-brac d’objets flottants qui deviennent progressivement le véritable centre d’intérêt. Écartés par l’étrave, ces objets s’offrent un temps isolément au regard, avant, sans doute, de se rassembler de nouveau dans le sillage. Chaque livre de Jean Échenoz pourrait ainsi être perçu comme l’instant de cette dislocation passagère. » (95) C’est ainsi que, dans le corps de l’analyse, les auteurs vont d’abord s’intéresser aux « références, emprunts, larcins » (96s.) qui emplissent temporairement le champ de vision de l’écriture avant de disparaître. Puis, ils montreront comment les procédés de vitesse et de fragmentation soutiennent la narration et la description romanesques. **« Alain Nadaud ou le pouvoir de l’imaginaire » (129-143)** Chez Alain Nadaud, fiction et réflexion avancent de conserve. Voilà le postulat de cette étude. « Si l’on observe le cheminement d’Alain Nadaud depuis son premier recueil de nouvelles, la Tache aveugle, jusqu’à son plus récent roman, l’Iconoclaste, on est tenté de dire que chacun de ses textes accompagne et enrichit un moment de la réflexion sur les nouvelles perspectives ouvertes à la prose romanesque, par le réexamen de son rôle et de ses modalités de fonction¬nement. » (130) L’analyse avance ainsi en montrant comment chaque fiction éclaire un enjeu théorique précis : « l’écriture (l’Armoire de bibliothèque et Désert physique), la pensée et la culture (Archéologie du zéro), la conscience historique et l’humanisme (l’Envers du temps), l’interrogation sur les systèmes de représentation (l’Iconoclaste) » (132). L’œuvre de Nadaud apparaît ainsi comme un « dispositif complexe, comprenant textes théoriques, romans et nouvelles » (132). Aventure d’une idée ou d’un concept (135), pensée ou intelligence du roman (139), éclaircissement de moments originels ou fondateurs de la pensée (140) : toute l’analyse de Prévost et Lebrun fait ainsi jouer le rapport fiction/réflexion. **« François Bon : paroles d’exclus »** Cette étude des romans de François Bon (Sortie d’usine, Limite, le Crime de Buzon et Décor ciment), dont on peut saluer la précocité, met l’accent sur la notion d’exclusion. Malheu¬reusement, elle reconduit une vision de la littérature comme fonction du social, alors que l’exclusion chez François Bon est à chercher du côté de la représentation : ce qui est exclu des formes établies du roman et permet le renouvellement de la littérature. Les auteurs ne se gênent pas pour prêter à Bon des propos sur le social : « Mais surtout il laisse pressentir une vérité plus profonde : que l’exclusion souvent constitue le stade ultime d’une marginalisation souvent commencée par le départ vers les banlieues et la vie dans une cité de solitude collective » (174). Les rares remarques formelles de l’étude – la brusquerie des changements d’éclairage et de tonalité (175), la poétisation ou la dénaturalisation des monologues de Décor ciment (179s.) – ne suffisent pas à racheter une étude qui tend implicitement à enfermer Bon dans le type de l’écrivain engagé ou gaucho. **« Michel Rio ou la leçon d’abîmes »** Les auteurs entendent d’abord démontrer l’« immensité » des thèmes traités par Michel Rio : la navigation, l’exploration, etc. À partir de là, ils développent l’idée (assez faible) d’une ambivalence de la nature et de la culture dans les romans de Rio. Les analyses de cette étude sont particulièrement thématiques et même « diégétiques » (il faut dire que c’est aussi une force de Prévost et Lebrun que de « raconter » chaque fois l’histoire des romans, ce qui rend leur propos vivant et intriguant). La dernière thématique explorée est celle de la lecture et de l’écriture, définie comme « une thématique fondamentale » (216). Au final, Michel Rio apparaît comme un écrivain de l’immensité au sens où il explore les continents et les livres, mais aussi une étendue d’idées et de concepts : « sa prédilection pour les “thèmes immenses” le rapproche d’une littérature “métaphysique” qui s’est épanouie à la fin du 19e siècle en Russie. Si ses brefs récits ne possèdent pas les dimensions du “roman russe”, ils appartiennent tout de même, au sens littéral du terme, à ce que Mikhaïl Bakhtine nommait “le roman polyphonique”. Ils n’ont pour la plupart qu’un seul narrateur mais celui-ci affronte non seulement les éléments naturels mais les idées, sentiments et volontés adverses » (220). **« Pierre Bergounioux, écrivain du temps »** Les auteurs tentent d’abord de délimiter le territoire de Pierre Bergounioux. On sent qu’ils veulent en faire un auteur rural, mais hésitent un peu : « Il n’est pas davantage, malgré un attachement profond à un “terroir”, un “romancier régionaliste” : pas plus que Pavese ou Faulkner » (235). Encore très thématique et diégétique, la première partie de leur étude parle des « Apprentissages » (236-245) qui sont racontés dans les récits, à travers les épreuves et l’amour, notamment. La deuxième partie parle d’un cheminement « Vers une éthique » (245-250), éthique de la nature (peu convaincant) et éthique de la possession. Dans la dernière partie enfin, intitulée « l’Histoire, dernière instance » (250-255), il est dit que la phrase de Bergounioux – dite rythmée, concise et attentive au détail (253) – embrasse finalement très large, saisissant dans ses rets les guerres et l’histoire.