====== Edgar Allan Poe par Matthew Pearl ====== « Nous ne pouvons pas sacrifier nos vies sur l’autel des erreurs commises par cet écrivain. » ===== INFORMATIONS PARATEXTUELLES ===== Auteur : Matthew Pearl Titre : L’ombre d’Edgar Poe [The Poe Shadow] Lieu : Paris Édition : Robert Laffont, traduit de l’anglais par Viviane Mikhalkov Collection : Best-Sellers Année : 2009 [2006] Pages : 445 Cote : appartient au projet Biographé : Edgar Allan Poe (le narrateur refuse toutefois de donner le nom d’Allan à Poe puisqu’il considère que ce parent adoptif de Poe – qui l’a désavoué – ne mérite pas, selon lui, de s’attribuer la gloire du poète) Pays du biographe : États-Unis Pays du biographé : États-Unis Désignation générique : roman Quatrième de couverture : résumé du roman (voir section « synopsis ») et notice biobibliographique. Préface : Non. Nous entrons dans le récit in media res. Toutefois, une « note historique », à la toute fin, permet de départager certains faits réels de la fiction. Je n’en ferai pas la liste, mais disons simplement que l’auteur avance présenter ici la solution la plus « plausible » quant aux derniers jours de Poe (ou en tout cas la moins fantasque). Ayant lui-même fait beaucoup de recherches, il en est effectivement venu à des conclusions tout à fait plausibles et bien documentées, et pourrait résoudre, en grande partie et par le biais d’une fiction, un des plus grands mystères littéraires de l’histoire. Cet aspect est d’ailleurs un des plus intéressants; pourquoi le recours à la fiction? J’y reviendrai… Par ailleurs, son personnage principal, qui mène l’enquête tout au long du roman, est « une synthèse entre plusieurs lecteurs passionnés par l’œuvre de Poe à une époque où son talent était sous-évalué et sa vie et son caractère fréquemment vilipendés » (2009 : 441-442). En d’autres termes, on peut dire que ce personnage permet au lecteur de suivre l’enquête (métaphoriquement) bien sûr, telle qu’elle a pue se faire depuis la disparition de Poe. Autres informations : Je note que c’est le deuxième roman de l’auteur, à la fois dans la veine biographique d’un écrivain et dans celle du roman policier. Son premier roman, Le Cercle de Dante, qui tourne autour d’une traduction de l’œuvre de Dante, semble être dans la même veine. Textes critiques sur l’œuvre et/ou l’auteur : Je m’abstiens de faire la recherche, faute de temps, mais je ne crois pas qu’il y ait beaucoup d’articles sur ce livre, puisqu’il est assez récent. SYNOPSIS Résumé ou structure de l’œuvre : « En consacrant son second roman aux derniers jours de la vie d’Edgar Poe, Matthew Pearl choisit de s’attaquer à l’une des plus grandes énigmes de l’histoire littéraire. L’ironie du sort veut que Poe, considéré comme l’inventeur du roman policier, ait lui-même trouvé la mort dans des conditions demeurées, jusqu’à ce jour, très controversées. Pearl a eu une idée aussi géniale que machiavélique : confier aux héros inventés par l’auteur des Histoires extraordinaires le soin de mener l’enquête sur la disparition de leur propre créateur… Baltimore, fin 1849. Quentin Hobson Clark, riche héritier et jeune avocat brillant, est le témoin fortuit des funérailles d’Edgar Poe. L’enterrement se déroule " à la sauvette " ; quatre personnes seulement assistent à l’insolite cérémonie. Clark, ébranlé par cet événement, souhaite faire toute la lumière sur les circonstances pour le moins obscures qui entourent la mort de Poe. Fervent admirateur de l’écrivain, il entend ainsi laver l’honneur souillé de celui que la presse présente – à tort, selon lui – comme un dévoyé, mort des suites de son incurable penchant pour l’alcool et les drogues. Le jeune homme décide sur-le-champ d’embarquer pour la France, abandonnant derrière lui sa prospère étude d’avocat, sa belle fiancée Hattie et sa somptueuse propriété de Glen Eliza. Qui mieux que Dupin, héros de plusieurs contes d’Edgar Poe, habile à démêler les intrigues les plus inextricables, pourrait l’aider à tirer cette ténébreuse affaire au clair ? Obsédé par le mystère de la mort de Poe, Clark est prêt à consacrer sa fortune à la résolution de l’énigme. À Paris, il fait la connaissance de deux hommes – l’exubérant baron Claude Dupin et le taciturne détective Auguste Duponte – qui peuvent chacun revendiquer avoir servi de modèle au célèbre enquêteur. Mais lequel des deux est le véritable Dupin ? » (source : http://www.laffont.fr/livre.asp?code=978-2-221-10792-8) Topoï : La mort d’Edgar Poe, les rapports vie-œuvre, la complexité du rapport entre vérité et fiction, la création littéraire, etc. Rapports auteur-narrateur-personnage : narration autodiégétique. Le « témoin » raconte. ===== POSTURES DU BIOGRAPHE ===== Position du biographe et du biographé dans l’institution littéraire et, s’il y a lieu, transfert de capital symbolique : Jeune auteur, Matthew Pearl semble avoir assez bonne réputation comme intellectuel, puisqu’il est diplômé à la fois de Yale et de Harvard. Bien qu’il ne s’agisse là que de son deuxième roman, il semble un écrivain assez prometteur. Quant à Poe, il serait superflu que j’en parle… Transfert de capital symbolique? Cela se peut, dans la mesure où ce jeune auteur « s’attaque » à des figures d’écrivains prestigieuses, mais pour leur rendre un certain hommage. Place de la biographie dans l’œuvre de l’auteur : Deux romans, tous les deux à teneur biographiques. Thématisation de la biographie : Pas directement puisque l’élément biographique relève davantage du deuxième niveau. Affiliation à une culture d’élection et apports interculturels : Un biographe et un biographé américains. ===== FIGURES D’ÉCRIVAINS ===== ==== I- LES SCHÉMAS ARGUMENTATIFS ==== Convocation d’un discours critique? Présence d’un argumentaire expliquant, justifiant ou contestant les rapports vie-œuvre? Tout le roman se construit sur la question des rapports vie-œuvre. Toutefois, il ne s’agit pas tant ici de convoquer un discours critique que de faire de cette question le moteur narratif du roman. Ainsi, Quentin Hobson Clark est un jeune homme de bonne famille, qui mène une vie paisible et rangée jusqu’à ce que Poe entre dans sa vie. Il y entre, tout d’abord, par le biais de son œuvre qui en vient à fasciner de plus en plus le jeune lecteur. S’ensuit un échange épistolaire avec l’écrivain et un désir naissant, chez Clark, de mettre ses talents d’avocat au service de la cause de l’œuvre de Poe (2009 : 24-25). C’est par hasard qu’il assiste à son enterrement, mais en découvrant par le biais des journaux des propos diffamants sur sa vie et son œuvre, il devient de plus en plus outré et cherche à faire la lumière sur les circonstances de sa mort, dans la mesure où elles pourront redonner du crédit à sa vie et donc à son œuvre. Ainsi, d’un côté, nous avons les critiques, les journalistes, les défenseurs de la tempérance qui font de la vie et de l’œuvre de Poe des contre-modèles et, de l’autre, nous avons le jeune avocat qui veut réhabiliter à la fois la vie et l’œuvre (il ira même jusqu’à déclarer : « Je veux protéger son nom de la vermine et des traîtres » (2009 : 260)), puisque la qualité de l’œuvre démontre à ses yeux qu’il est impossible que Poe ait mené la vie dissolue qu’on lui prête et qui expliquerait par ailleurs les circonstances tragiques de sa mort. Le long passage suivant synthétise bien ces éléments : « Mon désir de protéger le nom de Poe croissait au rythme des nécrologies pleines de rancœur publiées dans la presse. Il fallait faire quelque chose, et plus encore maintenant que l’auteur n’était plus là pour se défendre. Que des vers de terre malveillants pussent se complaire à rendre plus sordide encore le versant sombre de sa vie me mettait en rage. Ils s’abattaient sur Poe, telles des mouches affamées, ressassant les circonstances de sa mort. Dans leur logique, le lieu même où avait été retrouvé le poète dans l’état que l’on sait était un symbole suprême qui apportait la preuve ultime de sa vie dissolue. Sa triste et lamentable fin leur servait d’argument pour noircir son existence et disqualifier une œuvre littéraire placée sous le signe de la morbidité. Représentez-vous la fin misérable qui fut la sienne! se lamentait un journal. Sa fin misérable! En laissant de côté son génie sans précédent? Sa maitrise littéraire? Son talent pour raviver la flamme de la vie chez ses lecteurs dans leurs moments de plus grande dépression? Représentez-vous son corps inanimé, expédié à coups de pied dans le caniveau; imaginez le front glacé du cadavre sur lequel pleuvent les coups! Rendez-vous sur sa tombe à Baltimore, conseillait le même journal, et que l’atmosphère qui règne autour fasse écho à la terrible mise en garde que la vie de cet homme lance à la nôtre. » (2009 : 28-29) Convocation d’un discours critique : Le discours critique qui est convoqué ici est en quelque sorte « l’ennemi », c’est en fait tous les discours sur Poe que l’on retrouve dans les journaux qui paraissent après sa mort et que Quentin rassemble petit à petit pour monter une sorte de « dossier » permettant de mieux élucider le mystère de sa mort. En voici un exemple : « [Dans les journaux sensationnalistes :] Sa vie y était décrite comme un lamentable fiasco. Lui reconnaissant de l’esprit, on lui reprochait d’autant plus d’avoir gaspillé ses talents. On se plaisait à relever combien ses poèmes fantastiques débordant d’émotion ou ses récits étranges portaient la tache fatale de sa vie misérable, vie d’ivrogne couronnée par une mort d’ivrogne. Pour finir, il n’était rien de moins que la honte faite homme, une canaille dont les œuvres sapaient la morale, un individu que peu de gens regretteraient et qui fort heureusement tomberait bientôt dans l’oubli, osait même déclarer un journal de New York. Jugez-en par vous-mêmes : “Edgar Allan Poe est mort. On ignore dans quelles circonstances. On sait seulement que sa mort, subite, s’est produite à Baltimore, ce qui invite à penser qu’il revenait de New York. Si cette nouvelle surprend bien des gens, il y a fort à parier que peu d’entre eux en seront affectés.” Découvrir au fil des articles la hargne mise à le désacraliser m’était insupportable. J’aurais voulu détourner les yeux de ces critiques mais la soif de connaître la moindre ligne écrite sur lui, aussi injuste fut-elle, me poussait malgré moi à les lire jusqu’au bout. » (2009 : 31) La cabale journaliste contre Poe continue longtemps après sa mort (alors que Clark est en France, tentant en vain de convaincre Duponte de venir en Amérique avec lui résoudre le mystère de la mort de Poe) : « […] [J]e continuais à rassembler des articles sur la mort de Poe […]. D’une manière générale, les jugements étaient pires encore qu’au moment de mon départ. Les moralistes le citaient comme l’exemple type de ces hommes de génie que d’aucuns avaient eu jadis la faiblesse de célébrer après leur mort malgré leur “vie dissolue”. Un nouveau coup bas fut porté par un écrivaillon pitoyable du nom de Rufus Griswold qui s’empressa de tirer trois sous de ce sentiment général en publiant une biographie de Poe débordant [sic] de haine et truffée de calomnies. La réputation du poète fut entièrement recouverte de boue. » (2009 : 114) ==== II- LES STRATÉGIES DIÉGÉTIQUES ==== Identifier le « dispositif structurant » (s’agit-il d’une biographie imaginaire d’un écrivain réel, d’un texte mettant en scène un écrivain réel dans une fiction ou d’un texte mettant en scène un écrivain fictif?) et les répercussions du choix du « genre » sur la façon de traiter le rapport vie-œuvre. Il s’agit d’une biographie imaginaire d’un écrivain réel, mais Poe n’est que très rarement mis en scène puisque tout se passe après sa mort, mort entourée d’un mystère qu’il s’agit d’élucider. Ce qui est discuté, ce sont les éléments de la vie de Poe qui permettent de reconstituer la trame de ce dernier épisode. Ainsi, Poe n’est absolument pas « fictionnalisé », mais toute la trame narrative est entièrement fictive et la presque totalité des personnages sont fictifs. Ce dispositif est d’autant plus intéressant qu’il s’agit ici d’un roman policier et que, si l’on considère le fait que Poe est « l’inventeur » du genre, les références à sa vie et à son œuvre ne sont pas qu’au niveau de l’histoire mais aussi au niveau de la forme choisie pour raconter sa vie. Par ailleurs, le choix d’utiliser des personnages inspirés de l’œuvre de Poe rend le tout encore plus ludique. La mort de Poe est donc l’élément capital autour duquel tourne tout le récit. Et, de fait, la biographie de Poe est très peu présente, tout tournant autour du personnage principal qui est aussi le narrateur. Le fait qu’il s’agisse d’un roman policier construit dans les règles les plus strictes de cet art met à l’avant plan la résolution du mystère, tant de la mort de Poe que sur celle de l’identité du véritable Dupin. Cependant, le roman est aussi habilement construit autour de la complexité des rapports vie/œuvre, mais aussi du lien ténu entre vérité et fiction et surtout de la « quête du biographe », mue d’abord par une soif absolue de vérité et de justice qui sera tempérée peu à peu par les nombreux obstacles auxquels il devra faire face. Clark ira même jusqu’à déclarer, à la toute fin de ses mésaventures : « Que l’opinion publique aille au diable! » (2009 : 433) Pour comprendre ce revirement, il faut suivre la longue quête du personnage, toute pleine de rebondissements extérieurs (enlèvements, accusations, poursuites armées, etc.), mais appuyée également par un cheminement intérieur. Il s’expliquera par exemple sur son obstination à faire la lumière sur la mort de Poe pour mieux redonner à sa vie (et par extension à son œuvre) le respect qu’ils méritent : « J’avais toujours pris comme une vexation personnelle que certaines œuvres de Poe, nouvelles ou poèmes, atteignissent une grande renommée tout en éclipsant leur auteur, le privant de toute célébrité. Que de gens n’avais-je pas rencontré capables de réciter fièrement et d’une seule traite Le Corbeau ou des parodies populaires de ce poème comme La Dinde, par exemple, mais incapables de citer le nom de celui qui l’avait composé? Les lecteurs qui appréciaient l’œuvre de Poe lui refusaient leur admiration. À croire que l’œuvre avait absorbé l’auteur. » (2009 : 66, je souligne) « Poe m’a libéré de l’idée que la vie devait obligatoirement suivre un chemin prédéterminé. Il était l’Amérique; il possédait une indépendance d’esprit qui échappait à tout contrôle, alors qu’il eût pu tirer profit d’exercer lui-même un certain contrôle. D’une façon ou d’une autre, la vérité qu’il y a chez lui m’est très proche. Elle compte infiniment pour moi. » (2009 : 301) Mise en scène de l’écrivain : comment est-il mis en scène en tant qu’écrivain (par exemple : le voit-on en train d’écrire?) L’écrivain n’est pas mis en scène; c’est bien plutôt « le lecteur » de Poe qui l’est. À ce sujet, un des personnages secondaires, Benson (un des responsables des Fils de la Tempérance de Richmond, association à laquelle Poe s’était jointe un mois avant sa mort), représente une sorte de double de Clark, car il est le premier à avoir voulu rétablir la réputation de Poe, à avoir été happé par la même folie que Clark. Il dira, à propos de l’œuvre de Poe : « Quand vous commencez à lire Poe, il est difficile… Non! Impossible, de ne pas être touché malgré soi. Le lecteur, homme ou femme, qui lit trop de ses œuvres, s’imaginera lui-même plongé au beau milieu de l’une de ses créations étonnantes et confondantes. Pour ma part, quand je suis venu à Baltimore, Poe s’était gravé dans les moindres replis de mon esprit, dans chacune de mes pensées. Je ne pouvais lire que les mots passés par sa plume. Sa voix résonnait dans la moindre de mes paroles au point que je risquais de perdre tout discours personnel, toute intelligences propre. Je baignais dans ses rêves à lui et dans ce que je croyais être son âme. Cela suffit pour écraser un homme enclin à se laisser prendre au piège du voyage. Il n’existe qu’un seul remède à cela : cesser complètement de le lire. Ce que j’ai fait pendant toute une période en le bannissant de ma mémoire. Mais peut-être n’y suis-je pas totalement parvenu. » (2009 : 263-264) Benson, qui fut envoyé pour vérifier les détails de la mort de Poe pour attester qu’il n’avait pas manqué au serment fait à sa société de tempérance, en viendra, tout comme Clark, à négliger ses propres affaires, mais se reprendra bien avant ce dernier. Il lui sert d’ailleurs un avertissement lors de leur rencontre : « Monsieur Clark, le plus grand danger dans la vie, c’est d’oublier de s’occuper de ses propres affaires. Vous devez apprendre à faire passer vos intérêts avant tout. Si embrasser la cause d’autrui, et je n’exclus pas les causes charitables, vous empêche d’atteindre votre propre bonheur, vous vous retrouverez Gros-Jean comme devant. Vous n’empêcherez pas la masse de voir en Poe soit un martyr, soit un pécheur, selon ses goûts […]. D’ailleurs, peut-être qu’en fin de compte nous ne nous soucions pas tellement de ce qui a pu lui arriver. Nous l’avons imaginé mort parce que cela nous arrangeait alors que, d’une certaine façon, il vit toujours. Il fera constamment l’objet de spéculations. Vous parviendriez d’une façon ou d’une autre à établir la vérité que les gens la nieraient et se passionneraient pour la dernière théorie avancée. Nous ne pouvons pas sacrifier nos vies sur l’autel des erreurs commises par cet écrivain. - Vous n’en êtes quand même pas venu à croire que Poe avait creusé sa tombe lui-même, par amour du vice, comme ces représentants de la tempérance qui vous ont combattu le prétendent? - Nullement […]. Mais s’il avait été plus prudent, s’il avait appliqué son intelligence supérieure à répondre aux questions du monde plutôt qu’aux siennes, peut-être que rien de tout cela ne se serait produit et que nous ne serions pas maintenant en train de traîner au pied le boulet qui l’entravait. » (2009 : 265, je souligne) Si Clark n’écoute pas les conseils que lui donnent Benson, il finira toutefois, au terme de diverses péripéties, par en venir au constat douloureux que c’est peut-être simplement son égoïsme qui est à l’origine de tout : « Peut-être ai-je accompli tout ce que j’ai fait, non pas pour donner à l’œuvre de Poe la place qu’elle mérite et pour ce qu’elle peut apporter au monde, mais tout simplement pour ce qu’elle m’apportait à moi. Finalement, peut-être n’est-ce qu’une vue de mon esprit. » (2009 : 323-324) Mise en scène de l’œuvre : l’œuvre est-elle convoquée? Si oui, sert-elle de support à l’ « explication » de la vie? L’œuvre est souvent convoquée. C’est même elle qui, tout d’abord, lancera Quentin sur une piste. D’abord, il commence à admirer l’œuvre de Poe grâce au génie de la nouvelle « Double assassinat dans la rue Morgue », nouvelle qui met en scène le fameux détective C. Auguste Dupin. Tôt dans le récit, il en fait le compte rendu et en donne une appréciation et on peut aisément voir là comme une mise en abyme : « Sous la plume d’un écrivain ordinaire, les détails paraîtraient artificiellement gonflés et ridicules. Mais l’auteur, par un enchaînement de déductions irréfutables, élimine toutes les incohérences les unes après les autres, cela au moment précis où le lecteur incrédule s’apprêtait à décrocher. Poe sait aiguiser jusqu’à l’extrême la curiosité du lecteur pour tout ce qui relève du possible et, par là même, suscite son intérêt. De toutes ses histoires extraordinaires, ce sont celles où Dupin applique sa méthode de ratiocination qui ont la faveur du public. Pour de mauvaises raisons, à mon avis, car leur valeur se situe à un niveau autrement plus élevé que celui auquel les appréhende le lecteur “spectateur”, c’est-à-dire la résolution d’une énigme réputée insoluble. Je n’ai pour but ultime que la seule vérité, déclare en effet Dupin à son assistant. En plaçant ces mots dans la bouche de son personnage, Poe nous fait comprendre qu’il poursuit lui aussi ce même et unique objectif : révéler la vérité. C’est cela, je le crois, qui effraie et trouble de si nombreux lecteurs. Car, en vérité, le mystère au cœur de l’intrigue n’est pas tant l’énigme que l’intelligence aspire à percer que l’esprit même de l’homme, mystère authentique et éternel. » (2009 : 22-23) Ce passage peut en effet être lu comme une mise en abyme dans la mesure où il s’agit non seulement d’une mise en valeur de la méthode d’écriture de Poe, mais aussi celle que va utiliser le romancier dans son livre. Oui, ce qui l’intéresse « c’est la vérité », mais le véritable mystère du roman L’ombre d’Edgar Poe n’est pas tant celle de la résolution du mystère de la mort de Poe que celle du génie de Duponte… L’œuvre est aussi convoquée pour expliquer certains éléments de la vie, mais surtout pour signifier, en quelque sorte, la complexité de l’entreprise consistant à révéler la « vérité » sur Poe. Lorsque Clark découvre que Neilson Poe (son cousin qui lui donnait l’impression d’être hostile à l’écrivain) est en fait un des plus fervents admirateurs de Poe, celui-ci lui déclare : « Il m’est apparu […] qu’Edgar cherchait à se représenter lui-même dans ses œuvres, qu’elles transmettaient mieux son être intime que tout le reste : son apparence ou son caractère, une lettre écrite dans un élan de colère, ou un commentaire lâché devant une connaissance dans un moment d’agacement. Avec son art, il ne visait pas à emporter l’adhésion de tous ou à promouvoir un principe ou un sens moral. En fait, cet art était la forme que prenait son être intime, c’était sa façon à lui d’exister, la vraie. » (2009 : 341) […] « [C]’est mieux de chercher à le connaître à travers son œuvre. Il possédait un génie si rare, si difficile à promouvoir dans ce monde où les journalistes sont rois, qu’il ne pouvait s’empêcher de croire que tout le monde était ligué contre lui et que même ses amis et sa famille ne pouvaient que devenir ses ennemis, pour peu qu’on leur en laissât le temps. Cette vision du monde, anxieuse et effrayée, résultait de la cruauté du public à l’égard des expériences littéraires […]. Sa vie a été une suite d’expériences tournant autour de ce qui était sa propre nature […] et cela l’a conduit, loin des préoccupations de notre monde, à ne s’intéresser qu’à la perfection littéraire. On ne peut pas connaître Edgar Poe en tant qu’homme, mais on peut le connaître en tant que génie. C’est pourquoi il ne pouvait être lu et compris qu’une fois qu’il n’était plus. Par moi, par vous et, maintenant peut-être, par le monde. » (2009 : 342) De même, Duponte explique à Clark : « Pour comprendre Poe, il faut lire ses histoires, ses poèmes. On y découvrira tout ce que sa pensée recèle d’extraordinaire et de singulier, c’est-à-dire des choses qu’on ne retrouvera nulle part, une tournure d’esprit à nulle autre pareille. Toutefois, pour comprendre les étapes qui l’ont conduit à la mort, il faut accepter ce qu’il y a d’ordinaire en lui, chez les autres et dans le monde qui l’entoure, et admettre que c’est cela, pris tout ensemble, qui se catapulte pour former son génie. C’est là que vous trouverez les réponses. » (2009 : 429) Retrouve-t-on des échos thématiques ou stylistiques de l’œuvre de l’écrivain dans la biographie? De prime abord (et parce que je n’ai pas lu depuis très longtemps l’œuvre de Poe), je ne crois pas qu’il y ait des échos thématiques ou stylistiques particuliers, le roman, bien que plutôt bien écrit, répond à une forme de narration plutôt conventionnelle, au service d’une histoire bien plus que d’une prose. Je retiens donc ici tout ce qui touche à l’histoire des deux Dupin, élément central. En premier lieu, Quentin Clark voit dans le « vrai » Dupin sa seule chance de laver l’honneur de Poe : « […] [S]i ce monsieur existe, s’il existe vraiment un homme à l’esprit aussi extraordinaire que C. Auguste Dupin, alors je vais pouvoir tenir ma promesse et laver le nom de Poe. L’arracher à une éternité d’injustice. À chaque page, il m’indique comment agir. » (2009 : 74) Pour le retrouver, il établira une longue liste de « Dupin » potentiels, écrira à nombre d’entre eux avant d’arrêter son choix sur Auguste Duponte, un détective qui vit désormais reclus. Lorsqu’il le rencontre à Paris, celui-ci lui dit qu’il n’est pas l’homme qui a servi de modèle à Poe. Devant l’acharnement de Clark, il en vient à lui déclarer : « Je vous ai déjà expliqué, monsieur, que je ne m’adonnais pas aux actes de bravoure que vous semblez imaginer. Visiblement, vous refusez de comprendre cette chose pourtant toute simple. Vous vous acharnez à confondre votre littérature avec ma vie. » (2009 : 112) Plus tard, un autre personnage, le baron Claude Dupin, clamera être le véritable inspirateur et réclamera la récompense proposée par Clark. Mais ce dernier ne démordra jamais de l’idée que c’est Duponte le « vrai » et le ramènera avec lui à Baltimore, cependant que Dupin fera lui aussi le voyage à ses frais, en compagnie de ses acolytes plus ou moins recommandables – au grand dam de Clark. Au fil des événements, toutefois, Clark commencera à douter de l’identité du véritable Dupin, allant jusqu’à croire que le baron Dupin pourrait bel et bien être l’inspirateur du célèbre personnage : « À coup sûr, cette joyeuse canaille qui philosophait, qui combinait les stratagèmes, qui m’avait fait frémir et qui m’avait empoisonné la vie n’aurait pas déplu à Edgar Poe. » (2009 : 254) Mais il reviendra vite à ses premières positions. Par contre, le baron Dupin, plus pragmatique, voit les choses d’un autre œil : « Seul Edgar A. Poe pourrait dire qui servit de modèle au personnage de Dupin et il n’est plus là pour le faire. Comment résoudre un mystère quand la solution paraît introuvable? Le vrai Dupin est celui qui saura convaincre le monde qu’il l’est. Et il le restera. » (2009 : 283) Cependant, en fin de parcours, Clark aura une véritable révélation; aucun homme n’a servi de modèle à Dupin. Le narrateur explique : « Aujourd’hui encore, il me semble presque entendre Poe rire sous cape en songeant à un autre mystère de ce vrai mystère si habilement caché dans ce conte. Parce qu’en réalité, Poe avait construit son texte comme une allégorie sur l’état des lieux de la littérature française, les références à Georges Sand (alias Dupin), Lamartine, Musset et Dumas étaient les plus évidentes dans ce tissu d’allusions fines et discrètes. S’il en était ainsi, et j’étais certain de ne pas me tromper, il en découlait que Poe ne s’était jamais inspiré d’un enquêteur de chair et d’os pour créer son héros. Pas plus Auguste Duponte que le baron Claude Dupin ne lui avait servi de modèle. Il avait exclusivement eu recours à son intellect et à ses idées concernant diverses personnalités littéraires. Pour me convaincre du bien-fondé de cette révélation, j’eus l’audace de me rendre dans une librairie où je pillai quantité de livres. Je découvris non seulement que mon souvenir du vrai nom de Georges Sand était exact, mais aussi qu’elle avait eu un petit frère, mort à un âge tendre, qui s’appelait… Oui, vous l’avez déjà deviné! Auguste Dupin. Auguste Dupin. Poe le savait-il? Si oui, quel message avait-il voulu nous transmettre? » (2009 : 348) La vie vient-elle expliquer l’œuvre ou, inversement, l’œuvre vient-elle expliquer la vie? ==== III- LES MODÈLES EXPLICATIFS ==== Le biographe fait-il le choix d’un modèle explicatif (sociologie, psychanalyse, histoire) qui permet de réactualiser le rapport entre vie et œuvre, de l’observer sous un certain angle et, dans une certaine mesure, de poser la question des déterminations (ex : telle œuvre n’aurait pu avoir lieu que dans tel contexte social, historique, psychique, etc.)? Ne s’applique pas ici. ==== IV- LES DÉTERMINATIONS ÉTHIQUES ==== Observe-t-on une volonté de réhabilitation, de valorisation et/ou de démythification du biographé mis en scène et/ou de son œuvre? Si oui, sur quelles bases (engagement politique, moralité douteuse, ambition démesurée, etc.) dresse-t-on la vie contre l’œuvre ou inversement (l’un justifiant, condamnant ou sauvant l’autre)? Cette question est complexe, si l’on considère que Poe, qui fut d’abord trainé dans la boue, a aujourd’hui une notoriété certaine. Ainsi, la réhabilitation ne se fait qu’au niveau diégétique, dans la trame même de l’œuvre, mais est aussi au cœur de celle-ci, sert non seulement de support à l’histoire mais de motivation première au personnage principal et à ceux qu’il entraînera dans sa suite. Chacun, en effet, selon différents motifs, a sa stratégie pour réhabiliter la vie et l’œuvre de Poe. Le baron Dupin, par exemple, qui cherche à se refaire une réputation et une fortune sur le dos de cette tragédie, aura comme stratégie de réveiller la compassion dans le cœur des gens, de faire de Poe une victime, ce qui contribue à éveiller la curiosité populaire autour de l’homme et de l’œuvre. Il s’explique à Clark : « Plus nous serons nombreux à réclamer justice, plus les gens s’emploieront à faire qu’elle s’exprime. La règle d’or […] ne consiste pas à parler au public de choses qui le concernent, mais à le convaincre que vous vous préoccupez de causes qui suscitent son intérêt et enflamment son cœur. C’est ce que j’ai fait avec Poe. Vous constaterez qu’à présent, les journaux veulent en savoir davantage sur lui. Les libraires réclament de nouvelles éditions. D’ici peu, Poe trônera sur les étagères de toutes les bibliothèques familiales, il sera lu par les personnes âgées et les plus jeunes le chériront comme une bible. » (2009 : 164-165) Mais le baron cherche bel et bien la gloire à travers cet événement (faisant de ce personnage coloré mais caricatural un homme qui ne manque pas d’une belle ironie!) : « Ce mystère deviendra la plus grande énigme littéraire de notre temps et c’est à moi qu’il appartiendra de la résoudre. Je me suis lancé dans la rédaction de mes mémoires, juste pour me faire une idée. J’ai déjà le titre : “Mémoires du baron Claude Dupin, qui rendit justice au nom d’Edgar A. Poe et fut le modèle authentique du personnage C. Auguste Dupin dans Les Meurtres de la rue Morgue [sic].” Un homme aussi friand de littérature que je le suis se doit de s’intéresser à tout ce qui se rapporte de près ou de loin au sujet qui nous occupe. » (2009 : 166) D’ailleurs, son interprétation sera relativement farfelue, bien que spectaculaire. Il n’aura jamais l’occasion de la présenter, puisqu’il sera assassiné avant. Cependant, Clark, emprisonné et devant subir un procès, décide de l’utiliser pour expliquer son comportement et assurer sa défense : « Je compris aussitôt que c’était la bonne solution. En effet, plus j’avançais dans la lecture du texte gribouillé dans mon calepin, plus l’histoire du baron me semblait plausible, pour ne pas dire probable! Je savais, pour ma part, qu’on ne pouvait pas lui accorder de crédit, qu’elle avait été utilisée et modelée en vue de satisfaire l’auditoire, mais je savais aussi qu’aujourd’hui, elle serait crue. Le récit qui va suivre sera donc la pure vérité. J’allais inventer une fiction, empiler fables et mensonges et, pourtant je serais cru. Je retrouverais crédibilité et respect, comme mon père l’eut souhaité. » (2009 : 282, souligné dans le texte) Mais il ne la produira jamais, interrompu par l’arrivée inopinée de Duponte… Celui-ci présente ses explications (moins farfelues que celles de Dupin), mais prendra soin de servir cet avertissement en ce qui concerne les explications fournies par Dupin et la postérité qu’elles auront (même si Clark prend bien soin de les détruire) : « Naturellement qu’il se trouvera des gens pour approfondir la question, et ils seront nombreux. Des bataillons. Des centaines d’investigateurs. Cela prendra peut-être un peu de temps mais, avec les années, les conclusions du baron ressurgiront. Et bien d’autres encore, tout aussi indignes par leur façon erronée d’appréhender le sujet que séduisantes par leur vraisemblance. Ces théories ne cesseront de fleurir lorsque le souvenir de Poe se sera totalement effacé. » (2009 : 404) Autres commentaires : La thèse défendue par Auguste Duponte? (2009 : 403-431) Lecteur/lectrice : Manon Auger