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Sylvia Plath, Ted Hughes et Assia Wevill par Claude Pujade-Renaud

INFORMATIONS PARATEXTUELLES

Auteur : Claude Pujade-Renaud Titre : Les femmes du braconnier Lieu : Arles Édition : Actes Sud Année : 2010 Pages : 357 Cote : BNQ Pujade-Renaud P979

Biographé : Sylvia Plath, Ted Hughes, Assia Wevill, David Wevill Pays du biographe : France Pays du biographé : États-Unis, Angleterre, Allemagne, Canada.

Désignation générique : roman Quatrième de couverture : résumé de l’histoire. « C’est en 1956, à Cambridge, que Sylvia Plath fait la connaissance du jeune Ted Hughes, poète prometteur, homme d’une force et d’une séduction puissantes. Très vite, les deux écrivains entament une vie conjugale où vont se mêler création, passion, voyages, enfantements. Mais l’ardente Sylvia semble peu à peu reprise par sa part nocturne, alors que le « braconnier » Ted dévore la vie et apprivoise le monde sauvage qu’il affectionne et porte en lui. Bientôt ses amours avec la poétesse Assia Wevill vont sonner le glas d’un des couples les plus séduisants de la littérature et, aux yeux de bien des commentateurs, l’histoire s’achève avec le suicide de l’infortunée Sylvia. Attentive à la rémanence des faits et des comportements, Claude Pujade-Renaud porte sur ce triangle amoureux un tout autre regard. Réinventant les voix multiples des témoins – parents et amis, médecins, proches ou simples voisins –, elle nous invite à traverser les apparences, à découvrir les déchirements si mimétiques des deux jeunes femmes, à déchiffrer la fascination réciproque et morbide qu’elles entretiennent, partageant à Londres ou à Court Green la tumultueuse existence du poète. L’ombre portée des œuvres, mais aussi les séquelles de leur propre histoire familiale – deuils, exils, Holocauste, dont elles portent les stigmates – , donnent aux destins en miroir des « femmes du braconnier » un relief aux strates nombreuses, dont Claude Pujade-Renaud excelle à lire et révéler la géologie intime. »

Préface : Aucune

Autres informations : Dans les « remerciements », l’auteure réitère qu’il s’agit d’un roman « quels que soient les emprunts faits aux auteurs cités précédemment et, plus encore, aux écrivains protagonistes de cette histoire, à leurs poèmes, journaux, correspondances, nouvelles, romans ». Elle ajoute : « Je me permets d’emprunter à William T. Vollmann sa formulation : “Je présente mes excuses pour toute offense faite aux vivants” (Central Europe, Actes Sud, 2007, p. 853) et, ajouterai-je, pour toute offense à l’égard des morts. » (2010 : 351)

Textes critiques sur l’œuvre et/ou l’auteur :

SYNOPSIS

Résumé ou structure de l’œuvre : Le roman commence par la rencontre de Ted et Sylvia, à Cambridge (Angleterre), en février 1956. Il couvre toutefois (par retours en arrière) de larges pans de l’histoire de Plath, relatant par exemple l’histoire du père, mort alors que Sylvia avait huit ans (deuil dont elle ne se remettra jamais). Bien qu’il se focalise essentiellement sur l’histoire de Sylvia, il tente de relater l’ensemble de la relation (ses tenants et aboutissants) qu’elle a eu avec Ted Hughes, incluant la part importante qui a prise la maîtresse de ce dernier, Assia Wevill. Il ne se termine donc pas avec le suicide de Sylvia en février 1963, mais raconte la suite du drame; comment Ted assure la succession littéraire des œuvres de Sylvia, comment il se charge des enfants, emmenant même Assia et leur fille vivre à Court Green (la maison qu’il avait acheté avec Sylvia) avec ses premiers enfants; puis, le meurtre de Shura (la fille de Ted et Assia) par sa mère suivi de son suicide fait exactement de la même manière que Sylvia (par le gaz du four). Il se termine en 2009, alors que David Wevill (poète et troisième mari d’Assia cocufié par Ted), toujours vivant, lit Birthday Letters de Ted Hughes (recueil de lettres-poèmes adressées à Sylvia), à la suite de l’annonce du suicide de Nicholas Hughes (fils de Ted et Sylvia) à l’âge de 47 ans.

Topoï : la création, l’animalité, la sexualité, la mort, le suicide, les relations aux parents.

Rapports auteur-narrateur-personnage : Le roman est composé de très nombreux et très courts chapitres sous-titrés et bien souvent datés. Chacun focalise sur un personnage qui donne sa version des faits, et pas seulement les personnages principaux, mais tous ceux qui gravitent autour : la mère et le frère de Sylvia, la voisine et infirmière dans le Devon, les médecins, les amis, etc. – et des animaux à certaines occasions. La multiplication des points de vue donne ainsi beaucoup de relief à l’histoire et permet, en quelque sorte, de ne pas prendre position, de ne pas condamner Ted et Assia, par exemple, pour le suicide de Sylvia. Mais cette dernière représente véritablement l’héroïne du roman, dans la mesure où c’est elle qui lie tous les personnages et que c’est elle qui suscite malgré tout le plus d’empathie. D’ailleurs, si Ted est présent du début à la fin (et si c’est sur lui que repose tous les pivots du drame, après tout, c’est lui le « braconnier »), il est le seul à ne jamais prendre la parole. Certes, certains chapitres sont davantage centrés sur lui, mais, au contraire de tous les autres, il ne parle pas au « je ». Quant à Assia, même si certains traits de sa personnalité son dessinés, si on nous raconte en partie son passé marqué par Auswitch ainsi que sa vie plutôt difficile, c’est par son rapport complexe à Sylvia qu’elle touche davantage, dans la mesure où elle devient presque littéralement happée par elle après sa mort. J’y reviendrai.

POSTURES DU BIOGRAPHE

Position du biographe et du biographé dans l’institution littéraire et, s’il y a lieu, transfert de capital symbolique : De wikipédia : « Claude Pujade-Renaud a publié son premier roman La Ventriloque en 1978. Depuis, elle est l'auteur de plusieurs romans et recueils de nouvelles, remportant le prix Goncourt des lycéens pour Belle mère (1994), le prix de l'Écrit intime pour Le Sas de l'absence en 1998, le prix de la Fondation Thyde-Monnier de la SGDL en 2001 pour Un si joli petit livre. En 2004 elle a reçu le Grand Prix Poncetton de la Société des gens de lettres, créé en 1970 et attribué à un auteur pour l'ensemble de son œuvre. » Sans être une icône, elle semble être une auteure reconnue. Les figures de Sylvia Plath et de Ted Hughes, quant à elles, constituent un couple mythique dans l’imaginaire littéraire. Dans la mesure où le titre du roman et sa couverture invite à une lecture fictionnelle, je ne serais pas tentée de parler de « transfert de capitale ».

Place de la biographie dans l’œuvre de l’auteur : Ne semble pas occuper une très grande place. À moins que je ne me trompe; première biographie fictive.

Thématisation de la biographie : À quelques reprises, mais par les personnages. J’y reviendrai dans l’analyse. Mais voici deux cas intéressants :

1/ c’est Al Alvarez, ami de Ted et Sylvia, qui est le narrateur, à propos de Birthday Letters, publié neuf mois avant la mort de Ted Hughes : « Il lui était arrivé de se tromper dans les dates, persuadé par exemple d’avoir fait l’amour pour la première fois avec Sylvia, puis avec Assia, un vendredi 13. Ce qui était erroné pour Sylvia, j’ai pu le vérifier lorsque sa correspondance et ses journaux ont été publiés. Tous deux s’étaient antérieurement retrouvés dans un lit lorsque, un vendredi 13 effectivement, ils avaient décidé de vivre ensemble. Eh oui, on se trompe sur les dates lorsqu’on voudrait que tout fasse sens, il n’est pire biographe que de soi-même? Dans Birthday Letters, j’ai repéré une autre confusion […]. Il est rassurant que les principaux intéressés amorcent déjà une fiction sur des événements essentiels de leur existence, préfigurant ainsi les romans à venir. » (2010 : 340-341)

2/ C’est David Weivill, en 2009, qui relit Birthday Letters après l’annonce de la mort du fils de Ted et Sylvia et qui constate comment le couple est devenu une sorte de légende, entre autres grâce à leurs œuvres respectives qui se font échos l’une l’autre, mais aussi à cause du fait que plusieurs biographes, romanciers (etc.) ce sont emparés de cette histoire (Il y a dès lors comme une mise en abyme du livre que nous lisons qui fait exactement ce que David dénonce) : « Même s’il avait de bonnes raisons de lui en vouloir, David estimait que Ted avait choisi la juste voie : les poèmes de Birthday Letters faisaient souvent écho à des nouvelles ou à des poèmes de Sylvia. Un travail de tissage entre les textes, secret, souterrain, durant plus de trente années, un travail de taupe – et pourquoi la taupe ne serait pas orphique? Le langage de l’un répondait au langage de l’autre, l’avivait. De ses descentes dans le monde chtonien, Ted avait au moins rapporté cette résurrection du verbe. Même si, David le savait, écrire est moins pleurer l’autre que pleurer sur soi. Bien entendu, des biographes et des essayistes, des chercheurs et des psychiatres, des cinéastes, des romanciers, des librettistes d’opéra avaient reniflé ces multiples traces et ne s’étaient pas gênés pour flanquer leur sales pattes de prédateur sur cette histoire, Ils l’avaient triturée, interprétée, racontée à leur façon, chaque récit en avait engendré d’autres, contribuant à l’élaboration d’une légende noire et dorée – qui, le plus souvent, se concluait sur le suicide de Sylvia. Une légende qui continuera à proliférer, suppose David. Non, il n’avait pas souhaité voir le film tourné par une réalisatrice néo-zélandaise : aucune actrice ne pouvait détenir la sombre lumière d’Assia, planète morte toujours étincelante dans sa mémoire. » (2010 : 343-344)

Affiliation à une culture d’élection et apports interculturels : Intérêt pour une culture anglo-saxonne?

FIGURES D’ÉCRIVAINS

I- LES SCHÉMAS ARGUMENTATIFS

Convocation d’un discours critique? Présence d’un argumentaire expliquant, justifiant ou contestant les rapports vie-œuvre?

Non.

II- LES STRATÉGIES DIÉGÉTIQUES

Identifier le « dispositif structurant » (s’agit-il d’une biographie imaginaire d’un écrivain réel, d’un texte mettant en scène un écrivain réel dans une fiction ou d’un texte mettant en scène un écrivain fictif?) et les répercussions du choix du « genre » sur la façon de traiter le rapport vie-œuvre.

Biographie imaginaire d’écrivains réels. Les faits semblent assez respectés. La fiction est dans le discours, soit dans la mise en scène des protagonistes, l’accès à leurs pensées, etc. Cela permet de faire de la vie et de l’œuvre une nouvelle œuvre, où les deux s’inspirent.

Mise en scène de l’écrivain : comment est-il mis en scène en tant qu’écrivain (par exemple : le voit-on en train d’écrire?)

Le rapport fondamental de Sylvia à l’écriture est fortement thématisé, voire dramatisé. On la retrouve souvent, soit en train d’en parler, soit en plein processus créatif. Mais son rapport à l’écriture change en cours de route. Au début, elle représente son salut. Par exemple : « Ma terreur : et si le monde se décolorait? Pas la réalité, le monde de l’imaginaire. S’il me lâchait, si je ne parvenais plus à écrire, ce serait l’effondrement. » (2010 : 14) Alors que, peu de temps avant son suicide, elle affirme à Winifred Davies, sa voisine dans le Devon : « Vous savez, j’ai compris depuis peu : écrire ne sert à rien. Je veux dire, ne protège pas contre le désespoir ou la dépression. Je l’ai cru, lorsque j’avais dix-huit ou vingt ans. Plus maintenant. Non, écrire ne guérit de rien… On recoud la plaie au fil des mots. On enfouit le mal sous l’écorce du langage. La plaie se referme, ligneuse. En dessous, ça s’enkyste. Ou ça suppure. » (2010 : 197) Quant au processus créatif, on le retrouve parfois intriqué à la trame narrative, Sylvia présentant et commentant son œuvre en cours, ce qui, à son tour, crée l’œuvre que nous avons entre les mains, comme lorsqu’elle parle de sa pièce Trois femmes : « Labourée par le travail de l’écriture comme je l’avais été par le travail de l’accouchement, je tressais ensemble le bon vieux désir de mort et mon appétit de vivre – d’être véritablement vivante, pas seulement survivante – en donnant naissance. À Nicholas. À ce poème dramatique qu’était Trois femmes. Cette cantate sans musique, je voulais qu’elle dégouline de “maternel”, qu’elle en jute et gicle, tel le lait débordant des seins aspirant à la tétée. La femme “rivière de lait”. À travers ces trois voix, rien de la fadasserie ordinaire sur les relations entre la mère et l’enfant, nulle mignardise style layette rose ou bleue, ah non surtout pas! Dire la violence, et ce qui est en deçà du langage, la fusion et la déchirure, les cris, les balbutiements. Dire le manque et la plénitude et la toute-puissance. Pas encore de dents, et la dévoration cependant. La violence, oui! De la mère sur l’enfant. Et celle qu’il exerce sur la mère. Cette fureur du nouveau-né, ces fureurs bleues, violacées, cet air en colère, tellement fâché, et soudain une béatitude limpide dans laquelle j’aimais me laisser absorber. Et le séisme de l’accouchement, ce miracle cruel avais-je écrit : “Je suis traînée par des chevaux, les sabots de fer.” [dans Trois femmes] Comme si je traquais à nouveau le galop de Sam [Cheval qu’elle monte au début du roman]? Mais je disais aussi l’horreur blanche de la stérilité, la terreur de redevenir “plate”, comme les hommes. Une platitude, une mécanique du côté de la destruction – les hommes provoquant ces millions de cadavres, dans les camps nazies, à Hiroshima… Je ne suis pas certaine que Ted ait apprécié ces Trois femmes. Peut-être s’est-il senti quelque peu exclu. Comme il l’était de l’allaitement? » (2010 : 160-161) Les lieux où elle a écrit son également important, comme son bureau dans la maison du Devon et dans lequel Ted commence à écrire Birthday Letters en hommage à Sylvia : « Revenu d’Hadès underground les mains vides, Orphée n’a plus d’autre issue que de dialoguer, par poèmes interposés, avec la disparue. Une feuille vierge, un titre tout simple : “La table”. Du plat de la main, il la lisse, lentement, longuement, prolonge la caresse sur le poli de l’orme. Warren [frère de Sylvia] et lui avaient beaucoup transpiré lors du ponçage. “Une aire d’atterrissage parfaite pour ton inspiration”, déclare aujourd’hui Ted à Sylvia. Sur cette surface, dans le silence mat de la nuit, dans les hésitations de l’aube, juste avant l’ébriété matinale des mésanges, Sylvia avait composé la quasi-totalité d’Ariel. Du grain du bois au grain du verbe. L’aire d’atterrissage avait été minutieusement décapée, imprégnée de sueur, de tendresse, comme le sont les peaux après l’amour. » (287) La suite raconte l’essentiel du poème « The table ».

Mise en scène de l’œuvre : l’œuvre est-elle convoquée? Si oui, sert-elle de support à l’ « explication » de la vie? Retrouve-t-on des échos thématiques ou stylistiques de l’œuvre de l’écrivain dans la biographie?

L’œuvre est constamment convoquée, spécialement en ce qui concerne Sylvia (il faut dire que son œuvre est assez explicitement autobiographique). La « vie » est, pour les personnages, la base de l’œuvre, sa matrice, celle qui la propulse. Par exemple, dès sa rencontre avec Ted, Sylvia identifie ce dernier comme un « colosse ». Mettant de côté une dissertation sur Racine, elle écrit « le premier jet d’un poème » : « Une panthère s’y promenait, rôdait autour de moi, montait les escaliers en me poursuivant. D’elle j’avais peur et désir. Une bête dévorante : “Pour étancher sa soif, je lui prodigue du sang” – décidément, le sang, je n’en sortais pas… » (2010 : 30) Lorsqu’elle est enceinte de son premier enfant, elle rédige un poème sur « la crevette voyageuse, comme elle la nomme », alors même qu’elle traverse l’Atlantique; ce poème emprunte aux métaphores marines et est composé de « vers de neuf pieds et [de] neuf vers pour chaque strophe : ainsi convient-il de scander les neuf mois d’une grossesse. » (2010 : 113) Encore, lorsque la BBC lui commande une pièce radiophonique, « elle donne la parole à trois femmes dans une maternité » : « L’une accouche d’un garçon. La deuxième perd son enfant avant terme. Deux situations que je connaissais. Tandis que je faisais parler cette deuxième femme, me revint avec force la date du 11 février 1961 : ce jour-là j’avais rédigé un poème sur le “moucheron” à jamais disparu. Même avec mes douze livres de chair fraîche dans les bras, même avec cette bouche baveuse contre ma joue, le “moucheron” envolé l’année dernière s’obstinait à peser, le “moucheron” battait des ailes, il aurait souhaité survivre. La troisième femme était une étudiante de Cambridge qui abandonnait sa petite fille juste après la naissance, et si curieux que cela puisse paraître, moi qui étais en train d’allaiter avec ravissement, je pouvais m’identifier à elle – nulle condamnation de ma part bien sûr. » (2010 : 159-160)

Après la mort de Sylvia, Ted, qui se retrouve en possession de tous ses inédits, détruit le dernier cahier du Journal de Sylvia et un roman inachevé à cause du portrait trop noir que ces textes dressent de lui : « Il termine son whisky, range les poèmes d’Ariel dans leur classeur noir et pour la dernière fois – ainsi en a-t-il décidé – relit le journal rédigé par Sylvia durant les six derniers mois, après leur séparation. Intolérable, tant elles sont corrosives, ces giclées de haine contre lui! Il est impensable que Frieda et Nicholas puissent un jour prendre connaissance de ces pages atroces. Eux ou qui que ce soit d’autre… Ce journal, il l’a dissimulé à Assia. Mais tous deux ont lu le roman inachevé, laissé par Sylvia. D’une ironie mordante sur la vie conjugale et sur l’adultère. Sous des noms bouffons, le couple David et Assia était ridiculisé d’assez méchante manière. Ted s’empare de grands ciseaux de cuisine et commence à taillader. Le journal, le roman. » (2010 : 245) Je l’ai mentionné, l’auteur utilise également le style des poèmes autobiographiques pour composer des pans de romans – dont le Birthday letters de Hughes. Il y a donc de nombreux échos stylistiques et thématiques entre la vie et l’œuvre des deux personnages principaux. De même, plusieurs des poèmes des deux amants se font échos (2010 : 288-289)

La vie vient-elle expliquer l’œuvre ou, inversement, l’œuvre vient-elle expliquer la vie?

Le jeu semble se faire dans les deux sens, mais pas d’une manière conventionnelle. Autant l’œuvre est-elle inspirée par la vie mais transformée et transportée par l’écriture, autant l’œuvre parfois vient donner de la densité à la vie, à ce que vivent les personnages. Par exemple, Margaret (femme du frère de Sylvia) lit La cloche de détresse en revenant de l’enterrement de Sylvia et commente : « […] l’héroïne s’en sort – de la dépression, de l’hôpital psychiatrique –, mais son amie Joan se pend, et je suis stupéfiée par l’évocation de son enterrement : Sylvia décrit le sien, celui-là même auquel j’ai assisté avant-hier, décrit ce cimetière enseveli sous la neige. Fraternelle cette neige, dit-elle, et bientôt le sol se refermera sur cette béance, et les traces seront effacées par d’autres chutes de neige. Mais pas les textes, surtout pas les textes! Une sensation de confusion, de vertige m’envahit – où est la vérité, dans ces pages de fiction, dans la réalité, là-bas à Heptonstall, ce “noir village de pierres tombales”, comme l’avait écrit Ted de façon prémonitoire? – un vertige qui n’est dû ni à la perte d’altitude ni à la dépressurisation, l’avion poursuit sa descente au-dessus de Wellesley, la demeure du suicide, continue par une large courbe au-dessus du rivage, de Winthrop et de ce cimetière où Warren m’a emmenée voir la sépulture de son père, est-ce là, parmi les azalées, qu’il eut fallu l’enterrer, resurgit la phrase que Sylvia romancière prête à la femme psychiatre, après que Joan s’est pendue : “Personne n’est responsable. C’est elle qui l’a fait!” À croire que Sylvia l’avait rédigée, cette phrase, afin de déculpabiliser les siens, mère, frère et mari… Bien sûr, pour le moment, ni Warren ni ma belle-mère ne peuvent entendre cette assertion. Trop tôt, tous deux ne sont pas prêts à refermer leurs blessures. L’avion aborde la piste. Une neige fraternelle relie la Nouvelle-Angleterre au Yorkshire. » (2010 : 237-238) De même, Ted, après la mort de Sylvia : « Un whisky, une pause. Il rumine. Bientôt paraitra son recueil d’histoires pour les moins de sept ans, incluant le chat violoneux et bien d’autres bêtes. Il a rédigé la dédicace : “Pour Frieda et Nicholas.” En ce début d’année, chaque parent aura dédié un livre aux enfants. Deux livres. Plus qu’un seul parent. Il se reverse du whisky. La chair meurtrie d’Assia, là, juste au-dessus [fausse couche]. Le cadavre de Sylvia se décomposant lentement dans le Yorkshire. Comment parvenir à concilier ces deux corps? Effondré dans un fauteuil, il revoit les obsèques à Heptonstall – “noir village de pierres tombales” –, le gel, le silence, la famille pétrifiée. “Un hiver de draps blancs”, disait Sylvia dans sa cantate à trois voix sur la naissance, la maternité, la mort. Cet hiver-là semblait être sorti tout frais tout propre de ce texte, tel un drap qu’on aurait déplié, pour venir langer son cercueil et sa tombe. » (2010 : 245)

III- LES MODÈLES EXPLICATIFS

Le biographe fait-il le choix d’un modèle explicatif (sociologie, psychanalyse, histoire) qui permet de réactualiser le rapport entre vie et œuvre, de l’observer sous un certain angle et, dans une certaine mesure, de poser la question des déterminations (ex : telle œuvre n’aurait pu avoir lieu que dans tel contexte social, historique, psychique, etc.)?

La psychanalyse occupe ici une place importante, bien que toujours sous-jacente. On connait le complexe Électrien non réglé de Sylvia, sa façon d’idolâtrer son père au-delà de la mort (plusieurs commentaires de sa mère à ce sujet). C’est toutefois dans sa poésie qu’elle règlera ses comptes avec ses parents, et ce, peu de temps avant son suicide… : « La mort et sa lueur de phosphore. Elle n’avait cessé de m’habiter, la pure, la fidèle. Dans un long poème intitulé “Daddy”, j’ai exécuté mon très cher père. Je le traitais de fasciste. Mieux, de nazi! J’évoquais convois et camps, panzer et svastika. Moi la très jeune victime du père bourreau, ce salaud qui avait brisé mon cœur d’enfant! Mes décorations sur les meubles et les linteaux, ces cœurs écarlates qui auraient pu être tracés par le pinceau naïf d’une fillette de huit ans, personne n’avait deviné qu’ils représentaient le cœur de cette enfant trahie par son père à cet âge-là. On les estimait mignons – ou ridicules – et personne, non personne, n’avait vu qu’ils saignaient! Ni ma mère, ni Ted. Ni les hôtes de passage. […] Eh bien, quand ils liraient “Daddy”, ils comprendraient, j’espère! Papa le lâcheur, Otto et son ridicule prénom palindrome! Alternaient accès de fièvre, violents, et accès poétiques, non moins violents. Liquider papa. Liquider maman : ce poème-là s’appelait “Méduse”. Non, je ne me laisserais pas culpabiliser… Ce n’était pas ma faute si le terme aurelia – ou aurela je ne sais plus au juste – désigne une espèce de méduse. Aureliane la végétale, la tentaculaire. M’en dépêtrer. Et en finir avec la petite princesse de l’enfance. Adulée par son père. Protégée, une fois devenue grande, par sa mère. Retrouver la reine en moi, la reine de ma ruche. Et puisque ma ruche ressemblait à un petit cercueil, pourquoi pas également la reine de la mort? » (2010 : 200-201) [Note : elle dit avoir réglé en partie le cas de sa mère dans La Cloche de détresse, mais pas totalement, p.202] La réaction de la mère, lorsque le recueil Ariel sera publié posthume par les soins de Ted : « Ariel : un diamant. Dense et noir. Je ramasse de plein fouet les deux poèmes intitulés “Daddy” et “Méduse”. Ils me cinglent. Le père nazi. La mère collante. Pis même gluante. Ce père qu’elle traite de fumier. Cette mère à laquelle elle déclare en substance : je ne t’avais pas sonnée, convoquée, mais il a fallu que tu traverses l’océan pour revenir plaquer sur moi tes ventouses, m’entortiller dans tes tentacules, m’étouffer… Sylvia était pourtant bien contente que je vienne garder Frieda tandis que Ted et elle s’offraient des vacances en France! Une fois de plus, je constate combien l’écrit ravage les proches. Tente de les détruire, faute de n’avoir pu l’accomplir “pour de vrai”? Déjà, avec La Cloche de détresse, je l’avais si violemment éprouvé. J’admire les textes de ma fille, et ils m’insupportent, me déchirent. / Mon fils et ma belle-fille ont pris connaissance de ce recueil. Pas aussi atteints que moi, bien sûr. Maman, essaie de comprendre, me répète Warren, il ne s’agit pas du père et de la mère réels mais de figures paternelles et maternelles, quasi mythiques. J’ai compris j’ai compris, je ne suis pas idiote! Mollement j’opine – les mythes ont bon dos – et j’ai toujours aussi mal. Ces poèmes me rendront célèbres, m’avait écrit Sylvia peu avant sa mort. C’est ce qui est en train d’advenir. À quel prix… » (2010 : 269-270) Il est certain, en tout cas, que Ted Hughes n’aura pas réussi à remplacer cette figure paternelle si chère, même si pendant quelques années Sylvia est comblée par cette relation. Car Ted se révèle en effet être cette bête, ce « chasseur animal » et « chasseur humain » qui attire et angoisse tout à la fois Sylvia (2010 : 31). Si elle souhaite tout d’abord que ce soit par la poésie qu’ils se rejoignent (2010 : 32), elle en vient à trouver, lorsqu’ils vivent à Boston, que « ce compagnonnage d’écriture […] pouvait devenir carcéral » : « Pour créer, il me fallait me dégager de l’emprise de Ted, échapper à sa rigueur quasi fanatique. » (2010 : 93)

Cependant, Ted n’est pas présenté ici comme un « empêcheur » de la création de Sylvia; malgré tout, il demeure un mari attentif qui lui accordera le temps nécessaire pour qu’elle puisse écrire en dépit de son rôle d’épouse et de mère. En fait, il est surtout celui à qui a échu une tâche impossible à accomplir, soit celle de sauver Sylvia de ses propres démons. Notons aussi que Sylvia compose la plus belle part de son œuvre soit quant elle est enceinte, soit quand elle est abandonnée par Ted. Ces événements majeurs, bouleversants, la mettent dans des états psychologiques particuliers qui permettent la création.

Après la mort de Sylvia, Ted « continue de vouloir se justifier. Ce qui a détruit leur couple, affirme-t-il, ce fut cette volonté farouche de tout sacrifier à la poésie. Dame Poésie? Dame la Mort? Il lui arrive également d’attribuer un rôle néfaste à la psychothérapie […] » (2010 : 315) Autrement dit, l’œuvre pourrait bien avoir détruit la vie, tout autant que les traitements d’électrochocs subis par Sylvia après sa première tentative de suicide… D’autres personnages (le frère de Sylvia et sa conjointe) diront : « – Meurtrière, l’écriture. – Ou suicidaire? – L’hécatombe, de toute façon… On trinque? » (2010 : 339)

Quant à Assia, elle a passe une partie de sa vie derrière Sylvia, si on peut dire, d’abord en louant avec son mari David l’appartement des Hughes à Londres, puis en vivant elle aussi « piégée » par son amour pour Ted qui le fait le suivre dans son deuil de Sylvia. Dans un passage où c’est Célia, la sœur d’Assia qui raconte : « Même piégée par sa folie amoureuse, Assia demeure lucide. Dans cette même lettre, elle ironise sur son avenir : Très probablement elle s’épuisera à accompagner Ted dans cette traversée du deuil, après quoi, ternie, vieillie, son boulot accompli, elle sera remplacée par une jeunesse… Une lucidité conjuratoire? Quant à l’appartement de Fitzroy Road [là où Sylvia s’est suicidée], c’est la maison hantée. Court Green [la maison du Devon] encore plus et il est probable qu’elle ne sera pas autorisée à y mettre les pieds. Il ne me reste plus, conclut-elle, qu’à rédiger la biographie de Sylvia Plath : ne suis-je pas la personne toute désignée? Je vis dans les lieux aménagés par elle, même si c’est provisoirement. Je me sers de sa vaisselle et de son linge, je connais intimement l’homme qu’elle a aimé, à l’occasion je torche et nourris ses rejetons, je lis ses poèmes inédits ainsi que son journal, je dispose de ses livres de prédilection, n’ai-je pas entre les mains tous les éléments pour élaborer une excellente biographie? Mais je sais bien, ajoute ma sœur, que Sylvia détiendra toujours plus de génie, de persévérance, d’exigence et d’énergie que moi… » (2010 : 254) Dès lors, le couple Ted-Assia a bien peu de chance d’échapper à une fin tragique, dans la mesure où, comme l’avance un des personnages ils « s’aiment en traînant derrière eux un cadavre » (2010 : 320), ce qui n’est pas tout à fait faux.

Après tous ces drames, les proches (la mère de Sylvia et Ted) continuent de publier son œuvre, mais Ted tente de censurer les lettres, par exemple, de crainte de « laisser se dessiner une image négative de lui-même » (2010 : 333)

IV- LES DÉTERMINATIONS ÉTHIQUES

Observe-t-on une volonté de réhabilitation, de valorisation et/ou de démythification du biographé mis en scène et/ou de son œuvre? Si oui, sur quelles bases (engagement politique, moralité douteuse, ambition démesurée, etc.) dresse-t-on la vie contre l’œuvre ou inversement (l’un justifiant, condamnant ou sauvant l’autre)?

Il y a volonté de ne pas prendre position. Le recours à divers personnages aident à donner divers points de vue. Margaret, la belle-sœur de Sylvia, dit par exemple : « [J]’avais envie de clamer dans le silence si dense distillé par la neige : Accordez-lui au moins d’en avoir décidé ainsi, n’en faites pas la victime du froid et d’une pneumonie, non elle n’est victime de rien, et surtout pas de son mari, elle a choisi, voulu, c’est elle qui signe! » (2010 : 237)

Autres commentaires : J’ai déjà fait une très longue fiche, mais je demeure tout de même avec cette impression que je n’ai pas tout dit sur cette œuvre, que j’ai laissé passer des éléments fondamentaux… Reste qu’une de ses plus grandes forces est de donner envie d’aller lire les œuvres de ces écrivains, de faire, en quelque sorte, une lecture superposée du roman et des œuvres qui l’ont inspirées.

Lecteur/lectrice : Manon Auger