====== Éric Plamondon (2013), Pomme S ====== ORION + POROSITÉ - FICHE DE LECTURE ===== I- MÉTADONNÉES ET PARATEXTE ===== **Auteur :** Éric Plamondon **Titre :** Pomme S **Éditeur :** Le Quatanier **Collection :** Série QS **Année :** 2013 **Éditions ultérieures :** **Désignation générique :** Roman (couverture) **Quatrième de couverture :** L’ordinateur est la plus puissante machine de l’humanité. Son histoire, c’est celle de Turing, de Babbage, de Byron, d’Einstein, de Pascal et d’Orwell. C’est aussi celle des automates, des métiers à tisser, de la machine à écrire et de l’ampoule électrique. Pour Gabriel Rivages, c’est d’abord l’histoire de Steve Jobs, enfant adopté, ancien hippie, employé chez Atari, père de Lisa, créateur du Macintosh et storyteller. Prométhée est puni. Des enfants naissent. Al-Kharezmi invente l’algèbre. On se tire le Yi King. On peint des chefs-d’œuvre. On fait la guerre. Bugs Bunny imite Tarzan à Hawaï. C’est la finale du Super Bowl: 1984 ne sera pas comme 1984. Brautigan écrit Tous veillés par des machines de grâce aimante et un père admire son fils. Pomme S conclut la trilogie 1984 et le périple américain de Gabriel Rivages, entamé dans Hongrie-Hollywood Express (2011), qui met en scène Johnny Weissmuller, athlète olympique et premier Tarzan du cinéma parlant. Mayonnaise (2012), le deuxième volume, mêle le destin de Rivages à celui de l’écrivain-culte Richard Brautigan, le dernier des beatniks. **Notice biographique de l’auteur :** Aucune ===== II - CONTENU ET THÈMES ===== **Résumé de l’œuvre :** À l’instar des autres volumes de la trilogie, le roman est composé de courts chapitres – ou fragments ou vignettes – qui rappelle le style de Brautigan. Il y en a toutefois ici 113 et c’est le plus long des trois volumes. La trame narrative demeure minimale : on retrouve Gabriel Rivages qui vit en France et dont la copine donne naissance à un garçon qui amènera un peu plus d’espoir dans la vie de Rivages (il s’était en quelque sorte « suicidé » dans le 1er volume) qui, tout d’un coup, voit les choses différemment : « Hier, pendant la nuit, alors que je tenais mon fils dans mes bras à essayer de l’endormir, je me suis mis à penser à ses ancêtres. Je me suis mis à penser à ceux qui l’avaient précédé et qui étaient disparus. Avec mon fils blotti dans mes bras au milieu de la nuit, j’ai compris ce qu’était l’hommage aux morts. C’était comme une révélation. J’ai profondément ressenti ce que l’on dit parfois : que les morts vivent par les vivants. Toutes ces vies achevées, plus j’y pensais, plus je me les remémorais et plus je les voyais se perpétuer par la vie de mon fils, dans la chair de ma chair. Je réalisais qu’à travers moi, tous ces gens que j’avais connus étaient toujours présents, d’abord par moi, parce que les avais connus, et désormais par mon fils : la continuité de la pensée et du corps. » (2013 : 177-178) Rivages arrive aussi au bout de son aventure d’écriture avec le dernier volume de sa trilogie. Par ailleurs, si la vie de Steve Jobs se trouve en filigrane de l’œuvre, c’est davantage l’histoire de la machine et de l’informatique qui sert de fil conducteur ici et justifie les biographèmes de toutes sortes autour de diverses personnalités qui sont, à petite ou grande échelle, à court ou long termes, les inventeurs et les parents de l’ordinateur moderne. **Thème principal :** L’informatique et la technologie + l’art de raconter **Description du thème principal :** Pas de vie ratée ici, comme dans les deux premiers volumes, mais une vie réussie, celle de Jobs. Toutefois, c’est une vie réussie non pas tant par son succès incontestable que par sa capacité à mettre sa vie en récit, spécialiste qu’il était de la mise en marché. Les deux thèmes principaux semblent donc en quelque sorte éloignés mais se retrouvent dans l’itinéraire de Jobs tel que nous le raconte l’auteur-narrateur. Sa quête de sens semble se résoudre enfin dans l’art du récit et les citations sont trop nombreuses pour qu’on les ignore : * • « Puis, un jour, on se rend compte qu’on s’est trompé. Seul contre tous, on avait tort. Ce ne sont pas les faits qui donnent un sens à la vie, c’est le récit des faits, la manière dont on les raconte. » (2013 : 150-151); * • « Steve Jobs tire le meilleur des autres pour inventer des produits et écrire son histoire. » (162); * • « Des guerres de religion aux grandes révolutions, des chutes d’empires aux découvertes scientifiques, de Bouddha à Gandhi, du père Noël à Neil Armstrong, de Gutenberg à Einstein, nous sommes toujours, avant tout, dans une histoire. Descartes s’est trompé, il ne suffit pas de penser pour exister, encore faut-il le dire. C’est pour ça qu’il a écrit le Discours de la méthode. C’est pour ça que Steve Jobs voulait sa biographie. Je raconte, donc je suis. » (173); * • La pub 1984 d’Apple change également la façon de faire de la pub : « Selon la légende, cette pub sonne le début d’une nouvelle stratégie marketing où l’important n’est plus de vanter les mérites d’un produit mais de raconter une histoire. » (104); * • « Il lui aura fallu trois vies pour comprendre la réussite est une fiction. Il lui aura fallu trois destins pour apprendre que réussir sa vie n’est qu’une question d’histoire, n’est qu’une question de réussir à raconter une bonne histoire. Il lui aura fallu trois vies pour apprendre à raconter la sienne. [On pense qu’il est question de Rivages ici, mais non, c’est de Jobs dont il parle vue la suite :] Il y a d’abord sa vie jusqu’au Mac. Il y a ensuite NeXT et Pixar. Il y a enfin sa vie avec les ‘’I’’ : iMac, iPod, iPhone, iPad. Il lui a fallu trois vies pour comprendre que le bonheur n’est qu’une fiction, que pour être heureux il faut inventer sa vie, et que la seule façon de l’inventer, c’est de la raconter. C’est ce que Rivages a compris grâce à Weissmuller, à Brautigan et à Jobs. Le propre de l’homme n’est pas le rire, le propre de l’homme n’est pas de fabriquer des outils. Le propre de l’homme c’est de raconter des histoires. » (2013 : 233) La question des origines est reconduite de manière secondaire mais prend tout de même son importance à travers le thème principal, puisqu’il s’agit précisément de « raconter une histoire » et que toute histoire a forcément ses origines. Quelques citations en vrac : * • À propos des employés de la Sillicon Valley : « Si papa est médecin, maman pharmacienne, grand-père ancien président de la Chambre de commerce, cela n’a rien à voir avec leur succès. Ils croient ne rien devoir à leurs origines. Ils sont simplement meilleurs que les autres. » (2013 : 37) * • « Abdulfattah Jandali est un homme comme les autres. Né vers 1930, il a émigré aux Etats-Unis. Il s’est installé en Californie. À part ça, il est le père biologique de Steve Jobs. Et alors? Il est né à Homs, a émigré aux Etats-Unis et n’a jamais connu son fils. Son fils n’a jamais voulu le connaître. La piste des origines est parfois une fausse piste. » (2013 : 41) * • « […] Qu’est-ce que ça change de toute façon? Rien, mais Rivages ne peut pas s’empêcher d’avoir envie de remonter aux origines quand il veut comprendre. » (2013 : 48) * • « Je me demande ce qu’un enfant comprend quand on lui dit qu’il a des parents adoptifs. Pour lui, qu’ils soient adoptifs ou biologiques, qu’est-ce que ça change? Que vient faire le lien génétique dans nos vies? » (2013 : 58) * • « John McIntosh s’installe à Hamilton, Ontario, Canada, au début du dix-neuvième siècle. Parce qu’il greffe un pommier et que ses fils font fleurir l’affaire, la McIntosh devient la pomme la plus vendue en Amérique. An apple a day keeps the doctor away. Parce que John greffe un pommier en Ontario au début du dix-neuvième siècle, des millions de personnes possèdent un Mac. » (2013 : 78-79) * • « Quand il raconte son coup de téléphone au patron de HP, Steve Jobs invente ses origines. Tout est bon pour se construire une filiation. Il n’a pas connu son père biologique, mais Bill Hewlett l’a pris sous son aile. » (2013 : 90) **Thèmes secondaires :** la paternité, la filiation, les origines, la Silicone Valley, symbolique de la pomme (la connaissance), etc. ===== III- CARACTÉRISATION NARRATIVE ET FORMELLE ===== **Type de roman (ou de récit) :** récit biographique diffracté **Commentaire à propos du type de roman :** Voir les explications dans la fiche de « Mayonnaise » et dans celle de « Hongrie-Hollywood Express ». **Type de narration :** multiple (autodiégétique et hétérodiégétique) **Commentaire à propos du type de narration :** légèrement problématique puisque des informations se contredisent d’un roman à l’autre. La fiction de Rivages est probablement une fiction dans la fiction… bref, on ne peut pas se fier à ce qui est dit sur Rivages et donc peut-être pas au reste…? **Personnes et/ou personnages mis en scène :** Steve Jobs, vu comme « le premier chef d’entreprise qui devient une superstar et qui accède au statut d’icône de la culture populaire à l’égal d’une vedette d’Hollywood ou d’une rock star » (201), et de nombreuses personnalités ou inventeurs liés à l’histoire de l’informatique; par exemple : Alan Turing qui « est considéré comme l’homme qui a décrypté le code Enigma. Il a grandement contribué à la victoire des Alliés sur l’Axe du Mal. » (2013 : 118) La vignette 55, « Pseudonyme » est consacrée à Georges Orwell (de son vrai nom Eric Arthur Blair). Notons également que, dans la mesure où un des thèmes principaux est la question de la mise en récit biographique, on retrouve aussi différents commentaires sur la mise en récit, dont un passage qui est une forme de mise en abyme de la démarche d’écriture : « La troisième fois que Rivages croise Wiener, c’est dans son roman sur Steve Jobs. Il voudrait expliquer la place du mathématicien dans l’histoire de l’informatique, son lien avec les premiers ordinateurs capables de calculer les trajectoires balistiques. Il aimerait dire tout ce qu’on doit à Wiener en regard de notre compréhension des rapports entre l’homme et la machine. Il souhaiterait rendre compte de l’œuvre de ce génie. Mais il ne peut pas. Il réalise qu’il n’en a pas les capacités. Il n’en a ni l’intelligence ni le talent. C’est trop tard. À quarante ans, tout ce qu’il arrive à dire, c’est que le mot radar est un palindrome. Il est tiré des premières lettres de Radio détection and ranging. » (2013 : 56-57) Un autre est sur l’art de créer un mythe : « Le plus incroyable avec l’épisode où Steve Jobs se fait mettre à la porte de sa propre compagnie en 1985, ce n’est pas qu’on le chasse comme un malpropre, c’est qu’on réussisse à nous présenter ce moment de sa vie comme un événement traumatisant. On en fait un élément fondateur du mythe, le passage d’une épreuve qui donne sa stature au héros. On en pleurerait presque. C’est ça qui est incroyable. L’histoire est tellement bien racontée qu’on a envie de pleurer sur le destin tragique de l’homme meurtri. Pauvre Steve, poor Steevie, il n’a plus de travail, il est humilié. On l’a traité comme un chien. Je vais vous dire quelque chose. En 1985, Steve Jobs a trente ans et cent millions de dollars dans son compte en banque. Si j’avais vécu la même chose, ça ne m’aurait pas beaucoup traumatisé. Il y a pire comme mauvaise passe dans la vie. » (2013 : 147) Un autre passage explique l’intérêt de Rivages pour Jobs : « Seuls les vrais héros n’abandonnent jamais. C’est ce qui a d’abord fasciné Rivages avec l’histoire de Steve Jobs. Sa vie témoigne d’une volonté de fer, d’une trajectoire jamais déviée, d’une idée fixe : créer des produits technologiques faciles à utiliser par le plus grand nombre pour faire du monde un endroit meilleur (to make the world a better place). La vérité, c’est qu’il s’agit d’une histoire a posteriori. S’il prend la posture du héros, c’est parce que Steve Jobs réécrit constamment son histoire en prenant le meilleur de lui-même et des autres. » (2013 : 161) Finalement, toute l’entreprise biographique de la trilogie est thématisée : « Rivages est parti à la recherche de Weissmuller, Brautigan et Jobs comme des milliers d’hommes et de femmes sont partis sur la piste de l’Oregon, vers la Californie, au dix-neuvième siècle. […] Rivages aussi a suivi la piste de l’Oregon. Elle l’a mené jusqu’à Tarzan, jusqu’au dernier des beatniks et jusqu’au livre de Jobs dans cette Californie foulée par les chercheurs d’or aux grandes heures de 1849. Il a suivi la piste comme les autres, les yeux rivés sur des images de vie heureuse, entre les enfants qui rient et les vieillards aux sourires en coin. » (2013 : 225-226) **Lieu(x) mis en scène :** Sillicon Valley, Californie. France. **Types de lieux :** --- **Date(s) ou époque(s) de l'histoire :** 1984, date symbolique de la trilogie, avec, ici, le film 1984 d’Apple – inspiré bien sûr de l’histoire de Georges Orwell : « 1984 d’Apple est aujourd’hui considérée comme la meilleure pub de tous les temps. Elle est aux films publicitaires ce que la Jaconde est à l’histoire de la peinture. C’est comme un chef-d’œuvre. […] Grâce à trois gars d’une agence de pub californienne et un réalisateur anglais, l’ordinateur MacIntosh devient une étape cruciale de l’histoire de l’informatique personnelle et Steve Jobs apparaît comme le sauveur de l’humanité. » (2013 : 14) Cette pub a été diffusée pour la 1ère fois au Super Bowl, inaugurant en quelque sorte la tradition des publicités haute gamme de cet événement (102-104) Une vignette porte par ailleurs le titre explicite « 1984 » : « En 1984, Johnny Weismuller meurt de vieillesse. Richard Brautigan se tire une balle dans la tête et Gabriel Rivages perd sa virginité. C’est aussi l’année où Apple lance le MacIntosh. » (2013 : 39) **Intergénérité et/ou intertextualité et/ou intermédialité :** Au niveau médias, ce roman tisse aussi un réseau entre la littérature et l’informatique : « La deuxième fois que Rivages croise Wiener, c’est en littérature, Wiener est le père de la cybernétique, et la cybernétique a influencé un paquet de monde depuis la seconde moitié du vingtième siècle, dont pas mal d’écrivains. Pas seulement des auteurs comme Philip K. Dick; un gars comme Richard Brautigan a aussi écrit en 1967 un très beau poème à ce sujet : All Watched Over by Machines of Loving Grace. La cybernétique, qui est la science des systèmes, est très à la mode dans les années soixante. Le livre e Wiener paru en 1948, Cybernetics : or Control and Communication in the Animal and the Machine, est un gros succès. » (2013 : 56) Il y a aussi le rapport avec Internet qui est assez probant, l’auteur ne se gênant pas pour s’y référer : « La conférence d’Engelbart a été surnommée The Demo er on la trouve sur Internet à cette adresse : http://sloan.stanford.edu/mousesite/1968Demo.html » (2013: 110) **Particularités stylistiques ou textuelles :** récit diffracté et fragmenté. ===== IV- POROSITÉ ===== ==== Phénomènes de porosité observés : ==== j’ai l’impression que la porosité est moins à l’œuvre dans ce 3e volume (ou alors je me suis habituée au style?). Je note toutefois des petites choses dans la partie suivante, signalant ici le cas, bien sûr, de la porosité fiction/réel. ==== Description des phénomènes observés : ==== Le tableau « Maurice Richard » met en parallèle différents événements de 1955, l’année de naissance de Jobs, avec les frasques de Maurice Richard. Je ne peux m’empêcher d’y voir un certain éclectisme où se mélangent des faits de diverses importances selon le point de vue. Aussi, dans « The Demo », on prête un accent québécois à des policiers américains : « Envoyez dans l’truck, maudite gang de hippies [etc.] » (110) | le procédé est pour le moins étrange, mais certainement pas gratuit… J’ai signalé dans ma fiche sur Hongrie-Hollywood que les romans faisaient travailler le lecteur. Encore une fois, il y a un manque de cohérence certainement voulue avec la fin heureuse qui est présentée ici – celle d’un Gabriel à qui il « reste encore de belles années avant un cancer du foie ou de la prostate, ou les deux » et qui partira traverser la Californie avec sa femme et son fils de dix ans (232) et le Gabriel suicidaire (malgré les enfants) d’Hongrie-Hollywood ou le Gabriel qui fait du cholestérol de Mayonnaise. Ce sont des détails, mais ça me semble un cas de narration non fiable plutôt sournois! Auteur(e) de la fiche : Manon Auger