FICHE DE LECTURE∗ « Les postures du biographe »
INFORMATIONS PARATEXTUELLES
Auteur : Antonio TABUCCHI (1943- ) Titre : Les trois derniers jours de Fernando Pessoa. Un délire. Lieu : Paris Édition : du Seuil Collection : La librairie du XXe siècle Année : 1994 Pages : 88 Cote : Appartient au groupe de recherche
Biographés : Fernando Pessoa (1888-1935) et quelques-uns de ses hétéronymes les plus importants (dans l’ordre d’apparition) : Alvaro de Campos, Alberto Caeiro, Ricardo Reis, Bernardo Soares et Antonio Mora – selon les dires de José Blanco, Pessoa aurait eu 72 hétéronymes… [José Blanco, « Bernardo Soares, le vrai Fernando Pessoa? », Magazine littéraire, No 385, mars 2000, p. 42.]
Pays du biographe : Italie
Pays du biographé : Portugal
Textes critiques sur la biographie :
Lucia Boldrini, « Allowing It to Speak Out of Him: The Heterobiographies of David Malouf, Antonio Tabucchi and Marguerite Yourcenar », Comparative Critical Studies, (1:3), 2004, 243-63. [source : MLA]
Emmanuel Bouju, « Portrait d'Antonio Tabucchi en hétéronyme posthume de Fernando Pessoa: fiction, rêve, fantasmagorie », Revue de littérature comparée, vol. 77, no. 2, 2003, pp. 183-195. [source : Francis]
Barbara Fraticelli, « La gastronomía como elemento narrativo: Olores y sabores en las novelas de inspiración portuguesa de Antonio Tabucchi », Espéculo: Revista de Estudios Literarios, 20, Mars-Juin 2002, (no pagination). (espagnol) [source : MLA ] http://www.ucm.es/info/especulo/numero20/gastrono.htlm (page consultée le 15 août 2007)
Jean-Pierre Naugrette, « L’étrange cas du Doutor Pereira et du Docteur Cardoso : Essai sur la fonction cognitive et politique d’un mythe littéraire », dans Eissen, Ariane et Jean-Paul Engélibert, La dimension mythique de la littérature contemporaine, Poitiers, Université de Poitiers, La Licorne, no 55, 2000, p. 277 à 292.
ASPECT INSTITUTIONNEL
Position de l’auteur dans l’institution littéraire : Auteur d’une vingtaine de livres qui ont connu un large succès international, Antonio Tabucchi est l’un des écrivains italiens importants de son temps. Spécialiste de littérature portugaise, il est également professeur à l’université de Siena, critique, philologue et traducteur (il a traduit en italien l’œuvre complète de Pessoa). Son œuvre « a été couronnée par de nombreux prix, en France et à l’étranger. Notamment, le prix Médicis étranger en 1987, le prix européen Jean Monnet en 1995 et l’European State Prize de la République autrichienne en septembre 1998. » [Note sur l’auteur, à la fin de La nostalgie, l’automobile et l’infini : lecture de Pessoa, Paris, Éditions du Seuil, coll. « La Librairie du XXe siècle », 1998, 118 pages.]
Position du biographé dans l’institution littéraire : Fernando Pessoa est l’un des écrivains les plus marquants de sa génération, non seulement au Portugal, mais également à l’échelle internationale : « depuis une trentaine d’années on associe l’image littéraire du Portugal au nom et à l’œuvre de Fernando Pessoa […] Cela suffit pour faire de Pessoa, à l’instar de Pirandello ou de Borges, un des grands mythes de la Modernité ». [Eduardo Lourenço, « Les mythes de la littérature portugaise », Magazine littéraire, No 385, mars 2000, p. 29-31.]
Transfert de capital symbolique : Il apparaît clairement que ce n’est pas autre chose que l’intérêt qu’éprouve Tabucchi pour la culture portugaise et l’admiration qu’il porte à l’œuvre de Pessoa qui dictent son projet, véritable « travail de réappropriation d’une œuvre et d’un poète » (Emmanuel Bouju, « Portrait d'Antonio Tabucchi en hétéronyme posthume de Fernando Pessoa: fiction, rêve, fantasmagorie », Revue de littérature comparée, vol. 77, no. 2, 2003, p. 184). Au total, cinq de ses ouvrages sont consacrés – en partie ou dans leur ensemble – à l’écrivain portugais; Tabucchi a même entrepris, dans Requiem, d’écrire dans la langue de son biographé. Par conséquent, inscrire la relation qui unit Tabucchi à Pessoa sous le signe d’un transfert de capital symbolique conduirait à en réduire la complexité; je préfère donc adhérer à l’hypothèse d’Emmanuel Bouju, selon laquelle Tabucchi « serait en vérité un hétéronyme posthume du poète portugais » [Emmanuel Bouju, « Portrait d'Antonio Tabucchi en hétéronyme posthume de Fernando Pessoa: fiction, rêve, fantasmagorie », Revue de littérature comparée, vol. 77, no. 2, 2003, p. 183].
II. ASPECT GÉNÉRIQUE
Oeuvres non-biographiques affiliées de l’auteur : Voir la bibliographie préparée sur le cas Tabucchi (dans le dossier Tabucchi).
Place de la biographie dans l’œuvre de l’auteur :
• « Monsieur Pirandello est demandé au téléphone », dans Dialogues manqués : théâtre, Paris, Christian Bourgois, 1988, 73 pages. Pièce de théâtre de nature biographique qui met en scène le personnage de Fernando Pessoa
• Les trois derniers jours de Fernando Pessoa. Un délire, Paris, Éditions du Seuil, coll. « La Librairie du XXe siècle », 1994, 88 pages. Biographie imaginaire.
• Rêves de rêves, Paris, Christian Bourgois, 1994, 161 pages. Récits imaginaires de rêves d’écrivains et d’artistes.
• Requiem : une hallucination, Paris, Christian Bourgois, [1991] 1998, 127 pages. Roman écrit en portugais, qui met en scène (vers la fin du récit) le personnage de Fernando Pessoa (éléments biographiques somme toute importants)
Stratégies d’écriture et dynamiques génériques : En ajoutant à son récit une courte section – « Les personnages qui apparaissent dans ce livre » – dans laquelle il propose une véritable notice biographique de chacun des personnages, incluant Pessoa, Tabucchi joue sur les niveaux de fiction du récit en ramenant l’écrivain réel au même rang que ses hétéronymes. Il contribue, par le fait même, à marquer l’hybridité de l’ouvrage, dont la trame emprunte à la fois au récit fictionnel et à l’entreprise biographique. Dans un autre ordre d’idées, il apparaît clairement que Tabucchi procède à la transposition de l’œuvre de Pessoa à même sa vie en mettant en scène ses hétéronymes : ceux-ci relatent des événements avérés de l’existence de Pessoa et nous donnent à lire ses réflexions réelles sur le travail et le statut d’écrivain.
Thématisation de la biographie : La biographie n’est thématisée que sur le rabat supérieur du livre, au cœur d’une description des enjeux du récit : « Un récit à la fois romanesque et biographique (même s’il s’agit d’une biographie imaginaire), dans lequel Antonio Tabucchi, avec tendresse et passion, évoque la vie et la mort d’un des plus grands écrivains du XXe siècle. »
Rapports biographie/autobiographie : Cette relation n’apparaît pas dans cet ouvrage.
III. ASPECT ESTHÉTIQUE
Oeuvres non-biographiques affiliées du biographé : Tabucchi évoque un certain nombre d’œuvres écrites par Pessoa et ses hétéronymes, publiées ou non de son vivant. Je les ai recensées ici :
Sous le nom de Fernando Pessoa (orthonyme) : Il est fait mention de la poésie sensationniste et intersectionniste écrite par Pessoa (29) et de sa poésie ésotérique (68). Dans le chapitre « Les personnages qui apparaissent dans ce livre », la notice biographique écrite par Tabucchi rappelle que Pessoa n’a publié, de son vivant, qu’une seule œuvre en portugais : Message.
Sous le nom de Coelho Pacheco (hétéronyme rare) : Pacheco aurait été pour Pessoa le promoteur d’une poésie « sombre et visionnaire, de style néogothique » (15). Il ne m’a pas été possible de retracer l’ouvrage dans lequel cette poésie figurerait.
Sous le nom d’Alvaro de Campos (hétéronyme) : Dans le chapitre qui lui est consacré, Campos parle d’un sonnet en particulier sans toutefois en dévoiler le titre : « il est dédié à un jeune homme, dédié à un jeune homme que j’ai aimé et qui m’a aimé en Angleterre. En somme, c’est après ce sonnet que va naître la légende de tes amours refoulées, et ce sera un bonheur pour certains critiques » (22). S’agirait-il d’un sonnet figurant parmi les Premiers Poèmes publiés sous le nom de Campos ? Rien ne nous permet de le croire. Il s’agit peut-être, à la rigueur, d’un poème inventé par Tabucchi… En revanche, Soares fait allusion au recueil de poèmes Bureau de tabac (52), lequel aurait été publié sous le nom de Campos. Il est de nouveau fait mention de ce recueil dans le chapitre « Les personnages qui apparaissent dans ce livre » (75) et également d’un autre recueil : Opiarium. Ailleurs, il est aussi question des « odes futuristes et furieuses » de Campos et de ses « poésies nihilistes » (22).
Sous le nom d’Alberto Caiero (hétéronyme) : Le texte comporte une référence possible au Gardeur de troupeaux ou au Pâtre amoureux, publiés sous le nom de Caiero : « je n’ai parlé que du temps qui passe, des saisons, des troupeaux » (28). Dans le chapitre « Les personnages qui apparaissent dans ce livre », Tabucchi mentionne que Caiero a écrit « des poésies apparemment élégiaques et ingénues » (76).
Sous le nom de Ricardo Reis (hétéronyme) : Il est question de ses « odes pindariques et de [ses] poésies à la manière d’Horace » (37). Pessoa aurait bel et bien publié diverses odes sous le nom de Reis : les Odes, livre premier, sans compter les odes publiées dans la revue Presença et des odes éparses.
Sous le nom de Bernardo Soares (semi-hétéronyme) : Le récit comporte plusieurs allusions au Livre de l’intranquillité publié sous le nom de Soares.
Sous le nom d’António Mora (hétéronyme) : À la page 64, Pessoa parle du Retour des dieux publié sous le nom de Mora. Il en est de nouveau question dans le chapitre « Les personnages qui apparaissent dans ce livre », à la page 78.
Œuvres biographiques affiliées du biographé : Aucune.
Échos stylistiques : Une question demeure insoluble pour moi qui n’ai rien lu de Pessoa : la voix que prête Tabucchi aux différents hétéronymes de Pessoa est-elle fidèle à celle qui traverse leur écriture? Par exemple, à la page 30, lorsque Alberto Caiero lit l’un de ses poèmes à Pessoa, s’agit-il d’une citation ou d’un pastiche? Le problème se pose de nouveau à la page 64, au moment où entre Antonio Mora dans la chambre de Pessoa en déclamant quelques phrases qui pourraient tout aussi bien avoir été inventées par Tabucchi ou écrites réellement par Pessoa sous la plume de Mora. Quoi qu’il en soit, au terme d’une lecture « naïve », ces voix apparaissent « vraisemblables » dans la mesure où elles correspondent respectivement à la personnalité de chacun des hétéronymes.
Échos thématiques : Le principal écho thématique que j’ai pu déceler dans le texte est celui de l’ésotérisme : ce thème aurait apparemment occupé une place importante dans l’œuvre de Pessoa (la seule œuvre qu’il ait publiée de son vivant s’intitule Message et consiste en une histoire ésotérique du Portugal). En revanche, n’ayant rien lu de Pessoa, j’aurais beaucoup de mal à identifier les échos thématiques qui traversent les passages consacrés à chacun de ses hétéronymes. Ainsi, je pourrais difficilement déterminer si l’homosexualité d’Alvaro de Campos ou la folie d’Antonio Mora sont des thèmes qui ressortissent à leurs œuvres respectives ou s’il s’agit seulement de traits de personnalité sous lesquels Pessoa les a dépeints.
IV. ASPECT INTERCULTUREL
Affiliation à une culture d’élection : Affiliation certaine à la culture portugaise, prégnante dans cet ouvrage mais également dans le reste de l’œuvre de Tabucchi. Cette affiliation ne serait non pas tant tributaire de son intérêt pour la langue et la culture portugaises, selon Emmanuel Bouju, que de « son extraordinaire familiarité avec une œuvre ample comme un pays ou comme une langue – l’œuvre de Fernando Pessoa ». [Emmanuel BOUJU, « Portrait d'Antonio Tabucchi en hétéronyme posthume de Fernando Pessoa : fiction, rêve, fantasmagorie », Revue de littérature comparée, vol. 77, no. 2, 2003.]
Apports interculturels : J’ai repéré deux principaux motifs par l’entremise desquels Tabucchi s’affilie à la culture portugaise : la ville de Lisbonne et la gastronomie lusitanienne. Dans un premier temps, en mettant en scène l’attachement de Pessoa pour la ville de Lisbonne, qu’il n’aurait presque jamais quittée (69), Tabucchi témoigne de son affection pour l’appartenance culturelle de son biographé. Au début du récit, lorsque Pessoa est en route vers l’hôpital, la description du parcours dans la ville est empreinte de nostalgie : nous pourrions croire que Tabucchi, par l’intermédiaire de Pessoa, regrette tout autant la ville qu’il voit défiler sous ses yeux que celui qui la quitte à jamais. Tabucchi/Pessoa, d’entrée de jeu, fait donc silencieusement son deuil de l’univers dans lequel il habitait et qui l’habitait tout à la fois. Dans un second temps, la place prédominante qu’occupe le motif de la gastronomie au cœur du récit témoigne assurément de l’intérêt que porte Tabucchi à la culture de Pessoa. En plus de tenir ce thème pour preuve indéfectible d’une affiliation culturelle, je le conçois comme étant le seul moyen par lequel le biographe italien peut véritablement entrer en contact – au sens corporel de l’expression – avec son biographé portugais : en dégustant à travers lui du caldo verde et des tripes à la mode de Porto (44). La cuisine lusitanienne traditionnelle implique donc un second langage – celui des odeurs et des saveurs – par lequel la culture de l’autre peut être exprimée – tandis que se succèdent les descriptions du lagosta suada (homard sué), du porto, de l’aguardente, du poisson, du vin blanc de Colares, de la sopa alentejana, de la morue au four, du pescadinhas de rabo na boca… Enfin, le texte recèle un grand nombre d’évocations plus générales du Portugal qui témoignent à la fois de la connaissance qu’a Tabucchi de cette culture et de l’affection qu’il lui porte : les corridas à la portugaise (53), les lagunes du Portugal (64), ses baies et ses bateaux de pêcheurs; la voix des marins, l’odeur du goudron et des filets de pêche (69); les chansons de Coimbra (67)…
Lecteur/lectrice : Audrey Lemieux