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Table des matières
Paul RICOEUR (2000), La mémoire, l’histoire, l’oubli
Paris, Seuil, Coll. « Points Essais » Notes de lecture par Mariane Dalpé
I – DE LA MÉMOIRE ET DE LA RÉMINISCENCE
La première partie de l’ouvrage, « consacrée à la mémoire et aux phénomènes mnémoniques, est placée sous l’égide de la phénoménologie au sens husserlien du terme. » (2000 : I)
CHAPITRE 1 : Mémoire et imagination
Objectif du chapitre : procéder à un découplage entre imagination et mémoire.
I. L’héritage grec : Les origines grecques de la problématique mémoire/imagination. « D’un côté, la théorie platonicienne de l’eikon met l’accent principal sur le phénomène de présence d’une chose absente, la référence au temps passé restant implicite. » (2000 : 6) Ainsi, explique Ricœur, la vision de Platon exclut la dimension temporalisante de la mémoire. « C’est du côté d’Aristote qu’il faut se tourner pour recueillir l’aveu de cette spécificité. » (2000 : 6) La mémoire, dit Aristote, est du passé.
II. Esquisse phénoménologique de la mémoire : Cette section est consacrée à une tentative de typologie des phénomènes mnémoniques. « En dépit de son apparente dispersion, elle vise à travers une série d’approximations à cerner l’expérience princeps de distance temporelle, de profondeur du temps passé. » (2000 : 6)
Quelques éléments de cette typologie des phénomènes mnémoniques : Ricœur convoque trois couples d’opposés : 1. l’opposition mémoire-habitude et mémoire-souvenir (Ricœur s’inspire ici de Henri Bergson, qui considère l’habitude comme un souvenir, mais qui n’appartient pas au passé) ; 2. l’opposition évocation/recherche, qui met en lumière la différence entre le rappel instantané et le rappel laborieux, celui-ci permettant d’envisager la dimension cognitive de la mémoire ; 3. l’opposition réflexivité/mondanéité (par réflexivité, Ricœur renvoie à la subjectivisation de la perception, qui est donc opposée à une vision davantage objective). S’inspirant des travaux d’Edward Casey, Ricœur distingue trois modes mnémoniques : reminding (parer l’oubli futur), reminiscing (activité partagée : les souvenirs de l’un stimulent ceux de l’autre) et recognizing (reconnaissance de la chose comme à la fois absente et antérieure). Ricœur évoque ensuite brièvement des phénomènes comme la mémoire du corps et la mémoire en relation avec les dates et les lieux.
III. Le souvenir et l’image : « Il doit y avoir dans l’expérience vive de la mémoire un trait irréductible qui explique l’insistance de la confusion dont témoigne l’expression d’image-souvenir. Il semble bien que le retour du souvenir ne puisse se faire que sur le mode du devenir-image. La révision parallèle de la phénoménologie du souvenir et de celle de l’image trouverait sa limite dans le processus de mise en image du souvenir […]. » (2000 : 7)
CHAPITRE 2 : La mémoire exercée : us et abus
I. Les abus de la mémoire artificielle : les prouesses de la mémorisation : « Les pages qui suivent visent à esquisser une typologie à grandes mailles de ces abus de la mémoire. Ils sont chaque fois corrélés à un aspect de la mémoire exercée./ On mettra à part les prouesses de l’ars memoriae, cet art célébré par Frances Yates ; les excès auxquels il a donné lieu sont ceux d’une mémoire artificielle qui exploite méthodiquement les ressources de l’opération de mémorisation que nous voulons distinguer soigneusement, dès le plan de la mémoire naturelle, de la remémoration au sens limité d’évocation de faits singuliers, d’événements. » (2000 : 68-69)
II. Les abus de la mémoire naturelle : mémoire empêchée, mémoire manipulée, mémoire abusivement commandée : « C’est aux abus de la mémoire naturelle que sera ensuite consacrée la plus longue section de ce chapitre ; nous les distribuerons sur trois plans : au plan pathologique-thérapeutique ressortiront les troubles d’une mémoire empêchée ; au plan proprement pratique, ceux de la mémoire manipulée ; au plan éthico-politique, ceux d’une mémoire abusivement convoquée, lorsque commémoration rime avec remémoration. Ces multiples formes de l’abus font ressortir la vulnérabilité fondamentale de la mémoire, laquelle résulte du rapport entre l’absence de la chose souvenue et sa présence sur le mode de la représentation. La haute problématicité de ce rapport représentatif au passé est essentiellement mise à nu par tous les abus de la mémoire. » (2000 : 69)
CHAPITRE 3 : Mémoire personnelle, mémoire collective
I. La tradition du regard intérieur :
La première section de ce chapitre se penche sur « l’émergence d’une problématique de la subjectivité et de façon de plus en plus pressante d’une problématique égologique qui a suscité à la fois la problématisation de la conscience et le mouvement de repli de celle-ci sur elle-même, jusqu’à côtoyer un solipsisme spéculatif. » (2000 : 113) Ricœur réfléchit à ces questions à partir des travaux de trois auteurs : Augustin, John Locke et Husserl.
II. Le regard extérieur : Maurice Halbwachs : Cette section du chapitre traite de la polémique « qui oppose à une tradition ancienne de réflexivité une tradition plus jeune d’objectivité » (2000 : 114). Les points de vue évoqués dans la première section du chapitre sont donc confrontés au concept de conscience collective exploité par les sociologues du début du XXe siècle, en particulier Maurice Halbwachs. Pour ceux-ci, « c’est la mémoire individuelle […] qui devient problématique ; la phénoménologie naissante a beaucoup de mal à ne pas se laisser reléguer sous l’étiquette plus ou moins infamante du psychologisme qu’elle prétend refuser pour elle-même ; la conscience privée, dépouillée de tout privilège de crédibilité scientifique, ne se prête plus à la description et à l’explication que sur la voie de l’intériorisation, dont la fameuse introspection […] serait le stade terminal. Au mieux devient-elle la chose à expliquer, l’explicandum, sans privilège d’originaréité. » (2000 : 114)
Les travaux d’Halbwachs sont importants pour Ricœur, car la mémoire collective dont ils traitent est la seule forme de mémoire sur laquelle l’histoire peut espérer agir. Thèse d’Halbwachs : la mémoire individuelle a besoin de la mémoire collective : on a besoin des autres pour se souvenir. Halbwachs soutient également que c’est la mémoire individuelle qui se construit à partir de la mémoire collective, et non l’inverse. Halbwachs s’attaque à la thèse psychologisante, solipsiste de la mémoire ; pour lui, on ne se souvient qu’à condition de se replacer mentalement dans un groupe ou dans un lieu socialement marqué. L’attribution du souvenir à nous-mêmes en tant qu’individus est donc, selon lui, illusoire. Sentiment de l’unité du moi : « Lorsque des influences sociales s’opposent et que cette opposition elle-même demeure inaperçue, nous nous figurons que notre acte est indépendant de toutes ces influences puisqu’il n’est sous la dépendance exclusive d’aucune. » (2000 : 151)
III. Trois sujets d’attribution du souvenir : moi, les collectifs, les proches : « C’est à ce stade de la discussion que je proposerai de recourir au concept d’attribution comme concept opératoire susceptible d’établir une certaine commensurabilité entre les thèses opposées. Suivra l’examen de quelques-unes des modalités d’échange entre l’attribution à soi des phénomènes mnémoniques et leur attribution à d’autres, étrangers ou proches. » (2000 : 114-115)
Le problème de l’attribution des phénomènes mnémoniques. La mémoire individuelle utilise des ressources collectives pour se dire : le langage, les structures du récit, etc. L’identité elle-même se définit en fonction des autres : le patronyme nous situe dans une lignée, le prénom nous distingue dans une fratrie. Phénoménologie de la mémoire au sein de la réalité sociale : Alfred Schutz souligne l’aspect transgénérationnel de la mémoire qui s’inscrit dans la zone mitoyenne entre mémoire individuelle et mémoire collective : la mémoire des proches, c’est-à-dire des autres prochains, des « autruis privilégiés » (2000 : 162) dont la mémoire partagée viendra notamment combler les lacunes de la mémoire individuelle, puisqu’ils sont ceux qui gardent en mémoire les deux événements qui limitent la vie humaine, soit la naissance et la mort.
II – HISTOIRE/ÉPISTÉMOLOGIE
La deuxième partie de l’ouvrage, « dédiée à l’histoire, relève d’une épistémologie des sciences historiques. » (2000 : I)
Précision : par phase de l’opération historiographique, Ricœur ne renvoie pas à des étapes qui seraient bien distinctes, mais plutôt à des niveaux. Dans la note d’orientation du second chapitre, il écrit : « À vrai dire, cette nouvelle phase [l’explication/compréhension] de l’opération historiographique était déjà imbriquée dans la précédente dans la mesure où il n’y a pas de document sans question, ni de question sans projet d’explication. » (2000 : 231)
CHAPITRE 1 : Phase documentaire : la mémoire archivée
I. L’espace habité :
« On repérera d’abord le décrochage de l’histoire par rapport à la mémoire au plan formel de l’espace et du temps. On cherchera ce que peut être au niveau de l’opération historiographique l’équivalent des formes a priori de l’expérience telles que les détermine une Esthétique transcendantale de type kantien : qu’en est-il d’un temps historique et d’un espace géographique, compte tenu de leur indissociable association ? » (2000 : 181)
Dans cette section, l’auteur construit une analogie entre la mémoire et l’espace : « Mais, pour donner au temps de l’histoire un vis-à-vis spatial digne d’une science humaine, il faut s’élever un degré plus haut dans l’échelle de rationalisation du lieu. Il faut procéder de l’espace construit de l’architecture à la terre habitée de la géographie. » (2000 : 188) « En conclusion, de la phénoménologie des ‘‘places’’ que des êtres de chair occupent, quittent, perdent, retrouvent – en passant par l’intelligibilité propre à l’architecture –, jusqu’à la géographie qui décrit un espace habité, le discours de l’espace a tracé lui aussi un parcours au gré duquel l’espace vécu est tour à tour aboli par l’espace géométrique et reconstruit au niveau hyper-géométrique de l’oikoumené. » (2000 : 191)
II. Le temps historique :
Résumé tiré de la note d’orientation : voir résumé de la section précédente.
À l’analogie espace/géographie correspond une dialectique du temps vécu/cosmique/historique. Ainsi, les souvenirs sont mis en relation avec des dates. Ricoeur précise que la connaissance historique ne se réfère pas qu’à la mémoire collective : « Elle a aussi à conquérir son espace de description et d’explication sur un fond spéculatif aussi riche que celui déployé par les problématiques du mal, de l’amour et de la mort. » (2000 : 194) Les objectifs de ce long excursus sur le passé spéculatif et théorique de la notion de temps historique : - l’opération historique procède d’une double réduction : l’expérience vive de la mémoire ; l’expérience de la spéculation multimillénaire sur l’ordre du temps ; - le structuralisme relève d’une instance théorique qui se situe dans le prolongement des grandes chronosophies théologiques et philosophiques ; - la connaissance historique n’en a jamais fini avec ces visions du temps historique ; il faudrait préserver la trace de cette histoire spéculative.
III. Le témoignage : « [N]ous suivrons le mouvement à la faveur duquel la mémoire déclarative s’extériorise dans le témoignage ; nous donnerons toute sa force à l’engagement du témoin dans son témoignage […]. » (2000 : 181)
« Avec le témoignage s’ouvre un procès épistémologique qui part de la mémoire déclarée, passe par l’archive et les documents, et s’achève sur la preuve documentaire. » (2000 : 201)
Les composantes du témoignage : 1- 2 versants : assertion de la réalité factuelle/authentification de la déclaration (fiabilité présumée) ; 2- couplage assertion de réalité et autodésignation du sujet témoignant ; 3- l’échange : c’est à un tiers que le sujet témoigne. Il demande à être cru. Le témoignage nécessite une accréditation ; 4- confrontation de différents témoignages 5- dimension morale : disposition du témoin à réitérer son témoignage. Il est prêt à répondre de ses paroles ; 6- l’importance sociale du témoignage : croire la parole d’autrui. Ce crédit renforce l’unité sociale.
IV. L’archive :
« Nous marquerons un temps d’arrêt sur le moment d’inscription du témoignage reçu par un autre : ce moment est celui où les choses dites basculent du champ de l’oralité dans celui de l’écriture, que l’histoire ne quittera désormais plus ; c’est aussi celui de la naissance de l’archive, collectée, conservée, consultée. Passé la porte des archives, le témoignage entre dans la zone critique où il est non seulement soumis à la confrontation sévère entre témoignages concurrents, mais absorbé dans une masse de documents qui ne sont pas tous des témoignages […]. » (2000 : 181-182)
« L’archive se présente ainsi comme un lieu physique qui abrite le destin de […] la trace documentaire. » (2000 : 210) Ricœur ajoute que c’est aussi un lieu social. Il estime qu’il faut remettre les historiens dans la société, exclure le refoulement du rapport à la société. L’archive fait rupture par rapport au ouï-dire du témoignage oral. Trois moments : 1. initiative d’une personne physique ou morale à préserver les traces, 2. organisation des archives et 3. consultation des archives. Archives : pas de destinataires, documents orphelins. L’archive fait autorité. Frénésie documentaire de notre époque.
Marc Bloch et la place du témoignage dans la constitution du fait historique.
1er volet : observation historique
Témoignages écrits/non-écrits, oraux.
2 lignes de partage : histoire/sociologie d’un côté et, de l’autre, une méthode lucidement reconstructive/méthode positiviste.
2e volet : critique
Confrontation des divers témoignages écrits.
Carlo Ginzburg : les indices et le paradigme indiciaire. Pour Ginzburg, les vestiges diffèrent du témoignage. Ricœur se questionne d’abord sur la valeur paradigmatique de l’indice, puisqu’elle ne sert pas qu’à l’histoire, mais aussi à la médecine, à la psychanalyse, etc. Ce qui en fait un paradigme : la singularité de la chose déchiffrée – le caractère indirect du déchiffrement – son caractère conjectural.
Ricœur se questionne ensuite sur la manière dont l’indice se compare, s’articule par rapport au témoignage. Il écrit que les deux approches se complètent, que les atouts de l’une comblent les failles de l’autre. « Au total, le bénéficiaire de l’opération [trace = indice/témoignage] serait le concept de document, somme des indices et des témoignages, dont l’amplitude finale rejoint celle initiale de la trace. » (2000 : 222)
Sur la question des témoignages oraux, Ricœur écrit que les témoignages des rescapés de la Shoah font exception et constituent un cas limite, parce qu’ils relèvent de l’inhumanité : « Pour être reçu, le témoignage doit être approprié, c’est-à-dire dépouillé autant que possible de l’étrangeté absolue qu’engendre l’horreur. » (2000 : 223) De plus, le témoin de la Shoah n’est pas extérieur : il est la victime. Ces témoignages n’appellent pas la compréhension, mais bien un jugement, un blâme absolu. Le témoignage n’est plus une simple source, il fait office de travail historique. Le processus normal est donc court-circuité.
V. La preuve documentaire :
« Se posera alors la question de la validité de la preuve documentaire, première composante de la preuve en histoire. » (2000 : 182)
Sur la preuve documentaire (c’est-à-dire la part de vérité historique accessible à ce stade du travail historique), Ricœur écrit qu’elle survient au moment de l’archivation, parce que le travail historique découle de questions posées ; les questions ne viennent pas après. Confusion : faits avérés et événements survenus. L’événement est bref, fugace. C’est cela au sujet de quoi on témoigne. Le fait est le contenu d’un énoncé visant à la représenter. Il est construit dans le discours historique et par conséquent lié au langage.
CHAPITRE 2 : Explication/compréhension
I. La promotion de l’histoire des mentalités :
« Dans la première section, on propose un rapide survol des moments forts de l’historiographie française dans les deux premiers tiers du XXe siècle, jusqu’à la période qualifiée de crise par les observateurs, historiens ou non. Dans ce cadre chronologique, qui est pour l’essentiel structuré par la grande aventure de l’école française des Annales et dominé par la haute figure de Fernand Braudel, on mènera de front les questions de méthode et la promotion de l’objet ici privilégié, pour lequel on a longtemps réservé le terme de ‘‘mentalités’’ introduit en sociologie par Lucien Lévy-Bruhl sous le vocable de la ‘‘mentalité primitive’’ […]./ On conduira cette enquête double jusqu’au point où la crise de la méthode s’est doublée d’une crise de l’histoire des mentalités, laquelle n’avait cessé de pâtir de son origine discutable dans la sociologie de la ‘‘mentalité primitive’’. » (2000 : 237)
Histoire des mentalités : elle est intimement liée début de l’école des Annales. L’histoire passe du politique à l’économique ; rejet de l’histoire dite positiviste/historisante. La singularité des événements et des individus est récusée en bloc. « En généralisant ainsi le concept de mentalité au-delà de ce qu’on appelait encore ‘‘mentalité primitive’’, on fait d’une pierre deux coups : on élargit la sphère de l’enquête historique au-delà de l’économique et surtout du politique, et on donne la réplique d’une histoire ancrée dans le social à l’histoire des idées pratiquée par les philosophes et par la plupart des historiens des sciences. L’histoire des mentalités creuse ainsi pour longtemps son long sillon entre l’histoire économique et l’histoire déhistorisée des idées. » (2000 : 242) Ricœur développe pendant plusieurs pages sur les débats qui opposent, au long du XXe siècle, les différentes écoles historiques. Pour certains, et Ricœur leur donne raison, le concept de mentalité est nuisible à l’historiographie, car, en étant trop général, il dispense de reconstruire les contextes et les circonstances. Sur la question de savoir si Geoffrey E.R. Lloyd a raison de rejeter les mentalités, Ricœur écrit : « Oui, assurément, s’il s’agit d’un mode paresseux d’explication. La réponse doit être plus circonspecte s’il s’agit d’un concept heuristique appliqué à ce qui, dans un système de croyances, ne se laisse pas résoudre à des contenus de discours. » (2000 : 252)
II- De quelques maîtres de rigueur : M. Foucault, M. de Certeau, N. Elias :
Dans la seconde section du chapitre, Ricœur fait appel à ces trois auteurs dont il « sollicite le secours pour caractériser de manière neuve l’histoire des mentalités comme nouvelle approche du phénomène total en même temps que nouvel objet de l’historiographie. Au cours de ces monographies, on habituera le lecteur à associer la notion de mentalité à celle de représentations, pour préparer le moment où la dernière sera définitivement substituée à la première, à la faveur de sa conjonction avec celles d’action et d’agents d’action […]. » (2000 : 237)
III. Variations d’échelles :
« Cette substitution sera préparée par un long intermède consacré à la notion d’échelle : si l’on ne voit pas les mêmes choses en microhistoire, cette variété d’histoire illustrée par les microstorie italiennes donne l’occasion de varier l’approche des mentalités et des représentations en fonction des ‘‘jeux d’échelles’’ : autant la macrohistoire est attentive au poids des contraintes structurelles exercées sur la longue durée, autant la microhistoire l’est à l’initiative et à la capacité de négociation des agents historiques dans des situations d’incertitude. » (2000 : 237)
En exergue à cette section, Ricœur cite cet extrait tiré des Pensées de Pascal : « Diversité. Une ville, une campagne, de loin est une ville et une campagne ; mais, à mesure qu’on s’approche, ce sont des maisons, des arbres, des tuiles, des feuilles, des herbes, des fourmis, des jambes de fourmis, à l’infini. Tout cela s’enveloppe sous le nom de campagne. » (cité par Ricœur, 2000 : 267) Les travaux de l’école des Annales, bien qu’appliqués par ses tenants – Fernand Braudel en particulier – à la macrohistoire, n’excluent pas qu’on puisse en faire usage dans la microhistoire. Ricœur s’intéresse au phénomène de variation d’échelle en lui-même et non pas tant à la macro ou la microhistoire. Ricœur propose plusieurs analogies pour montrer la pertinence de la variation d’échelles : analogie avec la cartographie (le territoire préexiste), l’urbanisme (il faut tenir compte de ce qui est déjà là), l’architecture (il faut construire – un discours, en l’occurrence).
Attention : en changeant d’échelle on ne fait pas que voir en plus gros ou en plus petit : on voit, comme le démontre la citation de Pascal, des choses différentes. Les enchaînements et les causalités changent également. Pour l’histoire des mentalités, la longue durée prévalait, tandis que les représentations sont beaucoup plus fluides.
Comment, demande Ricœur, ne pas tomber dans l’anecdote et l’histoire événementielle ? Il affirme que ce sont des propriétés latentes et dispersées du langage historique qui sont ici mises au jour et organisées. Les sources existent, c’est pourquoi il faut faire attention quand on parle d’histoire des mentalités : celles-ci diffèrent en fonction de plusieurs variables, notamment la classe sociale. On ne peut donc pas parler de manière générale des hommes du XVIe siècle.
Ricœur demande s’il est possible de passer de l’échelle « macro » à l’échelle « micro » et transposer les conclusions de l’une à l’autre de manière indifférenciée. Il se demande également s’il est possible de généraliser à partir de la microhistoire.
IV. De l’idée de mentalité à celle de représentation :
« Le pas est ainsi franchi de l’idée des mentalités à celle des représentations dans le sillage de la notion de variations d’échelles et dans le cadre d’une nouvelle approche globale de l’histoire des sociétés, celle proposée par Bernard Lepetit dans Les Formes de l’expérience. L’accent s’y trouve mis sur les pratiques sociales et les représentations intégrées à ces pratiques, les représentations y figurant comme la composante symbolique dans la structuration du lien social et des identités qui en sont l’enjeu. On s’attachera particulièrement à la connexion entre l’opérativité des représentations et les différentes sortes d’échelles applicables aux phénomènes sociaux : échelle d’efficacité et de coercition, échelle de grandeur dans l’estime publique, échelle des durées emboîtées. » (2000 : 237-238)
« On va montrer que la généralisation de l’idée de jeu d’échelles peut constituer une voie privilégiée pour porter au jour la dialectique cachée de l’idée de représentation mise en couple avec celle de pratique sociale. » (2000 : 280)
1. Échelle d’efficacité et de coercition. Bénéfice : la microhistoire permet de mettre en question la soumission présumée des acteurs sociaux de dernier rang. Elle permet d’abolir les oppositions binaires du type culture savante/culture populaire; force/faiblesse, etc. Elle permet d’appréhender toute la complexité du jeu social. Note : la microhistoire ne vise pas à abolir, à remplacer la macrohistoire. Il s’agit de privilégier le regard porté sur les processus d’institutionnalisation plutôt que sur les institutions elles-mêmes. « Sur le chemin de la représentation, l’institution crée de l’identité et de la contrainte. » (2000 : 283)
2. Degré des échelles de légitimation. Il s’agit de « joindre à l’idée hiérarchique de grandeur, variante de l’idée d’échelle, l’idée horizontale de pluralisation du lien social. » (2000 : 285) Donc, être grand en politique, en économie ou en art, etc., ce n’est pas la même chose, ça ne se compare pas sur un seul et même axe. 3. Échelle des aspects non quantitatifs des temps sociaux Ricœur explique que le temps ne se mesure pas toujours selon un axe continu – que ce soit celui de la courte, de la moyenne ou de la longue durée.
V. La dialectique de la représentation :
« On terminera par une note critique dans laquelle on tirera avantage de la polysémie du terme ‘‘représentation’’ pour justifier le dédoublement de la représentation-objet et de la représentation-opération du chapitre suivant. La grande figure de Louis Marin se profilera une première fois dans les dernières pages de ce chapitre où les aventures de l’explication/compréhension n’auront cessé d’être scandées par celle de l’histoire des mentalités devenue histoire des représentations. » (2000 : 238)
Substitution de la notion de mentalité par celle de représentation. « À l’encontre donc de l’idée unilatérale, indifférenciée et massive de mentalité, l’idée de représentation exprime mieux la plurivocité, la différenciation, la temporalisation multiple des phénomènes sociaux. » (2000 : 292) Les problèmes liés au terme de représentation : sa polysémie : - Représentation-objet : l’héritière rebelle du terme de mentalité (ce dont Ricœur parle dans ce chapitre, en somme) ; - Représentation-opération : la troisième phase de l’opération historiographique. On pourrait ajouter à cela la représentation mentale, l’eikon, que Ricœur, à la suite de Platon, évoquait dans la première partie de l’ouvrage. Ricœur, après avoir évoqué les travaux de Carlo Ginzburg, conclut sur un problème qui subsiste par rapport au terme de représentation et à l’utilisation qu’il en fait : comment parler des représentations-objets sans anticiper sur les représentations opérations ?
CHAPITRE 3 : La représentation historienne
Objectif du chapitre : « Ainsi sera souligné avec force le fait que la représentation au plan historique ne se borne pas à conférer un habillage verbal à un discours dont la cohérence serait complète avant son entrée en littérature, mais qu’elle constitue une opération de plein droit qui a le privilège de porter au jour la visée référentielle du discours historique. » (2000 : 304) Ricœur insiste donc à la fois sur la capacité du discours historique à représenter le passé et sur la dimension cognitive de cette dernière phase de l’opération historiographique.
I. Représentation et narration :
« On considérera d’abord les formes narratives de la représentation […]. On a expliqué plus haut pourquoi on semble avoir ajourné l’examen de la contribution du récit à la formation du discours historique. On a voulu sortir la discussion de l’impasse dans laquelle les partisans et les adversaires de l’histoire-récit l’ont conduite : pour les uns, que nous appellerons narrativistes, la mise en configuration narrative est un mode explicatif alternatif que l’on oppose à l’explication causale ; pour les autres, l’histoire-problème a remplacé l’histoire-récit. Mais pour les uns et les autres raconter équivaut à expliquer. En replaçant la narrativité au troisième stade de l’opération narrative, nous ne la soustrayons pas seulement à une demande inappropriée mais du même coup nous en libérons la puissance représentative. » (2000 : 304-305)
Pour Ricœur, l’aspect narratif de la représentation accompagne chaque phase de l’opération historiographique. Pour Braudel et l’école des Annales : la critique des récits-sources ne correspond pas elle-même à une forme de narrativité. Pourquoi ? 1. Leur conception de l’événement, très restrictive, fait en sorte qu’ils ne considèrent le récit que comme une composante mineure de la connaissance historique. 2. Le récit était traditionnellement lié au folklore, aux légendes, donc avait peu de crédibilité.
Ce préjugé qui affecte la crédibilité du récit découle de la tradition de l’histoire événementielle, de l’histoire des faits « individuellement déterminés » (2000 : 308), à la Ranke et à la Michelet. « Quant à l’histoire-récit, elle est tenue pour synonyme de l’histoire événementielle. » (2000 : 309) (Par histoire événementielle, Ricœur désigne les faits politiques, les événements fugaces, par opposition à l’histoire sociale.) C’est pourquoi l’école des Annales rejette l’histoire-récit : ce rejet est donc une conséquence du déplacement de l’histoire politique vers l’histoire sociale (longue durée/événement).
Pour l’école narrativiste (à laquelle il associe particulièrement Louis O. Mink), le récit est au contraire un mode d’explication équivalent au discours scientifique.
Louis O. Mink : qu’est-ce qui distingue histoire et fiction, si l’une et l’autre racontent ? Ricœur souligne les différences entre les divers récits d’un même événement. Il questionne aussi le présupposé de la similitude entre la vie et le récit. Ce dilemme touche la notion d’événement : puisque celui-ci est construit à partir de récits, il est impossible de l’en extirper.
Mink choisit de maintenir ce dilemme, car il croit à la vérité de la connaissance historique et confronter ce dilemme le conduirait à considérer celle-ci comme un leurre.
Ricœur choisit pour sa part de s’interroger sur la manière dont se conjuguent l’intelligibilité narrative et l’intelligibilité explicative.
L’intelligibilité (ou cohérence) narrative apporte la synthèse de l’hétérogène, c’est-à-dire la coordination entre événements multiples. (Par coordination, Ricœur renvoie à l’intrigue.) L’intelligibilité narrative contribue également à la vraisemblance du récit historique.
2 implications du concept d’intelligibilité ou cohérence narrative : 1. L’événement pris comme élément faisant avancer l’action. Le récit contient des revirements, etc. 2. Les personnages, agissants de l’histoire racontée. La présence des personnages conduit à l’identification narrative. Ricœur ajoute à cela une troisième implication : L’évaluation morale des personnages (Ricœur ne développe pas sur cette question, qui sera abordée plus longuement au chapitre suivant.) 2 exemples de composition entre cohérence narrative et connexion causale : 1. Jeu d’échelles : la micro et la macrohistoire se jouent à différentes échelles. La microhistoire n’ignore pas les relations de pouvoir qui se jouent à l’échelle macrohistorique. Inversement, la macrohistoire traite d’habitus qui naissent au sommet de la hiérarchie sociale et s’appliquent de manière descendante. 2. L’événement. Récit : échangeur entre événement et structure. « La description des structures en cours de récit contribue ainsi à éclaircir et à élucider les événements en tant que causes indépendantes de leur chronologie. » (2000 : 317) Ricœur ajoute : « Toute stratification peut ainsi être médiatisée narrativement. » (2000 : 317) Les résistances qui nuisent au passage entre explication et réalité attestée (c’est-à-dire entre représentation et représentance) : - Problèmes découlant de la théorie littéraire et de la théorie saussurienne : le langage serait inapte à remplir une visée référentielle. - Problème pour le discours historique : la clôture du texte, inhérente à l’acte de mise en intrigue, ne reflète pas une réalité dont le cours se poursuit inéluctablement.
II. Représentation et rhétorique :
Cette section traite de « l’aspect plus précisément rhétorique de la mise en récit […] : rôle sélectif des figures de style et de pensée dans le choix des intrigues – mobilisation d’arguments probables dans la trame du récit –, souci de l’écrivain de convaincre en persuadant : telles sont les ressources du moment rhétorique de la mise en récit. C’est à ces sollicitations du narrateur par des moyens rhétoriques que répondent les postures spécifiques du lecteur dans la réception du texte. » (2000 : 305)
Le problème de la rhétorique narrative. Pendant l’âge d’or du structuralisme, il s’est agi de soustraire le récit à toute considération liée à l’histoire littéraire du genre. L’histoire est frappée du même soupçon que le roman réaliste du XIXe siècle. Barthes : l’histoire-récit installe une illusion référentielle ; l’effet de réel. Pour Ricœur, ce mode d’interprétation n’est pas approprié au discours historique : « Ma thèse est que celle-ci [la référentialité] ne peut être discernée au seul plan du fonctionnement des figures qu’assume le discours historique, mais qu’elle doit transiter à travers la preuve documentaire, l’explication causale/finale et la mise en forme littéraire. Cette triple membrure reste le secret de la connaissance historique. » (2000 : 323)
Hayden White : hiérarchie de trois typologies :
1. Typologie des intrigues : le storyline des récits historiques.
2. Typologie des aspects cognitifs du récit : manière d’argumenter propre au récit historique.
3. Typologie des implications idéologiques.
Hayden White : structuralisme dynamique : la structure profonde de l’imagination doit sa fécondité au lien qu’elle établit entre créativité et codification.
Ricœur voit toutefois un problème avec le travail de White : celui-ci s’est enfermé dans une impasse en traitant les opérations de mise en intrigue comme modes explicatifs. Cela tend à confondre récit historique et fiction. Ricœur poursuit en abordant la question de la « solution finale », donc de la Shoah, qui constitue un défi pour la rhétorique narrative.
Les limites de la représentation : limite interne et limite externe. Peut-on représenter un événement de la magnitude de la Shoah ?
Saul Friedlander : Représentation, limites, transgression. « L’événement ‘‘aux limites’’ apporte son opacité propre avec son caractère moralement ‘‘inacceptable’’ […] – son caractère d’‘‘offense morale’’. C’est alors l’opacité des événements qui révèle et dénonce celle du langage. » (2000 : 331)
Hayden White tente de surmonter le problème soulevé par Friedlander avec toutes les ressources rhétoriques à sa disposition. Son discours est toutefois écartelé.
Lieu de résistance : le couple intrigue/trope. Aucune classe d’intrigue ne convient au récit de la Shoah. Mais raconter en dénarrativisant ne fonctionne pas non plus : on retomberait dans un réalisme naïf. White conclut son essai en suggérant l’utilisation d’une écriture intransitive (à la Barthes).
Carlo Ginzburg : enchevêtrement de l’attestation et de la protestation. L’historien de la Shoah n’a pas qu’à rapporter et interpréter les faits, il n’a pas qu’à attester de leur vérité ; on lui demande également de les condamner (voire de se censurer).
Ainsi, comment le jugement moral (sur ce qui est qualifié d’inacceptable) s’articule-t-il à cette vigilance critique ?
Peut-on développer un critère d’acceptabilité ? Si oui, son maniement sera forcément difficile, car l’historien lui-même se trouve inclus. La demande de vérité provient de l’expérience vive du faire-histoire ; l’historien est responsable vis-à-vis du passé.
Ricœur conclut cette section du chapitre en affirmant que l’inadéquation des diverses méthodes ne doit pas stopper la recherche et les tentatives. Il écrit également que la question d’Auschwitz, bien qu’elle constitue un cas limite, n’en est pas moins exemplaire, car elle cristallise les divers problèmes rencontrés.
III. La représentation historienne et les prestiges de l’image :
La question des rapports entre le discours historique et la fiction : « La confrontation entre récit historique et récit de fiction est bien connue en ce qui concerne les formes littéraires. Ce qui l’est moins, c’est l’ampleur de ce que Louis Marin […] appelle les ‘‘pouvoirs de l’image’’, lesquels dessinent les contours d’un empire immense qui est celui de l’autre que le réel. […] Avec cette problématique spécifique de la mise en images des choses dites du passé progresse une distinction jusqu’ici non remarquée qui affecte le travail de la représentation, à savoir l’addition d’un souci de visibilité à la recherche d’une lisibilité propre à la narration. La cohérence narrative confère lisibilité ; la mise en scène du passé évoqué donne à voir. C’est tout le jeu, aperçu une première fois à propos de la représentation-objet, entre le renvoi de l’image à la chose absente et et l’auto-assertion de l’image dans sa visibilité propre qui se déploie désormais de façon explicite au plan de la représentation-opération. » (2000 : 305-306)
Les attentes du lecteur de roman vs. les attentes du lecteur d’ouvrages historiques. Les deux types de textes sont radicalement différents.
Fictionnalisation du discours historique : entrecroisement de la lisibilité et de la visibilité dans la représentation historique. Le récit donne à comprendre et à voir, par les péripéties et les tableaux qu’il présente.
Avec le portrait de personnages, la visibilité l’emporte sur la lisibilité. Et, souligne Ricœur, les personnages sont indissociables des événements.
Ricœur reprend les travaux de Louis Marin sur les prestiges de l’image. Marin s’intéresse en particulier à l’image du monarque, au lien entre représentation et pouvoir. Il établit un parallèle avec la transsubstantiation : la présence réelle dans l’image. D’un côté, l’image propose un présence réelle ; de l’autre le récit comme tombeau éternel du monarque.
« Projet de l’histoire de Louis XIV » : la lisibilité engendre la visibilité. Le texte donne à voir. Inversement, les médailles du roi : la visibilité engendre la lisibilité. L’image donne à lire.
À propos de la question de la gloire et de la grandeur : les ouvrages historiques de l’époque monarchique ne visaient pas à dépeindre directement la gloire du monarque, mais plutôt à faire en sorte que le lecteur la voie de lui-même.
Les Pensées de Pascal : elles « portent au jour […] les ‘‘effets’’ de l’imaginaire que résume l’expression non encore évoquée de faire croire. » (2000 : 350)
Les rapports imagination – pouvoir (force) – justice. C’est l’imagination qui lie force et justice. Ricœur conclut sur ces rapports en insistant sur la dimension anthropologique de la question : la grandeur recèle une règle de dispersion et de hiérarchie. Elle ne touche donc pas uniquement les grands personnages, mais a aussi un impact sur les hommes en général.
Au fil de ces questionnements, la grande question à laquelle réfléchit Ricœur est celle-ci : est-ce que le lien entre la représentation et le pouvoir subsiste après la chute de la monarchie ?
En s’inspirant de Hegel, il explique que cette question est en fait liée à la personnalisation du pouvoir. Ainsi, dans les régimes démocratiques, où c’est la communauté qui exerce en principe le pouvoir, se pose la question de l’exercice de l’autorité politique.
Sans répondre directement à la question de savoir si l’éloge de la grandeur existe encore dans le discours historique postmonarchique, Ricœur suggère qu’on puisse remplacer ce type d’éloge dans le discours par son contraire absolu, le blâme, qui est omniprésent dans les récits de l’Holocauste. « Les événements ‘‘aux limites’’ alors évoqués n’occupent-ils pas dans notre propre discours le pôle opposé à celui des signes de la grandeur à laquelle va l’éloge ? Troublante symétrie en vérité que celle qui place dos à dos le blâme absolu infligé par la conscience morale à la politique des nazis et l’éloge absolu adressé par ses sujets au roi dans son portrait… » (2000 : 358)
IV. Représentance :
L’enjeu ultime de ce chapitre « est de discerner la capacité du discours historique à représenter le passé, capacité que nous avons dénommée représentance […]. Sous ce titre se trouve désignée l’intentionnalité même de la connaissance historique qui se greffe sur celle de la connaissance mnémonique en tant que la mémoire est du passé. Or les analyses détaillées consacrées au rapport entre représentation et narration, entre représentation et rhétorique, entre représentation et fiction ne jalonnent pas seulement une progression dans la reconnaissance de la visée intentionnelle du savoir historique, mais une progression dans la résistance à cette reconnaissance. Ainsi, la représentation en tant que narration ne se tourne pas naïvement vers les choses advenues ; la forme narrative en tant que telle interpose sa complexité et son opacité propres à ce que j’aime appeler la pulsion référentielle du récit historique ; la structure narrative tend à faire cercle avec elle-même et à exclure comme hors texte, comme présupposé extralinguistique illégitime, le moment référentiel de la narration. » (2000 : 306)
La représentance : « Elle désigne l’attente attachée à la connaissance historique des constructions constituant des reconstructions du cours passé des événements. » (2000 : 359) Elle repose sur un pacte particulier entre l’auteur et le lecteur : l’auteur s’engage à représenter des événements, des personnages, etc. qui ont réellement existé auparavant.
Comment l’historien satisfait-il aux exigences de ce pacte ? 1. Le soupçon pèse malgré les intentions de l’historien. 2. La réplique au soupçon ne réside pas que dans la phase littéraire, mais aussi dans celle de l’explication/compréhension. Les deux phases doivent se compléter mutuellement car elles ne se suffisent pas de manière individuelle : à l’explication/compréhension manque la dimension cognitive qui fait partie de la phase scripturaire.
Ricœur revient sur les diverses obstacles qui peuvent entraver la représentance et qui ont déjà été évoqués plus haut : les formes narratives, les figures de style, la clôture du texte, l’effet de réel. Il se penche aussi sur les soupçons qui pèsent d’une part sur la microhistoire (difficile d’obtenir une vue d’ensemble, sentiment d’étrangeté) et d’autre part sur la macrohistoire (la grande histoire peut prendre l’aspect un peu irréaliste d’une saga ou de récit de légende fondatrice).
Ankersmit : les narratios (grandes tranches d’histoire désignées par un nom propre, ex. : Révolution française) tendent à l’autoréférentialité. Effets : impossible de comparer les diverses représentations ; transfert sur les auteurs (par exemple : l’histoire de la France de Michelet, etc.)
En réponse à la protestation de l’attestation de bonne foi de l’historien : « une fois mis en question les modes représentatifs censés donner forme littéraire à l’intentionnalité historique, la seule manière responsable de faire prévaloir l’attestation de réalité sur la suspicion de non-pertinence est de remettre à sa place la phase scripturaire par rapport aux phases préalables de l’explication compréhensive et de la preuve documentaire. Autrement dit, c’est ensemble que scripturalité, explication compréhensive et preuve documentaire sont susceptibles d’accréditer la prétention à la vérité du discours historique. » (2000 : 363)
Vérité vs. représentance. Aborder la question de la vérité amène à envisager ce qu’elle représente pour les autres sciences humaines ou naturelles. Ricœur emploie le terme de « lieutenance pour préciser le mode de vérité propre à la représentance […]. » (2000 : 365)
III – LA CONDITION HISTORIQUE
La troisième partie de l’ouvrage, « culminant dans une méditation sur l’oubli, s’encadre dans une herméneutique de la condition historique des humains que nous sommes. » (2000 : I)
Cette partie réfléchit aux conditions de possibilité du discours historique : « Qu’est-ce que comprendre sur le mode historique ? » (2000 : 373) demande Ricœur.
Versant critique de la question : limites à toute prétention totalisante
Versant ontologique de la question : explorer les présuppositions existentiales du savoir historiographique.
Par condition, Ricœur renvoie à la fois au concept de situation et à celui de conditionnalité. « La cohérence de l’entreprise repose dès lors sur la nécessité du double passage du savoir historique à l’herméneutique critique et de celle-ci à l’herméneutique ontologique. Cette nécessité ne peut être démontrée a priori : elle ne procède que de sa mise en œuvre qui vaut mise à l’épreuve. Jusqu’à la fin, l’articulation présumée restera une hypothèse de travail. » (2000 : 374) L’oubli ; le pardon.
CHAPITRE 1 : La philosophie critique de l’histoire
I. « Die geschichte selber », « l’histoire même » :
« Nous prendrons d’abord la mesure de l’ambition la plus haute assignée au savoir de soi de l’histoire par la philosophie romantique et postromantique allemande. Je mènerai cette enquête sous la conduite de Koselleck dans son grand article « Histoire » - Geschichte – consacré à la constitution de l’histoire comme singulier collectif reliant l’ensemble des histoires spéciales. La sémantique d’autosuffisance qu’exprime la formule ‘‘ histoire même’’ (Geschichte selber) revendiquée par les auteurs concernés. Ce rêve sera conduit jusqu’au point où il retourne contre lui-même l’arme du ‘‘tout histoire’’. » (2000 : 386)
II. Notre modernité :
Cette critique appliquée à l’ambition la plus extrême et la plus déclarée du savoir de soi de l’histoire sera ensuite appliquée à une prétention en apparence diamétralement opposée à la précédente, celle de tenir l’époque présente non seulement pour différente, mais pour préférable à toute autre. Cette autocélébration, jointe à l’autodésignation, est caractéristique de l’apologie de la modernité. Selon moi, l’expression ‘‘notre’’ modernité conduit à une aporie semblable à celle recelée par l’expression ‘‘ histoire même’’. C’est d’abord la ‘‘récurrence historique’’ du plaidoyer pour la modernité, de la Renaissance et des Lumières jusqu’à nos jours, qui sème la confusion. Mais c’est plus visiblement la concurrence entre plusieurs plaidoyers mêlant valorisation et chronologie […] qui déstabilise le plus sûrement la préférence de soi-même assumée par une époque. C’est alors une question de savoir si une argumentation en purs termes de valeur peut éluder l’équivoque d’un discours se réclamant à la fois de l’universel et de sa situation dans le présent historique. Et c’est une autre question de savoir si le discours du postmoderne échappe à la contradiction interne. D’une manière ou d’une autre, la singularité historique se pensant elle-même suscite une aporie symétrique de celle de la totalité historique se sachant absolument. » (2000 : 387)
2 mises à l’épreuve pour la philosophie de l’histoire :
- le traitement de l’histoire comme singulier collectif érigé en sujet de soi-même : l’Histoire (c’est ce dont traitant la première partie du chapitre). - élever à l’absolu le présent historique érigé en observatoire. Se fonde sur le concept de modernité. Notre temps et sa construction en relation avec le passé. Jauss : récurrences historiques du terme de modernité ; toutefois, notre époque la pense en absolu. Le discours sur la modernité fait coïncider représentation-objet et représentation-opération. Jacques LeGoff : l’opposition présent/passé a toujours existé ; l’idée de modernité surgit de l’opposition ancien/moderne. Ses partenaires et leurs connotations varient beaucoup. « L’historien est témoin de cette surcharge de sens qui fait de la supériorité de ‘‘notre époque’’ une affirmation de combat. Ce seuil est franchi lorsque l’idée de nouveauté reçoit pour contraire celle de tradition, laquelle, de simple transmission d’héritage est devenue synonyme de résistance aux idées et aux mœurs nouvelles. » (2000 : 403-404) Attention : avec la Renaissance, un passé cyclique est mis de l’avant et les modèles antiques sont favorisés. La modernité ouvre la porte à des visions d’avenir (au XVIIIe siècle). XIXe siècle : l’opposition romantique/classique remplace celle de modernité/antiquité. Le romantique revendique un ancrage dans un passé gothique. « Mais alors, ce n’est plus l’accord avec les idées du temps qui prédomine dans l’idée de modernité, mais l’insatisfaction et le désaccord ave le temps présent. » (2000 : 405) « Notre » modernité : le concept, de nos jours, est devenu un déictique s’appliquant à l’époque entière. Plus absolu que le simple « maintenant ». Vincent Descombes : le moderne semble être derrière nous. Il en parle comme de l’héritage des Lumières. Condorcet : « l’époque moderne n’y désigne pas seulement l’époque présente, mais l’époque du triomphe de la raison. » (2000 : 406) Cette conception, affirme Ricœur, n’est plus la nôtre. Avec Baudelaire, le moderne désigne « ‘‘une conscience historique de soi’’ » (2000 : 408) Note : la réflexion à laquelle se livre Ricœur par rapport au concept de modernité pourrait éventuellement être rapprochée de celle que présentera l’ouvrage collectif sur le concept de contemporain. Charles Taylor : Les malaises de la modernité : 1. l’individualisme, 2. les menaces pour la liberté de la raison instrumentale et 3. despotisme doux imposé par l’État à des citoyens. Pour Taylor, l’association présent-modernité relève du non-dit et elle n’est pas mise en question au cœur de sa réflexion. Lyotard et le postmodernisme. La fin des discours de légitimation. Difficulté liée à la possibilité de définir notre époque, qu’on la considère moderne ou postmoderne.
III. L’historien et le juge :
« La polarité entre le jugement judiciaire et le jugement historique est l’une de ces dialectiques remarquables en même temps qu’elle demeure une limitation externe à laquelle est soumise l’histoire : le vœu d’impartialité commun aux deux modalités de jugement est soumis dans son exercice effectif à des contraintes opposées. L’impossibilité d’occuper seul la position du tiers est déjà rendue manifeste par la comparaison entre les deux parcours de la prise de décision, procès d’un côté, archive de l’autre […]. L’accent principal tombe sur la concentration du jugement judiciaire sur la responsabilité individuelle opposée à l’expansion du jugement historique aux contextes les plus ouverts de l’action collective. » (2000 : 387) Ces considérations servent à introduire une réflexion sur les grands crimes du XXe siècle, qui furent tour à tour soumis la justice pénale et au jugement historique. « Un des enjeux théoriques de la comparaison concerne le statut assigné à la singularité à la fois morale et historique des crimes du siècle. Au plan pratique, l’exercice public de l’un et de l’autre jugement est l’occasion de souligner le rôle thérapeutique et pédagogique du ‘‘dissensus civique’’ suscité par les controverses animant l’espace public de la discussion aux points d’interférence de l’histoire et dans le champ de la mémoire collective. Le citoyen est ainsi lui-même un tiers entre le juge et l’historien […]. » (2000 : 387)
Similitudes entre le travail de l’historien et du juge : intention de vérité et de justice, place de tiers, regard impartial.
Impartialité : faire abstraction de l’individualité de son point de vue ; adopter une perspective abstraite. Comparaison : procès au tribunal/critique historiographique des archives. Le témoignage et le modèle du procès : mise en scène des faits, à l’aide des traces laissées par le méfait. Comparaison avec l’investigation historiographique : 1. phase délibérative et 2. phase conclusive du jugement. Différences : le juge apporte un jugement définitif, ce que l’historien ne fait généralement pas car cela rendrait son travail trop vulnérable aux critiques des autres historiens. Autre différence : le juge pose un jugement sur un cas singulier, sur un individu particulier, alors que l’historien veut prendre ce cas spécifique et en tirer des généralités. Les événements et les individus ne représentent pour lui qu’un des plans sur lesquels se joue l’histoire.
Ricœur lie cette réflexion aux juges des grands crimes du XXe siècle. Obstacles dressés à la prétention des juges à écrire une histoire juste : - l’argumentaire aux mains de l’accusation et de la défense. Contraste : le juge s’intéresse aux individus ; l’histoire aux foules et aux courants. Autre contraste : le juge émet une version qui est considérée officielle, alors que le travail de l’historien est soumis à des remises en question. « Ce n’est pas seulement le rapport de l’historien au juge qui se trouve ainsi inversé, l’historien travaillant sous le regard du peuple juge qui a déjà prononcé la condamnation. C’est le rapport à une tradition historiographique qui, en éliminant la louange et de façon générale l’apologétique, s’est employée aussi à éliminer le blâme. » (2000 : 428)
Ricœur revient sur les questions du blâme et de l’inacceptable. Nolte : il propose de réviser l’histoire du nazisme non pas pour en atténuer l’horreur, mais pour lui enlever son caractère mythique. Il élargit la perspective pour faire remonter les sources du nazisme loin dans le passé, pour trouver des antécédents exterminationnistes ailleurs dans l’histoire. (Relation de causalité de l’original à la copie.)
Pour soutenir que les crimes nazis soient singuliers, il faut d’abord définir ce qu’on entend par singularité. Ricœur propose ces thèses : 1. La singularité morale et la singularité historique sont deux concepts différents. Le fait que le nazisme ne soit pas né ex nihilo, donc qu’il ne soit pas singulier au plan historique, ne signifie pas qu’il ne soit pas singulier sur le plan moral. 2. Tout événement est singulier. Singularité morale : débat entre intentionnalistes et fonctionnalistes. Pour les intentionnalistes, les fautes sont attribuables à des individus (approche semblable à l’approche judiciaire) ; les fonctionnalistes sont plus proches de l’historiographie moderne et leur approche est plus propice à disculper, en se dissociant des groupes incriminés. 3. « Mais, à supposer que la thèse de l’incomparabilité appliquée à la Shoah soit plausible au plan historiographique, l’erreur serait de confondre l’exceptionnalité absolue au plan moral avec l’incomparabilité relative au plan historiographique. » (2000 : 435) Ricœur conclut cette partie de son analyse en expliquant, à la suite de Mark Osiel, que après toutes les délibérations des juges et des historiens, il revient au citoyen de réfléchir à ces événements (d’où la notion de dissensus évoquée par Osiel).
IV. L’interprétation en histoire : « Une dernière polarité souligne la limitation interne à laquelle est soumis le savoir de soi de l’histoire. Elle n’est plus entre l’histoire et son autre, comme l’est le jugement judiciaire ; elle est au sein même de l’opération historiographique sous les espèces de la corrélation entre le projet de vérité et la composante interprétative de l’opération historiographique elle-même. Il s’agit de bien plus que de l’engagement subjectif de l’historien dans la formation de l’objectivité historique : du jeu d’options qui jalonne toutes les phases de l’opération, de l’archive à la représentation historienne. L’interprétation s’avère ainsi avoir même ampleur que le projet de vérité. Cette considération justifie sa place au terme du parcours réflexif opéré dans ce chapitre […]. » (2000 : 387-388)
Souvent : subjectivité vs. objectivité : engagement personnel/social, institutionnel. Intersubjectivité : altérité des objets de la connaissance historique. Raymond Aron, dans sa thèse de doctorat, traitait des limites de l’objectivité historique : celles d’un discours scientifique par rapport à un propos philosophique. Henri-Irénée Marrou : L’historien met en relation le passé des hommes d’autrefois et le présent de ceux d’aujourd’hui. « En ce sens, l’implication subjective constitue à la fois la condition et la limite de la connaissance historique. » (2000 : 440) Ricœur admet toutefois que si Marrou oppose une critique sévère à la notion d’objectivité, il ne critique pas assez sévèrement la subjectivité. René Rémond : Histoire de l’époque contemporaine. Difficultés : il faut éviter de confondre le rôle de l’historien et celui du mémorialiste ; il n’y a pas encore de terme final aux événements. Il est également difficile d’établir une hiérarchie d’importance si fondamentale dans l’interprétation en histoire. L’interprétation intervient dans chaque phase de l’opération historiographique : - Phase documentaire : le choix des archives, la crédibilité qu’on accorde aux divers témoignages, etc. - Phase de l’explication/compréhension : l’interprétation est le vis-à-vis subjectif de l’explication. L’interprétation joue également un rôle dans les jeux d’échelles. - Phase scripturaire : Représentation et interprétation sont souvent tenus pour synonymes. Interprétation et vérité de l’histoire : Jacques Rancière : il « voit le discours historique pris entre l’inadéquation du récit et de la science et l’annulation de cette inadéquation, entre une exigence et son impossibilité. Le mode de vérité du savoir historique consiste dans ce jeu entre cette indétermination et sa suppression. » (2000 : 446) Rancière propose comme solution un triple pacte : « scientifique, qui a pour enjeu l’ordre caché des lois et des structures ; narratif, qui donne lisibilité à cet ordre ; politique, qui lie l’invisibilité de l’ordre et la lisibilité du récit ‘‘aux contraintes contradictoires de l’âge des masses’’ […]. » (2000 : 447) « L’histoire a toujours fait parler non seulement les morts mais tous les protagonistes silencieux. En ce sens, elle ratifie ‘‘l’excès des mots’’ […] en vue de l’appropriation de la parole de l’autre ; c’est pourquoi la controverse est inépuisable entre les lectures, par exemple, de la Révolution française, l’histoire restant vouée au révisionnisme. Ici, les mots s’avèrent être plus que des outils de classification : des moyens de dénomination. Ainsi, ‘‘nobles’’, ‘‘social’’, ‘‘ordre’’, ‘‘classe’’, dont on ne sait s’ils sont des noms propres ou impropres ; l’illusion rétrospective est le prix payé pour l’idéologie des acteurs. » (2000 : 447-448)
CHAPITRE 2 : Histoire et temps
I. Temporalité :
S’inspirant de Heidegger, Ricœur ouvre le débat entre philosophie et histoire en se penchant sur la question du « temps indéfini de la nature » par rapport à « la dure loi de la finitude mortelle » (2000 : 457). « Ma thèse est que l’historien n’est pas laissé sans voix par cette manière radicale d’entrer dans la problématique entière de la temporalité. […] Je suggère humblement une lecture alternative du sens de la mortalité, où la référence au corps propre impose le détour par la biologie et le retour à soi par une patiente appropriation d’un savoir tout extérieur de la mort commune. Cette lecture sans prétention frayerait la voie à une attribution multiple du mourir : à soi, aux proches, aux autres. Parmi tous ces autres, les morts du passé, que le regard rétrospectif de l’histoire embrasse. Ne serait-ce pas alors le privilège de l’histoire d’offrir à ces absents de l’histoire la pitié d’un geste de sépulture ? L’équation entre écriture et sépulture se proposerait ainsi comme la réplique du discours de l’historien à celui du philosophe […]. » (2000 : 457)
II. Historicité :
« Je propose de compenser l’approche en termes de déficit ontologique par une prise en compte des ressources de possibilisation existentiale de la démarche historiographique que recèlent à mon avis certains thèmes forts de l’analyse heideggérienne : la distinction, au niveau même du rapport au passé, entre le passé en tant que révolu, soustrait à nos prises, et le passé en tant qu’ayant été, et adhérant à ce titre à notre existence de souci ; l’idée de transmission générationnelle qui donne à la dette une coloration à la fois charnelle et institutionnelle ; et la ‘‘répétition’’, thème kierkegaardien par excellence, à la faveur duquel l’histoire n’apparaît pas seulement comme évocation des morts, mais comme mise en scène des vivants d’autrefois […]. » (2000 : 457-458)
III. Être-dans-le-temps :
« C’est au niveau de l’intratemporalité – de l’être-dans-le-temps – que l’ontologie du Dasein rencontre l’histoire, non plus seulement dans son geste inaugural et ses présuppositions épistémiques, mais dans l’effectivité de son travail. […] Ces catégories – databilité, caractère public, scansion des rythmes de vie – permettent de nouer un débat original avec la pratique historienne. Cette appréhension positive du travail de l’historien me donne l’occasion d’une relecture de l’ensemble des analyses antérieures au point où histoire et mémoire se recroisent. Il m’a paru que l’ontologie de l’être-historique qui embrasse la condition temporelle dans sa triple membrure – futur, passé, présent – est habilitée à arbitrer des prétentions rivales à l’hégémonie dans l’espace clos de la rétrospection. D’un côté, l’histoire voudrait réduire la mémoire au statut d’objet parmi d’autres dans son champ d’enquête ; de l’autre, la mémoire collective oppose ses ressources de commémoration à l’entreprise de neutralisation des significations vécues sous le regard distancié de l’historien. Sous les conditions de rétrospection communes à l’histoire et à la mémoire, la querelle de priorité est indécidable. C’est de cette indécidabilité même qu’il est rendu raison dans une ontologie responsable de son vis-à-vis épistémique. En replaçant le rapport présent de l’histoire au passé, qui jadis fut mais n’est plus, sur l’arrière-plan de la grande dialectique qui brasse l’anticipation résolue du futur, la répétition du passé ayant été, et la préoccupation de l’initiative et de l’action sensée, l’ontologie de la condition historique justifie le caractère indécidable du rapport de l’histoire et de la mémoire […]. » (2000 : 458-459)
IV. L’inquiétante étrangeté de l’histoire
« Le dernier mot sera laissé à trois historiens qui, joignant l’existentiel à l’existential, témoignent de ‘‘l’inquiétante étrangeté’’ de l’histoire, sous le signe d’une aporie qui, une fois comprise, aura cessé d’être paralysante […]. » (2000 : 459) Les trois historiens qu’aborde Ricœur sont Maurice Halbwachs, Yerushalmi et Pierre Nora.
1. Maurice Halbwachs : la mémoire fracturée par l’histoire Mémoire collective vs. mémoire historique : les deux types s’interpénètrent. La mémoire est d’abord historique, donc extérieure : on apprend l’histoire en tant qu’enfant et on l’intériorise ensuite progressivement, à mesure qu’on vieillit et qu’on est initié à notre propre passé familial : découverte de la mémoire transgénérationnelle. Halwachs oppose toutefois des réticences à cette interpénétration des deux types de mémoire : ainsi, il ne faut pas négliger l’existence de groupes autres que la Nation et la famille ; il faut tenir compte de la discordance entre histoire et mémoire : traditionnellement, l’histoire finit là où la mémoire commence ; le recours à l’écriture pour l’histoire, qui consacre une distance temporelle. Halbwachs énonce deux traits distinctifs de l’histoire : - la discontinuité (par rapport à la continuité de la mémoire vivante) : l’histoire segmente le temps. - Les mémoires collectives sont multiples, mais il n’y a qu’une seule histoire. « Le texte de Maurice Halbwachs décrit ainsi une courbe : de l’histoire scolaire, extérieure à la mémoire de l’enfant, on s’est élevé à une mémoire historique qui, idéalement, se fond dans la mémoire collective qu’en échange elle agrandit, et l’on débouche in fine sur une histoire universelle qui s’intéresse aux différences d’époque et résorbe les différences de mentalité sous un regard porté de nulle part. L’histoire, ainsi reconsidérée, mérite-t-elle encore le nom de ‘‘mémoire historique’’ ? Mémoire et histoire ne sont-elles pas condamnées à une cohabitation forcée ? » (2000 : 517)
2. Yerushalmi : « malaise dans l’historiographie » Le cas singulier de la mémoire juive. L’injonction biblique à se souvenir abolit la frontière entre le proche et le lointain. L’historiographie se heurte au sens théologique accordé à l’histoire juive.
3. Pierre Nora : insolites lieux de mémoire
Changement du ton de Nora entre ses articles de 1984 et 1992 : de l’assurance à l’agacement. Ce mouvement de bascule révélerait selon Ricœur le côté insolite de la notion même de lieu de mémoire.
a) Les trois thèmes de l’article de 1984 : 1. Rupture entre mémoire et histoire. La perte du lien direct avec la mémoire : avant, la mémoire n’appartenait pas au passé. 2. La perte de l’histoire-mémoire : perte de la mémoire collective. 3. Des deux premiers points émerge une mémoire saisie par l’histoire, c’est-à-dire en particulier par les archives. La compensation de la perte et de la rupture par l’individualisation de la mémoire. Selon Ricœur, la trop grande ouverture de la notion de lieu de mémoire a fait en sorte qu’elle a été récupérée par l’esprit de commémoration. L’article de 1984 se terminait sur l’annonce, avec les lieux de mémoire, d’une « autre histoire », grâce à leur appartenance aux deux régimes : histoire et mémoire. « Sous le couvert du patrimoine, évoqué avec faveur, le maléfice de la patrimonialisation n’est pas encore perçu dans sa tendance à réduire le lieu de mémoire au site topographique et à livrer le culte de la mémoire aux abus de la commémoration. » (2000 : 528)
b) Essai « La nation-mémoire », qui suit le volume sur la nation. Les types de mémoire nationale : mémoire fondatrice, mémoire-État, mémoire nationale (associée à Michelet), mémoire-citoyen et mémoire-patrimoine, le décevant type de mémoire propre à notre époque. Ce moment marque le retournement de la notion de lieu de mémoire. Ricœur cite la définition qu’en donne Nora : « par mémoire-patrimoine, il ne faut pas se contenter d’entendre l’élargissement brutal de la notion et sa dilatation récente et problématique à tous les objets témoins du passé national, mais, beaucoup plus profondément, la transformation en bien commun et en héritage collectif des enjeux traditionnels de la mémoire elle-même. » (Pierre Nora, cité par Ricœur, 2000 : 529) Dernier essai de Nora : dans la mémoire-patrimoine, le sentiment d’appartenance à la nation repose sur le sentiment de la singularité de celle-ci ; la nation n’est plus identifiée à l’État. Cette mise à l’écart de l’État s’accompagne de la mise à l’écart de l’histoire qui, en France, a toujours accompagné l’État.
c) La notion de génération : dans l’essai consacré à cette notion, le concept de lieu de mémoire se transforme au contact de celui de patrimoine. Dans chaque société, une génération particulière servirait de modèle au concept général : en France, il s’agit des « enfants du siècle ». Nora explique que la notion de génération a toujours été un mélange d’histoire et de mémoire, mais que la proportion s’est inversée. « L’inversion consiste en ceci que la notion de génération, construite dans la rétrospection et, à ce titre, traversée d’histoire, s’enfouit dans son ‘‘effet de remémoration’’ […], comme on le voit au temps de Péguy et de Barrès. D’abord imposée de l’extérieur, elle est ensuite violemment intériorisée […]. Bien plus, habitée d’histoire, la mémoire de génération se trouve ‘‘écrasée par son poids’’ […]. La remémoration vire alors à la commémoration, avec son obsession d’une histoire finie, révolue […]. » (2000 : 531) Nora, au terme de cette analyse du concept de génération, plaide pour une conscience de l’histoire dédoublée entre sa rumination mémorielle et l’évocation de la grande histoire.
d) L’article de 1992. Constat : alors que les lieux de mémoire devaient disséquer les commémorations, on les a transformés eux-mêmes en commémorations : « ils se sont voulus, par leur démarche, leur méthode et leur titre même, une histoire de type contre-commémoratif, mais la commémoration les a rattrapés. » (Nora, cité par Ricœur, 2000 : 532) Avec la fin du monde paysan, la fin des guerres, l’année du Patrimoine de 1980 : « [L]a métamorphose est en route qui, de l’histoire, conduit au remémoratif, et de celui-ci au commémoratif, faisant de l’ère de la commémoration le couronnement de cette suite d’inversions. » (2000 : 533) « Le contresens sur la notion même de lieu de mémoire est en place : d’instrument symbolique, dont l’intérêt heuristique était d’immatérialiser le ‘‘lieu’’, la notion est devenue la proie de la commémoration de type patrimonial : ‘‘Et le patrimoine est carrément passé du bien qu’on possède par héritage au bien qui vous constitue.’’ [Nora] » (2000 : 534)
CHAPITRE 3 : L’oubli
I. L’oubli et l’effacement des traces :
« La première section de ce chapitre sera consacrée aux discussions portant sur la notion de trace mnésique. D’elle résulte le destin de la première forme d’oubli profond, l’oubli par effacement des traces. L’accès aux présumées traces psychiques est tout autre. Il est beaucoup plus dissimulé. […] Mais la difficulté attachée à la problématique des deux traces n’est pas seulement l’accès aux phénomènes concernés. Elle touche à la signification même qui peut être donnée de ces deux acceptions de la trace, l’une extérieure, l’autre intime. La première section, consacrée au maniement conceptuel de l’idée de trace mnésique dans le cadre des neurosciences, est articulée en trois moments. 1) Quelle est […] la position de principe du philosophe que je suis face aux scientifiques parlant de façon générale de traces, mnésiques ou non mnésiques ? 2) Qu’en est-il de façon plus spécifique des traces mnésiques ? Quelle instruction mutuelle se donnent à cet égard le phénoménologue et le neurologue ? […] 3) Quelle place, enfin, la question de l’oubli vient-elle occuper sur le tableau des dysfonctions de la mémoire ? […] Mais le principe de la solution proposée sera contenu dans le premier moment, avec les idées de causa sine qua non, de substrat, de corrélation entre organisation et fonction. » (2000 : 540-541)
II. L’oubli et la persistance des traces :
Il s’agit dans la seconde section de se pencher sur « la présupposition sur laquelle s’établit le recours à une notion distincte de trace psychique, quoiqu’il en soit de son conditionnement neuronal. L’expérience clé, on vient de le dire, est celle de la reconnaissance. » (2000 : 541) Ricœur explique ensuite qu’il s’intéressera à la « persistance de l’impression originaire » (2000 : 541). « C’est ce discours que je tenterai de porter à son plus haut degré d’incandescence en explorant à la suite de Bergson dans Matière et Mémoire la présupposition toute rétrospective d’une naissance du souvenir dès le moment même de l’impression, d’une ‘‘reviviscence des images’’ dans le moment de la reconnaissance. Une existence ‘‘inconsciente du souvenir doit alors être postulée, en quelque sens qu’il soit possible d’attribuer à cette inconscience. C’est cette hypothèse de la préservation par soi, constitutive de la durée elle-même, que je tenterai d’élargir à d’autres phénomènes de latence, jusqu’au point où cette latence peut être tenue pour une figure positive de l’oubli que j’appelle oubli de réserve. » (2000 : 541)
III. L’oubli de rappel : us et abus
Ricœur place cette section « sous le titre de la pragmatique de l’oubli » (2000 : 542). « L’oubli manifeste est aussi un oubli exercé. Pour nous aider dans le déchiffrage des phénomènes ressortissant à cette pragmatique de l’oubli, j’adopterai la grille de lecture des us et abus de la mémoire, soumise à l’épreuve des analyses du deuxième chapitre de la première partie. Une hiérarchie semblable scandera la montée en manifestation de l’oubli exercé. L’oubli n’offrira pas seulement un redoublement de la description où les mêmes usages de la mémoire se révéleraient sous l’angle nouveau des usages de l’oubli, ces derniers apporteront avec eux une problématique spécifique, en distribuant leurs manifestations sur un axe horizontal éclaté entre un pôle passif et un pôle actif. L’oubli révélera alors une stratégie rusée qui lui est bien propre. On proposera pour finir un exemple emprunté à l’histoire du temps présent de ces us et abus de l’oubli. » (2000 : 542)
Ricœur croise deux règles de manifestation : du plus actif au plus passif ; du plus manifeste au plus profond.
1. L’oubli et la mémoire empêchée La psychanalyse et les empêchements de la mémoire : les traumas restent dans la mémoire. Ils peuvent être remplacés dans la conscience par des symptômes ou peuvent revenir à la conscience par pans entiers. Bergson et Freud ont des conceptions très différentes de l’inconscient. Pour Freud, l’inconscient a à voir avec le refoulement, la pulsion, etc., alors que pour Bergson il s’agit d’éléments qui sont situés hors du cercle des préoccupations à court terme. Psychopathologie de la vie quotidienne, Freud : les substitutions, souvenirs-écrans, actes manqués, lapsus, etc. « prennent à l’échelle de la mémoire collective des proportions gigantesques, que seule l’histoire, et plus précisément l’histoire de la mémoire, est capable de porter au jour » (2000 : 579).
2. L’oubli et la mémoire manipulée Le caractère indubitablement sélectif du récit : même si on se souvient de tout, on ne peut pas tout raconter. « C’est à ce niveau de manifestation de l’oubli, à mi-chemin entre troubles relevant d’une psychopathologie de la vie quotidienne et troubles assignables à une sociologie de l’idéologie, que l’historiographie peut tenter de donner une efficacité opératoire à des catégories empruntées à ces deux disciplines. L’histoire du temps présent est à cet égard un cadre propice à cette mise à l’épreuve, dans la mesure où elle se tient elle-même sur une autre frontière, celle où se frottent l’une à l’autre la parole des témoins encore vivants et l’écriture où se recueillent déjà les traces documentaires des événements considérés. » (2000 : 580-581) Ricœur poursuit en expliquant que l’analyse qu’Henry Rousso fait de la mémoire du régime de Vichy permet de comprendre comment certaines notions psychanalytiques peuvent être transposées dans un cadre historiographique. Voici les grandes lignes du travail de Rousso, évoqué par Ricœur : 1. Phase du deuil : Le souvenir-écran : oublier Vichy pour ne songer qu’à l’occupation nazie. 2. Phase du refoulement : l’établissement du mythe de la Résistance. 3. Phase du retour du refoulé : les témoins se décident à parler ; pendant cette phase se produit le dissensus citoyen dont parlait Mark Osiel. 4. Phase de l’obsession : l’obsession fait en sorte que certains éléments sont privilégiés alors que d’autres sont négligés.
3. L’oubli commandé : l’amnistie Dans cette section, Ricœur ne s’intéresse qu’à l’aspect institutionnel de l’amnistie. Celle-ci est utilisée pour proclamer la réconciliation entre citoyens, pour célébrer le retour de la paix civique. L’Édit de Nantes : il y est explicitement écrit qu’il doit permettre de faire comme si rien ne s’était passé. Désormais, c’est la République, donc le peuple, qui pratique l’amnistie : elle met fin aux procès et aux poursuites judiciaires. « En côtoyant ainsi l’amnésie, l’amnistie place le rapport au passé hors du champ où la problématique du pardon trouverait avec le dissensus sa juste place. » (2000 : 589) L’amnistie est une thérapie sociale d’urgence, qui est sous le signe de l’utilité et non de la vérité.
ÉPILOGUE – LE PARDON DIFFICILE
I. L’équation du pardon :
« Je parlerai tout au long de cet essai d’une différence d’altitude, d’une disparité verticale, entre la profondeur de la faute et la hauteur du pardon. Cette polarité est constitutive de l’équation du pardon : en bas l’aveu de la faute, en haut l’hymne au pardon. Deux actes de discours sont ici mis en œuvre ; le premier porte au langage une expérience de même rang que la solitude, l’échec, le combat, ces ‘‘données de l’expérience’’ (J. Nabert) – ces ‘‘situations limites’’ (Karl Jaspers) – sur lesquelles se greffe la pensée réflexive. Est ainsi mis à découvert le lieu de l’accusation morale – l’imputabilité, ce lieu où l’agent se lie à son action et s’en reconnaît comptable. Le second ressortit à la grande poésie sapientiale qui d’un même souffle célèbre l’amour et la joie. Il y a le pardon, dit la voix. La tension entre l’aveu et l’hymne sera portée au voisinage d’un point de rupture, l’impossibilité du pardon répliquant au caractère impardonnable du mal moral. » (2000 : 593-594)
1. Profondeur : la faute La faute est un sentiment comparable à la solitude, à l’échec. Elle s’inscrit dans une structure qui est celle de l’imputabilité : le lien entre le qui et le quoi de la faute. Attribution à soi de la faute : l’aveu, qui est un exercice de remémoration. L’abîme entre l’action et son agent : la faute est limitée à la règle qu’elle enfreint, et exclut donc les conséquences indirectes. Phénoménologie de la faute (faute/mal moral) : mise en relation de la faute avec les autres expériences négatives ; l’excès associé au mal : « C’est en ce point que s’annoncent des notions telles que l’irréparable du côté des effets, de l’imprescriptible du côté de la justice pénale, de l’impardonnable du côté du jugement moral (2000 : 602).
2. Hauteur : le pardon La question de l’impardonnable, de la culpabilité radicale. Nicolaï Hartmann : Si le pardon était possible, il constituerait un mal moral. Selon Hartmann, on peut comprendre, mais non absoudre. Pour Jacques Derrida, à qui Ricœur donne raison, « le pardon s’adresse à l’impardonnable ou n’est pas. Il est inconditionnel, il est sans exception et sans restriction. Il ne présuppose pas une demande de pardon […] » (2000 : 605).
II. L’odyssée de l’esprit de pardon : la traversée des institutions :
L’odyssée du pardon « traverse une série d’institutions suscitées par l’accusation publique. Celles-ci apparaissent elles-mêmes étagées en plusieurs couches selon le degré d’intériorisation de la culpabilité prononcée par la règle sociale […]. Le parcours se poursuivra du plan de la culpabilité criminelle à celui de la culpabilité politique et morale, inhérente au statut de citoyenneté partagée. La question posée est alors celle de la place du pardon dans la marge d’institutions en charge de la punition. S’il est vrai que la justice doit passer […], le pardon ne peut se réfugier que dans des gestes incapables de se transformer en institutions. Ces gestes qui constitueraient l’incognito du pardon désignent la place inéluctable de la considération due à tout homme, singulièrement au coupable […]. » (2000 : 594)
Dans cette partie, Ricœur s’inspire des travaux de K. Jaspers.
1. La culpabilité criminelle et l’imprescriptible Prescription : après un certain temps, il n’est plus possible qu’un crime soit soumis aux tribunaux. La prescription est un effet du temps, différente du pardon. Les crimes contre l’humanité sont imprescriptibles à cause de leur gravité extrême. Ces crimes horribles ayant été concertés, ils justifient qu’on les traite avec un zèle particulier. Imprescriptible vs. impardonnable ? Pardonner ces crimes serait une grande injustice. Pourtant, une certaine confusion règne, du fait que le principe de proportion qui régit les châtiments ne peut s’appliquer dans ces cas. Si le crime est impardonnable, qu’en est-il du coupable ? On est incapable d’étendre à lui la considération accordée normalement aux criminels.
2. La culpabilité politique La culpabilité de ceux qui faisaient partie du corps politique qui a ordonné ces crimes. Ces gens ont une responsabilité d’ordre politique et morale, mais pas criminelle.
3. La culpabilité morale Les actes qui ont contribué à la culpabilité criminelle et politique par leur acquiescement tacite ou exprès. Klaus M. Kodalle, se demandant si les peuples peuvent pardonner, en vient à la conclusion que non : les peuples ne peuvent pardonner, car la collectivité n’a pas de conscience morale. La collectivité reste dans ses vieilles inimitiés, dans le ressassement.
III. L’odyssée de l’esprit de pardon : le relais de l’échange :
« Dans la seconde étape de notre odyssée, il est pris acte d’une relation remarquable qui, pour un temps, place la demande de pardon et l’octroi du pardon sur un plan d’égalité et de réciprocité, comme s’il existait entre les deux actes de discours une véritable relation d’échange. L’exploration de cette piste est encouragée par la parenté en de nombreuses langues entre pardon et don. À cet égard, la corrélation entre le don et le contre-don dans certaines formes archaïques de l’échange tend à renforcer l’hypothèse selon laquelle demande et offre de pardon s’équilibreraient dans une relation horizontale. Il m’a paru qu’avant d’être corrigée, cette suggestion mérite d’être poussée à bout, jusqu’au point où même l’amour des ennemis peut apparaître comme le rétablissement de l’échange à un niveau non marchand. Le problème est alors de reconquérir, du sein de la relation horizontale d’échange, la dissymétrie d’une relation verticale inhérente à l’équation initiale du pardon […]. » (2000 : 594-595)
Relation entre le pardon demandé et le pardon accordé : le pardon devrait être inconditionnel, donc ne pas dépendre de la demande de pardon. Ricœur note que la croyance dans la nécessité de la demande de pardon transporte celui-ci dans le domaine de l’échange.
Olivier Abel et la géographie des dilemmes : dilemmes relatifs à la mise en relation du coupable et de la victime : 1. Attendre l’aveu 2. Le cercle des victimes s’élargit : la famille, les communautés, etc. 3. L’intériorisation de la faute : seul un autre peut en principe pardonner.
1. L’économie du don Mettre le pardon en rapport avec le don, avec l’échange. Le don est sans retour, il est en principe sans réciprocité. Et pourtant, remarque Ricœur, le don attend un autre don en retour.
2. Don et pardon L’échange : donner lie le bénéficiaire, crée une dette. Le pardon devrait adopter la forme non marchande du don : non pas donner et rendre, mais bien donner et recevoir. « Mais ce relais [le détour par la question du don] était nécessaire pour faire apparaître la dimension d’altérité d’un acte qui est fondamentalement une relation. Nous avons attaché ce caractère relationnel au vis-à-vis qui confronte deux actes de discours, celui de l’aveu et celui de l’absolution : ‘‘Je te demande pardon. – Je te pardonne.’’ Ces deux actes de discours font ce qu’ils disent : le tort est effectivement avoué, il est effectivement pardonné. La question est alors de comprendre comment cela se fait, compte tenu des termes de l’équation du pardon, à savoir l’incommensurabilité apparente entre l’inconditionnalité du pardon et la conditionnalité de la demande de pardon. Cet abîme n’est-il pas d’une certaine façon franchi à la faveur d’une sorte d’échange qui préserve la polarité des extrêmes ? Se propose alors le modèle du don et sa dialectique de contre-don. La disproportion entre la parole de pardon et celle de l’aveu fait retour sous la forme d’une unique question : quelle force rend capable de demander, de donner, de recevoir la parole de pardon ? » (2000 : 630)
IV. Le retour sur soi :
« Une dernière tentative de clarification reposant encore une fois sur une corrélation horizontale se propose avec le couple du pardon et de la promesse. Pour se lier par la promesse, le sujet de l’action devrait aussi pouvoir se délier par le pardon. La structure temporelle de l’action, à savoir l’irréversibilité et l’imprédictibilité du temps, appellerait la réplique d’une double maîtrise exercée sur la conduite de l’action. Ma thèse est ici qu’une dissymétrie significative existe entre le pouvoir pardonner et le pouvoir promettre, comme en témoigne l’impossibilité d’authentiques institutions politiques du pardon. Ainsi se trouve mis à nu, au cœur de l’ipséité et au foyer de l’imputabilité, le paradoxe du pardon aiguisé par la dialectique de la repentance dans la grande tradition abrahamique. Il ne s’agit pas moins que du pouvoir de l’esprit de pardon de délier l’agent de son acte […]. » (2000 : 595)
1. Le pardon et la promesse
Hannah Arendt : Pardon-promesse/délier-lier. Pardon : aura religieuse. Promesse : maîtriser l’avenir comme s’il s’agissait du présent. Le pardon reste éloigné du politique, comme le prouve l’échec des tentatives d’institutionnalisation du pardon. Le pardon, explique Ricœur à la suite de Arendt, est lié à l’amour : non pas l’agapê de l’apôtre, mais la philia politikê du philosophe (une amitié sans intimité). Ricœur croit que Hannah Arendt est restée sur le seuil de la véritable énigme du pardon, car elle situe « le geste à la jointure de l’acte et de ses conséquences, et non de l’agent et de l’acte » (2000 : 637). Pour lui, en effet, le véritable enjeu du pardon est de délier l’agent de son acte.
2. Délier l’agent de son acte
Ricœur entame cette partie en expliquant que tout ce qui a été dit à propos du pardon jusqu’à maintenant a eu pour objectif de combler la faille entre la faute impardonnable et le pardon impossible, mais le problème fondamental du pardon reste : comment peut-on délier l’agent de son acte ? Citant Derrida, Ricœur explique que pardonner à l’agent tout en continuant de condamner la faute, c’est en quelque sorte pardonner à un autre que celui qui a commis la faute. Pour Ricœur, ce problème est complexe ; la réponse « est à chercher […] du côté d’un découplage plus radical que celui supposé par l’argument entre un premier sujet, celui du tort commis, et un second sujet, celui qui est puni, un découplage au cœur de la puissance d’agir – de l’agency –, à savoir entre l’effectuation et la capacité que celle-ci actualise. Cette dissociation intime signifie que la capacité d’engagement du sujet moral n’est pas épuisée par ses inscriptions diverses dans le cours du monde. Cette dissociation exprime un acte de foi, un crédit adressé aux ressources de régénération de soi. » (2000 : 638) Le couple pardon/repentance (dimension religieuse de la question) : le pardon est absolu, il n’a ni avant ni après, tandis que la repentance est dans le temps.
Le déliement acte/agent s’inscrit dans une « philosophie de l’action où l’accent est mis sur les pouvoirs qui ensemble composent le portrait de l’homme capable » (2000 : 639)
Dans ses écrits sur le mal et la religion, Kant soutient que le penchant au mal est radical, tandis que la disposition au bien est originaire. Ainsi, l’homme serait primitivement bon. Il est donc possible de pardonner parce que le bien peut être rétabli chez celui qui a commis l’acte. Ricœur conclut cette section sur ces mots : « Sous le signe du pardon, le coupable sera tenu pour capable d’autre chose que de ses délits et de ses fautes. Il serait rendu à sa capacité d’agir, et l’action rendue serait saluée dans les menus actes de considération où nous avons reconnu l’incognito du pardon joué sur la scène publique. C’est enfin de cette capacité restaurée que s’emparerait la promesse qui projette l’action vers l’avenir. La formule de cette parole libératrice, abandonnée à la nudité de son énonciation, serait : tu vaux mieux que tes actes. » (2000 : 642)
V. Retour sur un itinéraire : récapitulation :
« Reste à tenter une récapitulation de l’ensemble du parcours effectué dans La Mémoire, l’Histoire, l’Oubli, à la lumière de l’esprit de pardon. L’enjeu est la projection d’une sorte d’eschatologie de la mémoire et, à sa suite, de l’histoire et de l’oubli. Formulée sur le mode optatif cette eschatologie se structure à partir et autour du vœu d’une mémoire heureuse et apaisée, dont quelque chose se communique dans la pratique de l’histoire et jusqu’au cœur des indépassables incertitudes qui dominent nos rapports à l’oubli […]. » (2000 : 595)
Dans cette dernière section, Ricœur se propose d’explorer l’horizon d’accomplissement de l’entreprise menée par l’ouvrage.
1. La mémoire heureuse
« De cette typologie [celle des modes de franchissement du dilemme absence/présence] arborescente s’est progressivement dégagé le thème royal de la reconnaissance du souvenir. Ce n’était au début qu’une des figures de la typologie de la mémoire, et c’est à la fin seulement, dans le sillage de l’analyse bergsonienne de la reconnaissance des images et sous le beau nom de survivance ou de reviviscence des images, que le phénomène de la reconnaissance a affirmé sa prééminence. C’est en lui que je discerne aujourd’hui l’équivalent de ce qui dans les sections précédentes de cet Épilogue a été caractérisé comme incognito du pardon. […] Je tiens la reconnaissance pour le petit miracle de la mémoire. Comme miracle, il peut lui aussi faire défaut. Mais quand il se produit […], le cri s’échappe : ‘‘C’est elle ! C’est lui !’’ Et la même salutation s’accompagne de proche en proche, sous des couleurs moins vives, un événement remémoré, un savoir-faire reconquis, un état de choses à nouveau promu à la ‘‘récognition’’. Tout le faire-mémoire se résume ainsi dans la reconnaissance. » (2000 : 644) Ricœur ajoute que c’est la reconnaissance qui permet de trancher entre deux absences : l’antérieur et l’irréel. Le délier-lier et ses application dans les trois domaines : soi, les autres proches, les autres lointains : mémoire heureuse, apaisée, réconciliée.
2. Histoire malheureuse ?
Différence histoire/mémoire : le miracle de la reconnaissance mémorielle n’a pas d’équivalent en histoire. Bien que le fossé histoire/mémoire ne soit pas si grand dans la phase documentaire de l’opération historique (qui repose notamment sur des témoignages, qui relèvent de la mémoire), il se creuse dans la seconde phase, celle de l’explication/compréhension. En effet, la connaissance historique donne l’avantage à des constructions de sens qui transcendent la mémoire, que celle-ci soit individuelle ou collective. En fait, souligne Ricœur, la mémoire est elle-même devenue l’un des objets d’investigation de l’histoire : « La question a pu légitimement se poser de savoir si la mémoire, de matrice d’histoire, n’est pas devenue simple objet d’histoire. » (2000 : 647) Le témoignage, dans le cadre d’événements à la limite de la représentation (comme la Shoah), a une importance particulière, car il dit que ces événements ont été et qu’il faut donc les raconter et les comprendre. La science historique peut contredire ces témoignages, mais elle ne peut pas les réfuter.
Ricœur évoque deux corollaires qui résultent de cette constitution fragile du savoir historique : -La représentation mnémonique a pour seul correspondant historique le concept de représentance, qui demeure malgré tout très précaire. -Impossible de trancher, au plan épistémologique, dans la compétition entre la fidélité de la mémoire et la vérité de l’histoire.
Conclusion de cette section : « Parlerons-nous d’histoire malheureuse ? Je ne sais. Mais je ne dirai pas : malheureuse histoire. En effet, il est un privilège qui ne saurait être refusé à l’histoire, celui non seulement d’étendre la mémoire collective au-delà de tout souvenir effectif, mais de corriger, de critiquer, voire de démentir la mémoire d’une communauté déterminée, lorsqu’elle se replie et se referme sur ses souffrances propres au point de se rendre aveugle et sourde aux souffrances des autres communautés. C’est sur le chemin de la critique historique que la mémoire rencontre le sens de la justice. Que serait une mémoire heureuse qui ne serait pas aussi une mémoire équitable ? » (2000 : 650)
3. Le pardon et l’oubli
Les réticences de Ricœur à l’égard d’un happy end du pardon et de l’oubli : - Les ruses de l’oubli (dont l’amnistie, caricature de pardon selon Ricœur, est le meilleur exemple) ; - Le malaise entourant le rapport de l’oubli au pardon : pourquoi ne peut-on pas parler d’oubli heureux comme on parle de mémoire heureuse ? Demande Ricœur. D’abord, affirme-t-il, parce que l’oubli est un non-événement (contrairement à la mémoire et à la reconnaissance) ; deuxièmement, parce que l’oubli a ses dilemmes propres : « l’oubli développe des situations durables et qu’on peut dire en ce sens historiques, pour autant qu’elles sont constitutives du tragique de l’action » (2000 : 653) ; enfin, à cause du caractère indécidable de la polarité entre oubli par effacement et oubli de réserve.
Il n’y a donc pas d’oubli heureux. Mais, demande ultimement Ricœur, peut-on parler d’un ars oblivionis comme on parle de l’ars memoriae ? Ricœur propose trois pistes possibles pour cet art de l’oubli : - Un oubli qui serait une technique, une rhétorique de l’extinction de la mémoire. Il s’agirait en somme d’un autodafé, d’un saccage de la mémoire. - Un travail de l’oubli qui s’ancrerait dans notre rapport au temps : passé, présent et futur. Un oubli désœuvré : « Mais, sous peine de retomber dans les pièges de l’amnistie-amnésie, cet ars oblivionis ne saurait constituer un règne distinct de la mémoire, par complaisance à l’usure du temps. Il ne peut que se ranger sous l’optatif de la mémoire heureuse. Il mettrait seulement une note gracieuse sur le travail de mémoire et le travail de deuil. Car il ne serait plus du tout travail. » (2000 : 655-656)