Outils pour utilisateurs

Outils du site


fq-equipe:paul_ricoeur_2000_la_memoire_l_histoire_l_oubli

Différences

Ci-dessous, les différences entre deux révisions de la page.

Lien vers cette vue comparative

Les deux révisions précédentesRévision précédente
Prochaine révision
Révision précédente
fq-equipe:paul_ricoeur_2000_la_memoire_l_histoire_l_oubli [2013/07/02 16:11] – [II – HISTOIRE/ÉPISTÉMOLOGIE] manonfq-equipe:paul_ricoeur_2000_la_memoire_l_histoire_l_oubli [2018/02/15 13:57] (Version actuelle) – modification externe 127.0.0.1
Ligne 1: Ligne 1:
-===== Paul RICOEUR (2000), La mémoire, l’histoire, l’oubli =====+====== Paul RICOEUR (2000), La mémoire, l’histoire, l’oubli ======
  
 **Paris,  Seuil, Coll. « Points Essais » **Paris,  Seuil, Coll. « Points Essais »
 Notes de lecture par Mariane Dalpé** Notes de lecture par Mariane Dalpé**
  
-==== I – DE LA MÉMOIRE ET DE LA RÉMINISCENCE ====+===== I – DE LA MÉMOIRE ET DE LA RÉMINISCENCE =====
    
 La première partie de l’ouvrage, « consacrée à la mémoire et aux phénomènes mnémoniques, est placée sous l’égide de la phénoménologie au sens husserlien du terme. » (2000 : I)  La première partie de l’ouvrage, « consacrée à la mémoire et aux phénomènes mnémoniques, est placée sous l’égide de la phénoménologie au sens husserlien du terme. » (2000 : I) 
  
-=== CHAPITRE 1 : Mémoire et imagination ===+==== CHAPITRE 1 : Mémoire et imagination ====
  
 Objectif du chapitre : procéder à un découplage entre imagination et mémoire.  Objectif du chapitre : procéder à un découplage entre imagination et mémoire. 
Ligne 23: Ligne 23:
 « Il doit y avoir dans l’expérience vive de la mémoire un trait irréductible qui explique l’insistance de la confusion dont témoigne l’expression d’image-souvenir. Il semble bien que le retour du souvenir ne puisse se faire que sur le mode du devenir-image. La révision parallèle de la phénoménologie du souvenir et de celle de l’image trouverait sa limite dans le processus de mise en image du souvenir […]. » (2000 : 7)  « Il doit y avoir dans l’expérience vive de la mémoire un trait irréductible qui explique l’insistance de la confusion dont témoigne l’expression d’image-souvenir. Il semble bien que le retour du souvenir ne puisse se faire que sur le mode du devenir-image. La révision parallèle de la phénoménologie du souvenir et de celle de l’image trouverait sa limite dans le processus de mise en image du souvenir […]. » (2000 : 7) 
  
-=== CHAPITRE 2 : La mémoire exercée : us et abus ===+==== CHAPITRE 2 : La mémoire exercée : us et abus ====
  
 **I. Les abus de la mémoire artificielle : les prouesses de la mémorisation :**  **I. Les abus de la mémoire artificielle : les prouesses de la mémorisation :** 
Ligne 31: Ligne 31:
 « C’est aux abus de la mémoire naturelle que sera ensuite consacrée la plus longue section de ce chapitre ; nous les distribuerons sur trois plans : au plan pathologique-thérapeutique ressortiront les troubles d’une mémoire empêchée ; au plan proprement pratique, ceux de la mémoire manipulée ; au plan éthico-politique, ceux d’une mémoire abusivement convoquée, lorsque commémoration rime avec remémoration. Ces multiples formes de l’abus font ressortir la vulnérabilité fondamentale de la mémoire, laquelle résulte du rapport entre l’absence de la chose souvenue et sa présence sur le mode de la représentation. La haute problématicité de ce rapport représentatif au passé est essentiellement mise à nu par tous les abus de la mémoire. » (2000 : 69)  « C’est aux abus de la mémoire naturelle que sera ensuite consacrée la plus longue section de ce chapitre ; nous les distribuerons sur trois plans : au plan pathologique-thérapeutique ressortiront les troubles d’une mémoire empêchée ; au plan proprement pratique, ceux de la mémoire manipulée ; au plan éthico-politique, ceux d’une mémoire abusivement convoquée, lorsque commémoration rime avec remémoration. Ces multiples formes de l’abus font ressortir la vulnérabilité fondamentale de la mémoire, laquelle résulte du rapport entre l’absence de la chose souvenue et sa présence sur le mode de la représentation. La haute problématicité de ce rapport représentatif au passé est essentiellement mise à nu par tous les abus de la mémoire. » (2000 : 69) 
  
-=== CHAPITRE 3 : Mémoire personnelle, mémoire collective ===+==== CHAPITRE 3 : Mémoire personnelle, mémoire collective ====
  
 **I. La tradition du regard intérieur :**  **I. La tradition du regard intérieur :** 
Ligne 46: Ligne 46:
  
 **III. Trois sujets d’attribution du souvenir : moi, les collectifs, les proches :**  **III. Trois sujets d’attribution du souvenir : moi, les collectifs, les proches :** 
 +
 « C’est à ce stade de la discussion que je proposerai de recourir au concept d’attribution comme concept opératoire susceptible d’établir une certaine commensurabilité entre les thèses opposées. Suivra l’examen de quelques-unes des modalités d’échange entre l’attribution à soi des phénomènes mnémoniques et leur attribution à d’autres, étrangers ou proches. » (2000 : 114-115)  « C’est à ce stade de la discussion que je proposerai de recourir au concept d’attribution comme concept opératoire susceptible d’établir une certaine commensurabilité entre les thèses opposées. Suivra l’examen de quelques-unes des modalités d’échange entre l’attribution à soi des phénomènes mnémoniques et leur attribution à d’autres, étrangers ou proches. » (2000 : 114-115) 
  
Ligne 53: Ligne 54:
 Phénoménologie de la mémoire au sein de la réalité sociale : Alfred Schutz souligne l’aspect transgénérationnel de la mémoire qui s’inscrit dans la zone mitoyenne entre mémoire individuelle et mémoire collective : la mémoire des proches, c’est-à-dire des autres prochains, des « autruis privilégiés » (2000 : 162) dont la mémoire partagée viendra notamment combler les lacunes de la mémoire individuelle, puisqu’ils sont ceux qui gardent en mémoire les deux événements qui limitent la vie humaine, soit la naissance et la mort.  Phénoménologie de la mémoire au sein de la réalité sociale : Alfred Schutz souligne l’aspect transgénérationnel de la mémoire qui s’inscrit dans la zone mitoyenne entre mémoire individuelle et mémoire collective : la mémoire des proches, c’est-à-dire des autres prochains, des « autruis privilégiés » (2000 : 162) dont la mémoire partagée viendra notamment combler les lacunes de la mémoire individuelle, puisqu’ils sont ceux qui gardent en mémoire les deux événements qui limitent la vie humaine, soit la naissance et la mort. 
  
-==== II – HISTOIRE/ÉPISTÉMOLOGIE ====+===== II – HISTOIRE/ÉPISTÉMOLOGIE =====
    
 La deuxième partie de l’ouvrage, « dédiée à l’histoire, relève d’une épistémologie des sciences historiques. » (2000 : I)  La deuxième partie de l’ouvrage, « dédiée à l’histoire, relève d’une épistémologie des sciences historiques. » (2000 : I) 
Ligne 59: Ligne 60:
 Précision : par phase de l’opération historiographique, Ricœur ne renvoie pas à des étapes qui seraient bien distinctes, mais plutôt à des niveaux. Dans la note d’orientation du second chapitre, il écrit : « À vrai dire, cette nouvelle phase [l’explication/compréhension] de l’opération historiographique était déjà imbriquée dans la précédente dans la mesure où il n’y a pas de document sans question, ni de question sans projet d’explication. » (2000 : 231)  Précision : par phase de l’opération historiographique, Ricœur ne renvoie pas à des étapes qui seraient bien distinctes, mais plutôt à des niveaux. Dans la note d’orientation du second chapitre, il écrit : « À vrai dire, cette nouvelle phase [l’explication/compréhension] de l’opération historiographique était déjà imbriquée dans la précédente dans la mesure où il n’y a pas de document sans question, ni de question sans projet d’explication. » (2000 : 231) 
  
-=== CHAPITRE 1 : Phase documentaire : la mémoire archivée ===+==== CHAPITRE 1 : Phase documentaire : la mémoire archivée ====
    
 **I. L’espace habité :** **I. L’espace habité :**
Ligne 81: Ligne 82:
  
 **III. Le témoignage :**  **III. Le témoignage :** 
 +
 « [N]ous suivrons le mouvement à la faveur duquel la mémoire déclarative s’extériorise dans le témoignage ; nous donnerons toute sa force à l’engagement du témoin dans son témoignage […]. » (2000 : 181)   « [N]ous suivrons le mouvement à la faveur duquel la mémoire déclarative s’extériorise dans le témoignage ; nous donnerons toute sa force à l’engagement du témoin dans son témoignage […]. » (2000 : 181)  
  
Ligne 130: Ligne 132:
 Confusion : faits avérés et événements survenus. L’événement est bref, fugace. C’est cela au sujet de quoi on témoigne. Le fait est le contenu d’un énoncé visant à la représenter. Il est construit dans le discours historique et par conséquent lié au langage.  Confusion : faits avérés et événements survenus. L’événement est bref, fugace. C’est cela au sujet de quoi on témoigne. Le fait est le contenu d’un énoncé visant à la représenter. Il est construit dans le discours historique et par conséquent lié au langage. 
  
-=== CHAPITRE 2 : Explication/compréhension ===+==== CHAPITRE 2 : Explication/compréhension ====
  
 **I. La promotion de l’histoire des mentalités :**  **I. La promotion de l’histoire des mentalités :** 
Ligne 187: Ligne 189:
 Ricœur, après avoir évoqué les travaux de Carlo Ginzburg, conclut sur un problème qui subsiste par rapport au terme de représentation et à l’utilisation qu’il en fait : comment parler des représentations-objets sans anticiper sur les représentations opérations ?  Ricœur, après avoir évoqué les travaux de Carlo Ginzburg, conclut sur un problème qui subsiste par rapport au terme de représentation et à l’utilisation qu’il en fait : comment parler des représentations-objets sans anticiper sur les représentations opérations ? 
  
-=== CHAPITRE 3 : La représentation historienne ===+==== CHAPITRE 3 : La représentation historienne ====
  
 Objectif du chapitre : « Ainsi sera souligné avec force le fait que la représentation au plan historique ne se borne pas à conférer un habillage verbal à un discours dont la cohérence serait complète avant son entrée en littérature, mais qu’elle constitue une opération de plein droit qui a le privilège de porter au jour la visée référentielle du discours historique. » (2000 : 304) Ricœur insiste donc à la fois sur la capacité du discours historique à représenter le passé et sur la dimension cognitive de cette dernière phase de l’opération historiographique.  Objectif du chapitre : « Ainsi sera souligné avec force le fait que la représentation au plan historique ne se borne pas à conférer un habillage verbal à un discours dont la cohérence serait complète avant son entrée en littérature, mais qu’elle constitue une opération de plein droit qui a le privilège de porter au jour la visée référentielle du discours historique. » (2000 : 304) Ricœur insiste donc à la fois sur la capacité du discours historique à représenter le passé et sur la dimension cognitive de cette dernière phase de l’opération historiographique. 
Ligne 306: Ligne 308:
 Ricœur emploie le terme de « lieutenance pour préciser le mode de vérité propre à la représentance […]. » (2000 : 365)  Ricœur emploie le terme de « lieutenance pour préciser le mode de vérité propre à la représentance […]. » (2000 : 365) 
  
-==== III – LA CONDITION HISTORIQUE ====+===== III – LA CONDITION HISTORIQUE =====
  
-  
 La troisième partie de l’ouvrage, « culminant dans une méditation sur l’oubli, s’encadre dans une herméneutique de la condition historique des humains que nous sommes. » (2000 : I)  La troisième partie de l’ouvrage, « culminant dans une méditation sur l’oubli, s’encadre dans une herméneutique de la condition historique des humains que nous sommes. » (2000 : I) 
  
 Cette partie réfléchit aux conditions de possibilité du discours historique : « Qu’est-ce que comprendre sur le mode historique ? » (2000 : 373) demande Ricœur.  Cette partie réfléchit aux conditions de possibilité du discours historique : « Qu’est-ce que comprendre sur le mode historique ? » (2000 : 373) demande Ricœur. 
 +
 Versant critique de la question : limites à toute prétention totalisante  Versant critique de la question : limites à toute prétention totalisante 
 +
 Versant ontologique de la question : explorer les présuppositions existentiales du savoir historiographique.  Versant ontologique de la question : explorer les présuppositions existentiales du savoir historiographique. 
 +
 Par condition, Ricœur renvoie à la fois au concept de situation et à celui de conditionnalité.  Par condition, Ricœur renvoie à la fois au concept de situation et à celui de conditionnalité. 
 « La cohérence de l’entreprise repose dès lors sur la nécessité du double passage du savoir historique à l’herméneutique critique et de celle-ci à l’herméneutique ontologique. Cette nécessité ne peut être démontrée a priori : elle ne procède que de sa mise en œuvre qui vaut mise à l’épreuve. Jusqu’à la fin, l’articulation présumée restera une hypothèse de travail. » (2000 : 374)  « La cohérence de l’entreprise repose dès lors sur la nécessité du double passage du savoir historique à l’herméneutique critique et de celle-ci à l’herméneutique ontologique. Cette nécessité ne peut être démontrée a priori : elle ne procède que de sa mise en œuvre qui vaut mise à l’épreuve. Jusqu’à la fin, l’articulation présumée restera une hypothèse de travail. » (2000 : 374) 
 L’oubli ; le pardon.  L’oubli ; le pardon. 
  
-=== CHAPITRE 1 : La philosophie critique de l’histoire ===+==== CHAPITRE 1 : La philosophie critique de l’histoire ===
 + 
 +**I. « Die geschichte selber », « l’histoire même » :** 
  
-I. « Die geschichte selber », « l’histoire même » :  
 « Nous prendrons d’abord la mesure de l’ambition la plus haute assignée au savoir de soi de l’histoire par la philosophie romantique et postromantique allemande. Je mènerai cette enquête sous la conduite de Koselleck dans son grand article « Histoire » - Geschichte – consacré à la constitution de l’histoire comme singulier collectif reliant l’ensemble des histoires spéciales. La sémantique d’autosuffisance qu’exprime la formule ‘‘ histoire même’’ (Geschichte selber) revendiquée par les auteurs concernés. Ce rêve sera conduit jusqu’au point où il retourne contre lui-même l’arme du ‘‘tout histoire’’. » (2000 : 386)  « Nous prendrons d’abord la mesure de l’ambition la plus haute assignée au savoir de soi de l’histoire par la philosophie romantique et postromantique allemande. Je mènerai cette enquête sous la conduite de Koselleck dans son grand article « Histoire » - Geschichte – consacré à la constitution de l’histoire comme singulier collectif reliant l’ensemble des histoires spéciales. La sémantique d’autosuffisance qu’exprime la formule ‘‘ histoire même’’ (Geschichte selber) revendiquée par les auteurs concernés. Ce rêve sera conduit jusqu’au point où il retourne contre lui-même l’arme du ‘‘tout histoire’’. » (2000 : 386) 
  
-II. Notre modernité : +**II. Notre modernité :**  
 Cette critique appliquée à l’ambition la plus extrême et la plus déclarée du savoir de soi de l’histoire sera ensuite appliquée à une prétention en apparence diamétralement opposée à la précédente, celle de tenir l’époque présente non seulement pour différente, mais pour préférable à toute autre. Cette autocélébration, jointe à l’autodésignation, est caractéristique de l’apologie de la modernité. Selon moi, l’expression ‘‘notre’’ modernité conduit à une aporie semblable à celle recelée par l’expression ‘‘ histoire même’’. C’est d’abord la ‘‘récurrence historique’’ du plaidoyer pour la modernité, de la Renaissance et des Lumières jusqu’à nos jours, qui sème la confusion. Mais c’est plus visiblement la concurrence entre plusieurs plaidoyers mêlant valorisation et chronologie […] qui déstabilise le plus sûrement la préférence de soi-même assumée par une époque. C’est alors une question de savoir si une argumentation en purs termes de valeur peut éluder l’équivoque d’un discours se réclamant à la fois de l’universel et de sa situation dans le présent historique. Et c’est une autre question de savoir si le discours du postmoderne échappe à la contradiction interne. D’une manière ou d’une autre, la singularité historique se pensant elle-même suscite une aporie symétrique de celle de la totalité historique se sachant absolument. » (2000 : 387)  Cette critique appliquée à l’ambition la plus extrême et la plus déclarée du savoir de soi de l’histoire sera ensuite appliquée à une prétention en apparence diamétralement opposée à la précédente, celle de tenir l’époque présente non seulement pour différente, mais pour préférable à toute autre. Cette autocélébration, jointe à l’autodésignation, est caractéristique de l’apologie de la modernité. Selon moi, l’expression ‘‘notre’’ modernité conduit à une aporie semblable à celle recelée par l’expression ‘‘ histoire même’’. C’est d’abord la ‘‘récurrence historique’’ du plaidoyer pour la modernité, de la Renaissance et des Lumières jusqu’à nos jours, qui sème la confusion. Mais c’est plus visiblement la concurrence entre plusieurs plaidoyers mêlant valorisation et chronologie […] qui déstabilise le plus sûrement la préférence de soi-même assumée par une époque. C’est alors une question de savoir si une argumentation en purs termes de valeur peut éluder l’équivoque d’un discours se réclamant à la fois de l’universel et de sa situation dans le présent historique. Et c’est une autre question de savoir si le discours du postmoderne échappe à la contradiction interne. D’une manière ou d’une autre, la singularité historique se pensant elle-même suscite une aporie symétrique de celle de la totalité historique se sachant absolument. » (2000 : 387) 
  
 2 mises à l’épreuve pour la philosophie de l’histoire :  2 mises à l’épreuve pour la philosophie de l’histoire : 
 +
 - le traitement de l’histoire comme singulier collectif érigé en sujet de soi-même : l’Histoire (c’est ce dont traitant la première partie du chapitre).  - le traitement de l’histoire comme singulier collectif érigé en sujet de soi-même : l’Histoire (c’est ce dont traitant la première partie du chapitre). 
 - élever à l’absolu le présent historique érigé en observatoire. Se fonde sur le concept de modernité. Notre temps et sa construction en relation avec le passé.  - élever à l’absolu le présent historique érigé en observatoire. Se fonde sur le concept de modernité. Notre temps et sa construction en relation avec le passé. 
Ligne 344: Ligne 351:
 Lyotard et le postmodernisme. La fin des discours de légitimation. Difficulté liée à la possibilité de définir notre époque, qu’on la considère moderne ou postmoderne.  Lyotard et le postmodernisme. La fin des discours de légitimation. Difficulté liée à la possibilité de définir notre époque, qu’on la considère moderne ou postmoderne. 
  
-III. L’historien et le juge : +**III. L’historien et le juge :** 
 + 
 « La polarité entre le jugement judiciaire et le jugement historique est l’une de ces dialectiques remarquables en même temps qu’elle demeure une limitation externe à laquelle est soumise l’histoire : le vœu d’impartialité commun aux deux modalités de jugement est soumis dans son exercice effectif à des contraintes opposées. L’impossibilité d’occuper seul la position du tiers est déjà rendue manifeste par la comparaison entre les deux parcours de la prise de décision, procès d’un côté, archive de l’autre […]. L’accent principal tombe sur la concentration du jugement judiciaire sur la responsabilité individuelle opposée à l’expansion du jugement historique aux contextes les plus ouverts de l’action collective. » (2000 : 387) Ces considérations servent à introduire une réflexion sur les grands crimes du XXe siècle, qui furent tour à tour soumis la justice pénale et au jugement historique. « Un des enjeux théoriques de la comparaison concerne le statut assigné à la singularité à la fois morale et historique des crimes du siècle. Au plan pratique, l’exercice public de l’un et de l’autre jugement est l’occasion de souligner le rôle thérapeutique et pédagogique du ‘‘dissensus civique’’ suscité par les controverses animant l’espace public de la discussion aux points d’interférence de l’histoire et dans le champ de la mémoire collective. Le citoyen est ainsi lui-même un tiers entre le juge et l’historien […]. » (2000 : 387)  « La polarité entre le jugement judiciaire et le jugement historique est l’une de ces dialectiques remarquables en même temps qu’elle demeure une limitation externe à laquelle est soumise l’histoire : le vœu d’impartialité commun aux deux modalités de jugement est soumis dans son exercice effectif à des contraintes opposées. L’impossibilité d’occuper seul la position du tiers est déjà rendue manifeste par la comparaison entre les deux parcours de la prise de décision, procès d’un côté, archive de l’autre […]. L’accent principal tombe sur la concentration du jugement judiciaire sur la responsabilité individuelle opposée à l’expansion du jugement historique aux contextes les plus ouverts de l’action collective. » (2000 : 387) Ces considérations servent à introduire une réflexion sur les grands crimes du XXe siècle, qui furent tour à tour soumis la justice pénale et au jugement historique. « Un des enjeux théoriques de la comparaison concerne le statut assigné à la singularité à la fois morale et historique des crimes du siècle. Au plan pratique, l’exercice public de l’un et de l’autre jugement est l’occasion de souligner le rôle thérapeutique et pédagogique du ‘‘dissensus civique’’ suscité par les controverses animant l’espace public de la discussion aux points d’interférence de l’histoire et dans le champ de la mémoire collective. Le citoyen est ainsi lui-même un tiers entre le juge et l’historien […]. » (2000 : 387) 
  
 Similitudes entre le travail de l’historien et du juge : intention de vérité et de justice, place de tiers, regard impartial.  Similitudes entre le travail de l’historien et du juge : intention de vérité et de justice, place de tiers, regard impartial. 
 +
 Impartialité : faire abstraction de l’individualité de son point de vue ; adopter une perspective abstraite.  Impartialité : faire abstraction de l’individualité de son point de vue ; adopter une perspective abstraite. 
 Comparaison : procès au tribunal/critique historiographique des archives.  Comparaison : procès au tribunal/critique historiographique des archives. 
Ligne 353: Ligne 362:
 Comparaison avec l’investigation historiographique : 1. phase délibérative et 2. phase conclusive du jugement.  Comparaison avec l’investigation historiographique : 1. phase délibérative et 2. phase conclusive du jugement. 
 Différences : le juge apporte un jugement définitif, ce que l’historien ne fait généralement pas car cela rendrait son travail trop vulnérable aux critiques des autres historiens. Autre différence : le juge pose un jugement sur un cas singulier, sur un individu particulier, alors que l’historien veut prendre ce cas spécifique et en tirer des généralités. Les événements et les individus ne représentent pour lui qu’un des plans sur lesquels se joue l’histoire.  Différences : le juge apporte un jugement définitif, ce que l’historien ne fait généralement pas car cela rendrait son travail trop vulnérable aux critiques des autres historiens. Autre différence : le juge pose un jugement sur un cas singulier, sur un individu particulier, alors que l’historien veut prendre ce cas spécifique et en tirer des généralités. Les événements et les individus ne représentent pour lui qu’un des plans sur lesquels se joue l’histoire. 
 +
 Ricœur lie cette réflexion aux juges des grands crimes du XXe siècle.  Ricœur lie cette réflexion aux juges des grands crimes du XXe siècle. 
 Obstacles dressés à la prétention des juges à écrire une histoire juste :  Obstacles dressés à la prétention des juges à écrire une histoire juste : 
 - l’argumentaire aux mains de l’accusation et de la défense. Contraste : le juge s’intéresse aux individus ; l’histoire aux foules et aux courants. Autre contraste : le juge émet une version qui est considérée officielle, alors que le travail de l’historien est soumis à des remises en question.  - l’argumentaire aux mains de l’accusation et de la défense. Contraste : le juge s’intéresse aux individus ; l’histoire aux foules et aux courants. Autre contraste : le juge émet une version qui est considérée officielle, alors que le travail de l’historien est soumis à des remises en question. 
 « Ce n’est pas seulement le rapport de l’historien au juge qui se trouve ainsi inversé, l’historien travaillant sous le regard du peuple juge qui a déjà prononcé la condamnation. C’est le rapport à une tradition historiographique qui, en éliminant la louange et de façon générale l’apologétique, s’est employée aussi à éliminer le blâme. » (2000 : 428)  « Ce n’est pas seulement le rapport de l’historien au juge qui se trouve ainsi inversé, l’historien travaillant sous le regard du peuple juge qui a déjà prononcé la condamnation. C’est le rapport à une tradition historiographique qui, en éliminant la louange et de façon générale l’apologétique, s’est employée aussi à éliminer le blâme. » (2000 : 428) 
 +
 Ricœur revient sur les questions du blâme et de l’inacceptable.  Ricœur revient sur les questions du blâme et de l’inacceptable. 
 Nolte : il propose de réviser l’histoire du nazisme non pas pour en atténuer l’horreur, mais pour lui enlever son caractère mythique. Il élargit la perspective pour faire remonter les sources du nazisme loin dans le passé, pour trouver des antécédents exterminationnistes ailleurs dans l’histoire. (Relation de causalité de l’original à la copie.)  Nolte : il propose de réviser l’histoire du nazisme non pas pour en atténuer l’horreur, mais pour lui enlever son caractère mythique. Il élargit la perspective pour faire remonter les sources du nazisme loin dans le passé, pour trouver des antécédents exterminationnistes ailleurs dans l’histoire. (Relation de causalité de l’original à la copie.) 
 +
 Pour soutenir que les crimes nazis soient singuliers, il faut d’abord définir ce qu’on entend par singularité. Ricœur propose ces thèses :  Pour soutenir que les crimes nazis soient singuliers, il faut d’abord définir ce qu’on entend par singularité. Ricœur propose ces thèses : 
 1. La singularité morale et la singularité historique sont deux concepts différents. Le fait que le nazisme ne soit pas né ex nihilo, donc qu’il ne soit pas singulier au plan historique, ne signifie pas qu’il ne soit pas singulier sur le plan moral.  1. La singularité morale et la singularité historique sont deux concepts différents. Le fait que le nazisme ne soit pas né ex nihilo, donc qu’il ne soit pas singulier au plan historique, ne signifie pas qu’il ne soit pas singulier sur le plan moral. 
Ligne 365: Ligne 377:
 Ricœur conclut cette partie de son analyse en expliquant, à la suite de Mark Osiel, que après toutes les délibérations des juges et des historiens, il revient au citoyen de réfléchir à ces événements (d’où la notion de dissensus évoquée par Osiel).  Ricœur conclut cette partie de son analyse en expliquant, à la suite de Mark Osiel, que après toutes les délibérations des juges et des historiens, il revient au citoyen de réfléchir à ces événements (d’où la notion de dissensus évoquée par Osiel). 
  
-IV. L’interprétation en histoire : +**IV. L’interprétation en histoire :** 
 « Une dernière polarité souligne la limitation interne à laquelle est soumis le savoir de soi de l’histoire. Elle n’est plus entre l’histoire et son autre, comme l’est le jugement judiciaire ; elle est au sein même de l’opération historiographique sous les espèces de la corrélation entre le projet de vérité et la composante interprétative de l’opération historiographique elle-même. Il s’agit de bien plus que de l’engagement subjectif de l’historien dans la formation de l’objectivité historique : du jeu d’options qui jalonne toutes les phases de l’opération, de l’archive à la représentation historienne. L’interprétation s’avère ainsi avoir même ampleur que le projet de vérité. Cette considération justifie sa place au terme du parcours réflexif opéré dans ce chapitre […]. » (2000 : 387-388)  « Une dernière polarité souligne la limitation interne à laquelle est soumis le savoir de soi de l’histoire. Elle n’est plus entre l’histoire et son autre, comme l’est le jugement judiciaire ; elle est au sein même de l’opération historiographique sous les espèces de la corrélation entre le projet de vérité et la composante interprétative de l’opération historiographique elle-même. Il s’agit de bien plus que de l’engagement subjectif de l’historien dans la formation de l’objectivité historique : du jeu d’options qui jalonne toutes les phases de l’opération, de l’archive à la représentation historienne. L’interprétation s’avère ainsi avoir même ampleur que le projet de vérité. Cette considération justifie sa place au terme du parcours réflexif opéré dans ce chapitre […]. » (2000 : 387-388) 
  
Ligne 381: Ligne 393:
  
  
-CHAPITRE 2 : Histoire et temps +==== CHAPITRE 2 : Histoire et temps ==== 
 + 
 +**I. Temporalité :**
  
-I. Temporalité : 
 S’inspirant de Heidegger, Ricœur ouvre le débat entre philosophie et histoire en se penchant sur la question du « temps indéfini de la nature » par rapport à « la dure loi de la finitude mortelle » (2000 : 457). « Ma thèse est que l’historien n’est pas laissé sans voix par cette manière radicale d’entrer dans la problématique entière de la temporalité. […] Je suggère humblement une lecture alternative du sens de la mortalité, où la référence au corps propre impose le détour par la biologie et le retour à soi par une patiente appropriation d’un savoir tout extérieur de la mort commune. Cette lecture sans prétention frayerait la voie à une attribution multiple du mourir : à soi, aux proches, aux autres. Parmi tous ces autres, les morts du passé, que le regard rétrospectif de l’histoire embrasse. Ne serait-ce pas alors le privilège de l’histoire d’offrir à ces absents de l’histoire la pitié d’un geste de sépulture ? L’équation entre écriture et sépulture se proposerait ainsi comme la réplique du discours de l’historien à celui du philosophe […]. » (2000 : 457)  S’inspirant de Heidegger, Ricœur ouvre le débat entre philosophie et histoire en se penchant sur la question du « temps indéfini de la nature » par rapport à « la dure loi de la finitude mortelle » (2000 : 457). « Ma thèse est que l’historien n’est pas laissé sans voix par cette manière radicale d’entrer dans la problématique entière de la temporalité. […] Je suggère humblement une lecture alternative du sens de la mortalité, où la référence au corps propre impose le détour par la biologie et le retour à soi par une patiente appropriation d’un savoir tout extérieur de la mort commune. Cette lecture sans prétention frayerait la voie à une attribution multiple du mourir : à soi, aux proches, aux autres. Parmi tous ces autres, les morts du passé, que le regard rétrospectif de l’histoire embrasse. Ne serait-ce pas alors le privilège de l’histoire d’offrir à ces absents de l’histoire la pitié d’un geste de sépulture ? L’équation entre écriture et sépulture se proposerait ainsi comme la réplique du discours de l’historien à celui du philosophe […]. » (2000 : 457) 
  
-II. Historicité : +**II. Historicité :** 
 + 
 « Je propose de compenser l’approche en termes de déficit ontologique par une prise en compte des ressources de possibilisation existentiale de la démarche historiographique que recèlent à mon avis certains thèmes forts de l’analyse heideggérienne : la distinction, au niveau même du rapport au passé, entre le passé en tant que révolu, soustrait à nos prises, et le passé en tant qu’ayant été, et adhérant à ce titre à notre existence de souci ; l’idée de transmission générationnelle qui donne à la dette une coloration à la fois charnelle et institutionnelle ; et la ‘‘répétition’’, thème kierkegaardien par excellence, à la faveur duquel l’histoire n’apparaît pas seulement comme évocation des morts, mais comme mise en scène des vivants d’autrefois […]. » (2000 : 457-458)  « Je propose de compenser l’approche en termes de déficit ontologique par une prise en compte des ressources de possibilisation existentiale de la démarche historiographique que recèlent à mon avis certains thèmes forts de l’analyse heideggérienne : la distinction, au niveau même du rapport au passé, entre le passé en tant que révolu, soustrait à nos prises, et le passé en tant qu’ayant été, et adhérant à ce titre à notre existence de souci ; l’idée de transmission générationnelle qui donne à la dette une coloration à la fois charnelle et institutionnelle ; et la ‘‘répétition’’, thème kierkegaardien par excellence, à la faveur duquel l’histoire n’apparaît pas seulement comme évocation des morts, mais comme mise en scène des vivants d’autrefois […]. » (2000 : 457-458) 
  
-III. Être-dans-le-temps : +**III. Être-dans-le-temps :**  
 « C’est au niveau de l’intratemporalité – de l’être-dans-le-temps – que l’ontologie du Dasein rencontre l’histoire, non plus seulement dans son geste inaugural et ses présuppositions épistémiques, mais dans l’effectivité de son travail. […] Ces catégories – databilité, caractère public, scansion des rythmes de vie – permettent de nouer un débat original avec la pratique historienne. Cette appréhension positive du travail de l’historien me donne l’occasion d’une relecture de l’ensemble des analyses antérieures au point où histoire et mémoire se recroisent. Il m’a paru que l’ontologie de l’être-historique qui embrasse la condition temporelle dans sa triple membrure – futur, passé, présent – est habilitée à arbitrer des prétentions rivales à l’hégémonie dans l’espace clos de la rétrospection. D’un côté, l’histoire voudrait réduire la mémoire au statut d’objet parmi d’autres dans son champ d’enquête ; de l’autre, la mémoire collective oppose ses ressources de commémoration à l’entreprise de neutralisation des significations vécues sous le regard distancié de l’historien. Sous les conditions de rétrospection communes à l’histoire et à la mémoire, la querelle de priorité est indécidable. C’est de cette indécidabilité même qu’il est rendu raison dans une ontologie responsable de son vis-à-vis épistémique. En replaçant le rapport présent de l’histoire au passé, qui jadis fut mais n’est plus, sur l’arrière-plan de la grande dialectique qui brasse l’anticipation résolue du futur, la répétition du passé ayant été, et la préoccupation de l’initiative et de l’action sensée, l’ontologie de la condition historique justifie le caractère indécidable du rapport de l’histoire et de la mémoire […]. » (2000 : 458-459)  « C’est au niveau de l’intratemporalité – de l’être-dans-le-temps – que l’ontologie du Dasein rencontre l’histoire, non plus seulement dans son geste inaugural et ses présuppositions épistémiques, mais dans l’effectivité de son travail. […] Ces catégories – databilité, caractère public, scansion des rythmes de vie – permettent de nouer un débat original avec la pratique historienne. Cette appréhension positive du travail de l’historien me donne l’occasion d’une relecture de l’ensemble des analyses antérieures au point où histoire et mémoire se recroisent. Il m’a paru que l’ontologie de l’être-historique qui embrasse la condition temporelle dans sa triple membrure – futur, passé, présent – est habilitée à arbitrer des prétentions rivales à l’hégémonie dans l’espace clos de la rétrospection. D’un côté, l’histoire voudrait réduire la mémoire au statut d’objet parmi d’autres dans son champ d’enquête ; de l’autre, la mémoire collective oppose ses ressources de commémoration à l’entreprise de neutralisation des significations vécues sous le regard distancié de l’historien. Sous les conditions de rétrospection communes à l’histoire et à la mémoire, la querelle de priorité est indécidable. C’est de cette indécidabilité même qu’il est rendu raison dans une ontologie responsable de son vis-à-vis épistémique. En replaçant le rapport présent de l’histoire au passé, qui jadis fut mais n’est plus, sur l’arrière-plan de la grande dialectique qui brasse l’anticipation résolue du futur, la répétition du passé ayant été, et la préoccupation de l’initiative et de l’action sensée, l’ontologie de la condition historique justifie le caractère indécidable du rapport de l’histoire et de la mémoire […]. » (2000 : 458-459) 
  
-IV. L’inquiétante étrangeté de l’histoire+==== IV. L’inquiétante étrangeté de l’histoire ==== 
 « Le dernier mot sera laissé à trois historiens qui, joignant l’existentiel à l’existential, témoignent de ‘‘l’inquiétante étrangeté’’ de l’histoire, sous le signe d’une aporie qui, une fois comprise, aura cessé d’être paralysante […]. » (2000 : 459) Les trois historiens qu’aborde Ricœur sont Maurice Halbwachs, Yerushalmi et Pierre Nora.  « Le dernier mot sera laissé à trois historiens qui, joignant l’existentiel à l’existential, témoignent de ‘‘l’inquiétante étrangeté’’ de l’histoire, sous le signe d’une aporie qui, une fois comprise, aura cessé d’être paralysante […]. » (2000 : 459) Les trois historiens qu’aborde Ricœur sont Maurice Halbwachs, Yerushalmi et Pierre Nora. 
  
Ligne 403: Ligne 419:
 - Les mémoires collectives sont multiples, mais il n’y a qu’une seule histoire.  - Les mémoires collectives sont multiples, mais il n’y a qu’une seule histoire. 
 « Le texte de Maurice Halbwachs décrit ainsi une courbe : de l’histoire scolaire, extérieure à la mémoire de l’enfant, on s’est élevé à une mémoire historique qui, idéalement, se fond dans la mémoire collective qu’en échange elle agrandit, et l’on débouche in fine sur une histoire universelle qui s’intéresse aux différences d’époque et résorbe les différences de mentalité sous un regard porté de nulle part. L’histoire, ainsi reconsidérée, mérite-t-elle encore le nom de ‘‘mémoire historique’’ ? Mémoire et histoire ne sont-elles pas condamnées à une cohabitation forcée ? » (2000 : 517) « Le texte de Maurice Halbwachs décrit ainsi une courbe : de l’histoire scolaire, extérieure à la mémoire de l’enfant, on s’est élevé à une mémoire historique qui, idéalement, se fond dans la mémoire collective qu’en échange elle agrandit, et l’on débouche in fine sur une histoire universelle qui s’intéresse aux différences d’époque et résorbe les différences de mentalité sous un regard porté de nulle part. L’histoire, ainsi reconsidérée, mérite-t-elle encore le nom de ‘‘mémoire historique’’ ? Mémoire et histoire ne sont-elles pas condamnées à une cohabitation forcée ? » (2000 : 517)
 +
 2. Yerushalmi : « malaise dans l’historiographie »  2. Yerushalmi : « malaise dans l’historiographie » 
 Le cas singulier de la mémoire juive. L’injonction biblique à se souvenir abolit la frontière entre le proche et le lointain.  Le cas singulier de la mémoire juive. L’injonction biblique à se souvenir abolit la frontière entre le proche et le lointain. 
 L’historiographie se heurte au sens théologique accordé à l’histoire juive.  L’historiographie se heurte au sens théologique accordé à l’histoire juive. 
 +
 3. Pierre Nora : insolites lieux de mémoire  3. Pierre Nora : insolites lieux de mémoire 
 +
 Changement du ton de Nora entre ses articles de 1984 et 1992 : de l’assurance à l’agacement. Ce mouvement de bascule révélerait selon Ricœur le côté insolite de la notion même de lieu de mémoire.  Changement du ton de Nora entre ses articles de 1984 et 1992 : de l’assurance à l’agacement. Ce mouvement de bascule révélerait selon Ricœur le côté insolite de la notion même de lieu de mémoire. 
 +
 a) Les trois thèmes de l’article de 1984 :  a) Les trois thèmes de l’article de 1984 : 
 1. Rupture entre mémoire et histoire. La perte du lien direct avec la mémoire : avant, la mémoire n’appartenait pas au passé.  1. Rupture entre mémoire et histoire. La perte du lien direct avec la mémoire : avant, la mémoire n’appartenait pas au passé. 
Ligne 415: Ligne 435:
 L’article de 1984 se terminait sur l’annonce, avec les lieux de mémoire, d’une « autre histoire », grâce à leur appartenance aux deux régimes : histoire et mémoire.  L’article de 1984 se terminait sur l’annonce, avec les lieux de mémoire, d’une « autre histoire », grâce à leur appartenance aux deux régimes : histoire et mémoire. 
 « Sous le couvert du patrimoine, évoqué avec faveur, le maléfice de la patrimonialisation n’est pas encore perçu dans sa tendance à réduire le lieu de mémoire au site topographique et à livrer le culte de la mémoire aux abus de la commémoration. » (2000 : 528)  « Sous le couvert du patrimoine, évoqué avec faveur, le maléfice de la patrimonialisation n’est pas encore perçu dans sa tendance à réduire le lieu de mémoire au site topographique et à livrer le culte de la mémoire aux abus de la commémoration. » (2000 : 528) 
 +
 b) Essai « La nation-mémoire », qui suit le volume sur la nation.  b) Essai « La nation-mémoire », qui suit le volume sur la nation. 
 Les types de mémoire nationale : mémoire fondatrice, mémoire-État, mémoire nationale (associée à Michelet), mémoire-citoyen et mémoire-patrimoine, le décevant type de mémoire propre à notre époque. Ce moment marque le retournement de la notion de lieu de mémoire. Ricœur cite la définition qu’en donne Nora : « par mémoire-patrimoine, il ne faut pas se contenter d’entendre l’élargissement brutal de la notion et sa dilatation récente et problématique à tous les objets témoins du passé national, mais, beaucoup plus profondément, la transformation en bien commun et en héritage collectif des enjeux traditionnels de la mémoire elle-même. » (Pierre Nora, cité par Ricœur, 2000 : 529)  Les types de mémoire nationale : mémoire fondatrice, mémoire-État, mémoire nationale (associée à Michelet), mémoire-citoyen et mémoire-patrimoine, le décevant type de mémoire propre à notre époque. Ce moment marque le retournement de la notion de lieu de mémoire. Ricœur cite la définition qu’en donne Nora : « par mémoire-patrimoine, il ne faut pas se contenter d’entendre l’élargissement brutal de la notion et sa dilatation récente et problématique à tous les objets témoins du passé national, mais, beaucoup plus profondément, la transformation en bien commun et en héritage collectif des enjeux traditionnels de la mémoire elle-même. » (Pierre Nora, cité par Ricœur, 2000 : 529) 
 Dernier essai de Nora : dans la mémoire-patrimoine, le sentiment d’appartenance à la nation repose sur le sentiment de la singularité de celle-ci ; la nation n’est plus identifiée à l’État. Cette mise à l’écart de l’État s’accompagne de la mise à l’écart de l’histoire qui, en France, a toujours accompagné l’État.  Dernier essai de Nora : dans la mémoire-patrimoine, le sentiment d’appartenance à la nation repose sur le sentiment de la singularité de celle-ci ; la nation n’est plus identifiée à l’État. Cette mise à l’écart de l’État s’accompagne de la mise à l’écart de l’histoire qui, en France, a toujours accompagné l’État. 
 +
 c) La notion de génération : dans l’essai consacré à cette notion, le concept de lieu de mémoire se transforme au contact de celui de patrimoine.  c) La notion de génération : dans l’essai consacré à cette notion, le concept de lieu de mémoire se transforme au contact de celui de patrimoine. 
 Dans chaque société, une génération particulière servirait de modèle au concept général : en France, il s’agit des « enfants du siècle ».  Dans chaque société, une génération particulière servirait de modèle au concept général : en France, il s’agit des « enfants du siècle ». 
 Nora explique que la notion de génération a toujours été un mélange d’histoire et de mémoire, mais que la proportion s’est inversée. « L’inversion consiste en ceci que la notion de génération, construite dans la rétrospection et, à ce titre, traversée d’histoire, s’enfouit dans son ‘‘effet de remémoration’’ […], comme on le voit au temps de Péguy et de Barrès. D’abord imposée de l’extérieur, elle est ensuite violemment intériorisée […]. Bien plus, habitée d’histoire, la mémoire de génération se trouve ‘‘écrasée par son poids’’ […]. La remémoration vire alors à la commémoration, avec son obsession d’une histoire finie, révolue […]. » (2000 : 531)  Nora explique que la notion de génération a toujours été un mélange d’histoire et de mémoire, mais que la proportion s’est inversée. « L’inversion consiste en ceci que la notion de génération, construite dans la rétrospection et, à ce titre, traversée d’histoire, s’enfouit dans son ‘‘effet de remémoration’’ […], comme on le voit au temps de Péguy et de Barrès. D’abord imposée de l’extérieur, elle est ensuite violemment intériorisée […]. Bien plus, habitée d’histoire, la mémoire de génération se trouve ‘‘écrasée par son poids’’ […]. La remémoration vire alors à la commémoration, avec son obsession d’une histoire finie, révolue […]. » (2000 : 531) 
 Nora, au terme de cette analyse du concept de génération, plaide pour une conscience de l’histoire dédoublée entre sa rumination mémorielle et l’évocation de la grande histoire.  Nora, au terme de cette analyse du concept de génération, plaide pour une conscience de l’histoire dédoublée entre sa rumination mémorielle et l’évocation de la grande histoire. 
 +
 d) L’article de 1992. Constat : alors que les lieux de mémoire devaient disséquer les commémorations, on les a transformés eux-mêmes en commémorations : « ils se sont voulus, par leur démarche, leur méthode et leur titre même, une histoire de type contre-commémoratif, mais la commémoration les a rattrapés. » (Nora, cité par Ricœur, 2000 : 532)  d) L’article de 1992. Constat : alors que les lieux de mémoire devaient disséquer les commémorations, on les a transformés eux-mêmes en commémorations : « ils se sont voulus, par leur démarche, leur méthode et leur titre même, une histoire de type contre-commémoratif, mais la commémoration les a rattrapés. » (Nora, cité par Ricœur, 2000 : 532) 
 Avec la fin du monde paysan, la fin des guerres, l’année du Patrimoine de 1980 : « [L]a métamorphose est en route qui, de l’histoire, conduit au remémoratif, et de celui-ci au commémoratif, faisant de l’ère de la commémoration le couronnement de cette suite d’inversions. » (2000 : 533)  Avec la fin du monde paysan, la fin des guerres, l’année du Patrimoine de 1980 : « [L]a métamorphose est en route qui, de l’histoire, conduit au remémoratif, et de celui-ci au commémoratif, faisant de l’ère de la commémoration le couronnement de cette suite d’inversions. » (2000 : 533) 
 « Le contresens sur la notion même de lieu de mémoire est en place : d’instrument symbolique, dont l’intérêt heuristique était d’immatérialiser le ‘‘lieu’’, la notion est devenue la proie de la commémoration de type patrimonial : ‘‘Et le patrimoine est carrément passé du bien qu’on possède par héritage au bien qui vous constitue.’’ [Nora] » (2000 : 534)  « Le contresens sur la notion même de lieu de mémoire est en place : d’instrument symbolique, dont l’intérêt heuristique était d’immatérialiser le ‘‘lieu’’, la notion est devenue la proie de la commémoration de type patrimonial : ‘‘Et le patrimoine est carrément passé du bien qu’on possède par héritage au bien qui vous constitue.’’ [Nora] » (2000 : 534) 
  
-CHAPITRE 3 : L’oubli +==== CHAPITRE 3 : L’oubli ==== 
 + 
 +**I. L’oubli et l’effacement des traces :** 
  
-I. L’oubli et l’effacement des traces :  
 « La première section de ce chapitre sera consacrée aux discussions portant sur la notion de trace mnésique. D’elle résulte le destin de la première forme d’oubli profond, l’oubli par effacement des traces. L’accès aux présumées traces psychiques est tout autre. Il est beaucoup plus dissimulé. […] Mais la difficulté attachée à la problématique des deux traces n’est pas seulement l’accès aux phénomènes concernés. Elle touche à la signification même qui peut être donnée de ces deux acceptions de la trace, l’une extérieure, l’autre intime. La première section, consacrée au maniement conceptuel de l’idée de trace mnésique dans le cadre des neurosciences, est articulée en trois moments. 1) Quelle est […] la position de principe du philosophe que je suis face aux scientifiques parlant de façon générale de traces, mnésiques ou non mnésiques ? 2) Qu’en est-il de façon plus spécifique des traces mnésiques ? Quelle instruction mutuelle se donnent à cet égard le phénoménologue et le neurologue ? […] 3) Quelle place, enfin, la question de l’oubli vient-elle occuper sur le tableau des dysfonctions de la mémoire ? […] Mais le principe de la solution proposée sera contenu dans le premier moment, avec les idées de causa sine qua non, de substrat, de corrélation entre organisation et fonction. » (2000 : 540-541)  « La première section de ce chapitre sera consacrée aux discussions portant sur la notion de trace mnésique. D’elle résulte le destin de la première forme d’oubli profond, l’oubli par effacement des traces. L’accès aux présumées traces psychiques est tout autre. Il est beaucoup plus dissimulé. […] Mais la difficulté attachée à la problématique des deux traces n’est pas seulement l’accès aux phénomènes concernés. Elle touche à la signification même qui peut être donnée de ces deux acceptions de la trace, l’une extérieure, l’autre intime. La première section, consacrée au maniement conceptuel de l’idée de trace mnésique dans le cadre des neurosciences, est articulée en trois moments. 1) Quelle est […] la position de principe du philosophe que je suis face aux scientifiques parlant de façon générale de traces, mnésiques ou non mnésiques ? 2) Qu’en est-il de façon plus spécifique des traces mnésiques ? Quelle instruction mutuelle se donnent à cet égard le phénoménologue et le neurologue ? […] 3) Quelle place, enfin, la question de l’oubli vient-elle occuper sur le tableau des dysfonctions de la mémoire ? […] Mais le principe de la solution proposée sera contenu dans le premier moment, avec les idées de causa sine qua non, de substrat, de corrélation entre organisation et fonction. » (2000 : 540-541) 
  
-II. L’oubli et la persistance des traces : +**II. L’oubli et la persistance des traces :** 
 + 
 Il s’agit dans la seconde section de se pencher sur « la présupposition sur laquelle s’établit le recours à une notion distincte de trace psychique, quoiqu’il en soit de son conditionnement neuronal. L’expérience clé, on vient de le dire, est celle de la reconnaissance. » (2000 : 541) Ricœur explique ensuite qu’il s’intéressera à la « persistance de l’impression originaire » (2000 : 541). « C’est ce discours que je tenterai de porter à son plus haut degré d’incandescence en explorant à la suite de Bergson dans Matière et Mémoire la présupposition toute rétrospective d’une naissance du souvenir dès le moment même de l’impression, d’une ‘‘reviviscence des images’’ dans le moment de la reconnaissance. Une existence ‘‘inconsciente du souvenir doit alors être postulée, en quelque sens qu’il soit possible d’attribuer à cette inconscience. C’est cette hypothèse de la préservation par soi, constitutive de la durée elle-même, que je tenterai d’élargir à d’autres phénomènes de latence, jusqu’au point où cette latence peut être tenue pour une figure positive de l’oubli que j’appelle oubli de réserve. » (2000 : 541)  Il s’agit dans la seconde section de se pencher sur « la présupposition sur laquelle s’établit le recours à une notion distincte de trace psychique, quoiqu’il en soit de son conditionnement neuronal. L’expérience clé, on vient de le dire, est celle de la reconnaissance. » (2000 : 541) Ricœur explique ensuite qu’il s’intéressera à la « persistance de l’impression originaire » (2000 : 541). « C’est ce discours que je tenterai de porter à son plus haut degré d’incandescence en explorant à la suite de Bergson dans Matière et Mémoire la présupposition toute rétrospective d’une naissance du souvenir dès le moment même de l’impression, d’une ‘‘reviviscence des images’’ dans le moment de la reconnaissance. Une existence ‘‘inconsciente du souvenir doit alors être postulée, en quelque sens qu’il soit possible d’attribuer à cette inconscience. C’est cette hypothèse de la préservation par soi, constitutive de la durée elle-même, que je tenterai d’élargir à d’autres phénomènes de latence, jusqu’au point où cette latence peut être tenue pour une figure positive de l’oubli que j’appelle oubli de réserve. » (2000 : 541) 
  
-III. L’oubli de rappel : us et abus +**III. L’oubli de rappel : us et abus** 
 + 
 Ricœur place cette section « sous le titre de la pragmatique de l’oubli » (2000 : 542). « L’oubli manifeste est aussi un oubli exercé. Pour nous aider dans le déchiffrage des phénomènes ressortissant à cette pragmatique de l’oubli, j’adopterai la grille de lecture des us et abus de la mémoire, soumise à l’épreuve des analyses du deuxième chapitre de la première partie. Une hiérarchie semblable scandera la montée en manifestation de l’oubli exercé. L’oubli n’offrira pas seulement un redoublement de la description où les mêmes usages de la mémoire se révéleraient sous l’angle nouveau des usages de l’oubli, ces derniers apporteront avec eux une problématique spécifique, en distribuant leurs manifestations sur un axe horizontal éclaté entre un pôle passif et un pôle actif. L’oubli révélera alors une stratégie rusée qui lui est bien propre. On proposera pour finir un exemple emprunté à l’histoire du temps présent de ces us et abus de l’oubli. » (2000 : 542)  Ricœur place cette section « sous le titre de la pragmatique de l’oubli » (2000 : 542). « L’oubli manifeste est aussi un oubli exercé. Pour nous aider dans le déchiffrage des phénomènes ressortissant à cette pragmatique de l’oubli, j’adopterai la grille de lecture des us et abus de la mémoire, soumise à l’épreuve des analyses du deuxième chapitre de la première partie. Une hiérarchie semblable scandera la montée en manifestation de l’oubli exercé. L’oubli n’offrira pas seulement un redoublement de la description où les mêmes usages de la mémoire se révéleraient sous l’angle nouveau des usages de l’oubli, ces derniers apporteront avec eux une problématique spécifique, en distribuant leurs manifestations sur un axe horizontal éclaté entre un pôle passif et un pôle actif. L’oubli révélera alors une stratégie rusée qui lui est bien propre. On proposera pour finir un exemple emprunté à l’histoire du temps présent de ces us et abus de l’oubli. » (2000 : 542) 
  
 Ricœur croise deux règles de manifestation : du plus actif au plus passif ; du plus manifeste au plus profond.  Ricœur croise deux règles de manifestation : du plus actif au plus passif ; du plus manifeste au plus profond. 
 +
 1. L’oubli et la mémoire empêchée 1. L’oubli et la mémoire empêchée
 La psychanalyse et les empêchements de la mémoire : les traumas restent dans la mémoire. Ils peuvent être remplacés dans la conscience par des symptômes ou peuvent revenir à la conscience par pans entiers.  La psychanalyse et les empêchements de la mémoire : les traumas restent dans la mémoire. Ils peuvent être remplacés dans la conscience par des symptômes ou peuvent revenir à la conscience par pans entiers. 
 Bergson et Freud ont des conceptions très différentes de l’inconscient. Pour Freud, l’inconscient a à voir avec le refoulement, la pulsion, etc., alors que pour Bergson il s’agit d’éléments qui sont situés hors du cercle des préoccupations à court terme.  Bergson et Freud ont des conceptions très différentes de l’inconscient. Pour Freud, l’inconscient a à voir avec le refoulement, la pulsion, etc., alors que pour Bergson il s’agit d’éléments qui sont situés hors du cercle des préoccupations à court terme. 
 Psychopathologie de la vie quotidienne, Freud : les substitutions, souvenirs-écrans, actes manqués, lapsus, etc. « prennent à l’échelle de la mémoire collective des proportions gigantesques, que seule l’histoire, et plus précisément l’histoire de la mémoire, est capable de porter au jour » (2000 : 579).  Psychopathologie de la vie quotidienne, Freud : les substitutions, souvenirs-écrans, actes manqués, lapsus, etc. « prennent à l’échelle de la mémoire collective des proportions gigantesques, que seule l’histoire, et plus précisément l’histoire de la mémoire, est capable de porter au jour » (2000 : 579). 
 +
 2. L’oubli et la mémoire manipulée  2. L’oubli et la mémoire manipulée 
 Le caractère indubitablement sélectif du récit : même si on se souvient de tout, on ne peut pas tout raconter.  Le caractère indubitablement sélectif du récit : même si on se souvient de tout, on ne peut pas tout raconter. 
Ligne 449: Ligne 477:
 3. Phase du retour du refoulé : les témoins se décident à parler ; pendant cette phase se produit le dissensus citoyen dont parlait Mark Osiel.  3. Phase du retour du refoulé : les témoins se décident à parler ; pendant cette phase se produit le dissensus citoyen dont parlait Mark Osiel. 
 4. Phase de l’obsession : l’obsession fait en sorte que certains éléments sont privilégiés alors que d’autres sont négligés.  4. Phase de l’obsession : l’obsession fait en sorte que certains éléments sont privilégiés alors que d’autres sont négligés. 
 +
 3. L’oubli commandé : l’amnistie  3. L’oubli commandé : l’amnistie 
 Dans cette section, Ricœur ne s’intéresse qu’à l’aspect institutionnel de l’amnistie. Celle-ci est utilisée pour proclamer la réconciliation entre citoyens, pour célébrer le retour de la paix civique.  Dans cette section, Ricœur ne s’intéresse qu’à l’aspect institutionnel de l’amnistie. Celle-ci est utilisée pour proclamer la réconciliation entre citoyens, pour célébrer le retour de la paix civique. 
Ligne 456: Ligne 485:
 L’amnistie est une thérapie sociale d’urgence, qui est sous le signe de l’utilité et non de la vérité.  L’amnistie est une thérapie sociale d’urgence, qui est sous le signe de l’utilité et non de la vérité. 
  
 +===== ÉPILOGUE – LE PARDON DIFFICILE =====
 +=== I. L’équation du pardon : ===
  
-ÉPILOGUE – LE PARDON DIFFICILE 
- 
-I. L’équation du pardon :  
 « Je parlerai tout au long de cet essai d’une différence d’altitude, d’une disparité verticale, entre la profondeur de la faute et la hauteur du pardon. Cette polarité est constitutive de l’équation du pardon : en bas l’aveu de la faute, en haut l’hymne au pardon. Deux actes de discours sont ici mis en œuvre ; le premier porte au langage une expérience de même rang que la solitude, l’échec, le combat, ces ‘‘données de l’expérience’’ (J. Nabert) – ces ‘‘situations limites’’ (Karl Jaspers) – sur lesquelles se greffe la pensée réflexive. Est ainsi mis à découvert le lieu de l’accusation morale – l’imputabilité, ce lieu où l’agent se lie à son action et s’en reconnaît comptable. Le second ressortit à la grande poésie sapientiale qui d’un même souffle célèbre l’amour et la joie. Il y a le pardon, dit la voix. La tension entre l’aveu et l’hymne sera portée au voisinage d’un point de rupture, l’impossibilité du pardon répliquant au caractère impardonnable du mal moral. » (2000 : 593-594) « Je parlerai tout au long de cet essai d’une différence d’altitude, d’une disparité verticale, entre la profondeur de la faute et la hauteur du pardon. Cette polarité est constitutive de l’équation du pardon : en bas l’aveu de la faute, en haut l’hymne au pardon. Deux actes de discours sont ici mis en œuvre ; le premier porte au langage une expérience de même rang que la solitude, l’échec, le combat, ces ‘‘données de l’expérience’’ (J. Nabert) – ces ‘‘situations limites’’ (Karl Jaspers) – sur lesquelles se greffe la pensée réflexive. Est ainsi mis à découvert le lieu de l’accusation morale – l’imputabilité, ce lieu où l’agent se lie à son action et s’en reconnaît comptable. Le second ressortit à la grande poésie sapientiale qui d’un même souffle célèbre l’amour et la joie. Il y a le pardon, dit la voix. La tension entre l’aveu et l’hymne sera portée au voisinage d’un point de rupture, l’impossibilité du pardon répliquant au caractère impardonnable du mal moral. » (2000 : 593-594)
  
Ligne 466: Ligne 494:
 Attribution à soi de la faute : l’aveu, qui est un exercice de remémoration. L’abîme entre l’action et son agent : la faute est limitée à la règle qu’elle enfreint, et exclut donc les conséquences indirectes.  Attribution à soi de la faute : l’aveu, qui est un exercice de remémoration. L’abîme entre l’action et son agent : la faute est limitée à la règle qu’elle enfreint, et exclut donc les conséquences indirectes. 
 Phénoménologie de la faute (faute/mal moral) : mise en relation de la faute avec les autres expériences négatives ; l’excès associé au mal : « C’est en ce point que s’annoncent des notions telles que l’irréparable du côté des effets, de l’imprescriptible du côté de la justice pénale, de l’impardonnable du côté du jugement moral (2000 : 602).  Phénoménologie de la faute (faute/mal moral) : mise en relation de la faute avec les autres expériences négatives ; l’excès associé au mal : « C’est en ce point que s’annoncent des notions telles que l’irréparable du côté des effets, de l’imprescriptible du côté de la justice pénale, de l’impardonnable du côté du jugement moral (2000 : 602). 
 +
 2. Hauteur : le pardon  2. Hauteur : le pardon 
 La question de l’impardonnable, de la culpabilité radicale.  La question de l’impardonnable, de la culpabilité radicale. 
Ligne 471: Ligne 500:
 Pour Jacques Derrida, à qui Ricœur donne raison, « le pardon s’adresse à l’impardonnable ou n’est pas. Il est inconditionnel, il est sans exception et sans restriction. Il ne présuppose pas une demande de pardon […] » (2000 : 605).  Pour Jacques Derrida, à qui Ricœur donne raison, « le pardon s’adresse à l’impardonnable ou n’est pas. Il est inconditionnel, il est sans exception et sans restriction. Il ne présuppose pas une demande de pardon […] » (2000 : 605). 
  
-II. L’odyssée de l’esprit de pardon : la traversée des institutions : +=== II. L’odyssée de l’esprit de pardon : la traversée des institutions : === 
 + 
 L’odyssée du pardon « traverse une série d’institutions suscitées par l’accusation publique. Celles-ci apparaissent elles-mêmes étagées en plusieurs couches selon le degré d’intériorisation de la culpabilité prononcée par la règle sociale […]. Le parcours se poursuivra du plan de la culpabilité criminelle à celui de la culpabilité politique et morale, inhérente au statut de citoyenneté partagée. La question posée est alors celle de la place du pardon dans la marge d’institutions en charge de la punition. S’il est vrai que la justice doit passer […], le pardon ne peut se réfugier que dans des gestes incapables de se transformer en institutions. Ces gestes qui constitueraient l’incognito du pardon désignent la place inéluctable de la considération due à tout homme, singulièrement au coupable […]. » (2000 : 594)  L’odyssée du pardon « traverse une série d’institutions suscitées par l’accusation publique. Celles-ci apparaissent elles-mêmes étagées en plusieurs couches selon le degré d’intériorisation de la culpabilité prononcée par la règle sociale […]. Le parcours se poursuivra du plan de la culpabilité criminelle à celui de la culpabilité politique et morale, inhérente au statut de citoyenneté partagée. La question posée est alors celle de la place du pardon dans la marge d’institutions en charge de la punition. S’il est vrai que la justice doit passer […], le pardon ne peut se réfugier que dans des gestes incapables de se transformer en institutions. Ces gestes qui constitueraient l’incognito du pardon désignent la place inéluctable de la considération due à tout homme, singulièrement au coupable […]. » (2000 : 594) 
  
 Dans cette partie, Ricœur s’inspire des travaux de K. Jaspers.  Dans cette partie, Ricœur s’inspire des travaux de K. Jaspers. 
 +
 1. La culpabilité criminelle et l’imprescriptible  1. La culpabilité criminelle et l’imprescriptible 
 Prescription : après un certain temps, il n’est plus possible qu’un crime soit soumis aux tribunaux. La prescription est un effet du temps, différente du pardon.  Prescription : après un certain temps, il n’est plus possible qu’un crime soit soumis aux tribunaux. La prescription est un effet du temps, différente du pardon. 
 Les crimes contre l’humanité sont imprescriptibles à cause de leur gravité extrême. Ces crimes horribles ayant été concertés, ils justifient qu’on les traite avec un zèle particulier.  Les crimes contre l’humanité sont imprescriptibles à cause de leur gravité extrême. Ces crimes horribles ayant été concertés, ils justifient qu’on les traite avec un zèle particulier. 
 Imprescriptible vs. impardonnable ? Pardonner ces crimes serait une grande injustice. Pourtant, une certaine confusion règne, du fait que le principe de proportion qui régit les châtiments ne peut s’appliquer dans ces cas. Si le crime est impardonnable, qu’en est-il du coupable ? On est incapable d’étendre à lui la considération accordée normalement aux criminels.  Imprescriptible vs. impardonnable ? Pardonner ces crimes serait une grande injustice. Pourtant, une certaine confusion règne, du fait que le principe de proportion qui régit les châtiments ne peut s’appliquer dans ces cas. Si le crime est impardonnable, qu’en est-il du coupable ? On est incapable d’étendre à lui la considération accordée normalement aux criminels. 
 +
 2. La culpabilité politique  2. La culpabilité politique 
 La culpabilité de ceux qui faisaient partie du corps politique qui a ordonné ces crimes. Ces gens ont une responsabilité d’ordre politique et morale, mais pas criminelle.  La culpabilité de ceux qui faisaient partie du corps politique qui a ordonné ces crimes. Ces gens ont une responsabilité d’ordre politique et morale, mais pas criminelle. 
 +
 3. La culpabilité morale  3. La culpabilité morale 
 Les actes qui ont contribué à la culpabilité criminelle et politique par leur acquiescement tacite ou exprès.  Les actes qui ont contribué à la culpabilité criminelle et politique par leur acquiescement tacite ou exprès. 
 Klaus M. Kodalle, se demandant si les peuples peuvent pardonner, en vient à la conclusion que non : les peuples ne peuvent pardonner, car la collectivité n’a pas de conscience morale. La collectivité reste dans ses vieilles inimitiés, dans le ressassement.  Klaus M. Kodalle, se demandant si les peuples peuvent pardonner, en vient à la conclusion que non : les peuples ne peuvent pardonner, car la collectivité n’a pas de conscience morale. La collectivité reste dans ses vieilles inimitiés, dans le ressassement. 
  
-III. L’odyssée de l’esprit de pardon : le relais de l’échange : +=== III. L’odyssée de l’esprit de pardon : le relais de l’échange : === 
 + 
 « Dans la seconde étape de notre odyssée, il est pris acte d’une relation remarquable qui, pour un temps, place la demande de pardon et l’octroi du pardon sur un plan d’égalité et de réciprocité, comme s’il existait entre les deux actes de discours une véritable relation d’échange. L’exploration de cette piste est encouragée par la parenté en de nombreuses langues entre pardon et don. À cet égard, la corrélation entre le don et le contre-don dans certaines formes archaïques de l’échange tend à renforcer l’hypothèse selon laquelle demande et offre de pardon s’équilibreraient dans une relation horizontale. Il m’a paru qu’avant d’être corrigée, cette suggestion mérite d’être poussée à bout, jusqu’au point où même l’amour des ennemis peut apparaître comme le rétablissement de l’échange à un niveau non marchand. Le problème est alors de reconquérir, du sein de la relation horizontale d’échange, la dissymétrie d’une relation verticale inhérente à l’équation initiale du pardon […]. » (2000 : 594-595)  « Dans la seconde étape de notre odyssée, il est pris acte d’une relation remarquable qui, pour un temps, place la demande de pardon et l’octroi du pardon sur un plan d’égalité et de réciprocité, comme s’il existait entre les deux actes de discours une véritable relation d’échange. L’exploration de cette piste est encouragée par la parenté en de nombreuses langues entre pardon et don. À cet égard, la corrélation entre le don et le contre-don dans certaines formes archaïques de l’échange tend à renforcer l’hypothèse selon laquelle demande et offre de pardon s’équilibreraient dans une relation horizontale. Il m’a paru qu’avant d’être corrigée, cette suggestion mérite d’être poussée à bout, jusqu’au point où même l’amour des ennemis peut apparaître comme le rétablissement de l’échange à un niveau non marchand. Le problème est alors de reconquérir, du sein de la relation horizontale d’échange, la dissymétrie d’une relation verticale inhérente à l’équation initiale du pardon […]. » (2000 : 594-595) 
  
-Relation entre le pardon demandé et le pardon accordé : le pardon devrait être inconditionnel, donc ne pas dépendre de la demande de pardon. Ricœur note que la croyance dans la nécessité de la demande de pardon transporte celui-ci dans le domaine de l’échange. +Relation entre le pardon demandé et le pardon accordé : le pardon devrait être inconditionnel, donc ne pas dépendre de la demande de pardon. Ricœur note que la croyance dans la nécessité de la demande de pardon transporte celui-ci dans le domaine de l’échange. 
 + 
 Olivier Abel et la géographie des dilemmes : dilemmes relatifs à la mise en relation du coupable et de la victime : 1. Attendre l’aveu 2. Le cercle des victimes s’élargit : la famille, les communautés, etc. 3. L’intériorisation de la faute : seul un autre peut en principe pardonner.  Olivier Abel et la géographie des dilemmes : dilemmes relatifs à la mise en relation du coupable et de la victime : 1. Attendre l’aveu 2. Le cercle des victimes s’élargit : la famille, les communautés, etc. 3. L’intériorisation de la faute : seul un autre peut en principe pardonner. 
 +
 1. L’économie du don  1. L’économie du don 
 Mettre le pardon en rapport avec le don, avec l’échange.  Mettre le pardon en rapport avec le don, avec l’échange. 
 Le don est sans retour, il est en principe sans réciprocité. Et pourtant, remarque Ricœur, le don attend un autre don en retour.  Le don est sans retour, il est en principe sans réciprocité. Et pourtant, remarque Ricœur, le don attend un autre don en retour. 
 +
 2. Don et pardon  2. Don et pardon 
 L’échange : donner lie le bénéficiaire, crée une dette.  L’échange : donner lie le bénéficiaire, crée une dette. 
Ligne 498: Ligne 535:
 « Mais ce relais [le détour par la question du don] était nécessaire pour faire apparaître la dimension d’altérité d’un acte qui est fondamentalement une relation. Nous avons attaché ce caractère relationnel au vis-à-vis qui confronte deux actes de discours, celui de l’aveu et celui de l’absolution : ‘‘Je te demande pardon. – Je te pardonne.’’ Ces deux actes de discours font ce qu’ils disent : le tort est effectivement avoué, il est effectivement pardonné. La question est alors de comprendre comment cela se fait, compte tenu des termes de l’équation du pardon, à savoir l’incommensurabilité apparente entre l’inconditionnalité du pardon et la conditionnalité de la demande de pardon. Cet abîme n’est-il pas d’une certaine façon franchi à la faveur d’une sorte d’échange qui préserve la polarité des extrêmes ? Se propose alors le modèle du don et sa dialectique de contre-don. La disproportion entre la parole de pardon et celle de l’aveu fait retour sous la forme d’une unique question : quelle force rend capable de demander, de donner, de recevoir la parole de pardon ? » (2000 : 630) « Mais ce relais [le détour par la question du don] était nécessaire pour faire apparaître la dimension d’altérité d’un acte qui est fondamentalement une relation. Nous avons attaché ce caractère relationnel au vis-à-vis qui confronte deux actes de discours, celui de l’aveu et celui de l’absolution : ‘‘Je te demande pardon. – Je te pardonne.’’ Ces deux actes de discours font ce qu’ils disent : le tort est effectivement avoué, il est effectivement pardonné. La question est alors de comprendre comment cela se fait, compte tenu des termes de l’équation du pardon, à savoir l’incommensurabilité apparente entre l’inconditionnalité du pardon et la conditionnalité de la demande de pardon. Cet abîme n’est-il pas d’une certaine façon franchi à la faveur d’une sorte d’échange qui préserve la polarité des extrêmes ? Se propose alors le modèle du don et sa dialectique de contre-don. La disproportion entre la parole de pardon et celle de l’aveu fait retour sous la forme d’une unique question : quelle force rend capable de demander, de donner, de recevoir la parole de pardon ? » (2000 : 630)
  
-IV. Le retour sur soi : +=== IV. Le retour sur soi : === 
 + 
 « Une dernière tentative de clarification reposant encore une fois sur une corrélation horizontale se propose avec le couple du pardon et de la promesse. Pour se lier par la promesse, le sujet de l’action devrait aussi pouvoir se délier par le pardon. La structure temporelle de l’action, à savoir l’irréversibilité et l’imprédictibilité du temps, appellerait la réplique d’une double maîtrise exercée sur la conduite de l’action. Ma thèse est ici qu’une dissymétrie significative existe entre le pouvoir pardonner et le pouvoir promettre, comme en témoigne l’impossibilité d’authentiques institutions politiques du pardon. Ainsi se trouve mis à nu, au cœur de l’ipséité et au foyer de l’imputabilité, le paradoxe du pardon aiguisé par la dialectique de la repentance dans la grande tradition abrahamique. Il ne s’agit pas moins que du pouvoir de l’esprit de pardon de délier l’agent de son acte […]. » (2000 : 595)  « Une dernière tentative de clarification reposant encore une fois sur une corrélation horizontale se propose avec le couple du pardon et de la promesse. Pour se lier par la promesse, le sujet de l’action devrait aussi pouvoir se délier par le pardon. La structure temporelle de l’action, à savoir l’irréversibilité et l’imprédictibilité du temps, appellerait la réplique d’une double maîtrise exercée sur la conduite de l’action. Ma thèse est ici qu’une dissymétrie significative existe entre le pouvoir pardonner et le pouvoir promettre, comme en témoigne l’impossibilité d’authentiques institutions politiques du pardon. Ainsi se trouve mis à nu, au cœur de l’ipséité et au foyer de l’imputabilité, le paradoxe du pardon aiguisé par la dialectique de la repentance dans la grande tradition abrahamique. Il ne s’agit pas moins que du pouvoir de l’esprit de pardon de délier l’agent de son acte […]. » (2000 : 595) 
  
 1. Le pardon et la promesse 1. Le pardon et la promesse
 +
 Hannah Arendt : Pardon-promesse/délier-lier.  Hannah Arendt : Pardon-promesse/délier-lier. 
 Pardon : aura religieuse. Promesse : maîtriser l’avenir comme s’il s’agissait du présent.  Pardon : aura religieuse. Promesse : maîtriser l’avenir comme s’il s’agissait du présent. 
Ligne 507: Ligne 546:
 Le pardon, explique Ricœur à la suite de Arendt, est lié à l’amour : non pas l’agapê de l’apôtre, mais la philia politikê du philosophe (une amitié sans intimité).  Le pardon, explique Ricœur à la suite de Arendt, est lié à l’amour : non pas l’agapê de l’apôtre, mais la philia politikê du philosophe (une amitié sans intimité). 
 Ricœur croit que Hannah Arendt est restée sur le seuil de la véritable énigme du pardon, car elle situe « le geste à la jointure de l’acte et de ses conséquences, et non de l’agent et de l’acte » (2000 : 637). Pour lui, en effet, le véritable enjeu du pardon est de délier l’agent de son acte.  Ricœur croit que Hannah Arendt est restée sur le seuil de la véritable énigme du pardon, car elle situe « le geste à la jointure de l’acte et de ses conséquences, et non de l’agent et de l’acte » (2000 : 637). Pour lui, en effet, le véritable enjeu du pardon est de délier l’agent de son acte. 
 +
 2. Délier l’agent de son acte  2. Délier l’agent de son acte 
 +
 Ricœur entame cette partie en expliquant que tout ce qui a été dit à propos du pardon jusqu’à maintenant a eu pour objectif de combler la faille entre la faute impardonnable et le pardon impossible, mais le problème fondamental du pardon reste : comment peut-on délier l’agent de son acte ?  Ricœur entame cette partie en expliquant que tout ce qui a été dit à propos du pardon jusqu’à maintenant a eu pour objectif de combler la faille entre la faute impardonnable et le pardon impossible, mais le problème fondamental du pardon reste : comment peut-on délier l’agent de son acte ? 
 Citant Derrida, Ricœur explique que pardonner à l’agent tout en continuant de condamner la faute, c’est en quelque sorte pardonner à un autre que celui qui a commis la faute. Pour Ricœur, ce problème est complexe ; la réponse « est à chercher […] du côté d’un découplage plus radical que celui supposé par l’argument entre un premier sujet, celui du tort commis, et un second sujet, celui qui est puni, un découplage au cœur de la puissance d’agir – de l’agency –, à savoir entre l’effectuation et la capacité que celle-ci actualise. Cette dissociation intime signifie que la capacité d’engagement du sujet moral n’est pas épuisée par ses inscriptions diverses dans le cours du monde. Cette dissociation exprime un acte de foi, un crédit adressé aux ressources de régénération de soi. » (2000 : 638)  Citant Derrida, Ricœur explique que pardonner à l’agent tout en continuant de condamner la faute, c’est en quelque sorte pardonner à un autre que celui qui a commis la faute. Pour Ricœur, ce problème est complexe ; la réponse « est à chercher […] du côté d’un découplage plus radical que celui supposé par l’argument entre un premier sujet, celui du tort commis, et un second sujet, celui qui est puni, un découplage au cœur de la puissance d’agir – de l’agency –, à savoir entre l’effectuation et la capacité que celle-ci actualise. Cette dissociation intime signifie que la capacité d’engagement du sujet moral n’est pas épuisée par ses inscriptions diverses dans le cours du monde. Cette dissociation exprime un acte de foi, un crédit adressé aux ressources de régénération de soi. » (2000 : 638) 
-Le couple pardon/repentance (dimension religieuse de la question) : le pardon est absolu, il n’a ni avant ni après, tandis que la repentance est dans le temps. +Le couple pardon/repentance (dimension religieuse de la question) : le pardon est absolu, il n’a ni avant ni après, tandis que la repentance est dans le temps. 
 + 
 Le déliement acte/agent s’inscrit dans une « philosophie de l’action où l’accent est mis sur les pouvoirs qui ensemble composent le portrait de l’homme capable » (2000 : 639)  Le déliement acte/agent s’inscrit dans une « philosophie de l’action où l’accent est mis sur les pouvoirs qui ensemble composent le portrait de l’homme capable » (2000 : 639) 
 +
 Dans ses écrits sur le mal et la religion, Kant soutient que le penchant au mal est radical, tandis que la disposition au bien est originaire. Ainsi, l’homme serait primitivement bon. Il est donc possible de pardonner parce que le bien peut être rétabli chez celui qui a commis l’acte. Ricœur conclut cette section sur ces mots : « Sous le signe du pardon, le coupable sera tenu pour capable d’autre chose que de ses délits et de ses fautes. Il serait rendu à sa capacité d’agir, et l’action rendue serait saluée dans les menus actes de considération où nous avons reconnu l’incognito du pardon joué sur la scène publique. C’est enfin de cette capacité restaurée que s’emparerait la promesse qui projette l’action vers l’avenir. La formule de cette parole libératrice, abandonnée à la nudité de son énonciation, serait : tu vaux mieux que tes actes. » (2000 : 642)  Dans ses écrits sur le mal et la religion, Kant soutient que le penchant au mal est radical, tandis que la disposition au bien est originaire. Ainsi, l’homme serait primitivement bon. Il est donc possible de pardonner parce que le bien peut être rétabli chez celui qui a commis l’acte. Ricœur conclut cette section sur ces mots : « Sous le signe du pardon, le coupable sera tenu pour capable d’autre chose que de ses délits et de ses fautes. Il serait rendu à sa capacité d’agir, et l’action rendue serait saluée dans les menus actes de considération où nous avons reconnu l’incognito du pardon joué sur la scène publique. C’est enfin de cette capacité restaurée que s’emparerait la promesse qui projette l’action vers l’avenir. La formule de cette parole libératrice, abandonnée à la nudité de son énonciation, serait : tu vaux mieux que tes actes. » (2000 : 642) 
  
-V. Retour sur un itinéraire : récapitulation : +=== V. Retour sur un itinéraire : récapitulation : === 
 + 
 « Reste à tenter une récapitulation de l’ensemble du parcours effectué dans La Mémoire, l’Histoire, l’Oubli, à la lumière de l’esprit de pardon. L’enjeu est la projection d’une sorte d’eschatologie de la mémoire et, à sa suite, de l’histoire et de l’oubli. Formulée sur le mode optatif cette eschatologie se structure à partir et autour du vœu d’une mémoire heureuse et apaisée, dont quelque chose se communique dans la pratique de l’histoire et jusqu’au cœur des indépassables incertitudes qui dominent nos rapports à l’oubli […]. » (2000 : 595)  « Reste à tenter une récapitulation de l’ensemble du parcours effectué dans La Mémoire, l’Histoire, l’Oubli, à la lumière de l’esprit de pardon. L’enjeu est la projection d’une sorte d’eschatologie de la mémoire et, à sa suite, de l’histoire et de l’oubli. Formulée sur le mode optatif cette eschatologie se structure à partir et autour du vœu d’une mémoire heureuse et apaisée, dont quelque chose se communique dans la pratique de l’histoire et jusqu’au cœur des indépassables incertitudes qui dominent nos rapports à l’oubli […]. » (2000 : 595) 
  
 Dans cette dernière section, Ricœur se propose d’explorer l’horizon d’accomplissement de l’entreprise menée par l’ouvrage.  Dans cette dernière section, Ricœur se propose d’explorer l’horizon d’accomplissement de l’entreprise menée par l’ouvrage. 
-1. La mémoire heureuse + 
 +**1. La mémoire heureuse**  
 « De cette typologie [celle des modes de franchissement du dilemme absence/présence] arborescente s’est progressivement dégagé le thème royal de la reconnaissance du souvenir. Ce n’était au début qu’une des figures de la typologie de la mémoire, et c’est à la fin seulement, dans le sillage de l’analyse bergsonienne de la reconnaissance des images et sous le beau nom de survivance ou de reviviscence des images, que le phénomène de la reconnaissance a affirmé sa prééminence. C’est en lui que je discerne aujourd’hui l’équivalent de ce qui dans les sections précédentes de cet Épilogue a été caractérisé comme incognito du pardon. […] Je tiens la reconnaissance pour le petit miracle de la mémoire. Comme miracle, il peut lui aussi faire défaut. Mais quand il se produit […], le cri s’échappe : ‘‘C’est elle ! C’est lui !’’ Et la même salutation s’accompagne de proche en proche, sous des couleurs moins vives, un événement remémoré, un savoir-faire reconquis, un état de choses à nouveau promu à la ‘‘récognition’’. Tout le faire-mémoire se résume ainsi dans la reconnaissance. » (2000 : 644) Ricœur ajoute que c’est la reconnaissance qui permet de trancher entre deux absences : l’antérieur et l’irréel.  « De cette typologie [celle des modes de franchissement du dilemme absence/présence] arborescente s’est progressivement dégagé le thème royal de la reconnaissance du souvenir. Ce n’était au début qu’une des figures de la typologie de la mémoire, et c’est à la fin seulement, dans le sillage de l’analyse bergsonienne de la reconnaissance des images et sous le beau nom de survivance ou de reviviscence des images, que le phénomène de la reconnaissance a affirmé sa prééminence. C’est en lui que je discerne aujourd’hui l’équivalent de ce qui dans les sections précédentes de cet Épilogue a été caractérisé comme incognito du pardon. […] Je tiens la reconnaissance pour le petit miracle de la mémoire. Comme miracle, il peut lui aussi faire défaut. Mais quand il se produit […], le cri s’échappe : ‘‘C’est elle ! C’est lui !’’ Et la même salutation s’accompagne de proche en proche, sous des couleurs moins vives, un événement remémoré, un savoir-faire reconquis, un état de choses à nouveau promu à la ‘‘récognition’’. Tout le faire-mémoire se résume ainsi dans la reconnaissance. » (2000 : 644) Ricœur ajoute que c’est la reconnaissance qui permet de trancher entre deux absences : l’antérieur et l’irréel. 
 Le délier-lier et ses application dans les trois domaines : soi, les autres proches, les autres lointains : mémoire heureuse, apaisée, réconciliée.  Le délier-lier et ses application dans les trois domaines : soi, les autres proches, les autres lointains : mémoire heureuse, apaisée, réconciliée. 
-2. Histoire malheureuse ? + 
 +**2. Histoire malheureuse ?** 
 + 
 Différence histoire/mémoire : le miracle de la reconnaissance mémorielle n’a pas d’équivalent en histoire.  Différence histoire/mémoire : le miracle de la reconnaissance mémorielle n’a pas d’équivalent en histoire. 
 Bien que le fossé histoire/mémoire ne soit pas si grand dans la phase documentaire de l’opération historique (qui repose notamment sur des témoignages, qui relèvent de la mémoire), il se creuse dans la seconde phase, celle de l’explication/compréhension. En effet, la connaissance historique donne l’avantage à des constructions de sens qui transcendent la mémoire, que celle-ci soit individuelle ou collective. En fait, souligne Ricœur, la mémoire est elle-même devenue l’un des objets d’investigation de l’histoire : « La question a pu légitimement se poser de savoir si la mémoire, de matrice d’histoire, n’est pas devenue simple objet d’histoire. » (2000 : 647)  Bien que le fossé histoire/mémoire ne soit pas si grand dans la phase documentaire de l’opération historique (qui repose notamment sur des témoignages, qui relèvent de la mémoire), il se creuse dans la seconde phase, celle de l’explication/compréhension. En effet, la connaissance historique donne l’avantage à des constructions de sens qui transcendent la mémoire, que celle-ci soit individuelle ou collective. En fait, souligne Ricœur, la mémoire est elle-même devenue l’un des objets d’investigation de l’histoire : « La question a pu légitimement se poser de savoir si la mémoire, de matrice d’histoire, n’est pas devenue simple objet d’histoire. » (2000 : 647) 
 Le témoignage, dans le cadre d’événements à la limite de la représentation (comme la Shoah), a une importance particulière, car il dit que ces événements ont été et qu’il faut donc les raconter et les comprendre. La science historique peut contredire ces témoignages, mais elle ne peut pas les réfuter.  Le témoignage, dans le cadre d’événements à la limite de la représentation (comme la Shoah), a une importance particulière, car il dit que ces événements ont été et qu’il faut donc les raconter et les comprendre. La science historique peut contredire ces témoignages, mais elle ne peut pas les réfuter. 
 +
 Ricœur évoque deux corollaires qui résultent de cette constitution fragile du savoir historique :  Ricœur évoque deux corollaires qui résultent de cette constitution fragile du savoir historique : 
-- La représentation mnémonique a pour seul correspondant historique le concept de représentance, qui demeure malgré tout très précaire.  +-La représentation mnémonique a pour seul correspondant historique le concept de représentance, qui demeure malgré tout très précaire.  
-- Impossible de trancher, au plan épistémologique, dans la compétition entre la fidélité de la mémoire et la vérité de l’histoire. +-Impossible de trancher, au plan épistémologique, dans la compétition entre la fidélité de la mémoire et la vérité de l’histoire.  
 Conclusion de cette section : « Parlerons-nous d’histoire malheureuse ? Je ne sais. Mais je ne dirai pas : malheureuse histoire. En effet, il est un privilège qui ne saurait être refusé à l’histoire, celui non seulement d’étendre la mémoire collective au-delà de tout souvenir effectif, mais de corriger, de critiquer, voire de démentir la mémoire d’une communauté déterminée, lorsqu’elle se replie et se referme sur ses souffrances propres au point de se rendre aveugle et sourde aux souffrances des autres communautés. C’est sur le chemin de la critique historique que la mémoire rencontre le sens de la justice. Que serait une mémoire heureuse qui ne serait pas aussi une mémoire équitable ? » (2000 : 650)  Conclusion de cette section : « Parlerons-nous d’histoire malheureuse ? Je ne sais. Mais je ne dirai pas : malheureuse histoire. En effet, il est un privilège qui ne saurait être refusé à l’histoire, celui non seulement d’étendre la mémoire collective au-delà de tout souvenir effectif, mais de corriger, de critiquer, voire de démentir la mémoire d’une communauté déterminée, lorsqu’elle se replie et se referme sur ses souffrances propres au point de se rendre aveugle et sourde aux souffrances des autres communautés. C’est sur le chemin de la critique historique que la mémoire rencontre le sens de la justice. Que serait une mémoire heureuse qui ne serait pas aussi une mémoire équitable ? » (2000 : 650) 
-3. Le pardon et l’oubli + 
 +**3. Le pardon et l’oubli**  
 Les réticences de Ricœur à l’égard d’un happy end du pardon et de l’oubli :  Les réticences de Ricœur à l’égard d’un happy end du pardon et de l’oubli : 
 - Les ruses de l’oubli (dont l’amnistie, caricature de pardon selon Ricœur, est le meilleur exemple) ;  - Les ruses de l’oubli (dont l’amnistie, caricature de pardon selon Ricœur, est le meilleur exemple) ; 
 - Le malaise entourant le rapport de l’oubli au pardon : pourquoi ne peut-on pas parler d’oubli heureux comme on parle de mémoire heureuse ? Demande Ricœur. D’abord, affirme-t-il, parce que l’oubli est un non-événement (contrairement à la mémoire et à la reconnaissance) ; deuxièmement, parce que l’oubli a ses dilemmes propres : « l’oubli développe des situations durables et qu’on peut dire en ce sens historiques, pour autant qu’elles sont constitutives du tragique de l’action » (2000 : 653) ; enfin, à cause du caractère indécidable de la polarité entre oubli par effacement et oubli de réserve.  - Le malaise entourant le rapport de l’oubli au pardon : pourquoi ne peut-on pas parler d’oubli heureux comme on parle de mémoire heureuse ? Demande Ricœur. D’abord, affirme-t-il, parce que l’oubli est un non-événement (contrairement à la mémoire et à la reconnaissance) ; deuxièmement, parce que l’oubli a ses dilemmes propres : « l’oubli développe des situations durables et qu’on peut dire en ce sens historiques, pour autant qu’elles sont constitutives du tragique de l’action » (2000 : 653) ; enfin, à cause du caractère indécidable de la polarité entre oubli par effacement et oubli de réserve. 
 +
 Il n’y a donc pas d’oubli heureux. Mais, demande ultimement Ricœur, peut-on parler d’un ars oblivionis comme on parle de l’ars memoriae ? Ricœur propose trois pistes possibles pour cet art de l’oubli :  Il n’y a donc pas d’oubli heureux. Mais, demande ultimement Ricœur, peut-on parler d’un ars oblivionis comme on parle de l’ars memoriae ? Ricœur propose trois pistes possibles pour cet art de l’oubli : 
 - Un oubli qui serait une technique, une rhétorique de l’extinction de la mémoire. Il s’agirait en somme d’un autodafé, d’un saccage de la mémoire.  - Un oubli qui serait une technique, une rhétorique de l’extinction de la mémoire. Il s’agirait en somme d’un autodafé, d’un saccage de la mémoire. 
 - Un travail de l’oubli qui s’ancrerait dans notre rapport au temps : passé, présent et futur.  - Un travail de l’oubli qui s’ancrerait dans notre rapport au temps : passé, présent et futur. 
 Un oubli désœuvré : « Mais, sous peine de retomber dans les pièges de l’amnistie-amnésie, cet ars oblivionis ne saurait constituer un règne distinct de la mémoire, par complaisance à l’usure du temps. Il ne peut que se ranger sous l’optatif de la mémoire heureuse. Il mettrait seulement une note gracieuse sur le travail de mémoire et le travail de deuil. Car il ne serait plus du tout travail. » (2000 : 655-656) Un oubli désœuvré : « Mais, sous peine de retomber dans les pièges de l’amnistie-amnésie, cet ars oblivionis ne saurait constituer un règne distinct de la mémoire, par complaisance à l’usure du temps. Il ne peut que se ranger sous l’optatif de la mémoire heureuse. Il mettrait seulement une note gracieuse sur le travail de mémoire et le travail de deuil. Car il ne serait plus du tout travail. » (2000 : 655-656)
- 
  
fq-equipe/paul_ricoeur_2000_la_memoire_l_histoire_l_oubli.1372795902.txt.gz · Dernière modification : 2018/02/15 13:56 (modification externe)

Donate Powered by PHP Valid HTML5 Valid CSS Driven by DokuWiki