fq-equipe:paul_ricoeur_2000_la_memoire_l_histoire_l_oubli
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- | ===== Paul RICOEUR (2000), La mémoire, l’histoire, | + | ====== Paul RICOEUR (2000), La mémoire, l’histoire, |
**Paris, | **Paris, | ||
Notes de lecture par Mariane Dalpé** | Notes de lecture par Mariane Dalpé** | ||
- | ==== I – DE LA MÉMOIRE ET DE LA RÉMINISCENCE ==== | + | ===== I – DE LA MÉMOIRE ET DE LA RÉMINISCENCE |
La première partie de l’ouvrage, | La première partie de l’ouvrage, | ||
- | === CHAPITRE 1 : Mémoire et imagination === | + | ==== CHAPITRE 1 : Mémoire et imagination |
Objectif du chapitre : procéder à un découplage entre imagination et mémoire. | Objectif du chapitre : procéder à un découplage entre imagination et mémoire. | ||
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« Il doit y avoir dans l’expérience vive de la mémoire un trait irréductible qui explique l’insistance de la confusion dont témoigne l’expression d’image-souvenir. Il semble bien que le retour du souvenir ne puisse se faire que sur le mode du devenir-image. La révision parallèle de la phénoménologie du souvenir et de celle de l’image trouverait sa limite dans le processus de mise en image du souvenir […]. » (2000 : 7) | « Il doit y avoir dans l’expérience vive de la mémoire un trait irréductible qui explique l’insistance de la confusion dont témoigne l’expression d’image-souvenir. Il semble bien que le retour du souvenir ne puisse se faire que sur le mode du devenir-image. La révision parallèle de la phénoménologie du souvenir et de celle de l’image trouverait sa limite dans le processus de mise en image du souvenir […]. » (2000 : 7) | ||
- | === CHAPITRE 2 : La mémoire exercée : us et abus === | + | ==== CHAPITRE 2 : La mémoire exercée : us et abus ==== |
**I. Les abus de la mémoire artificielle : les prouesses de la mémorisation :** | **I. Les abus de la mémoire artificielle : les prouesses de la mémorisation :** | ||
Ligne 31: | Ligne 31: | ||
« C’est aux abus de la mémoire naturelle que sera ensuite consacrée la plus longue section de ce chapitre ; nous les distribuerons sur trois plans : au plan pathologique-thérapeutique ressortiront les troubles d’une mémoire empêchée ; au plan proprement pratique, ceux de la mémoire manipulée ; au plan éthico-politique, | « C’est aux abus de la mémoire naturelle que sera ensuite consacrée la plus longue section de ce chapitre ; nous les distribuerons sur trois plans : au plan pathologique-thérapeutique ressortiront les troubles d’une mémoire empêchée ; au plan proprement pratique, ceux de la mémoire manipulée ; au plan éthico-politique, | ||
- | === CHAPITRE 3 : Mémoire personnelle, | + | ==== CHAPITRE 3 : Mémoire personnelle, |
**I. La tradition du regard intérieur :** | **I. La tradition du regard intérieur :** | ||
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**III. Trois sujets d’attribution du souvenir : moi, les collectifs, les proches :** | **III. Trois sujets d’attribution du souvenir : moi, les collectifs, les proches :** | ||
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« C’est à ce stade de la discussion que je proposerai de recourir au concept d’attribution comme concept opératoire susceptible d’établir une certaine commensurabilité entre les thèses opposées. Suivra l’examen de quelques-unes des modalités d’échange entre l’attribution à soi des phénomènes mnémoniques et leur attribution à d’autres, étrangers ou proches. » (2000 : 114-115) | « C’est à ce stade de la discussion que je proposerai de recourir au concept d’attribution comme concept opératoire susceptible d’établir une certaine commensurabilité entre les thèses opposées. Suivra l’examen de quelques-unes des modalités d’échange entre l’attribution à soi des phénomènes mnémoniques et leur attribution à d’autres, étrangers ou proches. » (2000 : 114-115) | ||
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Phénoménologie de la mémoire au sein de la réalité sociale : Alfred Schutz souligne l’aspect transgénérationnel de la mémoire qui s’inscrit dans la zone mitoyenne entre mémoire individuelle et mémoire collective : la mémoire des proches, c’est-à-dire des autres prochains, des « autruis privilégiés » (2000 : 162) dont la mémoire partagée viendra notamment combler les lacunes de la mémoire individuelle, | Phénoménologie de la mémoire au sein de la réalité sociale : Alfred Schutz souligne l’aspect transgénérationnel de la mémoire qui s’inscrit dans la zone mitoyenne entre mémoire individuelle et mémoire collective : la mémoire des proches, c’est-à-dire des autres prochains, des « autruis privilégiés » (2000 : 162) dont la mémoire partagée viendra notamment combler les lacunes de la mémoire individuelle, | ||
- | ==== II – HISTOIRE/ | + | ===== II – HISTOIRE/ |
La deuxième partie de l’ouvrage, | La deuxième partie de l’ouvrage, | ||
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Précision : par phase de l’opération historiographique, | Précision : par phase de l’opération historiographique, | ||
- | === CHAPITRE 1 : Phase documentaire : la mémoire archivée === | + | ==== CHAPITRE 1 : Phase documentaire : la mémoire archivée |
**I. L’espace habité :** | **I. L’espace habité :** | ||
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**III. Le témoignage :** | **III. Le témoignage :** | ||
+ | |||
« [N]ous suivrons le mouvement à la faveur duquel la mémoire déclarative s’extériorise dans le témoignage ; nous donnerons toute sa force à l’engagement du témoin dans son témoignage […]. » (2000 : 181) | « [N]ous suivrons le mouvement à la faveur duquel la mémoire déclarative s’extériorise dans le témoignage ; nous donnerons toute sa force à l’engagement du témoin dans son témoignage […]. » (2000 : 181) | ||
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Confusion : faits avérés et événements survenus. L’événement est bref, fugace. C’est cela au sujet de quoi on témoigne. Le fait est le contenu d’un énoncé visant à la représenter. Il est construit dans le discours historique et par conséquent lié au langage. | Confusion : faits avérés et événements survenus. L’événement est bref, fugace. C’est cela au sujet de quoi on témoigne. Le fait est le contenu d’un énoncé visant à la représenter. Il est construit dans le discours historique et par conséquent lié au langage. | ||
- | === CHAPITRE 2 : Explication/ | + | ==== CHAPITRE 2 : Explication/ |
**I. La promotion de l’histoire des mentalités :** | **I. La promotion de l’histoire des mentalités :** | ||
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Sur la question de savoir si Geoffrey E.R. Lloyd a raison de rejeter les mentalités, | Sur la question de savoir si Geoffrey E.R. Lloyd a raison de rejeter les mentalités, | ||
- | II- De quelques maîtres de rigueur : M. Foucault, M. de Certeau, N. Elias : | + | **II- De quelques maîtres de rigueur : M. Foucault, M. de Certeau, N. Elias :** |
+ | |||
Dans la seconde section du chapitre, Ricœur fait appel à ces trois auteurs dont il « sollicite le secours pour caractériser de manière neuve l’histoire des mentalités comme nouvelle approche du phénomène total en même temps que nouvel objet de l’historiographie. Au cours de ces monographies, | Dans la seconde section du chapitre, Ricœur fait appel à ces trois auteurs dont il « sollicite le secours pour caractériser de manière neuve l’histoire des mentalités comme nouvelle approche du phénomène total en même temps que nouvel objet de l’historiographie. Au cours de ces monographies, | ||
- | III. Variations d’échelles : | + | **III. Variations d’échelles :** |
« Cette substitution sera préparée par un long intermède consacré à la notion d’échelle : si l’on ne voit pas les mêmes choses en microhistoire, | « Cette substitution sera préparée par un long intermède consacré à la notion d’échelle : si l’on ne voit pas les mêmes choses en microhistoire, | ||
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Ricœur s’intéresse au phénomène de variation d’échelle en lui-même et non pas tant à la macro ou la microhistoire. | Ricœur s’intéresse au phénomène de variation d’échelle en lui-même et non pas tant à la macro ou la microhistoire. | ||
Ricœur propose plusieurs analogies pour montrer la pertinence de la variation d’échelles : analogie avec la cartographie (le territoire préexiste), | Ricœur propose plusieurs analogies pour montrer la pertinence de la variation d’échelles : analogie avec la cartographie (le territoire préexiste), | ||
+ | |||
Attention : en changeant d’échelle on ne fait pas que voir en plus gros ou en plus petit : on voit, comme le démontre la citation de Pascal, des choses différentes. Les enchaînements et les causalités changent également. | Attention : en changeant d’échelle on ne fait pas que voir en plus gros ou en plus petit : on voit, comme le démontre la citation de Pascal, des choses différentes. Les enchaînements et les causalités changent également. | ||
Pour l’histoire des mentalités, | Pour l’histoire des mentalités, | ||
+ | |||
Comment, demande Ricœur, ne pas tomber dans l’anecdote et l’histoire événementielle ? Il affirme que ce sont des propriétés latentes et dispersées du langage historique qui sont ici mises au jour et organisées. Les sources existent, c’est pourquoi il faut faire attention quand on parle d’histoire des mentalités : celles-ci diffèrent en fonction de plusieurs variables, notamment la classe sociale. On ne peut donc pas parler de manière générale des hommes du XVIe siècle. | Comment, demande Ricœur, ne pas tomber dans l’anecdote et l’histoire événementielle ? Il affirme que ce sont des propriétés latentes et dispersées du langage historique qui sont ici mises au jour et organisées. Les sources existent, c’est pourquoi il faut faire attention quand on parle d’histoire des mentalités : celles-ci diffèrent en fonction de plusieurs variables, notamment la classe sociale. On ne peut donc pas parler de manière générale des hommes du XVIe siècle. | ||
+ | |||
Ricœur demande s’il est possible de passer de l’échelle « macro » à l’échelle « micro » et transposer les conclusions de l’une à l’autre de manière indifférenciée. Il se demande également s’il est possible de généraliser à partir de la microhistoire. | Ricœur demande s’il est possible de passer de l’échelle « macro » à l’échelle « micro » et transposer les conclusions de l’une à l’autre de manière indifférenciée. Il se demande également s’il est possible de généraliser à partir de la microhistoire. | ||
- | IV. De l’idée de mentalité à celle de représentation : | + | **IV. De l’idée de mentalité à celle de représentation :** |
+ | |||
« Le pas est ainsi franchi de l’idée des mentalités à celle des représentations dans le sillage de la notion de variations d’échelles et dans le cadre d’une nouvelle approche globale de l’histoire des sociétés, celle proposée par Bernard Lepetit dans Les Formes de l’expérience. L’accent s’y trouve mis sur les pratiques sociales et les représentations intégrées à ces pratiques, les représentations y figurant comme la composante symbolique dans la structuration du lien social et des identités qui en sont l’enjeu. On s’attachera particulièrement à la connexion entre l’opérativité des représentations et les différentes sortes d’échelles applicables aux phénomènes sociaux : échelle d’efficacité et de coercition, échelle de grandeur dans l’estime publique, échelle des durées emboîtées. » (2000 : 237-238) | « Le pas est ainsi franchi de l’idée des mentalités à celle des représentations dans le sillage de la notion de variations d’échelles et dans le cadre d’une nouvelle approche globale de l’histoire des sociétés, celle proposée par Bernard Lepetit dans Les Formes de l’expérience. L’accent s’y trouve mis sur les pratiques sociales et les représentations intégrées à ces pratiques, les représentations y figurant comme la composante symbolique dans la structuration du lien social et des identités qui en sont l’enjeu. On s’attachera particulièrement à la connexion entre l’opérativité des représentations et les différentes sortes d’échelles applicables aux phénomènes sociaux : échelle d’efficacité et de coercition, échelle de grandeur dans l’estime publique, échelle des durées emboîtées. » (2000 : 237-238) | ||
« On va montrer que la généralisation de l’idée de jeu d’échelles peut constituer une voie privilégiée pour porter au jour la dialectique cachée de l’idée de représentation mise en couple avec celle de pratique sociale. » (2000 : 280) | « On va montrer que la généralisation de l’idée de jeu d’échelles peut constituer une voie privilégiée pour porter au jour la dialectique cachée de l’idée de représentation mise en couple avec celle de pratique sociale. » (2000 : 280) | ||
+ | |||
1. Échelle d’efficacité et de coercition. Bénéfice : la microhistoire permet de mettre en question la soumission présumée des acteurs sociaux de dernier rang. Elle permet d’abolir les oppositions binaires du type culture savante/ | 1. Échelle d’efficacité et de coercition. Bénéfice : la microhistoire permet de mettre en question la soumission présumée des acteurs sociaux de dernier rang. Elle permet d’abolir les oppositions binaires du type culture savante/ | ||
Note : la microhistoire ne vise pas à abolir, à remplacer la macrohistoire. | Note : la microhistoire ne vise pas à abolir, à remplacer la macrohistoire. | ||
Il s’agit de privilégier le regard porté sur les processus d’institutionnalisation plutôt que sur les institutions elles-mêmes. « Sur le chemin de la représentation, | Il s’agit de privilégier le regard porté sur les processus d’institutionnalisation plutôt que sur les institutions elles-mêmes. « Sur le chemin de la représentation, | ||
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2. Degré des échelles de légitimation. Il s’agit de « joindre à l’idée hiérarchique de grandeur, variante de l’idée d’échelle, | 2. Degré des échelles de légitimation. Il s’agit de « joindre à l’idée hiérarchique de grandeur, variante de l’idée d’échelle, | ||
3. Échelle des aspects non quantitatifs des temps sociaux | 3. Échelle des aspects non quantitatifs des temps sociaux | ||
Ricœur explique que le temps ne se mesure pas toujours selon un axe continu – que ce soit celui de la courte, de la moyenne ou de la longue durée. | Ricœur explique que le temps ne se mesure pas toujours selon un axe continu – que ce soit celui de la courte, de la moyenne ou de la longue durée. | ||
- | V. La dialectique de la représentation : | + | **V. La dialectique de la représentation :** |
« On terminera par une note critique dans laquelle on tirera avantage de la polysémie du terme ‘‘représentation’’ pour justifier le dédoublement de la représentation-objet et de la représentation-opération du chapitre suivant. La grande figure de Louis Marin se profilera une première fois dans les dernières pages de ce chapitre où les aventures de l’explication/ | « On terminera par une note critique dans laquelle on tirera avantage de la polysémie du terme ‘‘représentation’’ pour justifier le dédoublement de la représentation-objet et de la représentation-opération du chapitre suivant. La grande figure de Louis Marin se profilera une première fois dans les dernières pages de ce chapitre où les aventures de l’explication/ | ||
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Ricœur, après avoir évoqué les travaux de Carlo Ginzburg, conclut sur un problème qui subsiste par rapport au terme de représentation et à l’utilisation qu’il en fait : comment parler des représentations-objets sans anticiper sur les représentations opérations ? | Ricœur, après avoir évoqué les travaux de Carlo Ginzburg, conclut sur un problème qui subsiste par rapport au terme de représentation et à l’utilisation qu’il en fait : comment parler des représentations-objets sans anticiper sur les représentations opérations ? | ||
- | CHAPITRE 3 : La représentation historienne | + | ==== CHAPITRE 3 : La représentation historienne |
Objectif du chapitre : « Ainsi sera souligné avec force le fait que la représentation au plan historique ne se borne pas à conférer un habillage verbal à un discours dont la cohérence serait complète avant son entrée en littérature, | Objectif du chapitre : « Ainsi sera souligné avec force le fait que la représentation au plan historique ne se borne pas à conférer un habillage verbal à un discours dont la cohérence serait complète avant son entrée en littérature, | ||
- | I. Représentation et narration : | + | **I. Représentation et narration :** |
« On considérera d’abord les formes narratives de la représentation […]. On a expliqué plus haut pourquoi on semble avoir ajourné l’examen de la contribution du récit à la formation du discours historique. On a voulu sortir la discussion de l’impasse dans laquelle les partisans et les adversaires de l’histoire-récit l’ont conduite : pour les uns, que nous appellerons narrativistes, | « On considérera d’abord les formes narratives de la représentation […]. On a expliqué plus haut pourquoi on semble avoir ajourné l’examen de la contribution du récit à la formation du discours historique. On a voulu sortir la discussion de l’impasse dans laquelle les partisans et les adversaires de l’histoire-récit l’ont conduite : pour les uns, que nous appellerons narrativistes, | ||
Pour Ricœur, l’aspect narratif de la représentation accompagne chaque phase de l’opération historiographique. | Pour Ricœur, l’aspect narratif de la représentation accompagne chaque phase de l’opération historiographique. | ||
Pour Braudel et l’école des Annales : la critique des récits-sources ne correspond pas elle-même à une forme de narrativité. Pourquoi ? 1. Leur conception de l’événement, | Pour Braudel et l’école des Annales : la critique des récits-sources ne correspond pas elle-même à une forme de narrativité. Pourquoi ? 1. Leur conception de l’événement, | ||
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Ce préjugé qui affecte la crédibilité du récit découle de la tradition de l’histoire événementielle, | Ce préjugé qui affecte la crédibilité du récit découle de la tradition de l’histoire événementielle, | ||
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Pour l’école narrativiste (à laquelle il associe particulièrement Louis O. Mink), le récit est au contraire un mode d’explication équivalent au discours scientifique. | Pour l’école narrativiste (à laquelle il associe particulièrement Louis O. Mink), le récit est au contraire un mode d’explication équivalent au discours scientifique. | ||
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Louis O. Mink : qu’est-ce qui distingue histoire et fiction, si l’une et l’autre racontent ? Ricœur souligne les différences entre les divers récits d’un même événement. Il questionne aussi le présupposé de la similitude entre la vie et le récit. Ce dilemme touche la notion d’événement : puisque celui-ci est construit à partir de récits, il est impossible de l’en extirper. | Louis O. Mink : qu’est-ce qui distingue histoire et fiction, si l’une et l’autre racontent ? Ricœur souligne les différences entre les divers récits d’un même événement. Il questionne aussi le présupposé de la similitude entre la vie et le récit. Ce dilemme touche la notion d’événement : puisque celui-ci est construit à partir de récits, il est impossible de l’en extirper. | ||
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Mink choisit de maintenir ce dilemme, car il croit à la vérité de la connaissance historique et confronter ce dilemme le conduirait à considérer celle-ci comme un leurre. | Mink choisit de maintenir ce dilemme, car il croit à la vérité de la connaissance historique et confronter ce dilemme le conduirait à considérer celle-ci comme un leurre. | ||
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Ricœur choisit pour sa part de s’interroger sur la manière dont se conjuguent l’intelligibilité narrative et l’intelligibilité explicative. | Ricœur choisit pour sa part de s’interroger sur la manière dont se conjuguent l’intelligibilité narrative et l’intelligibilité explicative. | ||
+ | |||
L’intelligibilité (ou cohérence) narrative apporte la synthèse de l’hétérogène, | L’intelligibilité (ou cohérence) narrative apporte la synthèse de l’hétérogène, | ||
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2 implications du concept d’intelligibilité ou cohérence narrative : | 2 implications du concept d’intelligibilité ou cohérence narrative : | ||
1. L’événement pris comme élément faisant avancer l’action. Le récit contient des revirements, | 1. L’événement pris comme élément faisant avancer l’action. Le récit contient des revirements, | ||
Ligne 203: | Ligne 223: | ||
- Problème pour le discours historique : la clôture du texte, inhérente à l’acte de mise en intrigue, ne reflète pas une réalité dont le cours se poursuit inéluctablement. | - Problème pour le discours historique : la clôture du texte, inhérente à l’acte de mise en intrigue, ne reflète pas une réalité dont le cours se poursuit inéluctablement. | ||
- | II. Représentation et rhétorique : | + | **II. Représentation et rhétorique :** |
+ | |||
Cette section traite de « l’aspect plus précisément rhétorique de la mise en récit […] : rôle sélectif des figures de style et de pensée dans le choix des intrigues – mobilisation d’arguments probables dans la trame du récit –, souci de l’écrivain de convaincre en persuadant : telles sont les ressources du moment rhétorique de la mise en récit. C’est à ces sollicitations du narrateur par des moyens rhétoriques que répondent les postures spécifiques du lecteur dans la réception du texte. » (2000 : 305) | Cette section traite de « l’aspect plus précisément rhétorique de la mise en récit […] : rôle sélectif des figures de style et de pensée dans le choix des intrigues – mobilisation d’arguments probables dans la trame du récit –, souci de l’écrivain de convaincre en persuadant : telles sont les ressources du moment rhétorique de la mise en récit. C’est à ces sollicitations du narrateur par des moyens rhétoriques que répondent les postures spécifiques du lecteur dans la réception du texte. » (2000 : 305) | ||
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Pendant l’âge d’or du structuralisme, | Pendant l’âge d’or du structuralisme, | ||
Barthes : l’histoire-récit installe une illusion référentielle ; l’effet de réel. Pour Ricœur, ce mode d’interprétation n’est pas approprié au discours historique : « Ma thèse est que celle-ci [la référentialité] ne peut être discernée au seul plan du fonctionnement des figures qu’assume le discours historique, mais qu’elle doit transiter à travers la preuve documentaire, | Barthes : l’histoire-récit installe une illusion référentielle ; l’effet de réel. Pour Ricœur, ce mode d’interprétation n’est pas approprié au discours historique : « Ma thèse est que celle-ci [la référentialité] ne peut être discernée au seul plan du fonctionnement des figures qu’assume le discours historique, mais qu’elle doit transiter à travers la preuve documentaire, | ||
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Hayden White : hiérarchie de trois typologies : | Hayden White : hiérarchie de trois typologies : | ||
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1. Typologie des intrigues : le storyline des récits historiques. | 1. Typologie des intrigues : le storyline des récits historiques. | ||
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2. Typologie des aspects cognitifs du récit : manière d’argumenter propre au récit historique. | 2. Typologie des aspects cognitifs du récit : manière d’argumenter propre au récit historique. | ||
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3. Typologie des implications idéologiques. | 3. Typologie des implications idéologiques. | ||
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Hayden White : structuralisme dynamique : la structure profonde de l’imagination doit sa fécondité au lien qu’elle établit entre créativité et codification. | Hayden White : structuralisme dynamique : la structure profonde de l’imagination doit sa fécondité au lien qu’elle établit entre créativité et codification. | ||
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Ricœur voit toutefois un problème avec le travail de White : celui-ci s’est enfermé dans une impasse en traitant les opérations de mise en intrigue comme modes explicatifs. Cela tend à confondre récit historique et fiction. | Ricœur voit toutefois un problème avec le travail de White : celui-ci s’est enfermé dans une impasse en traitant les opérations de mise en intrigue comme modes explicatifs. Cela tend à confondre récit historique et fiction. | ||
Ricœur poursuit en abordant la question de la « solution finale », donc de la Shoah, qui constitue un défi pour la rhétorique narrative. | Ricœur poursuit en abordant la question de la « solution finale », donc de la Shoah, qui constitue un défi pour la rhétorique narrative. | ||
+ | |||
Les limites de la représentation : limite interne et limite externe. | Les limites de la représentation : limite interne et limite externe. | ||
Peut-on représenter un événement de la magnitude de la Shoah ? | Peut-on représenter un événement de la magnitude de la Shoah ? | ||
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Saul Friedlander : Représentation, | Saul Friedlander : Représentation, | ||
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Hayden White tente de surmonter le problème soulevé par Friedlander avec toutes les ressources rhétoriques à sa disposition. Son discours est toutefois écartelé. | Hayden White tente de surmonter le problème soulevé par Friedlander avec toutes les ressources rhétoriques à sa disposition. Son discours est toutefois écartelé. | ||
+ | |||
Lieu de résistance : le couple intrigue/ | Lieu de résistance : le couple intrigue/ | ||
+ | |||
Carlo Ginzburg : enchevêtrement de l’attestation et de la protestation. L’historien de la Shoah n’a pas qu’à rapporter et interpréter les faits, il n’a pas qu’à attester de leur vérité ; on lui demande également de les condamner (voire de se censurer). | Carlo Ginzburg : enchevêtrement de l’attestation et de la protestation. L’historien de la Shoah n’a pas qu’à rapporter et interpréter les faits, il n’a pas qu’à attester de leur vérité ; on lui demande également de les condamner (voire de se censurer). | ||
+ | |||
Ainsi, comment le jugement moral (sur ce qui est qualifié d’inacceptable) s’articule-t-il à cette vigilance critique ? | Ainsi, comment le jugement moral (sur ce qui est qualifié d’inacceptable) s’articule-t-il à cette vigilance critique ? | ||
+ | |||
Peut-on développer un critère d’acceptabilité ? Si oui, son maniement sera forcément difficile, car l’historien lui-même se trouve inclus. La demande de vérité provient de l’expérience vive du faire-histoire ; l’historien est responsable vis-à-vis du passé. | Peut-on développer un critère d’acceptabilité ? Si oui, son maniement sera forcément difficile, car l’historien lui-même se trouve inclus. La demande de vérité provient de l’expérience vive du faire-histoire ; l’historien est responsable vis-à-vis du passé. | ||
+ | |||
Ricœur conclut cette section du chapitre en affirmant que l’inadéquation des diverses méthodes ne doit pas stopper la recherche et les tentatives. Il écrit également que la question d’Auschwitz, | Ricœur conclut cette section du chapitre en affirmant que l’inadéquation des diverses méthodes ne doit pas stopper la recherche et les tentatives. Il écrit également que la question d’Auschwitz, | ||
- | III. La représentation historienne et les prestiges de l’image : | + | **III. La représentation historienne et les prestiges de l’image :** |
La question des rapports entre le discours historique et la fiction : « La confrontation entre récit historique et récit de fiction est bien connue en ce qui concerne les formes littéraires. Ce qui l’est moins, c’est l’ampleur de ce que Louis Marin […] appelle les ‘‘pouvoirs de l’image’’, | La question des rapports entre le discours historique et la fiction : « La confrontation entre récit historique et récit de fiction est bien connue en ce qui concerne les formes littéraires. Ce qui l’est moins, c’est l’ampleur de ce que Louis Marin […] appelle les ‘‘pouvoirs de l’image’’, | ||
Les attentes du lecteur de roman vs. les attentes du lecteur d’ouvrages historiques. | Les attentes du lecteur de roman vs. les attentes du lecteur d’ouvrages historiques. | ||
Les deux types de textes sont radicalement différents. | Les deux types de textes sont radicalement différents. | ||
+ | |||
Fictionnalisation du discours historique : entrecroisement de la lisibilité et de la visibilité dans la représentation historique. Le récit donne à comprendre et à voir, par les péripéties et les tableaux qu’il présente. | Fictionnalisation du discours historique : entrecroisement de la lisibilité et de la visibilité dans la représentation historique. Le récit donne à comprendre et à voir, par les péripéties et les tableaux qu’il présente. | ||
+ | |||
Avec le portrait de personnages, | Avec le portrait de personnages, | ||
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Ricœur reprend les travaux de Louis Marin sur les prestiges de l’image. Marin s’intéresse en particulier à l’image du monarque, au lien entre représentation et pouvoir. Il établit un parallèle avec la transsubstantiation : la présence réelle dans l’image. D’un côté, l’image propose un présence réelle ; de l’autre le récit comme tombeau éternel du monarque. | Ricœur reprend les travaux de Louis Marin sur les prestiges de l’image. Marin s’intéresse en particulier à l’image du monarque, au lien entre représentation et pouvoir. Il établit un parallèle avec la transsubstantiation : la présence réelle dans l’image. D’un côté, l’image propose un présence réelle ; de l’autre le récit comme tombeau éternel du monarque. | ||
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« Projet de l’histoire de Louis XIV » : la lisibilité engendre la visibilité. Le texte donne à voir. Inversement, | « Projet de l’histoire de Louis XIV » : la lisibilité engendre la visibilité. Le texte donne à voir. Inversement, | ||
+ | |||
À propos de la question de la gloire et de la grandeur : les ouvrages historiques de l’époque monarchique ne visaient pas à dépeindre directement la gloire du monarque, mais plutôt à faire en sorte que le lecteur la voie de lui-même. | À propos de la question de la gloire et de la grandeur : les ouvrages historiques de l’époque monarchique ne visaient pas à dépeindre directement la gloire du monarque, mais plutôt à faire en sorte que le lecteur la voie de lui-même. | ||
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Les Pensées de Pascal : elles « portent au jour […] les ‘‘effets’’ de l’imaginaire que résume l’expression non encore évoquée de faire croire. » (2000 : 350) | Les Pensées de Pascal : elles « portent au jour […] les ‘‘effets’’ de l’imaginaire que résume l’expression non encore évoquée de faire croire. » (2000 : 350) | ||
+ | |||
Les rapports imagination – pouvoir (force) – justice. C’est l’imagination qui lie force et justice. | Les rapports imagination – pouvoir (force) – justice. C’est l’imagination qui lie force et justice. | ||
Ricœur conclut sur ces rapports en insistant sur la dimension anthropologique de la question : la grandeur recèle une règle de dispersion et de hiérarchie. Elle ne touche donc pas uniquement les grands personnages, | Ricœur conclut sur ces rapports en insistant sur la dimension anthropologique de la question : la grandeur recèle une règle de dispersion et de hiérarchie. Elle ne touche donc pas uniquement les grands personnages, | ||
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Au fil de ces questionnements, | Au fil de ces questionnements, | ||
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En s’inspirant de Hegel, il explique que cette question est en fait liée à la personnalisation du pouvoir. Ainsi, dans les régimes démocratiques, | En s’inspirant de Hegel, il explique que cette question est en fait liée à la personnalisation du pouvoir. Ainsi, dans les régimes démocratiques, | ||
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Sans répondre directement à la question de savoir si l’éloge de la grandeur existe encore dans le discours historique postmonarchique, | Sans répondre directement à la question de savoir si l’éloge de la grandeur existe encore dans le discours historique postmonarchique, | ||
- | IV. Représentance : | + | **IV. Représentance :** |
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L’enjeu ultime de ce chapitre « est de discerner la capacité du discours historique à représenter le passé, capacité que nous avons dénommée représentance […]. Sous ce titre se trouve désignée l’intentionnalité même de la connaissance historique qui se greffe sur celle de la connaissance mnémonique en tant que la mémoire est du passé. Or les analyses détaillées consacrées au rapport entre représentation et narration, entre représentation et rhétorique, | L’enjeu ultime de ce chapitre « est de discerner la capacité du discours historique à représenter le passé, capacité que nous avons dénommée représentance […]. Sous ce titre se trouve désignée l’intentionnalité même de la connaissance historique qui se greffe sur celle de la connaissance mnémonique en tant que la mémoire est du passé. Or les analyses détaillées consacrées au rapport entre représentation et narration, entre représentation et rhétorique, | ||
La représentance : « Elle désigne l’attente attachée à la connaissance historique des constructions constituant des reconstructions du cours passé des événements. » (2000 : 359) Elle repose sur un pacte particulier entre l’auteur et le lecteur : l’auteur s’engage à représenter des événements, | La représentance : « Elle désigne l’attente attachée à la connaissance historique des constructions constituant des reconstructions du cours passé des événements. » (2000 : 359) Elle repose sur un pacte particulier entre l’auteur et le lecteur : l’auteur s’engage à représenter des événements, | ||
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Comment l’historien satisfait-il aux exigences de ce pacte ? | Comment l’historien satisfait-il aux exigences de ce pacte ? | ||
1. Le soupçon pèse malgré les intentions de l’historien. | 1. Le soupçon pèse malgré les intentions de l’historien. | ||
2. La réplique au soupçon ne réside pas que dans la phase littéraire, | 2. La réplique au soupçon ne réside pas que dans la phase littéraire, | ||
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Ricœur revient sur les diverses obstacles qui peuvent entraver la représentance et qui ont déjà été évoqués plus haut : les formes narratives, les figures de style, la clôture du texte, l’effet de réel. Il se penche aussi sur les soupçons qui pèsent d’une part sur la microhistoire (difficile d’obtenir une vue d’ensemble, | Ricœur revient sur les diverses obstacles qui peuvent entraver la représentance et qui ont déjà été évoqués plus haut : les formes narratives, les figures de style, la clôture du texte, l’effet de réel. Il se penche aussi sur les soupçons qui pèsent d’une part sur la microhistoire (difficile d’obtenir une vue d’ensemble, | ||
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Ankersmit : les narratios (grandes tranches d’histoire désignées par un nom propre, ex. : Révolution française) tendent à l’autoréférentialité. Effets : impossible de comparer les diverses représentations ; transfert sur les auteurs (par exemple : l’histoire de la France de Michelet, etc.) | Ankersmit : les narratios (grandes tranches d’histoire désignées par un nom propre, ex. : Révolution française) tendent à l’autoréférentialité. Effets : impossible de comparer les diverses représentations ; transfert sur les auteurs (par exemple : l’histoire de la France de Michelet, etc.) | ||
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En réponse à la protestation de l’attestation de bonne foi de l’historien : « une fois mis en question les modes représentatifs censés donner forme littéraire à l’intentionnalité historique, la seule manière responsable de faire prévaloir l’attestation de réalité sur la suspicion de non-pertinence est de remettre à sa place la phase scripturaire par rapport aux phases préalables de l’explication compréhensive et de la preuve documentaire. Autrement dit, c’est ensemble que scripturalité, | En réponse à la protestation de l’attestation de bonne foi de l’historien : « une fois mis en question les modes représentatifs censés donner forme littéraire à l’intentionnalité historique, la seule manière responsable de faire prévaloir l’attestation de réalité sur la suspicion de non-pertinence est de remettre à sa place la phase scripturaire par rapport aux phases préalables de l’explication compréhensive et de la preuve documentaire. Autrement dit, c’est ensemble que scripturalité, | ||
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Vérité vs. représentance. Aborder la question de la vérité amène à envisager ce qu’elle représente pour les autres sciences humaines ou naturelles. | Vérité vs. représentance. Aborder la question de la vérité amène à envisager ce qu’elle représente pour les autres sciences humaines ou naturelles. | ||
Ricœur emploie le terme de « lieutenance pour préciser le mode de vérité propre à la représentance […]. » (2000 : 365) | Ricœur emploie le terme de « lieutenance pour préciser le mode de vérité propre à la représentance […]. » (2000 : 365) | ||
- | III – LA CONDITION HISTORIQUE | + | ===== III – LA CONDITION HISTORIQUE |
La troisième partie de l’ouvrage, | La troisième partie de l’ouvrage, | ||
Cette partie réfléchit aux conditions de possibilité du discours historique : « Qu’est-ce que comprendre sur le mode historique ? » (2000 : 373) demande Ricœur. | Cette partie réfléchit aux conditions de possibilité du discours historique : « Qu’est-ce que comprendre sur le mode historique ? » (2000 : 373) demande Ricœur. | ||
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Versant critique de la question : limites à toute prétention totalisante | Versant critique de la question : limites à toute prétention totalisante | ||
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Versant ontologique de la question : explorer les présuppositions existentiales du savoir historiographique. | Versant ontologique de la question : explorer les présuppositions existentiales du savoir historiographique. | ||
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Par condition, Ricœur renvoie à la fois au concept de situation et à celui de conditionnalité. | Par condition, Ricœur renvoie à la fois au concept de situation et à celui de conditionnalité. | ||
« La cohérence de l’entreprise repose dès lors sur la nécessité du double passage du savoir historique à l’herméneutique critique et de celle-ci à l’herméneutique ontologique. Cette nécessité ne peut être démontrée a priori : elle ne procède que de sa mise en œuvre qui vaut mise à l’épreuve. Jusqu’à la fin, l’articulation présumée restera une hypothèse de travail. » (2000 : 374) | « La cohérence de l’entreprise repose dès lors sur la nécessité du double passage du savoir historique à l’herméneutique critique et de celle-ci à l’herméneutique ontologique. Cette nécessité ne peut être démontrée a priori : elle ne procède que de sa mise en œuvre qui vaut mise à l’épreuve. Jusqu’à la fin, l’articulation présumée restera une hypothèse de travail. » (2000 : 374) | ||
L’oubli ; le pardon. | L’oubli ; le pardon. | ||
- | CHAPITRE 1 : La philosophie critique de l’histoire | + | ==== CHAPITRE 1 : La philosophie critique de l’histoire |
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+ | **I. « Die geschichte selber », « l’histoire même » :** | ||
- | I. « Die geschichte selber », « l’histoire même » : | ||
« Nous prendrons d’abord la mesure de l’ambition la plus haute assignée au savoir de soi de l’histoire par la philosophie romantique et postromantique allemande. Je mènerai cette enquête sous la conduite de Koselleck dans son grand article « Histoire » - Geschichte – consacré à la constitution de l’histoire comme singulier collectif reliant l’ensemble des histoires spéciales. La sémantique d’autosuffisance qu’exprime la formule ‘‘ histoire même’’ (Geschichte selber) revendiquée par les auteurs concernés. Ce rêve sera conduit jusqu’au point où il retourne contre lui-même l’arme du ‘‘tout histoire’’. » (2000 : 386) | « Nous prendrons d’abord la mesure de l’ambition la plus haute assignée au savoir de soi de l’histoire par la philosophie romantique et postromantique allemande. Je mènerai cette enquête sous la conduite de Koselleck dans son grand article « Histoire » - Geschichte – consacré à la constitution de l’histoire comme singulier collectif reliant l’ensemble des histoires spéciales. La sémantique d’autosuffisance qu’exprime la formule ‘‘ histoire même’’ (Geschichte selber) revendiquée par les auteurs concernés. Ce rêve sera conduit jusqu’au point où il retourne contre lui-même l’arme du ‘‘tout histoire’’. » (2000 : 386) | ||
- | II. Notre modernité : | + | **II. Notre modernité :** |
Cette critique appliquée à l’ambition la plus extrême et la plus déclarée du savoir de soi de l’histoire sera ensuite appliquée à une prétention en apparence diamétralement opposée à la précédente, | Cette critique appliquée à l’ambition la plus extrême et la plus déclarée du savoir de soi de l’histoire sera ensuite appliquée à une prétention en apparence diamétralement opposée à la précédente, | ||
2 mises à l’épreuve pour la philosophie de l’histoire : | 2 mises à l’épreuve pour la philosophie de l’histoire : | ||
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- le traitement de l’histoire comme singulier collectif érigé en sujet de soi-même : l’Histoire (c’est ce dont traitant la première partie du chapitre). | - le traitement de l’histoire comme singulier collectif érigé en sujet de soi-même : l’Histoire (c’est ce dont traitant la première partie du chapitre). | ||
- élever à l’absolu le présent historique érigé en observatoire. Se fonde sur le concept de modernité. Notre temps et sa construction en relation avec le passé. | - élever à l’absolu le présent historique érigé en observatoire. Se fonde sur le concept de modernité. Notre temps et sa construction en relation avec le passé. | ||
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Lyotard et le postmodernisme. La fin des discours de légitimation. Difficulté liée à la possibilité de définir notre époque, qu’on la considère moderne ou postmoderne. | Lyotard et le postmodernisme. La fin des discours de légitimation. Difficulté liée à la possibilité de définir notre époque, qu’on la considère moderne ou postmoderne. | ||
- | III. L’historien et le juge : | + | **III. L’historien et le juge :** |
+ | |||
« La polarité entre le jugement judiciaire et le jugement historique est l’une de ces dialectiques remarquables en même temps qu’elle demeure une limitation externe à laquelle est soumise l’histoire : le vœu d’impartialité commun aux deux modalités de jugement est soumis dans son exercice effectif à des contraintes opposées. L’impossibilité d’occuper seul la position du tiers est déjà rendue manifeste par la comparaison entre les deux parcours de la prise de décision, procès d’un côté, archive de l’autre […]. L’accent principal tombe sur la concentration du jugement judiciaire sur la responsabilité individuelle opposée à l’expansion du jugement historique aux contextes les plus ouverts de l’action collective. » (2000 : 387) Ces considérations servent à introduire une réflexion sur les grands crimes du XXe siècle, qui furent tour à tour soumis la justice pénale et au jugement historique. « Un des enjeux théoriques de la comparaison concerne le statut assigné à la singularité à la fois morale et historique des crimes du siècle. Au plan pratique, l’exercice public de l’un et de l’autre jugement est l’occasion de souligner le rôle thérapeutique et pédagogique du ‘‘dissensus civique’’ suscité par les controverses animant l’espace public de la discussion aux points d’interférence de l’histoire et dans le champ de la mémoire collective. Le citoyen est ainsi lui-même un tiers entre le juge et l’historien […]. » (2000 : 387) | « La polarité entre le jugement judiciaire et le jugement historique est l’une de ces dialectiques remarquables en même temps qu’elle demeure une limitation externe à laquelle est soumise l’histoire : le vœu d’impartialité commun aux deux modalités de jugement est soumis dans son exercice effectif à des contraintes opposées. L’impossibilité d’occuper seul la position du tiers est déjà rendue manifeste par la comparaison entre les deux parcours de la prise de décision, procès d’un côté, archive de l’autre […]. L’accent principal tombe sur la concentration du jugement judiciaire sur la responsabilité individuelle opposée à l’expansion du jugement historique aux contextes les plus ouverts de l’action collective. » (2000 : 387) Ces considérations servent à introduire une réflexion sur les grands crimes du XXe siècle, qui furent tour à tour soumis la justice pénale et au jugement historique. « Un des enjeux théoriques de la comparaison concerne le statut assigné à la singularité à la fois morale et historique des crimes du siècle. Au plan pratique, l’exercice public de l’un et de l’autre jugement est l’occasion de souligner le rôle thérapeutique et pédagogique du ‘‘dissensus civique’’ suscité par les controverses animant l’espace public de la discussion aux points d’interférence de l’histoire et dans le champ de la mémoire collective. Le citoyen est ainsi lui-même un tiers entre le juge et l’historien […]. » (2000 : 387) | ||
Similitudes entre le travail de l’historien et du juge : intention de vérité et de justice, place de tiers, regard impartial. | Similitudes entre le travail de l’historien et du juge : intention de vérité et de justice, place de tiers, regard impartial. | ||
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Impartialité : faire abstraction de l’individualité de son point de vue ; adopter une perspective abstraite. | Impartialité : faire abstraction de l’individualité de son point de vue ; adopter une perspective abstraite. | ||
Comparaison : procès au tribunal/ | Comparaison : procès au tribunal/ | ||
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Comparaison avec l’investigation historiographique : 1. phase délibérative et 2. phase conclusive du jugement. | Comparaison avec l’investigation historiographique : 1. phase délibérative et 2. phase conclusive du jugement. | ||
Différences : le juge apporte un jugement définitif, ce que l’historien ne fait généralement pas car cela rendrait son travail trop vulnérable aux critiques des autres historiens. Autre différence : le juge pose un jugement sur un cas singulier, sur un individu particulier, | Différences : le juge apporte un jugement définitif, ce que l’historien ne fait généralement pas car cela rendrait son travail trop vulnérable aux critiques des autres historiens. Autre différence : le juge pose un jugement sur un cas singulier, sur un individu particulier, | ||
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Ricœur lie cette réflexion aux juges des grands crimes du XXe siècle. | Ricœur lie cette réflexion aux juges des grands crimes du XXe siècle. | ||
Obstacles dressés à la prétention des juges à écrire une histoire juste : | Obstacles dressés à la prétention des juges à écrire une histoire juste : | ||
- l’argumentaire aux mains de l’accusation et de la défense. Contraste : le juge s’intéresse aux individus ; l’histoire aux foules et aux courants. Autre contraste : le juge émet une version qui est considérée officielle, alors que le travail de l’historien est soumis à des remises en question. | - l’argumentaire aux mains de l’accusation et de la défense. Contraste : le juge s’intéresse aux individus ; l’histoire aux foules et aux courants. Autre contraste : le juge émet une version qui est considérée officielle, alors que le travail de l’historien est soumis à des remises en question. | ||
« Ce n’est pas seulement le rapport de l’historien au juge qui se trouve ainsi inversé, l’historien travaillant sous le regard du peuple juge qui a déjà prononcé la condamnation. C’est le rapport à une tradition historiographique qui, en éliminant la louange et de façon générale l’apologétique, | « Ce n’est pas seulement le rapport de l’historien au juge qui se trouve ainsi inversé, l’historien travaillant sous le regard du peuple juge qui a déjà prononcé la condamnation. C’est le rapport à une tradition historiographique qui, en éliminant la louange et de façon générale l’apologétique, | ||
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Ricœur revient sur les questions du blâme et de l’inacceptable. | Ricœur revient sur les questions du blâme et de l’inacceptable. | ||
Nolte : il propose de réviser l’histoire du nazisme non pas pour en atténuer l’horreur, | Nolte : il propose de réviser l’histoire du nazisme non pas pour en atténuer l’horreur, | ||
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Pour soutenir que les crimes nazis soient singuliers, il faut d’abord définir ce qu’on entend par singularité. Ricœur propose ces thèses : | Pour soutenir que les crimes nazis soient singuliers, il faut d’abord définir ce qu’on entend par singularité. Ricœur propose ces thèses : | ||
1. La singularité morale et la singularité historique sont deux concepts différents. Le fait que le nazisme ne soit pas né ex nihilo, donc qu’il ne soit pas singulier au plan historique, ne signifie pas qu’il ne soit pas singulier sur le plan moral. | 1. La singularité morale et la singularité historique sont deux concepts différents. Le fait que le nazisme ne soit pas né ex nihilo, donc qu’il ne soit pas singulier au plan historique, ne signifie pas qu’il ne soit pas singulier sur le plan moral. | ||
Ligne 313: | Ligne 377: | ||
Ricœur conclut cette partie de son analyse en expliquant, à la suite de Mark Osiel, que après toutes les délibérations des juges et des historiens, il revient au citoyen de réfléchir à ces événements (d’où la notion de dissensus évoquée par Osiel). | Ricœur conclut cette partie de son analyse en expliquant, à la suite de Mark Osiel, que après toutes les délibérations des juges et des historiens, il revient au citoyen de réfléchir à ces événements (d’où la notion de dissensus évoquée par Osiel). | ||
- | IV. L’interprétation en histoire : | + | **IV. L’interprétation en histoire :** |
« Une dernière polarité souligne la limitation interne à laquelle est soumis le savoir de soi de l’histoire. Elle n’est plus entre l’histoire et son autre, comme l’est le jugement judiciaire ; elle est au sein même de l’opération historiographique sous les espèces de la corrélation entre le projet de vérité et la composante interprétative de l’opération historiographique elle-même. Il s’agit de bien plus que de l’engagement subjectif de l’historien dans la formation de l’objectivité historique : du jeu d’options qui jalonne toutes les phases de l’opération, | « Une dernière polarité souligne la limitation interne à laquelle est soumis le savoir de soi de l’histoire. Elle n’est plus entre l’histoire et son autre, comme l’est le jugement judiciaire ; elle est au sein même de l’opération historiographique sous les espèces de la corrélation entre le projet de vérité et la composante interprétative de l’opération historiographique elle-même. Il s’agit de bien plus que de l’engagement subjectif de l’historien dans la formation de l’objectivité historique : du jeu d’options qui jalonne toutes les phases de l’opération, | ||
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- | CHAPITRE 2 : Histoire et temps | + | ==== CHAPITRE 2 : Histoire et temps ==== |
+ | |||
+ | **I. Temporalité :** | ||
- | I. Temporalité : | ||
S’inspirant de Heidegger, Ricœur ouvre le débat entre philosophie et histoire en se penchant sur la question du « temps indéfini de la nature » par rapport à « la dure loi de la finitude mortelle » (2000 : 457). « Ma thèse est que l’historien n’est pas laissé sans voix par cette manière radicale d’entrer dans la problématique entière de la temporalité. […] Je suggère humblement une lecture alternative du sens de la mortalité, où la référence au corps propre impose le détour par la biologie et le retour à soi par une patiente appropriation d’un savoir tout extérieur de la mort commune. Cette lecture sans prétention frayerait la voie à une attribution multiple du mourir : à soi, aux proches, aux autres. Parmi tous ces autres, les morts du passé, que le regard rétrospectif de l’histoire embrasse. Ne serait-ce pas alors le privilège de l’histoire d’offrir à ces absents de l’histoire la pitié d’un geste de sépulture ? L’équation entre écriture et sépulture se proposerait ainsi comme la réplique du discours de l’historien à celui du philosophe […]. » (2000 : 457) | S’inspirant de Heidegger, Ricœur ouvre le débat entre philosophie et histoire en se penchant sur la question du « temps indéfini de la nature » par rapport à « la dure loi de la finitude mortelle » (2000 : 457). « Ma thèse est que l’historien n’est pas laissé sans voix par cette manière radicale d’entrer dans la problématique entière de la temporalité. […] Je suggère humblement une lecture alternative du sens de la mortalité, où la référence au corps propre impose le détour par la biologie et le retour à soi par une patiente appropriation d’un savoir tout extérieur de la mort commune. Cette lecture sans prétention frayerait la voie à une attribution multiple du mourir : à soi, aux proches, aux autres. Parmi tous ces autres, les morts du passé, que le regard rétrospectif de l’histoire embrasse. Ne serait-ce pas alors le privilège de l’histoire d’offrir à ces absents de l’histoire la pitié d’un geste de sépulture ? L’équation entre écriture et sépulture se proposerait ainsi comme la réplique du discours de l’historien à celui du philosophe […]. » (2000 : 457) | ||
- | II. Historicité : | + | **II. Historicité :** |
+ | |||
« Je propose de compenser l’approche en termes de déficit ontologique par une prise en compte des ressources de possibilisation existentiale de la démarche historiographique que recèlent à mon avis certains thèmes forts de l’analyse heideggérienne : la distinction, | « Je propose de compenser l’approche en termes de déficit ontologique par une prise en compte des ressources de possibilisation existentiale de la démarche historiographique que recèlent à mon avis certains thèmes forts de l’analyse heideggérienne : la distinction, | ||
- | III. Être-dans-le-temps : | + | **III. Être-dans-le-temps :** |
« C’est au niveau de l’intratemporalité – de l’être-dans-le-temps – que l’ontologie du Dasein rencontre l’histoire, | « C’est au niveau de l’intratemporalité – de l’être-dans-le-temps – que l’ontologie du Dasein rencontre l’histoire, | ||
- | IV. L’inquiétante étrangeté de l’histoire | + | ==== IV. L’inquiétante étrangeté de l’histoire |
« Le dernier mot sera laissé à trois historiens qui, joignant l’existentiel à l’existential, | « Le dernier mot sera laissé à trois historiens qui, joignant l’existentiel à l’existential, | ||
Ligne 351: | Ligne 419: | ||
- Les mémoires collectives sont multiples, mais il n’y a qu’une seule histoire. | - Les mémoires collectives sont multiples, mais il n’y a qu’une seule histoire. | ||
« Le texte de Maurice Halbwachs décrit ainsi une courbe : de l’histoire scolaire, extérieure à la mémoire de l’enfant, on s’est élevé à une mémoire historique qui, idéalement, | « Le texte de Maurice Halbwachs décrit ainsi une courbe : de l’histoire scolaire, extérieure à la mémoire de l’enfant, on s’est élevé à une mémoire historique qui, idéalement, | ||
+ | |||
2. Yerushalmi : « malaise dans l’historiographie » | 2. Yerushalmi : « malaise dans l’historiographie » | ||
Le cas singulier de la mémoire juive. L’injonction biblique à se souvenir abolit la frontière entre le proche et le lointain. | Le cas singulier de la mémoire juive. L’injonction biblique à se souvenir abolit la frontière entre le proche et le lointain. | ||
L’historiographie se heurte au sens théologique accordé à l’histoire juive. | L’historiographie se heurte au sens théologique accordé à l’histoire juive. | ||
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3. Pierre Nora : insolites lieux de mémoire | 3. Pierre Nora : insolites lieux de mémoire | ||
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Changement du ton de Nora entre ses articles de 1984 et 1992 : de l’assurance à l’agacement. Ce mouvement de bascule révélerait selon Ricœur le côté insolite de la notion même de lieu de mémoire. | Changement du ton de Nora entre ses articles de 1984 et 1992 : de l’assurance à l’agacement. Ce mouvement de bascule révélerait selon Ricœur le côté insolite de la notion même de lieu de mémoire. | ||
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a) Les trois thèmes de l’article de 1984 : | a) Les trois thèmes de l’article de 1984 : | ||
1. Rupture entre mémoire et histoire. La perte du lien direct avec la mémoire : avant, la mémoire n’appartenait pas au passé. | 1. Rupture entre mémoire et histoire. La perte du lien direct avec la mémoire : avant, la mémoire n’appartenait pas au passé. | ||
Ligne 363: | Ligne 435: | ||
L’article de 1984 se terminait sur l’annonce, | L’article de 1984 se terminait sur l’annonce, | ||
« Sous le couvert du patrimoine, évoqué avec faveur, le maléfice de la patrimonialisation n’est pas encore perçu dans sa tendance à réduire le lieu de mémoire au site topographique et à livrer le culte de la mémoire aux abus de la commémoration. » (2000 : 528) | « Sous le couvert du patrimoine, évoqué avec faveur, le maléfice de la patrimonialisation n’est pas encore perçu dans sa tendance à réduire le lieu de mémoire au site topographique et à livrer le culte de la mémoire aux abus de la commémoration. » (2000 : 528) | ||
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b) Essai « La nation-mémoire », qui suit le volume sur la nation. | b) Essai « La nation-mémoire », qui suit le volume sur la nation. | ||
Les types de mémoire nationale : mémoire fondatrice, mémoire-État, | Les types de mémoire nationale : mémoire fondatrice, mémoire-État, | ||
Dernier essai de Nora : dans la mémoire-patrimoine, | Dernier essai de Nora : dans la mémoire-patrimoine, | ||
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c) La notion de génération : dans l’essai consacré à cette notion, le concept de lieu de mémoire se transforme au contact de celui de patrimoine. | c) La notion de génération : dans l’essai consacré à cette notion, le concept de lieu de mémoire se transforme au contact de celui de patrimoine. | ||
Dans chaque société, une génération particulière servirait de modèle au concept général : en France, il s’agit des « enfants du siècle ». | Dans chaque société, une génération particulière servirait de modèle au concept général : en France, il s’agit des « enfants du siècle ». | ||
Nora explique que la notion de génération a toujours été un mélange d’histoire et de mémoire, mais que la proportion s’est inversée. « L’inversion consiste en ceci que la notion de génération, | Nora explique que la notion de génération a toujours été un mélange d’histoire et de mémoire, mais que la proportion s’est inversée. « L’inversion consiste en ceci que la notion de génération, | ||
Nora, au terme de cette analyse du concept de génération, | Nora, au terme de cette analyse du concept de génération, | ||
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d) L’article de 1992. Constat : alors que les lieux de mémoire devaient disséquer les commémorations, | d) L’article de 1992. Constat : alors que les lieux de mémoire devaient disséquer les commémorations, | ||
Avec la fin du monde paysan, la fin des guerres, l’année du Patrimoine de 1980 : « [L]a métamorphose est en route qui, de l’histoire, | Avec la fin du monde paysan, la fin des guerres, l’année du Patrimoine de 1980 : « [L]a métamorphose est en route qui, de l’histoire, | ||
« Le contresens sur la notion même de lieu de mémoire est en place : d’instrument symbolique, dont l’intérêt heuristique était d’immatérialiser le ‘‘lieu’’, | « Le contresens sur la notion même de lieu de mémoire est en place : d’instrument symbolique, dont l’intérêt heuristique était d’immatérialiser le ‘‘lieu’’, | ||
- | CHAPITRE 3 : L’oubli | + | ==== CHAPITRE 3 : L’oubli |
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+ | **I. L’oubli et l’effacement des traces :** | ||
- | I. L’oubli et l’effacement des traces : | ||
« La première section de ce chapitre sera consacrée aux discussions portant sur la notion de trace mnésique. D’elle résulte le destin de la première forme d’oubli profond, l’oubli par effacement des traces. L’accès aux présumées traces psychiques est tout autre. Il est beaucoup plus dissimulé. […] Mais la difficulté attachée à la problématique des deux traces n’est pas seulement l’accès aux phénomènes concernés. Elle touche à la signification même qui peut être donnée de ces deux acceptions de la trace, l’une extérieure, | « La première section de ce chapitre sera consacrée aux discussions portant sur la notion de trace mnésique. D’elle résulte le destin de la première forme d’oubli profond, l’oubli par effacement des traces. L’accès aux présumées traces psychiques est tout autre. Il est beaucoup plus dissimulé. […] Mais la difficulté attachée à la problématique des deux traces n’est pas seulement l’accès aux phénomènes concernés. Elle touche à la signification même qui peut être donnée de ces deux acceptions de la trace, l’une extérieure, | ||
- | II. L’oubli et la persistance des traces : | + | **II. L’oubli et la persistance des traces :** |
+ | |||
Il s’agit dans la seconde section de se pencher sur « la présupposition sur laquelle s’établit le recours à une notion distincte de trace psychique, quoiqu’il en soit de son conditionnement neuronal. L’expérience clé, on vient de le dire, est celle de la reconnaissance. » (2000 : 541) Ricœur explique ensuite qu’il s’intéressera à la « persistance de l’impression originaire » (2000 : 541). « C’est ce discours que je tenterai de porter à son plus haut degré d’incandescence en explorant à la suite de Bergson dans Matière et Mémoire la présupposition toute rétrospective d’une naissance du souvenir dès le moment même de l’impression, | Il s’agit dans la seconde section de se pencher sur « la présupposition sur laquelle s’établit le recours à une notion distincte de trace psychique, quoiqu’il en soit de son conditionnement neuronal. L’expérience clé, on vient de le dire, est celle de la reconnaissance. » (2000 : 541) Ricœur explique ensuite qu’il s’intéressera à la « persistance de l’impression originaire » (2000 : 541). « C’est ce discours que je tenterai de porter à son plus haut degré d’incandescence en explorant à la suite de Bergson dans Matière et Mémoire la présupposition toute rétrospective d’une naissance du souvenir dès le moment même de l’impression, | ||
- | III. L’oubli de rappel : us et abus | + | **III. L’oubli de rappel : us et abus** |
+ | |||
Ricœur place cette section « sous le titre de la pragmatique de l’oubli » (2000 : 542). « L’oubli manifeste est aussi un oubli exercé. Pour nous aider dans le déchiffrage des phénomènes ressortissant à cette pragmatique de l’oubli, j’adopterai la grille de lecture des us et abus de la mémoire, soumise à l’épreuve des analyses du deuxième chapitre de la première partie. Une hiérarchie semblable scandera la montée en manifestation de l’oubli exercé. L’oubli n’offrira pas seulement un redoublement de la description où les mêmes usages de la mémoire se révéleraient sous l’angle nouveau des usages de l’oubli, ces derniers apporteront avec eux une problématique spécifique, | Ricœur place cette section « sous le titre de la pragmatique de l’oubli » (2000 : 542). « L’oubli manifeste est aussi un oubli exercé. Pour nous aider dans le déchiffrage des phénomènes ressortissant à cette pragmatique de l’oubli, j’adopterai la grille de lecture des us et abus de la mémoire, soumise à l’épreuve des analyses du deuxième chapitre de la première partie. Une hiérarchie semblable scandera la montée en manifestation de l’oubli exercé. L’oubli n’offrira pas seulement un redoublement de la description où les mêmes usages de la mémoire se révéleraient sous l’angle nouveau des usages de l’oubli, ces derniers apporteront avec eux une problématique spécifique, | ||
Ricœur croise deux règles de manifestation : du plus actif au plus passif ; du plus manifeste au plus profond. | Ricœur croise deux règles de manifestation : du plus actif au plus passif ; du plus manifeste au plus profond. | ||
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1. L’oubli et la mémoire empêchée | 1. L’oubli et la mémoire empêchée | ||
La psychanalyse et les empêchements de la mémoire : les traumas restent dans la mémoire. Ils peuvent être remplacés dans la conscience par des symptômes ou peuvent revenir à la conscience par pans entiers. | La psychanalyse et les empêchements de la mémoire : les traumas restent dans la mémoire. Ils peuvent être remplacés dans la conscience par des symptômes ou peuvent revenir à la conscience par pans entiers. | ||
Bergson et Freud ont des conceptions très différentes de l’inconscient. Pour Freud, l’inconscient a à voir avec le refoulement, | Bergson et Freud ont des conceptions très différentes de l’inconscient. Pour Freud, l’inconscient a à voir avec le refoulement, | ||
Psychopathologie de la vie quotidienne, | Psychopathologie de la vie quotidienne, | ||
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2. L’oubli et la mémoire manipulée | 2. L’oubli et la mémoire manipulée | ||
Le caractère indubitablement sélectif du récit : même si on se souvient de tout, on ne peut pas tout raconter. | Le caractère indubitablement sélectif du récit : même si on se souvient de tout, on ne peut pas tout raconter. | ||
Ligne 397: | Ligne 477: | ||
3. Phase du retour du refoulé : les témoins se décident à parler ; pendant cette phase se produit le dissensus citoyen dont parlait Mark Osiel. | 3. Phase du retour du refoulé : les témoins se décident à parler ; pendant cette phase se produit le dissensus citoyen dont parlait Mark Osiel. | ||
4. Phase de l’obsession : l’obsession fait en sorte que certains éléments sont privilégiés alors que d’autres sont négligés. | 4. Phase de l’obsession : l’obsession fait en sorte que certains éléments sont privilégiés alors que d’autres sont négligés. | ||
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3. L’oubli commandé : l’amnistie | 3. L’oubli commandé : l’amnistie | ||
Dans cette section, Ricœur ne s’intéresse qu’à l’aspect institutionnel de l’amnistie. Celle-ci est utilisée pour proclamer la réconciliation entre citoyens, pour célébrer le retour de la paix civique. | Dans cette section, Ricœur ne s’intéresse qu’à l’aspect institutionnel de l’amnistie. Celle-ci est utilisée pour proclamer la réconciliation entre citoyens, pour célébrer le retour de la paix civique. | ||
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L’amnistie est une thérapie sociale d’urgence, | L’amnistie est une thérapie sociale d’urgence, | ||
+ | ===== ÉPILOGUE – LE PARDON DIFFICILE ===== | ||
+ | === I. L’équation du pardon : === | ||
- | ÉPILOGUE – LE PARDON DIFFICILE | ||
- | |||
- | I. L’équation du pardon : | ||
« Je parlerai tout au long de cet essai d’une différence d’altitude, | « Je parlerai tout au long de cet essai d’une différence d’altitude, | ||
Ligne 414: | Ligne 494: | ||
Attribution à soi de la faute : l’aveu, qui est un exercice de remémoration. L’abîme entre l’action et son agent : la faute est limitée à la règle qu’elle enfreint, et exclut donc les conséquences indirectes. | Attribution à soi de la faute : l’aveu, qui est un exercice de remémoration. L’abîme entre l’action et son agent : la faute est limitée à la règle qu’elle enfreint, et exclut donc les conséquences indirectes. | ||
Phénoménologie de la faute (faute/mal moral) : mise en relation de la faute avec les autres expériences négatives ; l’excès associé au mal : « C’est en ce point que s’annoncent des notions telles que l’irréparable du côté des effets, de l’imprescriptible du côté de la justice pénale, de l’impardonnable du côté du jugement moral (2000 : 602). | Phénoménologie de la faute (faute/mal moral) : mise en relation de la faute avec les autres expériences négatives ; l’excès associé au mal : « C’est en ce point que s’annoncent des notions telles que l’irréparable du côté des effets, de l’imprescriptible du côté de la justice pénale, de l’impardonnable du côté du jugement moral (2000 : 602). | ||
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2. Hauteur : le pardon | 2. Hauteur : le pardon | ||
La question de l’impardonnable, | La question de l’impardonnable, | ||
Ligne 419: | Ligne 500: | ||
Pour Jacques Derrida, à qui Ricœur donne raison, « le pardon s’adresse à l’impardonnable ou n’est pas. Il est inconditionnel, | Pour Jacques Derrida, à qui Ricœur donne raison, « le pardon s’adresse à l’impardonnable ou n’est pas. Il est inconditionnel, | ||
- | II. L’odyssée de l’esprit de pardon : la traversée des institutions : | + | === II. L’odyssée de l’esprit de pardon : la traversée des institutions : === |
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L’odyssée du pardon « traverse une série d’institutions suscitées par l’accusation publique. Celles-ci apparaissent elles-mêmes étagées en plusieurs couches selon le degré d’intériorisation de la culpabilité prononcée par la règle sociale […]. Le parcours se poursuivra du plan de la culpabilité criminelle à celui de la culpabilité politique et morale, inhérente au statut de citoyenneté partagée. La question posée est alors celle de la place du pardon dans la marge d’institutions en charge de la punition. S’il est vrai que la justice doit passer […], le pardon ne peut se réfugier que dans des gestes incapables de se transformer en institutions. Ces gestes qui constitueraient l’incognito du pardon désignent la place inéluctable de la considération due à tout homme, singulièrement au coupable […]. » (2000 : 594) | L’odyssée du pardon « traverse une série d’institutions suscitées par l’accusation publique. Celles-ci apparaissent elles-mêmes étagées en plusieurs couches selon le degré d’intériorisation de la culpabilité prononcée par la règle sociale […]. Le parcours se poursuivra du plan de la culpabilité criminelle à celui de la culpabilité politique et morale, inhérente au statut de citoyenneté partagée. La question posée est alors celle de la place du pardon dans la marge d’institutions en charge de la punition. S’il est vrai que la justice doit passer […], le pardon ne peut se réfugier que dans des gestes incapables de se transformer en institutions. Ces gestes qui constitueraient l’incognito du pardon désignent la place inéluctable de la considération due à tout homme, singulièrement au coupable […]. » (2000 : 594) | ||
Dans cette partie, Ricœur s’inspire des travaux de K. Jaspers. | Dans cette partie, Ricœur s’inspire des travaux de K. Jaspers. | ||
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1. La culpabilité criminelle et l’imprescriptible | 1. La culpabilité criminelle et l’imprescriptible | ||
Prescription : après un certain temps, il n’est plus possible qu’un crime soit soumis aux tribunaux. La prescription est un effet du temps, différente du pardon. | Prescription : après un certain temps, il n’est plus possible qu’un crime soit soumis aux tribunaux. La prescription est un effet du temps, différente du pardon. | ||
Les crimes contre l’humanité sont imprescriptibles à cause de leur gravité extrême. Ces crimes horribles ayant été concertés, ils justifient qu’on les traite avec un zèle particulier. | Les crimes contre l’humanité sont imprescriptibles à cause de leur gravité extrême. Ces crimes horribles ayant été concertés, ils justifient qu’on les traite avec un zèle particulier. | ||
Imprescriptible vs. impardonnable ? Pardonner ces crimes serait une grande injustice. Pourtant, une certaine confusion règne, du fait que le principe de proportion qui régit les châtiments ne peut s’appliquer dans ces cas. Si le crime est impardonnable, | Imprescriptible vs. impardonnable ? Pardonner ces crimes serait une grande injustice. Pourtant, une certaine confusion règne, du fait que le principe de proportion qui régit les châtiments ne peut s’appliquer dans ces cas. Si le crime est impardonnable, | ||
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2. La culpabilité politique | 2. La culpabilité politique | ||
La culpabilité de ceux qui faisaient partie du corps politique qui a ordonné ces crimes. Ces gens ont une responsabilité d’ordre politique et morale, mais pas criminelle. | La culpabilité de ceux qui faisaient partie du corps politique qui a ordonné ces crimes. Ces gens ont une responsabilité d’ordre politique et morale, mais pas criminelle. | ||
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3. La culpabilité morale | 3. La culpabilité morale | ||
Les actes qui ont contribué à la culpabilité criminelle et politique par leur acquiescement tacite ou exprès. | Les actes qui ont contribué à la culpabilité criminelle et politique par leur acquiescement tacite ou exprès. | ||
Klaus M. Kodalle, se demandant si les peuples peuvent pardonner, en vient à la conclusion que non : les peuples ne peuvent pardonner, car la collectivité n’a pas de conscience morale. La collectivité reste dans ses vieilles inimitiés, dans le ressassement. | Klaus M. Kodalle, se demandant si les peuples peuvent pardonner, en vient à la conclusion que non : les peuples ne peuvent pardonner, car la collectivité n’a pas de conscience morale. La collectivité reste dans ses vieilles inimitiés, dans le ressassement. | ||
- | III. L’odyssée de l’esprit de pardon : le relais de l’échange : | + | === III. L’odyssée de l’esprit de pardon : le relais de l’échange : === |
+ | |||
« Dans la seconde étape de notre odyssée, il est pris acte d’une relation remarquable qui, pour un temps, place la demande de pardon et l’octroi du pardon sur un plan d’égalité et de réciprocité, | « Dans la seconde étape de notre odyssée, il est pris acte d’une relation remarquable qui, pour un temps, place la demande de pardon et l’octroi du pardon sur un plan d’égalité et de réciprocité, | ||
- | Relation entre le pardon demandé et le pardon accordé : le pardon devrait être inconditionnel, | + | Relation entre le pardon demandé et le pardon accordé : le pardon devrait être inconditionnel, |
+ | |||
Olivier Abel et la géographie des dilemmes : dilemmes relatifs à la mise en relation du coupable et de la victime : 1. Attendre l’aveu 2. Le cercle des victimes s’élargit : la famille, les communautés, | Olivier Abel et la géographie des dilemmes : dilemmes relatifs à la mise en relation du coupable et de la victime : 1. Attendre l’aveu 2. Le cercle des victimes s’élargit : la famille, les communautés, | ||
+ | |||
1. L’économie du don | 1. L’économie du don | ||
Mettre le pardon en rapport avec le don, avec l’échange. | Mettre le pardon en rapport avec le don, avec l’échange. | ||
Le don est sans retour, il est en principe sans réciprocité. Et pourtant, remarque Ricœur, le don attend un autre don en retour. | Le don est sans retour, il est en principe sans réciprocité. Et pourtant, remarque Ricœur, le don attend un autre don en retour. | ||
+ | |||
2. Don et pardon | 2. Don et pardon | ||
L’échange : donner lie le bénéficiaire, | L’échange : donner lie le bénéficiaire, | ||
Ligne 446: | Ligne 535: | ||
« Mais ce relais [le détour par la question du don] était nécessaire pour faire apparaître la dimension d’altérité d’un acte qui est fondamentalement une relation. Nous avons attaché ce caractère relationnel au vis-à-vis qui confronte deux actes de discours, celui de l’aveu et celui de l’absolution : ‘‘Je te demande pardon. – Je te pardonne.’’ Ces deux actes de discours font ce qu’ils disent : le tort est effectivement avoué, il est effectivement pardonné. La question est alors de comprendre comment cela se fait, compte tenu des termes de l’équation du pardon, à savoir l’incommensurabilité apparente entre l’inconditionnalité du pardon et la conditionnalité de la demande de pardon. Cet abîme n’est-il pas d’une certaine façon franchi à la faveur d’une sorte d’échange qui préserve la polarité des extrêmes ? Se propose alors le modèle du don et sa dialectique de contre-don. La disproportion entre la parole de pardon et celle de l’aveu fait retour sous la forme d’une unique question : quelle force rend capable de demander, de donner, de recevoir la parole de pardon ? » (2000 : 630) | « Mais ce relais [le détour par la question du don] était nécessaire pour faire apparaître la dimension d’altérité d’un acte qui est fondamentalement une relation. Nous avons attaché ce caractère relationnel au vis-à-vis qui confronte deux actes de discours, celui de l’aveu et celui de l’absolution : ‘‘Je te demande pardon. – Je te pardonne.’’ Ces deux actes de discours font ce qu’ils disent : le tort est effectivement avoué, il est effectivement pardonné. La question est alors de comprendre comment cela se fait, compte tenu des termes de l’équation du pardon, à savoir l’incommensurabilité apparente entre l’inconditionnalité du pardon et la conditionnalité de la demande de pardon. Cet abîme n’est-il pas d’une certaine façon franchi à la faveur d’une sorte d’échange qui préserve la polarité des extrêmes ? Se propose alors le modèle du don et sa dialectique de contre-don. La disproportion entre la parole de pardon et celle de l’aveu fait retour sous la forme d’une unique question : quelle force rend capable de demander, de donner, de recevoir la parole de pardon ? » (2000 : 630) | ||
- | IV. Le retour sur soi : | + | === IV. Le retour sur soi : === |
+ | |||
« Une dernière tentative de clarification reposant encore une fois sur une corrélation horizontale se propose avec le couple du pardon et de la promesse. Pour se lier par la promesse, le sujet de l’action devrait aussi pouvoir se délier par le pardon. La structure temporelle de l’action, à savoir l’irréversibilité et l’imprédictibilité du temps, appellerait la réplique d’une double maîtrise exercée sur la conduite de l’action. Ma thèse est ici qu’une dissymétrie significative existe entre le pouvoir pardonner et le pouvoir promettre, comme en témoigne l’impossibilité d’authentiques institutions politiques du pardon. Ainsi se trouve mis à nu, au cœur de l’ipséité et au foyer de l’imputabilité, | « Une dernière tentative de clarification reposant encore une fois sur une corrélation horizontale se propose avec le couple du pardon et de la promesse. Pour se lier par la promesse, le sujet de l’action devrait aussi pouvoir se délier par le pardon. La structure temporelle de l’action, à savoir l’irréversibilité et l’imprédictibilité du temps, appellerait la réplique d’une double maîtrise exercée sur la conduite de l’action. Ma thèse est ici qu’une dissymétrie significative existe entre le pouvoir pardonner et le pouvoir promettre, comme en témoigne l’impossibilité d’authentiques institutions politiques du pardon. Ainsi se trouve mis à nu, au cœur de l’ipséité et au foyer de l’imputabilité, | ||
1. Le pardon et la promesse | 1. Le pardon et la promesse | ||
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Hannah Arendt : Pardon-promesse/ | Hannah Arendt : Pardon-promesse/ | ||
Pardon : aura religieuse. Promesse : maîtriser l’avenir comme s’il s’agissait du présent. | Pardon : aura religieuse. Promesse : maîtriser l’avenir comme s’il s’agissait du présent. | ||
Ligne 455: | Ligne 546: | ||
Le pardon, explique Ricœur à la suite de Arendt, est lié à l’amour : non pas l’agapê de l’apôtre, | Le pardon, explique Ricœur à la suite de Arendt, est lié à l’amour : non pas l’agapê de l’apôtre, | ||
Ricœur croit que Hannah Arendt est restée sur le seuil de la véritable énigme du pardon, car elle situe « le geste à la jointure de l’acte et de ses conséquences, | Ricœur croit que Hannah Arendt est restée sur le seuil de la véritable énigme du pardon, car elle situe « le geste à la jointure de l’acte et de ses conséquences, | ||
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2. Délier l’agent de son acte | 2. Délier l’agent de son acte | ||
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Ricœur entame cette partie en expliquant que tout ce qui a été dit à propos du pardon jusqu’à maintenant a eu pour objectif de combler la faille entre la faute impardonnable et le pardon impossible, mais le problème fondamental du pardon reste : comment peut-on délier l’agent de son acte ? | Ricœur entame cette partie en expliquant que tout ce qui a été dit à propos du pardon jusqu’à maintenant a eu pour objectif de combler la faille entre la faute impardonnable et le pardon impossible, mais le problème fondamental du pardon reste : comment peut-on délier l’agent de son acte ? | ||
Citant Derrida, Ricœur explique que pardonner à l’agent tout en continuant de condamner la faute, c’est en quelque sorte pardonner à un autre que celui qui a commis la faute. Pour Ricœur, ce problème est complexe ; la réponse « est à chercher […] du côté d’un découplage plus radical que celui supposé par l’argument entre un premier sujet, celui du tort commis, et un second sujet, celui qui est puni, un découplage au cœur de la puissance d’agir – de l’agency –, à savoir entre l’effectuation et la capacité que celle-ci actualise. Cette dissociation intime signifie que la capacité d’engagement du sujet moral n’est pas épuisée par ses inscriptions diverses dans le cours du monde. Cette dissociation exprime un acte de foi, un crédit adressé aux ressources de régénération de soi. » (2000 : 638) | Citant Derrida, Ricœur explique que pardonner à l’agent tout en continuant de condamner la faute, c’est en quelque sorte pardonner à un autre que celui qui a commis la faute. Pour Ricœur, ce problème est complexe ; la réponse « est à chercher […] du côté d’un découplage plus radical que celui supposé par l’argument entre un premier sujet, celui du tort commis, et un second sujet, celui qui est puni, un découplage au cœur de la puissance d’agir – de l’agency –, à savoir entre l’effectuation et la capacité que celle-ci actualise. Cette dissociation intime signifie que la capacité d’engagement du sujet moral n’est pas épuisée par ses inscriptions diverses dans le cours du monde. Cette dissociation exprime un acte de foi, un crédit adressé aux ressources de régénération de soi. » (2000 : 638) | ||
- | Le couple pardon/ | + | Le couple pardon/ |
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Le déliement acte/agent s’inscrit dans une « philosophie de l’action où l’accent est mis sur les pouvoirs qui ensemble composent le portrait de l’homme capable » (2000 : 639) | Le déliement acte/agent s’inscrit dans une « philosophie de l’action où l’accent est mis sur les pouvoirs qui ensemble composent le portrait de l’homme capable » (2000 : 639) | ||
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Dans ses écrits sur le mal et la religion, Kant soutient que le penchant au mal est radical, tandis que la disposition au bien est originaire. Ainsi, l’homme serait primitivement bon. Il est donc possible de pardonner parce que le bien peut être rétabli chez celui qui a commis l’acte. Ricœur conclut cette section sur ces mots : « Sous le signe du pardon, le coupable sera tenu pour capable d’autre chose que de ses délits et de ses fautes. Il serait rendu à sa capacité d’agir, et l’action rendue serait saluée dans les menus actes de considération où nous avons reconnu l’incognito du pardon joué sur la scène publique. C’est enfin de cette capacité restaurée que s’emparerait la promesse qui projette l’action vers l’avenir. La formule de cette parole libératrice, | Dans ses écrits sur le mal et la religion, Kant soutient que le penchant au mal est radical, tandis que la disposition au bien est originaire. Ainsi, l’homme serait primitivement bon. Il est donc possible de pardonner parce que le bien peut être rétabli chez celui qui a commis l’acte. Ricœur conclut cette section sur ces mots : « Sous le signe du pardon, le coupable sera tenu pour capable d’autre chose que de ses délits et de ses fautes. Il serait rendu à sa capacité d’agir, et l’action rendue serait saluée dans les menus actes de considération où nous avons reconnu l’incognito du pardon joué sur la scène publique. C’est enfin de cette capacité restaurée que s’emparerait la promesse qui projette l’action vers l’avenir. La formule de cette parole libératrice, | ||
- | V. Retour sur un itinéraire : récapitulation : | + | === V. Retour sur un itinéraire : récapitulation : === |
+ | |||
« Reste à tenter une récapitulation de l’ensemble du parcours effectué dans La Mémoire, l’Histoire, | « Reste à tenter une récapitulation de l’ensemble du parcours effectué dans La Mémoire, l’Histoire, | ||
Dans cette dernière section, Ricœur se propose d’explorer l’horizon d’accomplissement de l’entreprise menée par l’ouvrage. | Dans cette dernière section, Ricœur se propose d’explorer l’horizon d’accomplissement de l’entreprise menée par l’ouvrage. | ||
- | 1. La mémoire heureuse | + | |
+ | **1. La mémoire heureuse** | ||
« De cette typologie [celle des modes de franchissement du dilemme absence/ | « De cette typologie [celle des modes de franchissement du dilemme absence/ | ||
Le délier-lier et ses application dans les trois domaines : soi, les autres proches, les autres lointains : mémoire heureuse, apaisée, réconciliée. | Le délier-lier et ses application dans les trois domaines : soi, les autres proches, les autres lointains : mémoire heureuse, apaisée, réconciliée. | ||
- | 2. Histoire malheureuse ? | + | |
+ | **2. Histoire malheureuse ?** | ||
+ | |||
Différence histoire/ | Différence histoire/ | ||
Bien que le fossé histoire/ | Bien que le fossé histoire/ | ||
Le témoignage, | Le témoignage, | ||
+ | |||
Ricœur évoque deux corollaires qui résultent de cette constitution fragile du savoir historique : | Ricœur évoque deux corollaires qui résultent de cette constitution fragile du savoir historique : | ||
- | - La représentation mnémonique a pour seul correspondant historique le concept de représentance, | + | -La représentation mnémonique a pour seul correspondant historique le concept de représentance, |
- | - Impossible de trancher, au plan épistémologique, | + | -Impossible de trancher, au plan épistémologique, |
Conclusion de cette section : « Parlerons-nous d’histoire malheureuse ? Je ne sais. Mais je ne dirai pas : malheureuse histoire. En effet, il est un privilège qui ne saurait être refusé à l’histoire, | Conclusion de cette section : « Parlerons-nous d’histoire malheureuse ? Je ne sais. Mais je ne dirai pas : malheureuse histoire. En effet, il est un privilège qui ne saurait être refusé à l’histoire, | ||
- | 3. Le pardon et l’oubli | + | |
+ | **3. Le pardon et l’oubli** | ||
Les réticences de Ricœur à l’égard d’un happy end du pardon et de l’oubli : | Les réticences de Ricœur à l’égard d’un happy end du pardon et de l’oubli : | ||
- Les ruses de l’oubli (dont l’amnistie, | - Les ruses de l’oubli (dont l’amnistie, | ||
- Le malaise entourant le rapport de l’oubli au pardon : pourquoi ne peut-on pas parler d’oubli heureux comme on parle de mémoire heureuse ? Demande Ricœur. D’abord, affirme-t-il, | - Le malaise entourant le rapport de l’oubli au pardon : pourquoi ne peut-on pas parler d’oubli heureux comme on parle de mémoire heureuse ? Demande Ricœur. D’abord, affirme-t-il, | ||
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Il n’y a donc pas d’oubli heureux. Mais, demande ultimement Ricœur, peut-on parler d’un ars oblivionis comme on parle de l’ars memoriae ? Ricœur propose trois pistes possibles pour cet art de l’oubli : | Il n’y a donc pas d’oubli heureux. Mais, demande ultimement Ricœur, peut-on parler d’un ars oblivionis comme on parle de l’ars memoriae ? Ricœur propose trois pistes possibles pour cet art de l’oubli : | ||
- Un oubli qui serait une technique, une rhétorique de l’extinction de la mémoire. Il s’agirait en somme d’un autodafé, d’un saccage de la mémoire. | - Un oubli qui serait une technique, une rhétorique de l’extinction de la mémoire. Il s’agirait en somme d’un autodafé, d’un saccage de la mémoire. | ||
- Un travail de l’oubli qui s’ancrerait dans notre rapport au temps : passé, présent et futur. | - Un travail de l’oubli qui s’ancrerait dans notre rapport au temps : passé, présent et futur. | ||
Un oubli désœuvré : « Mais, sous peine de retomber dans les pièges de l’amnistie-amnésie, | Un oubli désœuvré : « Mais, sous peine de retomber dans les pièges de l’amnistie-amnésie, | ||
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