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FICHE DE LECTURE

INFORMATIONS PARATEXTUELLES

Auteur : Michel SCHNEIDER Titre : Morts imaginaires Lieu : Paris Éditions : Grasset et Fasquelle Année : 2003 Pages : 377 Cote : Appartient au groupe de recherche. Désignation générique : Aucune.

Bibliographie de l’auteur : [Reproduction intégrale d’un paragraphe provenant de la quatrième de couverture] : « Michel Schneider a écrit sur la littérature : Baudelaire, les années profondes [voir fiche de lecture], Maman, Proust et sa mère [voir fiche de lecture]. Sur la musique : Glenn Gould, piano solo; La tombée du jour, Schumann; Musiques de nuit; Prima donna. Sur la psychanalyse : Blessures de mémoire; Voleurs de mots. »

Biographés : Pas moins de trente-six écrivains (bien davantage si l’on retient les nombreuses figures qui surgissent ici et là au gré du livre), parmi lesquels on compte Montaigne, Voltaire, Kant, Goethe, Pouchkine, Stendhal, Balzac, Flaubert, Maupassant, Tchekhov, Tolstoï, Rilke, W. Benjamin, Zweig, Broch, Nabokov, etc. Le livre est composé de telle sorte que Schneider traite généralement d’un seul biographé par chapitre, mais il arrive quelquefois que d’autres figures d’écrivains soient brièvement convoquées au cœur d’un même chapitre – souvent pour ne plus reparaître par la suite. Elles apparaissent alors plus effacées que le biographé dont il est question, parfois pour mettre en perspective certains rapprochements qu’il est possible d’esquisser entre deux écrivains, leur œuvre ou leur mort, parfois pour donner naissance à une réflexion qui n’est pas en soi liée au biographé du chapitre en cours, mais qui assure la transition entre le présent chapitre et le suivant. (À titre d’exemple, à la page 43, Schneider a recours au récit de la mort de Périandre pour en arriver à raconter celle de Montaigne, les liant au passage par le thème de l’écriture – sans pourtant qu’il y ait de corrélation effective à établir entre la vie ou l’œuvre des deux penseurs.)

Quatrième de couverture : Résumé du projet biographique, suivi d’un aperçu de la bibliographie de l’auteur (cité ci-dessus). Voici ce résumé : « La littérature est la chambre de personne. Paroles de nuit, échos du silence, syllabes fatidiques, derniers mots, dernier cœur : je tiens ici le registre des morts imaginaires d’écrivains réels. J’ouvre le rideau au moment où La commedia è finita, ce qui n’est pas forcément un mal, si j’en crois plusieurs de ces mourants, écarquillés devant la merveille d’une robe qui bruit : alors, la vie leur apparaît toute neuve. »

Préface : Le livre ne comporte pas de préface, mais un chapitre que l’on pourrait dire « préliminaire » dans lequel Schneider présente son projet et les enjeux qui le motivent. Ce chapitre, d’allure, à première vue, très personnelle, demeure dans l’ensemble plus près du style de l’essai que de l’autobiographie. L’auteur nous fait d’abord part de sa relation vis-à-vis de la mort, tant sur le plan sémantique (ce qu’implique pour lui « dire » la mort) que sur le plan du vécu (il nous relate une scène au cours de laquelle il assiste à l’agonie de l’un de ses amis – celui auquel est par ailleurs dédié ce livre). Il nous expose son engouement pour les biographies d’écrivains ainsi que pour les ultima verba, ces dernières paroles prononcées par les vivants avant de mourir, qui l’intéressent d’autant plus lorsqu’elles surgissent des lèvres d’écrivains moribonds. Mais ce chapitre s’emploie surtout, par la suite, à mettre en relief quelques-unes des problématiques intrinsèques à l’entreprise biographique, notamment les risques engendrés par les récritures et la sélection des dernières paroles, menant souvent à la censure des morts par les vivants, les problèmes de vérité et d’exactitude soulevés par le genre, etc. [Voir la rubrique «thématisation de la biographie » ].

Autres (note, épigraphe, photographie, etc.) : 1) Dédicace : [reproduction intégrale] « À la mémoire d’Alain Melchior-Bonnet, qui ne lira pas ce livre. » 2) À la fin, une petite note, intitulée « Envoi », rappelle l’ami à la mémoire duquel le livre est dédié (c’est également de cet ami dont il est question dans le chapitre préliminaire). Ces indices, aussi infimes soient-ils, confirment la présence de traces autobiographiques dans l’œuvre.

LES RELATIONS (INSTANCES EXTRA ET INTRATEXTUELLES) :

Auteur/narrateur : Le caractère intime des réflexions qui sillonnent le texte nous laisse croire que l’auteur et le narrateur forment une seule et même entité – le ton de la narration rappelle d’ailleurs celui de l’essai. Les traces autobiographiques que nous révèle le texte viennent appuyer l’hypothèse selon laquelle l’auteur et le narrateur seraient confondus en une seule et même voix. Le jeu de la narration se déploie cependant sur deux niveaux : elle est extradiégétique lorsque le narrateur-auteur nous raconte l’histoire de la mort des écrivains biographés, mais elle devient métadiégétique lorsque le narrateur-auteur nous livre ses impressions sur les biographés.

Narrateur/personnage : La narration apparaît parfois hétérodiégétique : le narrateur-auteur nous transmet le récit de morts d’écrivains; il ne participe pas à ces histoires (quelques-uns des chapitres sont en effet tout à fait dépourvus d’indices dénotant la subjectivité du narrateur-auteur). Mais comme il invente ces histoires, (même lorsqu’il les récrit, il les invente, dit-il) il lui arrive parfois de briser la frontière qui existe entre sa subjectivité et le récit qu’il élabore autour de ses personnages (il s’approprie tant et si bien la vie et la mort de ses biographés qu’ils deviennent des personnages) pour s’intégrer sciemment – en tant que « personne » – à ce récit. La narration devient alors homodiégétique. C’est le cas, notamment, dans le chapitre consacré à l’écrivaine Jean Rhys. Le narrateur-auteur s’écrit en train de vivre auprès d’elle : « Le seul jour où elle me sourit – était-ce en 1969, en 1970? – nous écoutions à la BBC un air d’un musicien du début du XVIIe siècle, Stefano Landi, je crois » (p. 347). D’emblée, à l’orée de ce chapitre, le narrateur-auteur nous confie le sentiment d’intimité qui le lie à Jean Rhys : « Cela fait tant d’années que je vis dans ses livres, que j’ai l’impression d’avoir vécu à ses côtés » (p. 343). Plus loin, il nous avoue implicitement s’être mis en fiction au cours de ce chapitre : « je revois Jean Rhys, que je n’ai jamais vue […] » (p. 361). Par ailleurs, il arrive que le narrateur-auteur se raconte à travers ses personnages, se servant de leur exemplarité ou de leur non-exemplarité pour exprimer (à leur intention ou non) des désirs ou des reproches. Ainsi, il écrit, à propos de la mort de Dumas : « tant qu’à faire, j’aimerais bien mourir le même jour que lui. Pour l’année, il faut voir » (p. 179). Enfin, il apparaît clairement que le texte est, dans l’ensemble, traversé par une focalisation de degré zéro, puisque le narrateur-auteur « voit » à travers ses personnages. Lors du chapitre consacré à Walter Benjamin, il écrit : « Mais je sais que la pensée de leur mort et la sienne l’habitait alors » (p. 261, je souligne). Ou encore, à propos de la mort de Robert Walser, il écrit : « il sourit en pensant que le mot qui dit livre en latin, liber, désigne aussi l’aubier de l’arbre et que l’on écrit toujours entre le cœur et l’écorce » (p. 305, je souligne). Mais l’omniscience du narrateur-auteur est quelquefois « limitée » : « Ses derniers mots ? Vous m’en demandez trop. Morphine, peut-être; liberté; ou départ ? J’aimerais que ce soit papiers […] » (p. 264). La relation narrateur/personnages n’est donc pas évidente à cerner dans ce texte : elle oscille entre un narrateur discret, extérieur à l’histoire qu’il raconte, et un narrateur qui s’ingère dans le récit qu’il raconte, façonnant parfois à sa guise la mort de ses biographés et allant même jusqu’à se mettre en scène auprès d’eux.

Biographe/biographé : Cette relation est très ambiguë. D’une part, on sent l’intérêt, la fascination, voire l’affection de l’auteur pour ses biographés : « Enfin, si elles me touchent à ce point, les fins de Benjamin, Zweig et Broch, c’est peut-être parce qu’elles furent trois morts d’occasion, si j’ose dire, qui empruntèrent les clichés des proscrits, le déjà dit des morts exilées, avec la même angoisse de ce qui me restait à écrire » (p. 369). Lorsqu’il décrit la méthode qui lui permet d’écrire Morts imaginaires (qu’il emprunte à Schwob), l’auteur nous dévoile que cette affection est l’une des conditions nécessaires à la réalisation d’un tel projet : « [Schwob] définit la démarche devenue ma seule méthode : éprouver de l’affection pour l’intelligence de l’écrivain, suprême lueur, au moment où elle vacille et sceller l’invention de sa vie du sceau contrefait de la réalité » (p. 214). Cette affection conduit même jusqu’à la dépersonnalisation de l’auteur, qui, en conclusion, nous révèle : « Je suis mes écrivains morts » (p. 359). D’autre part, l’auteur laisse entendre qu’il a fait preuve de méchanceté à l’égard de ses biographés en s’attardant surtout au caractère vil et bas de leur existence : « On me reprochera, comme à Mirbeau, de choisir les lumières les plus sombres, de remettre en scène les détails les plus sales. De ces hommes que les biographes font entrer dans la postérité parés de vertus bien décentes et bien basses, me frappent surtout les travers et les échecs, les secrets et les fureurs, les crimes et les maux, les ridicules et les hontes. Toute la grande servitude d’écrire » (p. 141). Il ajoute, à la fin de son livre : « J’avoue ma gêne devant tant de sans-gêne. […] Il y avait sans doute de la méchanceté dans mon projet : montrer parfois bas les grands écrivains que j’aime. Ma seule excuse est de les avoir inventés ainsi, mes morts de mots, d’avoir imaginé à distance leur mort de papier » (p. 357).

Autres relations : La relation autobiographique, bien que peu marquée dans le texte, apparaît comme l’un des enjeux intéressants du livre. Elle a une incidence considérable sur le plan générique : on ne sait plus trop si l’on lit un recueil de chroniques, une biographie plurielle, un roman à caractère autobiographique… D’autant plus que l’auteur nous dit qu’à son avis « toute biographie est un roman » (p. 16)…

L’ORGANISATION TEXTUELLE

Synopsis : Morts imaginaires se présente comme un ensemble de récits relatant la mort de trente-six écrivains. Un peu à la façon dont Schwob avait écrit, en 1896, Vies imaginaires, Schneider s’est donné pour projet de tenir le « registre des morts imaginaires d’écrivains réels » (p. 15). La structure de l’œuvre est plutôt simple : deux chapitres limitrophes (l’un au commencement, l’autre au terme du livre), plus personnels, décrivent le projet, les intérêts qui motivent l’auteur à le réaliser, et mettent en scène les principaux questionnements de l’auteur, qui portent principalement sur la relation qu’entretiennent les écrivains aux mots (au langage) et à la mort. Les Morts imaginaires sont incrustées entre ces deux chapitres : le récit de la mort de chaque biographé tient toujours en un seul chapitre. Scheider détaille les circonstances de la mort de l’écrivain biographé en portant une attention particulière aux derniers mots qu’il a prononcés, aux coïncidences qu’il est possible de relever entre les particularités de sa mort et celles d’un personnage issu de son œuvre, etc. Loin d’être objectif, l’auteur entrevoit presque chaque mort comme un prétexte à la réflexion sur la mort et sur la littérature; de longs passages digressifs apparaissent ponctuellement tout au long de l’œuvre, au cours desquels l’auteur en profite pour glisser de nombreuses réflexions personnelles au sujet de la vie, de la mort, de l’œuvre ou de la pensée du biographé – il arrive même parfois que l’auteur s’intègre de manière fictionnelle auprès d’un biographé. On sent donc presque toujours la présence de l’auteur se profiler dans chacun des récits qu’il relate – d’autant plus qu’à certaines occasions, nous avons l’impression que l’auteur se raconte à travers ses biographés. Les chapitres, de longueur similaire, sont ordonnés par la chronologie des morts des écrivains : Morts imaginaires débute par la mort de Montaigne, en 1592, et se termine par la mort de Truman Capote, en 1984. Les chapitres sont généralement autonomes les uns par rapport aux autres, mais il arrive que l’auteur établisse certains rapprochements entre ses biographés (outrepassant parfois la frontière des chapitres) pour rendre plus fluide la transition d’un chapitre à l’autre.

Ancrage référentiel : Les noms des écrivains, la date de leur mort. Les noms des gens qui les ont côtoyés. Des citations tirées des œuvres des écrivains, mais aussi de leur correspondance et/ou de leur journal. Parfois, on trouve des indices d’un travail de documentation plus élaboré. Par exemple, le rapport de l’ouverture et de l’embaumement du corps de Voltaire est cité dans le texte, de même que le télégramme annonçant la mort de Flaubert. Indices de fiction : Ils pullulent ! En voici un exemple flagrant : « On peut enfin imaginer une troisième histoire, celle qu’aurait pu écrire Balzac, s’il s’était fait le témoin de lui-même. Point de guillemets pour distinguer ces versions. J’invente ces trois morts, même lorsque j’en copie le récit » (p. 141). Parfois, l’auteur invente à ses biographés des pensées, des paroles, voire des actes : il va, par exemple, jusqu’à écrire que la main de Stefan Zweig n’a pas tremblé lorsqu’il a appuyé sur la gâchette pour mettre un terme à la vie de sa compagne, puis à la sienne (voir p. 278). En d’autres endroits, il authentifie certaines corrélations (tout à fait subjectives) entre l’œuvre d’un écrivain et sa vie : « [Tchekhov] fait dire à l’un de ses personnages : “Je n’aime pas les hommes. Il y a longtemps que je n’aime plus personne.” Et c’était vrai. » (p. 207, je souligne). Enfin, il arrive que l’auteur se mette en scène parmi ses biographés (voir l’exemple concernant Jean Rhys, dans la rubrique « Narrateur/personnage »).

Rapports vie-œuvre : L’auteur se préoccupe des liens que l’on peut tracer entre la vie d’un écrivain et son œuvre, mais plus encore de ceux que l’on peut déceler entre la mort d’un écrivain et son œuvre. En fait, les rapports vie-œuvre sont beaucoup moins prégnants dans le texte que les rapports mort-œuvre ; en voici néanmoins un exemple, où l’auteur utilise un passage d’une œuvre de Jean Lorrain pour résumer sa vie : « Sa vie ? On peut la résumer comme il le fait pour un de ses personnages : “L’histoire commence comme un conte de fées et finit comme un chapitre de Suétone, avec, intercalées dans les marges, des annotations de Saint-Simon” » (p. 225). Mais c’est indéniablement aux rapports qui subsistent entre la mort des écrivains et leur œuvre que s’intéresse l’auteur : « Certains écrivains font leurs livres avec leur mort, et certains même font leur mort avec leurs livres » (p. 205). Il en est ainsi de Pouchkine, qui succombe de la même mort que l’un de ses personnages : « Pouchkine ne mourut pas des mains d’un rival, ni des imprudences d’une femme, ni de sa propre dureté. Il mourut de ses livres. C’est Onéguine qui tenait l’arme, et “le poète laissa échapper son pistolet, posa sa main sur sa poitrine et tomba.” Les mots qui reviennent quand il agonise ne sont pas des prédictions ou des présages, ce sont les esquisses, les brouillons, les scènes où il a écrit la mort » (p. 122). L’auteur privilégie également cet angle pour raconter la mort de Gogol : « Toute sa vie obsédé par les créatures fuyantes, rampantes et visqueuses, hanté par le nez, qui finit par lui fournir le sujet de sa plus célèbre nouvelle, Gogol mourant se vit comme dévoré par ce qu’il avait lui-même écrit » (p. 329). Parfois, l’auteur établit certaines corrélations entre le récit de la mort des écrivains et un élément particulier relevant de leur œuvre : « Le cœur cessa de battre. Flaubert avait cinquante-huit ans. Quand Madame Bovary apprend la mort de son beau-père, elle demande quel âge il avait; Charles répond : “Cinquante-huit !” et elle dit : “Ah !” – « Et ce fut tout » (p. 182). Il en est de même pour le récit de la mort de Tolstoï : « Une heure avant sa fin, Ivan Ilitch pose la main sur la tête de son fils et se demande : “Mais c’est quoi, ‘ce qu’il faut’ ?” Le 6 novembre, à la veille de sa mort, ayant trouvé la réponse, Tolstoï fait appeler son fils Serge et lui dit : “J’aime la vérité… beaucoup… J’aime la vérité” » (p. 235). Enfin, l’auteur porte une attention particulière aux écrivains ayant choisi de mourir de la même manière qu’un écrivain qu’ils admiraient : « Mais, dans son récit de la mort de Kleist, Zweig alla encore plus loin : il la regarda avec tant de fascination qu’il s’en inspira pour mettre en scène la sienne » (p. 285).

Thématisation de l’écriture et de la lecture : La lecture et l’écriture sont largement thématisées tout au long de l’œuvre. Le texte fait quelquefois état de la relation qu’entretient l’auteur vis-à-vis de la lecture : « Les Vies imaginaires de Marcel Schwob, publiées en 1896, restent un de ces livres que je trimbale un peu partout, que je caresse et rudoie comme une partie de moi, un membre fantôme qu’on m’aurait pris » (p. 212). L’auteur nous confie même que la lecture a eu une incidence salvatrice sur sa vie : « […] cet endroit où, il y a longtemps de cela, un livre en main a magiquement consolé mon désir bête d’en finir » (p. 370). Il est parfois question des lectures inachevées que laisse un écrivain derrière lui avant de mourir : par exemple, l’auteur nous mentionne que Zweig, avant son suicide, lisait l’œuvre entière de Balzac afin de parachever la biographie qu’il écrivait à son sujet – biographie qui demeurera, elle aussi, inachevée. Mais la thématisation de l’écriture se manifeste bien plus souvent dans le texte que celle de la lecture. Il arrive fréquemment que le thème de l’écriture apparaisse conjointement avec le thème de la mort : « L’autothanatograpie est chose impossible. Mais parfois, l’écrivain semble n’être que le revenant de lui-même, et sa fin une citation tirée de son œuvre. Certains même tentèrent d’écrire eux-mêmes leur mort, avant l’heure » (p. 18). De l’avis de l’auteur, l’écriture et la mort sont inextricablement liées pour l’écrivain : « L’écriture n’est-elle pas le moyen de faire revenir les morts ? » (p. 136). En revanche, « pour l’écrivain, pas de dernier mot. Ou bien tous ses mots semblent les derniers. La littérature est peut-être une longue façon de dérouler une dernière phrase, de ne pas pouvoir s’en tenir là. » (p. 22). Par ailleurs, l’auteur s’intéresse de près aux écritures des écrivains : « Regardons-le écrire. L’écriture de Pascal se défie de la mécanique des fluides, elle est une écriture des solides, le contraire d’un flux, d’un style coulé. […] Entendons-le écrire. Employant le féminin, car il parle de son âme […] » (p. 66). En outre, plusieurs passages du livre portent sur la façon qu’avaient les biographés d’envisager l’écriture : « Benjamin Constant n’écrivait pas pour la postérité. Il voulait simplement ne pas se perdre » (p. 109). « Entre foutre et écrire, Flaubert n’a jamais fait grande différence. Entre mourir et écrire non plus » (p. 189). En certaines occasions, c’est la littérature même qui est thématisée : « Comment expliquer que la marquise du Deffand, qui n’a pas fait de livre, comme d’ailleurs Julie de Lespinasse ou Mlle Aïssé, appartienne avec elles à la littérature ? Elles n’ont écrit que des lettres, mais peut-être les adressaient-elles, au-delà de leur destinataire, à la mort, pour la faire attendre, pour s’en faire entendre » (p. 95). Enfin, le texte évoque sporadiquement l’écriture même du projet qu’est Morts imaginaires : « Raconter des morts d’écrivains n’est pas peindre les tableaux de leur mort. Ce ne sont que des récits, et, le plus souvent, des récits de récits » (p. 357).

Thématisation de la biographie : La biographie est l’un des thèmes importants abordés dans Morts imaginaires. D’emblée, l’auteur nous affirme que « toute biographie est un roman » (p. 16). Selon lui, « toute biographie est un mensonge, toute autobiographie est une parodie. Ou un roman » (p. 338). Car, ajoute-t-il plus loin, « celui qui écrit une vie l’invente toujours. […] C’est ma vie que j’écris ici, préciserais-je, si ce n’était le cas de toute écriture biographique » (p. 362). Sa manière d’envisager les ouvrages qui se prétendent de véritables biographies d’écrivain est par conséquent teintée d’un certain mépris : « Quinze jours avant sa mort, Nabokov reçut la biographie que lui avait consacrée Andrew Field, Vladimir Nabokov, toute une vie ou presque. Côté vie, ça y est un peu. Côté sens d’une vie, ça n’y est pas du tout. Cette biographie est aussi malveillante et bête que celle que Goodmann avait écrite sur Knight. Il arrive à Nabokov en 1973 exactement ce qu’il raconta en 1939-1940 dans La vraie vie de Sebastian Knight : sa vie est dépouillée par sa biographie » (p. 335). L’auteur dépeint même les biographes sous un jour plutôt morbide : « Mais, comme le dit la marquise, quand le masque est ôté, à la mort, on dit la vérité. Après, les témoins et les biographes jouent le seul qu’ils peuvent jouer : habilleuses, ils font aux écrivains morts une dernière tête pour qu’ils aillent dîner en ville avec la postérité » (p. 77). La relation biographique traditionnelle lui apparaît comme une trahison : le biographe, en récrivant ou en sélectionnant les dernières paroles de son biographé – tout en prétendant les transcrire telles qu’elles ont été énoncées – se révèle bien souvent déloyal à son égard. Pour l’auteur : « […] apocryphes, arrangés, les derniers mots le sont toujours » (p. 33) ». Enfin, le thème de la biographie apparaît dans le texte en une sorte de jeu de miroirs, dans la mesure où certains biographés ont aussi été biographes (pour ceux-ci, cependant, l’auteur semble éprouver une certaine sympathie) : Schneider écrit la mort de Broch qui a écrit « La mort de Virgile », celle de Zweig qui a écrit plusieurs biographies (dont on trouve des extraits dans le chapitre qui lui est consacré), celle de Nabokov qui a écrit celle de Gogol, etc.

Topoï : La mort; la vie; la littérature (lecture et écriture); l’amour. La mort, la vie des écrivains ; la mort, la vie des livres ; les relations entre la mort et le langage (on trouve dans le texte plusieurs réflexions qui renvoient à l’idée de « rendre les mots en même temps que l’âme » (p. 30) ; l’identité en relation avec le langage (par exemple, le rapport au nom que nous portons), etc.

Hybridation : Entre l’essai, la fiction, la biographie et l’autobiographie. L’auteur montre clairement qu’il joue sur les genres en affirmant que « toute biographie est un roman » (p. 16) et que « toute biographie est un mensonge, toute autobiographie est une parodie. Ou un roman » (p. 338).

Différenciation : Morts imaginaires se distinguent nettement de la biographie traditionnelle : les nombreuses incursions de l’auteur dans le texte, de même que les innombrables indices de fiction qui le sillonnent, nous montrent avec évidence que ce livre tend à éviter à tout prix le modèle de la biographie traditionnelle, d’autant plus que l’auteur se révèle souvent très critique à l’endroit des biographes traditionnels.

Transposition : On peut, bien entendu, parler de transposition du vécu dans le cas de Morts imaginaires. Les biographés sont souvent représentés dans des univers fictifs : il suffit de songer aux trois morts que l’auteur invente à Balzac ou à la mise en scène de l’auteur auprès de l’écrivaine Jean Rhys. En outre, les cas de transposition de l’œuvre des biographés sont multiples. Le plus souvent, la transposition de l’œuvre s’effectue dans le discours : souvent, pour appuyer ses dires, l’auteur insère dans le texte des citations tirées des œuvres de ses biographés. Par exemple, pour bien montrer à quel point Zweig était fasciné par la mort de ses prédécesseurs, l’auteur accumule plusieurs passages tirés des biographies écrites par Zweig et les fait défiler dans le texte comme s’il s’agissait d’un argumentaire (ou presque). Enfin, Morts imaginaires donne à lire un très bel exemple de transposition générique par filiation : l’idée et la structure de Morts imaginaires sont empruntées aux Vies imaginaires de Marcel Schwob (recueil de récits biographiques). La filiation entre les deux textes est d’ailleurs tout à fait avouée : « Les Vies imaginaire de Marcel Schwob, publiées en 1896, restent un de ces livres que je trimbale un peu partout, que je caresse et rudoie comme une partie de moi, un membre fantôme qu’on m’aurait pris. Elles sont le miroir clair dans lequel je cherche mes sombres Morts imaginaires » (pages 212-213).

LA LECTURE

Pacte de lecture : Le pacte de lecture (fictionnel) est respecté, dans la mesure où l’auteur, d’emblée, nous fait savoir qu’il écrit non pas une biographie, mais le « registre des morts imaginaires d’écrivains réels » (p. 15). Toutefois, on ne peut s’empêcher de se demander à quel point l’ouvrage est documenté et dans quelle proportion la fiction investit chacun des récits.

Attitude de lecture : Morts imaginaires offre (en plus d’une lecture passionnante) une réflexion fort intéressante sur le genre biographique et ses avatars, tant par le discours que Schneider tient à ce propos que par les choix structuraux qui déterminent la nature composite de l’œuvre. Cette œuvre m’apparaît donc très pertinente pour le projet.

Lecteur/lectrice : Audrey Lemieux

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