FICHE DE LECTURE « Les postures du biographe » INFORMATIONS PARATEXTUELLES Auteur : François BOTT (1935-) Titre : La demoiselle des lumières Lieu : Paris Éditions : Gallimard Collection : L’un et l’autre Année : 1997 Pages : 125 Cote BANQ: 920.72 L637b 1997 Biographé : Julie de Lespinasse Pays du biographe : France Pays du biographé : France Désignation générique : Aucune désignation générique n’est circonscrite par l’appareil paratextuel. Quatrième de couverture ou rabats : [Reproduction intégrale du rabat postérieur] « Elle s’appelait Julie Jeanne Éléonore de Lespinasse. Julie pour le charme, Jeanne pour la sagacité, Éléonore pour la fantaisie. Julie c’est flamboyant, Jeanne c’est raisonnable, Éléonore c’est fantasque. Allez concilier tout cela! Pourtant, elle y parvenait très bien. Elle avait à la fois la vocation des naufrages et le goût du bonheur. L’autre jour, sur le boulevard du XVIIIe siècle, pas très loin de la rue Saint-Dominique, cet homme regardait sa montre. Il était pressé. “ J’ai rendez-vous avec Julie”, se disait-il. C’était moi, sans doute ». Préface : L’ouvrage ne comporte pas de préface mais un chapitre préliminaire, intitulé « Rendez-vous avec Julie », qui pourrait faire office d’avant-propos. En quelques lignes, Bott présente la figure de Julie de Lespinasse, la met rapidement en contexte au sein du siècle des Lumières et souligne l’engouement qu’elle a continué de susciter chez divers hommes de lettres longtemps après sa mort. Puis, il prend la parole au « je » pour se projeter sur les traces des nombreuses silhouettes qui ont sillonné « la France et le Paris des Lumières » (10), avant d’annoncer qu’il a « rendez-vous avec Julie » (11). Autres informations : Une bibliographie est annexée à la fin de ce livre. On y retrouve les recueils des lettres écrites par Lespinasse, quelques ouvrages portant sur son œuvre épistolaire, ainsi que divers titres publiés par des écrivains qui l’ont côtoyée (Diderot, Madame du Deffand, Jean-Jacques Rousseau, Voltaire) ou qui se sont pris d’admiration pour sa figure (Edmond et Jules de Goncourt, Sainte-Beuve, Laurence Sterne, Lytton Strachey). Textes critiques sur l’auteur : Je suis parvenue à trouver deux articles portant sur La demoiselle des lumières. Ils ne sont pas particulièrement intéressants, mais ils donnent néanmoins un aperçu de la réception critique de l’ouvrage : - Ethel Groffier, “Une romantique avant la lettre”, Spirale, no 161, juillet-août 1998, p.23. - Laurent Jacques, “Femme d’esprit et de volupté”, Le Monde, Vendredi le 25 avril 1997, p. 4. SYNOPSIS Résumé ou structure de l’œuvre : L’ouvrage se divise en quatorze chapitres qui, tout en retraçant les faits marquants de l’existence de Julie de Lespinasse, dressent également le portrait de la société du siècle des Lumières. La vie de Lespinasse sert de ligne directrice tout au long du livre, bien qu’elle ne soit pas toujours le point de mire de Bott. Pour donner une idée nette de la structure de La demoiselles des Lumières, il m’apparaît donc nécessaire de suivre le découpage proposé par Bott et de résumer un à un chacun des chapitres de ce livre. « Rendez-vous avec Julie » : Voir la rubrique « Préface ». « Littératures en robe de chambre » : Présentation des hommes de lettres qui se sont entichés de Julie de Lespinasse (d’Alembert, Sainte-Beuve, les Goncourt, Lytton Strachey). « De l’inconvénient de n’être pas “née ”» : Présentation du contexte sociopolitique de 1732, année de naissance de Julie de Lespinasse. Récit de l’enfance et de la jeunesse de la femme de lettres. L’on y apprend dans quelles circonstances familiales troubles elle a vu le jour : bâtarde, dépossédée par son demi-frère et sa demi-sœur, elle devient la gouvernante de ses neveux lorsque sa mère décède. « Le sauvetage d’une demoiselle de province » : Récit de la rencontre entre Julie de Lespinasse et sa tante naturelle (mais non reconnue), Mme du Deffand. Celle-ci persuade Julie de venir s’établir chez elle en tant que dame de compagnie. « Vingt-quatre heures dans la vie d’une femme » : Reconstitution par les Goncourt de la journée et de la soirée d’une « Madame de… » « Une jolie vie » : Revue des gens qui fréquentaient le salon de Mme du Deffand au moment où Julie de Lespinasse a commencé à y jouer un rôle. « Séparatisme et rupture » : Récit des tensions qui sont survenues entre la nièce et la tante à la suite d’une affaire amoureuse. Récit de la “trahison de Julie” : celle-ci a entrepris de tenir salon avec les habitués de sa tante, mais à l’insu de cette dernière. « De la beauté des femmes » : Chapitre sur la beauté relative de Julie de Lespinasse. « La boutique des idées neuves » : Julie de Lespinasse, chassée par sa tante, emménage seule dans un appartement financé par ses amies et admirateurs. D’Alembert, malade, déménage peu après chez elle, attisant ainsi d’innombrables commérages. Description de la liberté de ton qui caractérisait les réunions du parti philosophique chez Julie de Lespinasse. « Une âme sensible » : Description de la nature passionnée de Julie de Lespinasse, de sa sensibilité exacerbée, de son caractère optimiste mêlé de pessimisme. « Fureur épistolaire et surmenage passionnel » : Histoire d’amour de Julie de Lespinasse avec deux hommes à la fois. Il est ici abondamment question de la correspondance épistolaire qu’elle tenait. « De l’éducation des jeunes gens » : Chapitre consacré à l’amitié de Julie de Lespinasse pour Condorcet et à la correspondance qu’ils entretenaient. « L’oreille de Voltaire et le rêve de Diderot » : Chapitre portant sur la place qu’occupait Julie de Lespinasse dans les écrits de Voltaire, Diderot et Rousseau. « La fermeture » : Description des changements politiques qui ont eu lieu peu avant la mort de Julie de Lespinasse (préludes de la révolution politique et sentimentale à venir). Récit des circonstances qui ont concouru à ce que Julie de Lespinasse dépérisse et meure à moins de quarante-cinq ans. Topoï : La société du siècle des Lumières, les salons littéraires, les correspondances épistolaires, « sur les traces de ». Rapports auteur-narrateur-personnage : Le narrateur est ici assurément l’auteur – comme dans la plupart des ouvrages biographiques de Bott. Il entreprend de dresser un portrait fidèle de sa biographée et des gens qui l’ont côtoyée, mais se livre peu à l’interprétation, ayant sans cesse recours aux propos des biographes qui l’ont précédé (Lytton Strachey, Sainte-Beuve, etc.) pour sanctionner ses hypothèses. Ses incursions dans le texte demeurent donc assez rares. En voici néanmoins un exemple : « Quelle était la couleur des coussins? Étaient-ils roses, bleus ou verts? Et que donnait-on ce soir-là, sur la scène de l’Opéra? Je l’ignore, mais Julie connut à la fois le bonheur, les ravissements, les repentirs et le déchirement » (87). Ainsi, la narration demeure toujours hétérodiégétique, tandis que le jeu de la focalisation est le plus souvent externe. I. ASPECT INSTITUTIONNEL Position de l’auteur dans l’institution littéraire : François Bott est l’ancien directeur/rédacteur en chef du «Monde des livres » (cahier littéraire du journal Le Monde). Il a publié plus d’une vingtaine d’ouvrages, obtenu le prix Paul Léautaud en 1986 pour son livre Lettres à Baudelaire, Chandler et quelques autres ainsi que le grand prix littéraire de la Ville d’Antibes Jacques-Audiberti pour l’ensemble de son œuvre en 2004. (Il a forcément dû recevoir d’autres prix au fil de sa carrière littéraire, mais je n’ai pu, pour l’instant, les retracer. À suivre, donc.) Position du biographé dans l’institution littéraire : La posture qu’occupe Julie de Lespinasse au sein de l’institution littéraire est pour le moins particulière : bien qu’elle ne puisse être reconnue comme une écrivaine à part entière (elle n’a laissé derrière elle que sa correspondance, qui devait être brûlée suivant ses dernières volontés), on lui attribue d’emblée le statut de femme de lettres. Ce n’est donc pas tant pour son œuvre que sa figure a été retenue par l’histoire littéraire que pour le caractère mythologique que revêt désormais son existence. D’une part, elle est souvent entrevue comme une grande séductrice, comme le révèle Bott : « longtemps après, à cause de son esprit et de ses excès, elle réussirait encore à séduire l’espèce masculine » (10). D’autre part, elle incarne à merveille la figure de l’héroïne romantique : phtisique, en proie à la passion pour deux hommes à la fois, elle a succombé à ses chagrins d’amour… Transfert de capital symbolique : Il apparaît clairement que Bott obéit avant toute chose à une grande fascination lorsqu’il entreprend d’écrire cette biographie de Julie de Lespinasse. À plusieurs reprises il nous fait d’ailleurs part de son attraction pour la jeune femme de lettres : « Malgré l’attirance que j’éprouve pour Mlle de Lespinasse, je ne voudrais pas être injuste avec l’admirable et la terrible vieille dame [Mme du Deffand] qui donne à toute notre littérature des leçons d’intelligence » (50); « Quelle mystère, cette Julie! » (122). Curiosité, fascination, admiration… Bott est donc complètement sous le charme lorsqu’il écrit la vie de Julie de Lespinasse, à tel point qu’on « ne peut s’empêcher de se dire que l’auteur est amoureux [d’elle] » (Ethel Groffier, “Une romantique avant la lettre”, Spirale, no 161, juillet-août 1998, p.23.). On ne peut donc pas parler de transfert de capital symbolique en ce qui concerne La demoiselle des Lumières – ni même de tentative de revalorisation de l’œuvre de Julie de Lespinasse – puisque cet ouvrage semble uniquement avoir vu le jour en raison d’une élection affective… II. ASPECT GÉNÉRIQUE Oeuvres non-biographiques affiliées de l’auteur : [voir la fiche de lecture portant sur l’ouvrage Faut-il rentrer de Montevideo?] Place de la biographie dans l’œuvre de l’auteur : [voir la fiche de lecture portant sur l’ouvrage Faut-il rentrer de Montevideo?] Stratégies d’écriture et dynamiques génériques : On pourrait croire que Bott s’adonne tout autant, dans cet ouvrage, à une historiographie littéraire du siècle des Lumières qu’à une biographie de Julie de Lespinasse. Cette stratégie, fréquente chez Bott, se déploie de telle façon qu’il est rare que Julie de Lespinasse soit entrevue autrement qu’aux côtés des innombrables écrivains, philosophes et hommes de science qui ont porté l’esprit des Lumières : Rousseau, du Deffand, Fontenelle, Marivaux, Montesquieu, Voltaire, Crébillon Fils, Diderot, d’Alembert, Chamfort, Laclos, Vauvenargues, Mme de Tencin, Mme du Châtelet, Mme Geoffrin, Helvétius, Marmontel, Buffon, Galiani, Hume, Malesherbes, Condorcet, etc. Cette stratégie est à ce point prégnante que Bott se demande même ce « que faisaient les autres pendant [que Julie] rendait l’âme » (119)… Par ailleurs, Bott a quelquefois recours à une autre stratégie qu’il n’est pas rare de rencontrer dans ses autres ouvrages. Plutôt que d’inventer purement et simplement certains aspects de la vie de sa biographée, il se contente souvent de formuler ses hypothèses sous forme de questions, comme s’il déléguait la responsabilité de l’invention à son lecteur : « Licenciement abusif? Je ne sais. À vous de décider » (50). Thématisation de la biographie : Il est moins question de biographie, ici, que de biographes. Bott s’intéresse particulièrement à la figure de Lytton Strachey, en faisant notamment référence, à la page 16, aux « portraits en miniature » qu’il avait fait de Julie de Lespinasse et de Mme du Deffand, et à son habileté pour le genre du portrait : « Vivant de ses rentes, il s’occupa de rechercher les “petits faits vrais” et devint un maître dans l’art du portrait » (15). En traitant des biographes qui ont écrit à propos de sa biographée, Bott parvient ainsi à mettre en parallèle différents points de vue concernant un même biographème : « il eut envie sûrement de prendre l’air, mais il avait de la répugnance à la quitter, comme le fait remarquer Lytton Strachey. De son côté, Sainte-Beuve relève que Julie était agitée par les sentiments les plus mélangés et les plus contradictoires » (88). Rapports biographie/autobiographie : Cette relation n’intervient jamais au sein de cette biographie. III. ASPECT ESTHÉTIQUE Œuvres non-biographiques affiliées du biographé : La correspondance épistolaire de Julie de Lespinasse. Œuvres biographiques affiliées du biographé : Aucune. Échos stylistiques : Il m’est impossible d’en traiter, puisque je ne connais pas l’œuvre épistolaire de Julie de Lespinasse. Échos thématiques : Bott s’inspire vraisemblablement de la nature passionnée de Julie de Lespinasse – telle qu’elle transparaît dans les extraits des lettres qu’il nous offre à lire – pour faire son portrait. Il en découle un certain nombre de thèmes (le désir, le désespoir, la passion, etc.) qui ne sont pas sans rappeler les extraits de sa correspondance épistolaire. Cependant, comme je n’ai jamais lu entièrement cette correspondance, je ne suis pas en mesure de vérifier à quel point cette parité thématique est fondée. IV. ASPECT INTERCULTUREL Affiliation à une culture d’élection : Aucune affiliation à une culture d’élection étrangère. Le texte baigne dans l’histoire et la culture françaises à tel point que l’on pourrait presque parler de chauvinisme, à certains endroits… Ainsi, il arrive souvent que Bott, dans la position du narrateur, parle au “nous” : « elle fut une de nos meilleures épistolières » (18) [je souligne]; « […] que la magie de Mlle de Lespinasse a opéré sur les célibataires les plus endurcis de notre histoire littéraire » (56) [je souligne] ; « depuis la somptueuse nécrologie de “Madame” par Bossuet, l’oraison funèbre est une de nos meilleures spécialités. Les Français raffolent de ce genre littéraire » (120) [je souligne]. Cet emploi de la première personne du pluriel me semble risqué car, bien qu’il permette à Bott d’intégrer et de valoriser le lectorat français (comme si ce livre lui était à lui seul destiné), il met à distance les lecteurs issus d’autres cultures. D’autres exemples répondent encore mieux à mon accusation de chauvinisme : « L’histoire littéraire française ménage ainsi de séduisantes coïncidences» (60) ; « On y reconnaît les fameux accents que sait prendre la littérature française quand elle évoque les extrémités et les excès du sentiment » (90) ; « Celle-ci continuait la tradition des chères épistolières françaises, qui nous ont prouvé que les séparations et les distances n’empêchaient ni ne gênaient l’art de la conversation » (94). À lire ces passages, nous avons l’impression que seule la littérature française a quelques mérites en matière de coïncidences, d’excès du sentiment et d’art de la conversation… Apports interculturels : Un passage en particulier m’a semblé intéressant, puisqu’il met en relief les relations entre les cultures anglaise et française : [Lytton Strachey était] « francophile comme un Anglais – je veux dire qu’il mettait dans sa francophilie le même excès que certains de ses compatriotes dans leur francophobie – […] » (16). Cette leçon de tourisme donnée par Bott m’a également paru digne d’intérêt, dans la mesure où elle témoigne de l’attrait du biographe pour les échanges culturels (en autant qu’ils mettent en valeur, le plus souvent, la culture française…) : « Quelque temps auparavant, Laurence Sterne, pasteur et romancier anglais, s’était promené en France […] Lorsqu’il croisait certains de ses compatriotes au cours de ses pérégrinations, Laurence Sterne se retirait dans sa chambre, estimant qu’un Anglais ne se promenait pas sur le continent “pour voir des Anglais”. Leçons de tourisme » (66). Lecteur/lectrice : Audrey Lemieux