FICHE DE LECTURE

INFORMATIONS PARATEXTUELLES

Auteur : Catherine Clément Titre : Vies et légendes de Jacques Lacan Lieu : Paris Édition : Bernard Grasset Collection : aucune Année : 1981 Pages : 256p. Cote : UQAM : BF109L28C55 Désignation générique : aucune

Bibliographie de l’auteur : Catherine Clément a écrit une trentaine d'ouvrages, des essais sur l'anthropologie et la psychanalyse, mais aussi plusieurs romans (La Sultane, La Senora, Pour l'amour de l'Inde, Le Voyage de Théo, etc.)

Biographé : Jacques Lacan

Quatrième de couverture : vierge (volume relié)

Préface : (Sorte de prologue ou d’avant-propos intitulé « Écoute, bûcheron, arrête un peu le bras ») Jacques Lacan est né l’année qui suivit la fondation de la psychanalyse par Freud : il a l’âge du siècle. À soixante-dix-neuf ans, il décide dissoudre son école de psychanalyse. Il est alors le roi de cette discipline, mais se faisait tuer lentement par ses adorateurs qui le disaient « vieux » et angoissaient de la perte prochaine du maître qu’il ne voulait pas être. Or sa pensée et sa gloire ont survécu. « Vies et légendes de Jacques Lacan : j’ai voulu faire œuvre sacrilège. Parler de Lacan comme si sa vieillesse n’était plus en cause. Dépasser la vie et la mort de cet homme, et le traiter comme je l’ai toujours senti : en shaman, en sorcier habité par la poésie et l’inspiration, au moins autant que par la rigidité d’une théorie fondatrice qui sans nul doute fut aussi son projet. J’ai voulu anticiper l’histoire, et pouvoir l’entourer, non sans tendresse, de tous les temps de notre grammaire. […] Vies et légendes de Jacques Lacan : pour que le dernier vers du poème de Ronsard trouve aussi, dans son histoire, sa place : “La matière demeure et la forme se perd.” » (p.12-13)

Rabats : aucun

Autres (note, épigraphe, photographie, etc.) :

LES RELATIONS (INSTANCES EXTRA ET INTRATEXTUELLES) :

Auteur/narrateur : Selon toute vraisemblance, Clément se met en scène elle-même sous les traits de sa narratrice.

Narrateur/personnage : La narratrice est homodiégétique : elle fait partie du premier niveau diégétique, celui où sa fille lit Actuel et où, à la fin, elle dit écrire (sous-entendu : la biographie que nous lisons). Mais cette diégèse prend peu de place par rapport à la « diégèse » (le terme est peut-être impropre car il y a plus d’analyse et de réflexion que de narration) qu’elle crée elle-même en parlant de Lacan et de son œuvre. Par ailleurs, la narratrice n’est pas omnisciente.

Biographe/biographé : Il y a certes une admiration de Clément à l’endroit de Lacan. Qui plus est, il y a sacralisation, mystification (sans religion, dit bien Clément) : pour la biographe, Lacan est avant tout un shaman, avec plusieurs vies et entouré de plusieurs légendes (d’où le titre). Il est aussi un héros, dans sa vie et dans cette biographie : « Héroïque, il le fut dès les années 50, quand il partit en guerre contre la psychanalyse à l’américaine […] » (p.31)

Autres relations :

L’ORGANISATION TEXTUELLE

Synopsis : La fille de la narratrice (laquelle est juive – p.99) lit le magazine Actuel, qui présente un dossier douteux sur un Jacques Lacan déchaîné (dossier qui suit sans doute sa mort récente), et trouve ça « super ». À partir de cette mode plus ou moins lacanienne, la narratrice entreprend d’abord d’expliquer certains codes lacaniens à sa fille, puis de raconter les vies, les légendes et l’œuvre du Jacques-Marie Lacan qu’elle a connu (pas personnellement, mais intellectuellement) et admiré, de ce sorcier, de ce shaman (plus guère à sa fille, mais à son lecteur). Le récit a comme point d’ancrage la dissolution de l’école de psychanalyse que Lacan avait fondé, ultime façon, selon la narratrice, pour le psychanalyste de garder la distance shamanique par rapport au groupe. Ainsi, la narratrice n’évoque jamais la vie privée de Lacan – à moins que, comme elle, on considère la dimension shamanique de Lacan comme son destin privé, secret (p.237). Il est plutôt question des multiples vies du penseur, du poète, du psychanalyste, du shaman, du conférencier, de l’enseignant, du maître malgré lui, de l’auteur d’une œuvre (d’abord orale) magistrale. À travers ce « récit de vies », la narratrice explique et interprète la théorie lacanienne et son évolution, jusqu’à l’épisode « mathématique » de Lacan, où elle déserte. À la toute fin, la narratrice se dit en train d’écrire (la biographie que nous lisons, de toute évidence). Sa fille arrive et jette Lacan à la poubelle, c’est-à-dire le numéro d’Actuel qui le représente. La narratrice fait alors état de l’ultime vie de Lacan, sa vie de Phénix, d’oiseau de feu immortel.

Ancrage référentiel : Les événements et les œuvres de la vie de Lacan qui sont relatés sont réels.

Indices de fiction : La fiction se présente sous la forme de légendes. Ces Lacan shaman, sorcier, prophète ou phénix dont parle Clément relèvent du fictionnel. Mais cet éloignement du réel est surtout métaphysique et métaphorique. À moins d’être gnostique, on reconnaîtra là une fiction ancrée dans la réalité de la réflexion et de la poésie.

Rapports vie-œuvre : Le Lacan (ou les Lacan) que présente Clément est tout entier dans son œuvre (d’où l’absence de relation de sa vie privée). À un certain moment, Lacan devient même son œuvre : « Il se transformait en preuve vivante de ses délires mathématiques. Il devenait le mathème, le signifiant, le phallus, le manque : il s’excluait lui-même. » (p.215) Qui plus est : Lacan est mangé par son œuvre, par sa poésie surtout : « C’est le shaman seul qui devient le poète “qui se produit d’être mangé des vers” » (p.235) « Les mots avaient mangé Lacan. » (idem.) Cette distance raisonnable que Lacan disait nécessaire dans tout (« Mais c’est toujours le même [danger], écrit Clément! La mauvaise distance. La trop grande proximité, ou le trop grand éloignement […] » (p.155)), il ne la respecte pas dans son rapport à son œuvre, qui finit par le dévorer.

Thématisation de l’écriture et de la lecture : Écriture : La narratrice dit bien que Lacan, s’il était bien un penseur et un poète, n’était pas vraiment un écrivain. Quoique, « même s’il est de parole, c’est aussi un travail d’écrivain. » (p.49) Il en comprend la poésie, la phrasée et la pensée. Lacan avait un style très poétique. Il jouait sans cesse sur les mots. Il avait un style paranoïaque : « Oui, le premier enseignement de la paranoïa, c’est l’enseignement du style; en un sens, Lacan fait sortir le style paranoïaque de son enfermement; il le légalise, il lui donne ses lettres de noblesse. » (p.74) Selon Clément, seul séparait Lacan (et tout poète ou shaman) du fou que le souci de la compréhension par autrui. Lecture : comme le dit la narratrice, Lacan est davantage un orateur qu’un écrivain au sens technique. Ainsi, ayant toujours reçu son enseignement oral, la confrontation aux seuls textes est désastreuse : « Je fis alors une expérience étrange : les textes de Lacan, seuls, sans le secours de l’enseignement parlé, devenaient des blocs opaques et me résistaient de toutes parts. » Cette expérience se déroule lors de la phase mathématique de Lacan, bourrée de codes et de symboles pseudo scientifiques, et qui provoque le détournement de la narratrice du psychanalyste.

Thématisation de la biographie : Il est peu question de la biographie, fors quelques exceptions. Parmi celles-ci, la narratrice évoque la production biographique de Sartre. Elle parle du Saint Genet pour évoquer cette passion qui fit de Saint Genet un martyre et de Lacan la vérité incarnée. Elle parle de l’Idiot de la famille, le « chef-d’œuvre » de Sartre selon elle, pour expliquer le contexte de l’époque : Sartre oublié, qui tente de régler les questions et les querelles de l’époque. Ces intertextes biographiques n’ont en somme que peu de rapport avec la biographie… Par ailleurs, au début, la narratrice évoque la démarche biographique du journaliste qui a écrit le dossier sur Lacan dans Actuel. Elle le dit « plein de bonnes intentions biographiques » (p.29), mais, comme il l’avoue lui-même, « il trouva partout portes closes » (p.29). On ne lui dit rien de précis. « Ne restaient que les rumeurs. Lacan en colère, Lacan séducteur, la cravache d’or qu’il aurait envoyée à Jeanne Moreau, Lacan à l’envers, Lacan à l’endroit. Lacan fumiste […] » (p.29) Clément, elle, contourne ce manque d’information, il me semble, en ne s’intéressant aux multiples Lacan qu’en rapport avec son œuvre. Enfin, le travail du psychiatre est un peu décrit comme un travail biographique : « Les malades, en public, sont des conteurs, quand ils parlent. Tout l’exercice consiste à reconstituer leur vie : à mi-chemin entre l’enquête policière et l’anamnèse publique, le psychiatre cherche des indices, des pistes. Se constitue lentement un récit : qu’il soit vrai ou faux n’a pas d’importance. » (p.69)

Topoï : Topos des vies multiples : comme l’indique le titre, Clément aborde les nombreuses vies de Lacan : « Or le même Lacan, à l’aube de ses longues vies, fut psychiatre. » (p.68, je souligne); « Ce fut l’une de ses vies principales […] » (p.82) Voici une liste (à peu près exhaustive) des vies de Lacan qu’énonce Clément : Lacan sorcier (p.13), poète (13), héros (31), philosophe (41), acteur (41), gymnaste (41), gaffeur (41), Français (43), chrétien (43), écrivain (49), shaman du langage (65), mystique (82), psychiatre (136), rhétoriqueur (136), grammairien (142), éthicien (145), proxémiste (155), joueur (187), mathématicien (190), graphiste (191, 203), pédagogue (209), scientifique (212), savant et poète (227), fou et mathématicien (227), shaman (232), prophète (232), poète (235), phénix (236), homme public et homme privé (237), psychanalyste (237). Autres topoï : la mode, la rumeur, la légende, l’admiration, l’adoration, le maître et les disciples, la rupture, l’isolement, la distance, la question et la réponse, la psychanalyse, la femme, la folie, la pédagogie, la sorcellerie, la prophétie, l’oral et l’écrit, la vie publique et la vie secrète, les deux destins (p.237), le dialogue (mère-fille; voire le dialogisme bakhtinien).

Hybridation : Explication de texte : au début, la narratrice explique un extrait d’un texte de Lacan : « Tu vois, ce n’était pas si difficile. Et le signe? Il suffit, pour le lire, de savoir à quoi renvoient les majuscules. S, c’est une lettre qui renvoie à deux choses : le signifiant, ou le sujet… » (p.35) Plus loin, elle cite une longue phrase de Lacan sur le stade du miroir et entreprend une explication de texte : « Mais il y faut une lente décomposition; dans les écoles, on nomme cet exercice une “explication de texte”. On y brille à peu de frais : cela consiste en une lecture un peu lente; on n’est pas plus paresseux. Le stade du miroir est un drame. Sans connotation pessimiste, elle viendra plus tard. Drame veut dire action; Lacan empruntait ce terme à Politzer. Et c’est, de fait, un geste : l’enfant s’arrête, regarde, se retourne, se regarde. Tel est le drame, minuscule et géant. » (p.105) Ainsi se poursuit cette explication de texte. En fait, ce paradigme herméneutique parcourre toute la biographie : Clément lit lentement Lacan avec nous; elle le clarifie; elle l’explique; elle le vulgarise; elle le simplifie; elle l’interprète; etc. (C’est une bonne façon d’entrer dans Lacan.) Critique : Mais Clément fait aussi une critique plutôt savante de Lacan, en le rapportant à Freud, à Spinoza, à Hegel, etc. À un certain moment, elle fait aussi de la critique d’influence : « De Freud, il garda aussi la volonté systématique d’inaugurer un savoir. » (p.40) Ailleurs, elle fait même de la critique d’influence inversée (elle cherche qui a été influencé par Lacan). Psychanalyse : à travers l’œuvre de Lacan, Clément fait aussi en partie sa psychanalyse (c’était inévitable) : « Et ces objets-là, qu’il avait “trafiqués” en leur attribuant une nouvelle lecture, ses graphes, ses nœuds à lui, il ne serait pas obligé d’en faire le deuil. Le deuil, sans doute, était ailleurs. » (p.192)

Différenciation :

Transposition :

LA LECTURE

Pacte de lecture : Dans son prologue ou avant-propos, Clément disait vouloir traiter Lacan avant tout en shaman. De fait, le lecteur découvre l’œuvre d’un shaman, à la fois exclu et reconnu par le groupe social, à la fois fou et rationnel, à la fois privé et public. Un shaman qui transcende la simple vie et la mort définitive. Ce n’est pas vraiment une biographie; c’est la création, à partir de l’œuvre, d’un personnage légendaire. En cela, il s’agit vraiment d’une fiction.

Attitude de lecture : Ce livre est très bien écrit, très intelligent, très critique, très fascinant et aide à entrer dans l’œuvre un peu opaque de Lacan. Sans connaître les anecdotes, les événements, les amours et les travers de la vie privée de Lacan, le lecteur a néanmoins l’impression de mieux connaître l’homme et son œuvre.

Lecteur/lectrice : Mahigan Lepage