====== Sur le minimalisme contemporain en France ====== Définir le minimalisme littéraire en France ne va pas de soi. La critique se sert du terme de « minimalisme » en tant que trait caractéristique et mouvement littéraire pour désigner des oeuvres très diversifiées. Juste pour vous donner une idée des usages divers du terme, Alain Nadaud souligne que le minimalisme serait « une littérature qui colle au réel », représentée par l’écriture de Danièle Sallenave. Selon Jan Baetens, des écrivains comme Edmond Jabès, Roger Laporte et Bernard Noël qui « dans le droit fil de Maurice Blanchot explorent les limites de l’expérience littéraire » en sont le plus représentatifs. Dominique Viart nomme Toussaint comme l’unique représentant des écrivains minimalistes, qu’il range sous l’étiquette plus large d’écritures ludiques, et définit comme « des textes brefs, souvent sans aventures ni héros, dans lesquels une phrase simple et détachée suit, non sans ironie, les actions anodines d’un personnage falot ». Asholt considère les minimalistes comme le seul groupe des années 80 dont la définition ne soit pas contestable. En désignant Chevillard, Deville, Gailly, Oster et Toussaint, il énumère les traits communs de cette écriture : sa superficialité et son ludisme, ses signes visuels fréquents qui renvoient selon lui à cette superficialité, sa tendance à la réduction stylistique et à l’impassibilité, son traitement ludique de la langue, sa banalité illimitée des personnages et de l’intrigue, son incrédulité à l’égard des métarécits, et ses protagonistes dépourvus d’identité et d’authenticité. Mais il n’explique pas en quoi ces traits seraient minimalistes en tant que tel. D’autres critiques, comme Warren Motte par exemple, désignent des écrivains aussi divers que Guibert, Ernaux, Gide et Beckett comme minimalistes. Rémi Bertrand consacre un ouvrage au minimalisme dit « positif » à l’écriture du quotidien pratiquée par Delerm, Bobin et Rolin entre autres. On ne s’étonne donc pas du désaccord qu’on trouve parmi les critiques qui ont contribué au numéro du périodique Intervalles consacré à la question : alors que Sophie Deramond s’efforce de définir l’écriture minimale à partir d’Un An de Jean Echenoz, Jan Baetens constate que « seul un tenace malentendu, dû aux seuls aléas de la publication, continue à ranger Jean Echenoz parmi l’école minimaliste ». Les définitions du minimalisme sont alors aussi divers que les écrivains désignés par la critique. Comment donc le définir ? Je propose aujourd’hui de réfléchir ensemble sur ce concept à partir des textes d’un ensemble d’écrivains, ayant généralement publié chez Minuit, qui ont reçu comme étiquettes « le clan des éditions de Minuit, la jeune ou la nouvelle génération de Minuit, le Nouveau Nouveau Roman, le renouveau romanesque inauguré par Minuit, la génération salle de bain, le roman minimal, auteurs ou romans minimalistes, romans impassibles, et enfin, Jeunes auteurs de Minuit ». Contrairement à la génération précédente, c’est-à-dire les Nouveaux Romanciers, la nouvelle génération ne participe pas en groupe aux débats sur la littérature et n’avance pas de théorie commune. Pour ces écrivains, il ne s’agit pas d’une auto-détermination comme celle que les Nouveux Romanciers se sont imposées ; ils ont plutôt dénié et même dénigré tout groupement en famille littéraire. Ils n’ont donc aucun manifeste, aucune déclaration publique. Selon Fieke Schoots qui a écrit une monographie là-dessus, on peut quand même isoler, depuis 1985, un « banc, ou bien l’unique banc » de la littérature actuelle, ce que d’autres chercheurs ont appelé une vague nouvelle, une tendance littéraire, une orientation, un courant plutôt qu’une école, une pléiade de jeunes auteurs mais pas pour autant un mouvement, certaines nébuleuses en formation, la diaspora, des jeunes romanciers, un groupe d’écrivains. Les écrivains qui apparaissent le plus souvent sous l’étiquette des jeunes auteurs de Minuit sont Eric Chevillard, Patrick Deville, Jean Echenoz, Christian Gailly, Marie Redonnet, J.-P. Toussaint, Christian Oster. La critique les distingue du reste de la production par la réduction de leurs stratégies narratives et par leur relation à la fois de continuité et d’opposition aux Nouveaux Romanciers. La plupart de ces écrivains pratiquent un minimalisme de la forme, du style et du contenu narratif. Au niveau de la forme, le minimalisme se manifeste dans la brièveté des mots, phrases, paragraphes, récits et même oeuvres. Les textes sont en général fragmentaires et constitués de moins de 200 pages. On trouve souvent des phrases fondées sur un seul mot, ou bien des fragments batis d’une seule phrase. Au niveau du minimalisme stylistique, on atteste le démantèlement du vocabulaire, de la syntaxe et de la rhétorique. Les conjonctions de subordination sont extrêmement rares. La syntaxe et le vocabulaire simplifiés, couplés avec la langue parlée, aboutissent parfois à des phrases grammaticalement incorrectes ou inachèvées. On constate également une imprécision syntaxique dans l’emploie fréquent de déscriptions telles « assez grand », « là », « plus tard », etc., des répétitions et une méfiance de la langue figurée. Le ton est souvent caractérisé par la critique comme étant « impassible », ce qui n’est pas, selon Schoots, insensibilité, mais plutôt la dissimulation d’émotions. Cette impassibilité masque une écriture charpentée, puisqu’on peut y identifier beaucoup de figures de style et de jeux de mots sur les petites unités textuelles, ce qui contribuent énormément au ludisme de la narration. Le contenu narratif est restreint : la critique souligne la réduction des personnages, du décor et de l’intrigue. Les personnages, souvent sans psychologie affichée, ont des prénoms simples ou sont totalement anonymes. Les récits ont souvent lieu dans des espaces restreints, comme par exemple dans la salle de bain, ce qui explique d’ailleurs l’étiquette de « roman salle de bain ». L’écoulement du temps est dissimulé au point où on constate l’imprécision ou la simultanéité temporelle. L’intrigue est simple : rien d’extraordinaire ou de traditionellement « racontable » n’arrive. Ce contenu déjà moindre se dégrade souvent au lieu de se développer dans la progression du récit. Et, tout comme au niveau syntactique, on trouve rarement de relation de causalité entre les fragments du récit. Il paraît alors naturel de définir l’écriture minimaliste uniquement par la brièveté, la retenue et la simplicité. Cependant, Schoots propose de la caractériser avant tout par cette absence de conjonctions causales à tous les niveaux du récit. Cette absence de causalité expose le principe organisateur de la narration de ces textes, c’est-à-dire l’arbitraire ou le hasard. Ces récits ne sont pas privés de structures, mais la construction traditionnelle est en effet remplacée par d’autres organisations souvent récursives. Le récit minimaliste prend alors le hasard ou le chaos comme principe ordonnateur, ce qui reflète les pensées dominantes de la postmodernité. Ce principe du hasard s’affiche particulièrement dans la fragmentation du récit. Or, si les blancs formels, synaxiques et narratifs représentent des changements qui ont lieu dans la position mentale et physique du narrateur, ces changements ne sont pas expliqués. Autrement dit, les blancs représentent des questions auxquelles le narrateur n’a pas de réponse ou choisit de ne pas l’offrir. Mais le récit minimaliste est fondamentalement continue malgré cette fragmentation. La causalité traditionelle disparaît au profit des lois arbitraires : lois de la perspective, de la binarité, des nombres, des signes visuels, de l’écriture, de la récursivité ou de la réticence. La fragmentation est donc chez les minimalistes ce que Schoots appelle une « continuité trouée ». Mais tous les récit minimalistes se caractérisent par la recherche de l’ordre au sein de ce chaos installé, en contrebalançant la fragmentation du récit par la continuité de la narration. Le récit revient alors chez ces écrivains, mais pas naïvement, pas dans sa forme balzacienne. En construisant la narration par la dialectique entre hasard et détermination, les narrateurs brouillent délibérément les pistes, charpentant la narration d’une seule voix tout en laissant passer la focalisation entre personnages. C’est ainsi que l’écriture minimaliste contribue énormément à la révalorisation du récit pendant les années 80. Alors que le nouveau roman cherchait à faire éclater le récit, le roman minimaliste tende vers sa recomposition par une restructuration des éléments de la fiction. L’intrigue et le personnage reviennent mais sous une forme minimale. Le retour au récit signifie donc chez les minimalistes un retour à une narration homogène. Un narrateur très présent, qui manipule la narration, remplace le narrateur réaliste qui s’efface devant son histoire. Il arrive souvent que la narration fasse référence à sa propre mise en texte, ou à celle d‘autres textes et oeuvres d’art, ce qui affiche de façon flagrante le statut fictif du récit. Et cela révèle l’un des nombreux paradoxes de cette écriture : en déréalisant le réel, le récit minimaliste se présente comme une représentation. Si l’originalité du minimalisme narratif français réside dans sa façon de redécouvrir le récit, elle problématise la possibilité de représentation de la réalité par le langage. Au lieu de rejeter le roman traditionnel, les minimalistes jouent avec lui. Tout en ressuscitant les éléments narratifs rejetés par les avant-gardes, ils continuent le travail de ces derniers. Ces écrivains sont alors associés avec le recul de la modernité et également avec un postmodernisme critique, autrement dit un postmodernisme qui problématise sa propre relation avec la modernité. À l’opposé d’autres pratiques contemporaines, les minimalistes ne se résignent pas à la perte du sens et des idéologies, mais optent pour une forme postmoderne afin de répondre aux questions modernes. Pour citer Schoots, « Si [ces récits] s’opposent au consentement général, elles ne sont pourtant pas avant-gardistes et si elles redécouvrent la représentation de la réalité, celle-ci n’est pas inspirée par cet éclectisme qui caractérise une certaine littérature postmoderne. » C’est donc par sa réflexion sur l’irreprésentable au sein de la représentation, que l’écriture minimaliste s’avère contemporaine. Après la condamnation de la représentation par les avant-gardes et à côté d’autres pratiques contemporaines qui redécouvrent une représentation réaliste, l’écriture minimaliste combine ces deux dimensions. Elle effectue donc une réanimation littéraire du récit et de l’Histoire. Cependant, à suivre l’analyse de Sémir Badir, le minimalisme de ces jeunes auteurs de Minuit n’est pas « orthodoxe » et se montre beaucoup plus postmoderne que minimaliste. Le terme minimal renvoie d’abord à un courant originaire des états unis, qui se concrétise en minimal art, minimal music et minimalism en littérature. Minimal art et minimal music arrivent pendant les années 60 alors que le minimalisme littéraire arrive dans les années 80 aux États Unis comme en France. Les premières pratiques minimalistes en art et en musique cherchaient à réduire les téchniques afin d’accentuer à la fois le matériau artistique et l’objet de l’oeuvre. Par exemple, le minimalisme dans les arts plastiques cherche à saisir le « thingness » de l’objet en rejettant la représentation et la figuration. Dans le minimalisme musical, toute possibilité de narration est rejetée au profit d’une structure simple et récursive. C’est précisément là que le minimalisme littéraire français prend ses distances d’avec ses origines américaines. En effet, bien que les stratégies narratives des minimalistes français ont tendance à brouiller ou même arrêter le temps, il n’y a pas rejet de la narration. Au contraire, cette pratique est associée à la renarrativisation de la littérature française. C’est donc paradoxalement par l’emploi d’une pratique qui, traditionnellement, rejète la narration que le minimalisme français permet au roman de renouer avec la narrativité. En effet, comme le souligne Jan Baetens, le minimalisme littéraire en France « relève moins d’une tentative de réduction systématique d’une pratique (en l’occurrence le roman) à ses composantes ultimes et essentielles (le temps, l’action, le personnage, par exemple), comme il arrive dans la plupart des courants artistiques qui obtempèrent au credo minimaliste, que d’un effort, souvent pénible et maladroit, de réinventer le récit romanesque après l’ère du soupçon, c’est-à-dire après la critique de plus en plus acerbe du récit, puis sa destruction pure et simple dans les vagues successives du Nouveau Roman et de l’“écriture textuelle” de Tel Quel ». C’est peut-être pour ça que, même si plusieurs de ces écrivains ont été vite identifiés comme chef de files de la littérature française narrative à l’époque contemporaine, les théoriciens, quant à eux, ont été plus tiède dans leur réception de ce groupe. Si cette écriture est trop minimaliste pour les uns, elle ne l’est assez pour les autres. Certains lui préfèrent des narrations plus traditionnelles, tandis que d’autres valorisent des écritures qu’ils considèrent plus exigeantes. Et cela me paraît révelateur de son enracinement profond dans l’époque postmoderne. Jan Baetens identifie cette impureté du courant minimaliste comme étant son trait le plus embarrassant. Mais à suivre l’analyse importante présentée dans L’Impureté de Guy Scarpetta, l’impureté est une caractéristique déterminante de l’art postmoderne : « la période qui s’ouvre me semble en partie caractérisée par la fin du mythe (“moderne”) de la spécificité ou de la pureté des arts – phase de confrontation, au contraire, de métissages, de bâtardises, d’interrogations réciproques, avec des enchevêtrements, des zones de contact ou de défi [...], des heurts, des contaminations, des rapts, des transferts. » On a vu donc que comparé au minimalisme américain, le minimalisme pratiqué par ces écrivains est impur dans son caractère non conformiste par rapport à la narrativité. Également, ce minimalisme est pratiqué au sein d’une forme romanesque parasité par d’autres types de médias. Schoots souligne que la vitesse de ces oeuvres et les trous de sens qui se creusent entre les fragments semblent symptomatique de la culture du zapping. Qui plus est, le romanesque paraît se mélanger avec la photographie, le cinéma et même avec la bande dessinée. Confrontés à un monde postmoderne qui n’est plus déchiffrable après la fin des idéologies, et dans lequel ils ne sont pas capables d’intervenir, les narrateurs et personnages doivent se limiter à l’observation. Ce qu’ils nous livrent est une séquence d’événements qui passent par une surcharge de signes visuels et un regard rigoureusement inscrit. Mais l’absence de toute relation de causalité donne l’impression de regarder une série d’images presque immobiles comme dans la BD. Le roman Faire l’amour de Toussaint « baigne dans une ambiance de surexposition photographique : chambre close, acide révélateur, effets de flou, non réductible à son quadrillage topographique. » Si on pense au fait qu’un film est une séquence d’images qui passent si vite l’une après l’autre que le cerveau ne peut pas les distinguer et en fait conséquemment l’illusion de mouvement, on commence à voir en quoi la visualisation, la fragmentation et la pensée d’immobilité et de mobilité prennent sens dans ce genre hybride. Cette pensée est très présente dans les textes : on y trouve des narrateurs à la recherche d’immobilité dans un train qui bouge à toute vitesse, ou à la recherche de mobilité dans une vie qui semble aller nul part. Ainsi les personnages paraîssent avoir perdu contact avec la société : ils s’isolent dans le bain pendant des semaines ou bien deviennent des nomades modernes dans des pays étrangers. L’espace est alors priviligié par rapport au temps : ces romans progressent sans aucune projection dans le temps, et semblent donc rester dans un pur présent. Cette écriture minimaliste joue alors des modèles romanesques sans tout à fait s’inscrire dans le genre. Dominique Viart souligne que ce mouvement représente une pure pulsion narrative évacuée de matière de récit, sans véritables histoires qui seraient dignes d’être romancées. Pour lui cela est dû au désir de continuer à écrire après l’ère du soupçon, malgré et au-delà du soupçon. Mais il me semble qu’autre chose a lieu dans ce genre de récits. D’abord, cette pure pulsion narrative évacuée de matière se montre en contresens du minimalisme « traditionel », qui impliquerait une pure pulsion de montrer la matière sans recours à la narration. Ensuite, à propos du minimalisme aux états unis, John Barth dit que ce courant révèle plutôt une pulsion d’éliminer ce qui est superflu afin de mieux revéler le nécessaire, l’essentiel. Cela expose la fausseté des accusations de superficialité : ce qui reste après la réduction minimaliste n’est pas le superficiel mais l’essentiel. L’inutile est donc minimalisé afin de concentrer le focus sur l’essence de l’objet : comme par effet de loupe, ou de méditation, on voit l’objet maximalisé, rendu à la fois plus proche et plus étrange.