FICHE DE LECTURE

INFORMATIONS PARATEXTUELLES

Auteur : O’BRIEN, Edna Titre : James Joyce (trad. Par Geneviève Bigant-Boddaert) Lieu : Québec / New York Édition : Fides / Lipper-Penguin Book Collection : « Grandes figures, grandes signatures » Année : 2001 © 1999 Pages : 241

Désignation générique : Aucune, mais la collection et le titre du livre indiquent clairement une biographie.

Bibliographie de l’auteur : (dans le rabat de la fin) « Edna O’Brien a publié plus d’une vingtaine de romans dont plusieurs ont été traduits en français chez Fayard : Un cœur fanatique (1986), Les filles de la campagne (1988), Les grands chemins (1990), Vents et marées (1993) et La maison du splendide isolement (1995). »

Biographé : James Joyce

Quatrième de couverture : Compte-rendu rapide de l’œuvre : « Considérée comme l’une des plus importantes romancières d’Irlande, Edna O’Brien trace un portrait à la fois grandiose et intime de son compatriote et grand maître, James Joyce. » On y dit également qu’elle porte un regard neuf et percutant sur l’œuvre, qui « dévoile la singulière complexité de ce premier véritable révolutionnaire de la littérature du XXe siècle. Dans une approche critique mais aussi pleine d’admiration, une écrivaine d’aujourd’hui révèle des facettes inédites de la vie et de l’œuvre de ce grand dublinois, sans doute l’un des auteurs les plus influents du siècle dernier. »

Préface : Non

Rabats : Voir la rubrique « Bibliographie de l’auteur ». On y précise aussi que l’auteur vit à Londres…

Autres (note, épigraphe, photographie, etc.) : Sur la page couverture se trouve une photographie de « James Joyce en 1919 » – à 37 ans.

LES RELATIONS (INSTANCES EXTRA ET INTRATEXTUELLES) :

Auteur/narrateur : Aucune distinction n’est faite entre l’auteur et le narrateur : c’est Edna O’Brien qui raconte l’histoire d’un bout à l’autre, et elle commence même son récit avec la formule « Il était une fois… », qui est également le titre du premier chapitre.

Narrateur/personnage : O’Brien ne s’intègre pas au récit en tant que personnage, mais elle n’en est pas moins présente dans l’œuvre. Elle donne son opinion sur divers événements de la vie de Joyce : « Que Joyce ait réussi à écrire dans de telles circonstances, et Nora à survivre à sa grisaille quotidienne, mérite le respect. » (81) Plus loin, sur Nora, la femme de Joyce : « Sa vie était encore plus terrible que celle de James. […] Si seulement elle avait tenu un journal! À quoi pensait-elle? À sa solitude? À son désenchantement? À Galway? À un arc-en-ciel? » (81) O’Brien reprend aussi les propos de certains critiques de l’œuvre de Joyce pour contredire les jugements et les mauvaises analyses, plus particulièrement au chapitre 13 : « Dans The Book as World, Marilyn French écrit : « Il semble certain que Joyce méprisait les femmes. » Pourtant non; tout chez lui, esprit comme œuvre, est complexe et paradoxal. » (125) « Vladimir Nabokov parlera de la banalité et de la vulgarité de Molly [Bloom] et dira qu’il aurait aimé qu’une pointe bien affûtée coupe ses interminables phrases. Son créateur [Joyce] voyait les choses différemment. […] Seule la Bourgeoise de Bath, de Chaucer, peut égaler Molly en jugements francs et humoristiques sur les hommes. » (128-129) « Dans Sexual Politics, Kate Millett soutient que Joyce « participe naïvement au culte de la femme primitive ». Il n’y a aucune naïveté chez Joyce, qui, s’il dépeint les femmes comme sexuellement primitives, montre en cela plus de prescience que quiconque avant ou après lui. En réalité, il fait preuve de beaucoup plus d’indulgence pour les femmes que pour les hommes […]. » (129) Ailleurs, encore : « Le critique anglais Desmond McCarthy affirma que Joyce voulait écrire « comme un fou pour les fous ». Il cherchait en réalité à abattre les barrières entre le conscient et l’inconscient, à faire éveillé ce que les autres font en dormant. Il savait que la folie était le secret du génie. » (201)

Biographe/biographé : Irlandaise d’origine, il est évident qu’O’Brien tente de dresser un portrait flatteur – quoique réaliste, donc pas si flatteur finalement! – de Joyce, l’incontournable écrivain irlandais. Chose certaine, elle cherche à redonner un peu de lustre à l’écrivain en remontant à la source de l’inspiration, mais surtout à la source de l’intention. C’est assurément dans cet esprit qu’elle fera un parallèle entre la publication d’Ulysse et La Métamorphose de Kafka, donnant au biographé la noblesse de l’être incompris et mal-aimé : « La réaction des proches blessa profondément [Joyce]. Il avait beau avoir dit en passant que c’était un « livre assommant » et même avoir admis que l’achat d’un kilo de côtelettes était une dépense plus avisée, la moindre trace de réprobation le faisait enrager. Sa tante Joséphine, qu’il avait si souvent mise à contribution pour ses recherches, ressentit le même dégoût que les parents Samsa quand ils découvrent leur fils transformé en un insecte repoussant dans La Métamorphose de Kafka. Elle rangea le livre dans un placard, puis, estimant qu’il était sacrilège de la garder chez elle, elle s’en débarrassa en le prêtant. » (172-173) Si les frasques personnelles de Joyce et son caractère bouillonnant reste difficiles à défendre, il en est autrement de son œuvre, du moins pour O’Brien. C’est ce qui lui fait défendre Joyce devant ses critiques : elle veut mettre fin aux rumeurs de misogynie, de violence et de badinage qui pèsent autour de l’homme et de son œuvre. Ainsi, malgré son amour de l’œuvre et son intérêt pour l’auteur, elle demeure honnête sur la véritable personnalité de Joyce, qui transparaît notamment dans cet exemple : « Joyce, obnubilé par le sort de son livre, ignorait leurs besoins [ceux de ses propres enfants] et expédiait Giorgio [son fils aîné] aux quatre coins de Paris pour faire le décompte des exemplaires vendus de la deuxième édition d’Ulysse. Plus tard, ce dernier s’essayera à diverses entreprises, auxquelles il renoncera l’une après l’autre; voyant sa vie lui échapper, il dira qu’il aurait mieux valu être « fils d’un boucher ». » (180)

Autres relations :

L’ORGANISATION TEXTUELLE

Synopsis : La biographie de Joyce est présenté de manière essentiellement linéaire, avec quelques retours en arrière ou avancées dans le futur, mais chacun des chapitres correspond à une étape dans la vie de Joyce. L’auteur fait d’abord un portrait rapide de l’artiste et met le lecteur en contexte : « Un homme aux goûts libertins et aux inconséquences notoires, terrorisé par les chiens et l’orage, mais capable d’inspirer peur et soumission à son entourage; un homme qui, à 39 ans, pleura parce qu’il n’avait pas engendré une nombreuse descendance, tout en maudissant la société et l’Église pour laquelle sa mère, en bonne mère irlandaise, n’était qu’un « fêlé réceptacle à enfanter ». Elle mit au monde 16 enfants, certains moururent en bas âge, d’autres un peu plus tard, mais 10 bouches à nourrir survécurent. Joyce qualifiait d’« encriers hantés les 12 ou 13 logis qu’ils habitèrent au fil de leurs déboires financiers. » (10) O’Brien présente la famille de Joyce : son père, John, issu d’une famille d’aristocrate et dont la fortune fondera comme neige au soleil après son mariage, un alcoolique violent au grand cœur (!) prêt à tous les sacrifices pour que son petit « Jim » (second fils après un bébé mort-né, James est l’aîné) puisse fréquenter les meilleures écoles; sa mère, May, une femme douce et aimante, presque trop : « Que sa mère l’ait aimé comme un amant transparaît dans chacune des lignes qu’elle lui écrit; en retour, il la traite cavalièrement. Le pudding qu’elle se propose de lui expédier doit être placé dans une boîte en fer solide et bien empaquetée afin de ne pas être ouverte par la douane. […] Ses lettres constituent d’incroyables preuves de son amour pour lui, mais donnent aussi le premier aperçu du style échevelé et sans ponctuation qui deviendra la marque distinctive de Molly Bloom. » (32-33) Déjà ici, la vie rejoint l’œuvre à naître. Il en sera de même tout au long de la biographie. O’Brien raconte évidemment le parcours de jeunesse de Joyce, ses frasques – dans les rues et les maisons de prostitution – et ses bons coups – sa littérature de jeunesse. Une chose se démarque : l’incroyable ego de Joyce qui, très jeune, est déjà convaincu qu’il est voué à un incommensurable succès, encouragé en cela par des parents qui l’adulent. C’est ainsi qu’il part étudier à Paris, trop heureux de quitter Dublin et cette Irlande qu’il aime par dessus tout, mais qui sont pour lui synonymes de déchéance, d’ignorance et d’avenir déçu. Sa mère mourante, il rentre sans se presser à Dublin, mais trop tard : elle ne l’a pas attendu! À la même période, il fait la connaissance de Nora Barnacle, et ensemble ils décident de fuir en Italie. Époque très difficile pour le jeune couple rejeté (ils ne sont pas mariés!), qui se trimballe d’un logement à un autre, sans le sou, attendant la venue d’un enfant. Joyce donne quelques cours dans des collèges, ce qui lui donne juste assez d’argent pour payer le loyer; Stanilaus, le jeune frère de James qui envie ce dernier pour ses dons de littérateur, est appelé au secours de la petite famille. Les déménagements se succèdent, comme dans la jeunesse de Joyce durant la dégringolade financière de son père. Joyce tente de faire publier ses récits, mais les éditeurs sont très réticents : le langage est étrange, le contenu vulgaire et l’écrivain encore inconnu. Il se fait publier dans de petites revues, mais les critiques sont mauvaises. Après des années de recherches minutieuses, d’écriture, de constructions savantes et de tentatives de publication infructueuses, Joyce, appuyé par une éditrice parisienne, réussit à faire paraître Ulysse, qui soulève les jugements de toutes sortes (Voir la rubrique « Narrateur / personnage »). Le succès finit par se pointer. Joyce tente d’aller encore plus avec Finnegans Wake, qui est moins bien accueilli. Un autre grand malheur le frappe : sa fille Lucia devient peu à peu démente, et doit finalement être internée. Pour celui qui s’était toujours cru cinglé – ou avait du moins toujours eu peur de le devenir –, la vision de sa fille délirant, hurlant, frappant de ses poings, de ses pieds et de sa tête dans tout ce qui approchait d’elle est horrible. Lui aurait tout donné pour sombrer définitivement dans la folie, mais ce n’est pas lui qu’elle a choisi…

Ancrage référentiel : La présence d’une bibliographie en fin de volume accrédite certains commentaires de l’auteure. La mention de divers critiques à l’égard de Joyce et de son œuvre sert bien entendu à ancrer le récit dans la réalité : « La publication de ces fameuses lettres a fait couler beaucoup d’encre, et Richard Ellmann, qui les a colligées, s’est attiré de vives critiques. Des années auparavant, d’autres lettres beaucoup moins compromettantes avait paru avec l’accord de Nora et de George; Samuel Beckett, furieux, avait alors déclaré que les veuves d’écrivains devraient brûler sur le bûcher funéraire de leurs époux. » (105) Les faits sont là, mais un certain mystère demeure quant à leur provenance, comme ici avec la citation indirecte libre de Beckett. Dans le même genre, parlant de Sylvia Beach, la première éditrice d’Ulysse : « C’était son heure de gloire : voilà que le livre le plus célèbre – avant d’être lu – allait être publié par ses soins et exposé dans sa librairie. Une conférence fut organisée dans la librairie d’Adrienne Monnier – la Maison des Amis des Livres, au 7, rue de l’Odéon – au cours de laquelle l’écrivain français Valery Larbaud parla de la technique révolutionnaire de Joyce, le monologue intérieur. » (168) Voir la rubrique « Narrateur / personnage » pour d’autres exemples de ce genre. O’Brien cite également plusieurs extraits de l’œuvre de Joyce, des extraits de poèmes et de nouvelles qui viennent appuyer sa narration de la vie de ce dernier : les événements marquants ayant influencé l’œuvre, et l’œuvre qui en a résulté. On retrouve aussi plusieurs extraits de lettres de Stanilaus à son frère, ainsi que quelques témoignages apparemment authentiques, tel celui-ci : « Le directeur de l’école Berlitz, qui les avait pris en pitié, trouva rapidement à Joyce un poste à la base navale de Pola, à 250 kilomètres de Trieste. L’employé de Berlitz chargé de les accueillir raconta qu’il avait hésité entre le suicide et le meurtre à la vue de ce couple en loques traînant une valise crevée d’où dépassaient des vêtements. » (64-65) Ailleurs : « [Alessandro] Francini-Bruni disait que Joyce s’autodétruisait avec une froide préméditation. […] Selon Francini-Bruni, Joyce était un homme fragile, hystérique, tourmenté intérieurement et qui pleurait souvent sa terre natale et les milliers de malheureux qui y avaient souffert au cours des siècles. Il méprisait la politique, les monarchies, les républicains, les rois et les papes, ne s’inclinait devant personne. » (72-73) Plus loin : « Stuart Gilbert, l’un des fidèles disciples de Joyce, fit un portrait plutôt caustique de la famille pendant son séjour à l’hôtel Belmont, près de Paris. Il y vit un jour « Mme Joyce », presque aussi nerveuse que sa fille, s’emporter de plus en plus contre son mari, à qui elle reprochait leur absence de domicile stable et la maladie de Lucia. Gilbert affirma que leur vie était vide parce qu’ils ne s’attachaient qu’aux choses éphémères et qu’ils étaient beaucoup trop égocentriques pour se faire des amis. Joyce, reconnaissait-il, était un peu plus humain que son épouse, mais ses centres d’intérêts étaient peu nombreux et il n’avait d’attachement que pour sa famille et, dans une moindre mesure, pour son pays. » (223)

Indices de fiction : À la suite de cette dernière citation, on retrouve ces propos de l’auteure : « En vérité, le Joyce qu’ils voyaient n’était qu’un fragment de l’homme intérieur. Personne d’autre ne connaissait Joyce que lui-même, personne ne le pouvait. Son imagination était météorique, son esprit cherchait inlassablement à accroître son savoir, les mots crépitaient dans sa tête, les images s’accumulaient en lui « comme les ombres à la porte du monde souterrain ». Il voulait arracher son secret à la vie, ce qu’il ne pouvait faire que par l’entremise du langage, car, comme il le disait lui-même, l’histoire des hommes est celle de la langue. » (223) Ici, O’Brien se sert du mystère entourant son biographé pour accréditer sa propre vision de l’homme. Mais comment faire autrement pour connaître un individu aussi complexe que James Joyce et, qui plus est, mort depuis longtemps?! Ainsi, la fiction vient beaucoup plus de la perception personnelle de la biographe, de sa subjectivité par rapport à l’écrivain dont elle raconte la vie, que de faits ou d’événements carrément inventés. La connaissance presque omnisciente – elle semble mieux comprendre Joyce que lui-même ne s’est jamais compris – qu’étale O’Brien laisse évidemment croire à l’invention, sinon de certains faits, de certaines ambiances supposées autour de l’écrivain et de sa vie de famille. À son arrivée à la base navale de Berlitz : « Joyce était dans son élément dans ce milieu polyglotte où l’on parlait italien, serbe et allemand – langue dont on trouvera des traces dans son œuvre. Pour Nora c’était autre chose. Elle se sentait perdue loin de chez elle, sans personne vers qui se tourner sauf son seigneur rebelle. » (65) O’Brien extrapole aussi beaucoup sur la vie amoureuse de Joyce et Nora : « Dans ses lettres, Joyce ne laissait rien transparaître de son adoration pour Nora, de la crainte qu’il éprouve au moindre de ses regards désapprobateurs, de ses supplications pour qu’il ne cède pas au malheur. Nora avait indéniablement un grand pouvoir sur lui, et son art consommé de l’amour n’y était pas étranger. Mais en société, elle constituait un handicap. Les collègues de Joyce ne comprenaient pas ce qu’ils faisaient ensemble – l’un d’eux alla jusqu’à la faire pleurer dans un restaurant. » (66-67) En réponse à un lecteur irlandais qui voulait faire interdire Joyce à cause du contenu irrévérencieux d’Ulysse : « Cet homme n’aurait sans doute pas voulu savoir ce qu’avait coûté Ulysse : sept ans de labeur, 20 000 heures de travail, des troubles cérébraux, corporels et nerveux, de l’agitation, des évanouissements, et d’innombrables dommages oculaires – glaucome, iritis, décollement de la rétine, oedèmes, abcès et quasi-cécité. Que Joyce ait continué à écrire malgré tant d’incompréhension et de souffrances physiques, c’est dire le pouvoir du Saint-Esprit caché dans son encrier. » (230-231) Vérités? Inventions? Exagérations? Un peu de tout cela?

Rapports vie-œuvre : Cette dimension est primordiale dans l’oeuvre. La vie de Joyce est somme toute contée de façon linéaire, de manière à ce que le lecteur retrace facilement les différentes étapes de la production de l’œuvre : de la jeunesse où Joyce se fait un plan mental de son Dublin natale aux départs à l’étranger qui accentuent son intérêt pour le langage, en passant par la rencontre de différentes femmes – surtout Nora –, la mort de sa mère, les tentatives de publications ratées, etc. « Il ne régnait sans doute pas dans ces bordels [que Joyce fréquente dans sa jeunesse à Dublin] la fascinante atmosphère carnavalesque que Joyce leur prêtera plus tard, mais c’est là qu’il trouva enfin l’avilissement tant désiré. Le bordel qu’il décrit dans Ulysse est tenu par Bella Cohen […]. Emporté dans une saturnale effrénée, Stephen Dedalus passe d’une fille à l’autre […]. » (47-48) Joyce aurait donc connu les bordels, si l’on peut dire, de l’intérieur… ce qui lui aurait permis d’en dresser un tel portrait! Sur ce qui inspire Joyce dans son écriture : « Il [Joyce] fut toute sa vie un lecteur vorace, avalant livres, pamphlets, manuels, plans de ville, tout ce qui pouvait nourrir ses goûts éclectiques et son désir d’apprendre. À sa mort, sa bibliothèque contenait près d’un millier de volumes aussi différents que A Clue to the Creed of Early Egypt, Amour et Psyché d’Apulée, des œuvres d’Eschyle, Thomas d’Aquin, Platon, Nietzsche, un recueil de ballades irlandaises, Historic Graves of Glasnevin Cemetery, la traduction de l’Odyssée par Cowper, un missel de poche qui avait appartenu à sa cousine, les mémoires non expurgés de Fanny Hill, un traité sur l’acide uriqu, un autre sur la masturbation, un petit manuel de cartomancie, et des catalogues de mode de magasins londoniens et dublinois. Sans le savoir il avait déjà conçu Ulysse […]. » (84-85) À propos d’un autre lieu d’Ulysse : « [Joyce] alla voir son ami, J. F. Byrne, au 7 Eccles Street, une adresse qu’Ulysse rendrait célèbre […]. » (94-95) Sur la constante et vaste recherche que requiert l’écriture dUlysse : « L’auditoire devait être fasciné par cet Irlandais dégingandé aux cheveux blonds roux, à la poignée de main molle et à l’esprit souple, qui questionnait chacun sur ce qu’il savait le mieux et notait sur des bouts de papiers, qu’il enfouissait ensuite dans ses poches, les mots argotiques et les anecdotes qu’il entendait. […] Tout un chacun pouvait lui apprendre quelque chose des us et coutumes de son pays. Il interrogea les habitants du coin sur le rite de la fertilité qui consiste à brûler le démon de l’hiver sur un bûcher. Il recopiait les chansons françaises et appréciait particulièrement celles à caractère scatologique. » (142-143) Les exemples de recherches de ce genre sont légion dans la biographie. Pour Finnegans Wake : « Les câbles téléphoniques qu’il voyait dans la rue par une bouche d’égout lui suggéraient des cordons ombilicaux; une description des fleurs qui poussaient sur les ruines de Carthage lui faisait entendre les intonations mélodieuses des enfants morts. Pour la chevelure d’Anna Livia, Joyce s’inspira des magnifiques cheveux roux de Livia Schmitz (épouse de son ami Italo Svevo), mais aussi de la Dartry, rivière que les rejets des teintureries avoisinantes veinaient de rouge. Dans un bazar, il vit un jour un Turc avec un métier à tisser sur les genoux, et les écheveaux rouges, verts, bleus et jaunes lui firent l’impression d’un arc-en-ciel. » (198)

Thématisation de l’écriture et de la lecture : En lien avec la vie amoureuse : « Les frictions entre James et Nora étaient inévitables. Les écrivains sont un fléau pour leur entourage. Ils sont à la fois présents et absents. Présents de par leur incessante curiosité, leurs demandes, leur esprit classificateur, leur désir de tout connaître de l’autre, désir qu’ils déchargent dans leurs œuvres. Lorsqu’il n’enseignait pas, Joyce se tenait dans l’une des chambres, une valise sur les genoux en guise de bureau, faisant vivre rues, magasins, auvent, dictons, le « silence druidique » de la mer et des amoureux sur les balançoires de Stephen’s Green, leurs ombres enlacées. » (145) Plus loin : « Les écrivains doivent-ils être de pareils monstres pour créer? Je le crois. Il est paradoxal que tandis qu’ils luttent pour mettre en mots la condition humaine, ils s’endurcissent et se coupent des émotions qu’ils dépeignent avec tant d’éclat. Ils ne peuvent se charger d’aucune responsabilité ni tolérer aucune interruption; seule compte la voix intérieure, rythmique, insistante, qui s’efforce de créer un fragment de beauté et d’austérité. » (180) Face au malheur de voir sa fille démente : « S’il [Joyce] cesse même temporairement d’écrire, son esprit occupé jusque-là par l’agencement des mots tombe en friche. Joyce n’avait plus dans son cœur que rage et désespoir, la rage d’un enfant et le désespoir d’un homme brisé. Cet état ne lui était pas propre. Tolstoï, dans sa vieillesse, avait renoncé à son travail et peuplé son domaine d’illuminés dignes de Raspoutine, qui brisèrent son ménage. Lorsqu’il s’en fut de chez lui, sa femme Sonia, qui avait porté ses nombreux enfants et copié Guerre et paix trois fois de sa main, partit à sa suite, mais elle se vit plus tard refuser l’entrée de la salle où il agonisait. Eugene O’Neill en vint à considérer son épouse Carlotta comme une ennemie, et qui plus est une ennemie démente. Virginia Woolf remplit ses poches de grosses pierre et se jeta dans l’Ouse, une rivière du Sussex. Charles Dickens, devenu solitaire et morose, monta ses enfants contre sa femme, dont il était séparé. » (235-236) Ailleurs, à propos de Finnegans Wake : « Il [Joyce] expliqua à Ole Vinding que, malgré toutes les difficultés posées par Finnegans Wake, ce livre lui avait procuré un immense plaisir et avait pour lui « une réalité plus grande que la réalité même ». La plénitude que lui apportait le travail était contrebalancée par un vide dévorant. Camus a décrit la peur de l’acteur et son sentiment d’impuissance, mais l’écrivain stérile est plus démuni encore. Parce qu’il est capable d’inventer des mondes, de passionnément dépeindre des émotions, de créer des personnages aussi vivants qu’Anna Karénine ou que Leopold Bloom, l’écrivain semble invincible, mais c’est peut-être lui le plus vulnérable de tous. La face escarpée de la falaise est son lot quotidien. L’ironie veut que le vertueux André Gide, qui avait renvoyé son exemplaire d’Ulysse, ait dit après la mort de Joyce que ce qu’il admirait le plus en lui, comme en Mallarmé, Beethoven ou quelques très rares artistes, c’était que son œuvre s’achevait à-pic. » (237)

Thématisation de la biographie : Non, mais la biographe mentionne plusieurs épisodes marquants de la vie d’autres écrivains (voir la rubrique précédente).

Topoï : folie, Irlande, famille, sexualité, émancipation, connaissance, maladie (mentale), pauvreté, destin

Hybridation :

Différenciation :

Transposition : Transposition de particularités de l’énonciation du biographé dans la biographie; O’Brien reprend le style elliptique et imagé ainsi que le rythme saccadé de l’écriture de Joyce pour présenter le synopsis d’Ulysse : « Dans la salle à manger, Leopold Bloom, conscient de la présence de son rival dans les environs, sort deux feuilles de vélin crème pour écrire à ses amours. Miss Kennedy trousse et retrousse sa jupe, laisse se détendre sa jarretière élastique contre sa cuisse chaude, cuisse à claque, joliment gainée, et tance les hommes pour leur impertinente familiarité. Elle chantonne presque, la rose à son corsage se soulève, retombe. Le cartel clappe. Silence et bruit. L’un puis l’autre. Limbes. La pénombre abyssale fraîche et lisse, vert de mer. La lumière du soleil filtrée par un store doré. Tout et rien à la fois. Un saupoudrage de pensées, un tintement de caisse enregistreuse, un « bougre », une phrase inachevée – « pourquoi est-il parti si vite quand je? » » (156-157) Et ça continue durant quelques pages, qui tranchent nettement d’avec le style plus classique d’O’Brien, sa prose riche mais dépouillée.

Autres remarques :

LA LECTURE

Pacte de lecture : Aucun n’est explicitement annoncé, mais assurément de faire connaître les coulisses de la vie et de l’œuvre de James Joyce, qui soulèvent beaucoup d’incompréhensions, de suspicions et même d’attaques en règle.

Attitude de lecture : Magnifique biographie. Bon dosage de documentations et de réflexions autant littéraires que personnelles à l’auteure. Peu de fiction, mais la vie mouvementée du biographé s’en passe aisément. D’une écriture fluide, maîtrisée, simple mais précise. Somme toute, une superbe biographie d’écrivain écrite par un autre écrivain!

Lecteur/lectrice : Catherine Dalpé