FICHE DE LECTURE INFORMATIONS PARATEXTUELLES Auteur : David LODGE Titre : L’auteur ! L’auteur ! (titre original : Author, Author ; traduit de l’anglais par Suzanne V. Mayoux) – Ce titre renvoie à l’ovation rendue aux auteurs dramatique à la fin de la représentation de leur pièce. S’il s’agit d’un succès, la foule crie «L’auteur ! L’auteur !» pour que celui-ci se présente sur la scène et salue la foule. D’ailleurs, la couverture offre un dessin de Henry James faisant cette ovation. Nous verrons par la suite la part d’ironie que le titre et la couverture révèlent parce que, avant même que sa carrière soit entamée, James se met à fantasmer sur cette image de lui-même saluant la foule en délire (p.123) et même à s’exercer à saluer lors d’une visite au théâtre alors qu’il est seul (p.137). Ces échecs théâtraux le forceront toutefois à tempérer sa vanité à ce sujet. Lieu : Paris Édition : Rivages Année : 2005 [2004] Pages : 415 p. Cote : Appartient au groupe de recherche. Désignation générique : Roman. Cette désignation est le fait de la collection elle-même, «Rivages/Roman». Bibliographie de l’auteur : Essentiellement de la fiction. Jeu de société, Nouvelles du Paradis, Thérapie, l’Art de la fiction, Les Quatre Vérités, Pensées secrètes, La trilogie de Rummidge, À la réflexion, etc. Biographé : Henry James. La relation d’amitié qu’entretient Henry James avec Constance Fenimore Woolson et Georges Du Maurier, tous deux écrivains, occupe toutefois une place si importante à l’intérieur de l’œuvre que l’on pourrait considérer qu’ils ont tous les deux le statut de «biographé». Toutefois, je m’en tiendrai plus exclusivement ici au cas de James, d’autant plus que l’image que l’on peut se faire des deux autres biographés passe presque toujours par la focalisation de James. Quatrième de couverture : [Reproduction intégrale] «Dans le précédent roman de David Lodge, Pensées secrètes, Henry James apparaissait en filigrane . Dans celui-ci, il se tient au centre de la scène. Fourmillant de personnages – Oscar Wilde, Guy de Maupassant, George Bernard Shaw, et d’autres moins célèbres-, L’Auteur ! L’auteur ! nous plonge dans la vie littéraire et théâtrale d’une Angleterre délicieusement victorienne. Avec le mélange irrésistible d’humour britannique et d’ironie brillante qui le caractérise, David Lodge nous dévoile, à travers la vie captivante d’Henry James, les rêves des gens de plume.» Préface : Plutôt une note sans titre, qui mérite à mon avis la reproduction intégrale puisqu’elle traduit bien la pensée du roman ainsi que la pertinence de son appartenance aux nouvelles formes du biographique : On juge parfois souhaitable d’insérer en préambule d’un roman une note affirmant, en substance, que l’histoire et les personnages sont purement fictifs. Ici, c’est une autre déclaration de l’auteur qui semble opportune. Presque tout ce qui se passe dans ce roman est fondé sur des sources factuelles. Hormis une seule exception sans importance, tous les protagonistes nommés ont réellement existé. Les citations de leurs livres, pièces de théâtre, articles, lettres, journaux intimes, etc., sont leurs propres mots. Mais j’ai usé d’une licence de romancier en relatant ce qu’ils pensèrent ou ressentirent et les propos qu’ils échangèrent ; et j’ai imaginé certains épisodes et détails personnels dont nul n’avait pris note. Ce livre est donc un roman, et construit comme un roman. Il commence à la fin de l’histoire, ou près de la fin, puis remonte au début pour faire son chemin vers le milieu et ensuite rejoindre la fin, autrement dit le moment où il commence… Autres (note, épigraphe, photographie, etc.) : À la fin, une rubrique intitulée «Remerciements, plus quelques précisions» vient compléter la «préface» du début. L’auteur annonce : «Comme des lecteurs souhaiteront peut-être en savoir davantage sur la nature et l’étendue de ces ajouts à ma documentation, voici un résumé des cas principaux.» (p.412) Ces ajouts concernent une domestique sur laquelle il disposait de peu de documentation, puis un ami de James, Zhokovski, qui aurait peut-être fait des avances à James ce qui l’amena à rompre toute relation avec lui, ou encore une possible rencontre avec la jeune Agatha Miller (la future Agatha Christie) pendant un séjour à Rye, etc. Les autres ajouts relèvent plus du détail, ce qui donne à penser que la «préface» qui annonce que le roman se fonde sur des données factuelles est justifiée. LES RELATIONS (INSTANCES EXTRA ET INTRATEXTUELLES) : Auteur/narrateur : Puisqu’il s’agit d’un roman, il faut dissocier l’auteur du narrateur, mais le ton et l’humour si «britannique» de ce dernier donne envie de les réunir en une seule et même figure. Toutefois, dans la dernière partie, l’auteur s’introduit dans la scène d’agonie par le biais de l’italique, prenant pour un bref instant une position de biographe et résumant la vie de James entre la troisième et la quatrième partie. Narrateur/personnage : Narration hétérodiégétique avec focalisation interne essentiellement sur le personnage d’Henry James ; le point de vue mis de l’avant est donc celui un peu bourgeois de l’écrivain, ce qui donne une couleur particulière au récit. De plus, puisque James est toujours saisi à travers le prisme du romancier, cela permet au narrateur de développer en détail certains éléments émotionnelles d’une scène : «Cela faisait partie du prix à payer pour la possession d’une imagination de romancier, il ne ressentait que trop précisément, viscéralement, ce qu’avaient été les derniers instants de la malheureuse…» (p.227). Biographe/biographé : Bien sûr, pour qu’une œuvre d’une telle envergure soit composée, il faut que le biographe porte un intérêt certain au biographé. Mais, comme dans bon nombre de biographies fictives, le biographé se trouve sur le même pied que le biographe lui-même qui en fait sa créature et ne tient pas à le doter d’une auréole mais bien à le présenter à hauteur d’homme, avec ses qualités et ses défauts, ses forces et ses faiblesses. Un jeu d’ironie et d’humour subtils teinte ces rapports ; d’entrée de jeu, par exemple, James est invoqué sous le vocable du «grand écrivain». Ce n’est que dans la dernière partie, où Lodge, peiné par les échecs du vivant de James, se permet de se poser tant en biographe qu’en admirateur : «Il dût éprouver le sentiment que, malgré l’admiration de ses amis et les jeunes disciples qui le nommaient cher maître, malgré l’ordre du Mérite et la pluie de félicitations, malgré sa propre foi en la valeur de son œuvre et de la voie esthétique difficile qu’il s’était tracé et avait suivi avec acharnement, malgré tout cela, il dut éprouver le sentiment d’avoir échoué à imprimer sa vision dans la conscience collective, comme il avait espéré le faire au départ de sa carrière littéraire. Il est donc tentant de s’abandonner au fantasme de retour en arrière […] et de prendre soi-même un siège près du lit pour dire à HJ, avant qu’il ne quitte ce monde, quelques paroles rassurantes sur son avenir littéraire. Quel plaisir de lui annoncer qu’après quelques décennies d’obscurité relative, il deviendra un classique reconnu […]. Fantasme absurde et complaisant, bien entendu. Et même si les autres conditions impossibles se trouvaient remplies, j’arriverais trop tard.» (p.400-401-402) On peut donc admirer la maîtrise dont a fait preuve Lodge en tant que romancier, cachant son admiration sous un fin voile, mais l’inspiration de Lodge semble avoir une autre source que celle d’une identification avec son biographé. Il précise, dans la partie «remerciements…», qu’il avait noté en 1995 «que l’amitié d’Henry James avec George Du Maurier pouvait fournir un sujet de roman» (p.414) L’ORGANISATION TEXTUELLE Synopsis : Le roman est divisé en quatre parties et la première et la dernière relatent les derniers moments dans la vie d’Henry James, alors que ses domestiques, sa belle-sœur et deux de ses neveux et nièces sont à son chevet. Les deuxième et troisième parties, plus substantielles et subdivisées en chapitres, saisissent James sur une période d’environ quinze ans, alors qu’il n’a pas encore écrit ses œuvres majeures et tente avec peine de se consacrer au théâtre. Son amitié avec Georges DuMaurier et avec Constance Fenimore Woolson occupe une bonne part de la deuxième partie et la troisième s’attarde plus particulièrement au plus grand échec dramatique de la carrière de James, à savoir sa pièce Guy Domville, ainsi que ses conséquences sur James. Par comparaison, le succès et la décadence d’Oscar Wilde au théâtre (qui ne se retrouve pas comme personnage), le fulgurant et étonnant succès de Trilby de DuMaurier (qui, par ailleurs, le vit très mal) et le suicide de Fenimore (qui fut probablement amoureuse de James) obligent l’écrivain à une forme de maturation qui le mène à vouloir se retirer dans sa nouvelle demeure, Lamb House, où il peut enfin se consacrer à l’écriture. Mais le peu de succès de ses dernières œuvres finissent par le rendre dépressif. Ancrage référentiel : Comme le mentionne l’auteur dans sa préface, tous les protagonistes de l’œuvre ont réellement existés et ils constituent donc une preuve, pour la plupart, d’un important souci d’ancrage référentiel. Il est toutefois difficile de savoir qui est la «seule exception sans importance» dont parle Lodge, puisque ce roman fourmille de personnages. Au nombre de ceux-ci, mentionnons les écrivains suivants : Édith Wharton, Maupassant, Edmund Gosse, Alphonse Daudet, la famille de Leslie Stephen, etc. La documentation, souvent personnelles, sur laquelle s’appuie l’auteur, constitue également un autre point d’ancrage référentiel ; ainsi, la correspondance, les journaux intimes, les œuvres des protagonistes, les articles de journaux – du moins si on en croit l’auteur dans sa préface – sont véridiques et vérifiables. Les citations extraites de ces textes permettent donc de mêler leurs voix à celle du narrateur. Les noms de lieu, tout particulièrement en Angleterre et en Italie, sont un autre point d’ancrage référentiel. Indices de fiction : Scène d’agonie, présence abondante de dialogue, accès aux pensées des personnages, prédominance des scènes sur les sommaires. Rapports vie-œuvre : Autant peu de liens sont faits entre la vie et l’œuvre de James, autant il semble difficile d’en établir de façon précise puisque James lui-même évacuait autant que possible sa vie de son œuvre. Notant diverses anecdotes glanées ici et là dans son carnet, il ne s’inspire nullement de sa propre vie, d’autant plus qu’il craint sans cesse que ses contemporains puissent établir des liens entre les deux : «L’écriture romanesque, si subtile fût-elle, révélait forcément dans une certaine mesure la personnalité de l’auteur, son âme, et moins l’entourage ou le public connaissait les faits de sa vie privée, à la lumière desquels ils pourraient se livrer à des comparaisons et des déductions, mieux cela valait.» (p.75) Ainsi, après sa première rencontre avec Constance Fenimore, il se trouve quelque peu choqué qu’elle ait écrit une nouvelle qui relatait leur «expérience florentine», d’une part parce que les deux protagonistes de la nouvelle deviennent amoureux et, d’autre part, parce qu’il craint que ses autres amis ne découvre sa relation avec elle (p.80). Je note aussi quelques allusions intéressantes à l’intérieur de la biographie : 1) James raconte à Du Maurier que la seule femme qu’il eut pu épouser était sa cousine, Minny Temple, mais que puisqu’elle était morte jeune, ils n’avaient pu se déclarer ni l’un ni l’autre. Le narrateur note que cette histoire est tendancieuse puisque Henry n’a jamais été véritablement épris de celle-ci et qu’il se sert de cette histoire qui «expliquait et sanctifiait à la fois le choix de son célibat voué à la littérature.» (p.74) Décrivant la jeune fille à Du Maurier, celui-ci remarque qu’elle ressemble à Isabelle Archer, l’héroïne de Portrait de femme. Le narrateur explique ainsi l’analogie entre les deux femmes : «Lorsque la nouvelle de sa mort lui [Henry] parvint, il ressentit donc, en même temps que le chagrin, une certaine culpabilité, qu’il soulagea en se promettant de perpétuer l’âme ardente de Minnie dans son œuvre, et plus précisément dans ses héroïnes.» (p.74) 2) James entretient de nombreuses amitiés, à tel point que les entretenir hypothèque beaucoup de son temps, mais il trouve dans cet aspect de sa vie un avantage important pour l’élaboration de son œuvre : «[I]l avait besoin de ces amis pour leur intérêt humain et documentaire, pour le stimulus des échanges d’idées, pour l’anecdote occasionnelle qui pourrait fournir le "germe" d’un nouvel ouvrage de fiction, et aussi comme antidote à sa solitude de célibataire.» (p.105) 3) Il existe une nouvelle de James, intitulée «Entre deux âges», que le narrateur présente comme étant d’inspiration autobiographique : «En attendant, il était tourmenté de voir d’autres écrivains […] susciter le genre d’attention et d’éloges qui lui étaient dus, pensait-il ; il le pensait, mais ne pouvait s’en ouvrir même à ses plus proches amis sans paraître pitoyablement faible et envieux. Il se borna donc à transposer ces inquiétudes et ces aspirations complexes dans une nouvelle.» (p.183) 4) Alors que l’on veut changer le dénouement de sa pièce Guy Domville pour permettre au héros et à l’héroïne de se marier, James s’obstine parce qu’il «s’identifiait profondément à Guy, voyant en son héroïque renoncement final à l’amour et au mariage en faveur de la vie religieuse un parallèle avec son propre célibat consacré à sa vocation d’écrivain.» (p.193) 5) Mais le rapport vie/œuvre le plus intéressant trouve sans doute son point culminant dans le fait qu’Henry, dans un moment de dépression, jette au feu toute sa correspondance et ses papiers personnels : «C’était essentiellement un acte de vengeance dirigé contre le monde littéraire insensible, incompréhensif, qui avait dédaigné ou ignoré son œuvre. Si ces gens ne voulaient pas de ses romans, il ferait en sorte qu’ils ne mettent pas la main sur sa vie : plutôt disparaître complètement du paysage littéraire que devenir l’une de ces figues mineures…» (p.400) Thématisation de l’écriture et de la lecture : La lecture n’est pas thématisée, l’écriture l’est dans une certaine mesure puisque, bien sûr, il s’agit de la profession de James et qu’il a «toujours caressé secrètement l’espoir de devenir riche en même temps que célèbre grâce à ses écrits […], car gagner beaucoup d’argent et, en même temps, faire progresser l’art de la fiction littéraire […] constituaient pour un romancier le seul moyen de marquer le XIXe siècle matérialiste» (p.108). Ces tourments en tant qu’écrivain apprécié par la critique mais peu reconnu par le public (James vivait de ses rentes et non du produit de ses ventes), la recherche d’une esthétique nouvelle, sa méthode d’inspiration et de travail (à partir d’anecdotes qu’il note dans son carnet) constituent davantage des topoï ou des éléments ajoutant à la personnalité du biographé plutôt que d’être l’objet d’une véritable thématisation. 1) Notons toutefois que la présence de Du Maurier fait prendre à ce thème une tournure particulière ; en effet, Du Maurier, qui rêvait de devenir peintre, a dû se résigner à devenir dessinateur pour la revue Punch suite à la perte d’un de ses yeux. Craignant avec l’âge de perdre son seul œil valide et de ne plus être en mesure de soutenir sa famille, il entreprend d’écrire des romans (qui sont tous d’inspiration autobiographique) en les dictant à sa femme. Après la mort de Du Maurier, alors que James passe des heures à écrire pour des revues, il se met à souffrir d’une inflammation du poignet, ce qui l’oblige à prendre du repos. C’est alors qu’il décide de faire comme Du Maurier et s’engage un secrétaire à qui il dictera ses écrits. Dès lors, cette façon d’écrire, au cliquetis du clavier, devient nécessaire à James pour composer sa prose (p.24-25) et cette méthode amène ses phrases à se rallonger et à se complexifier (p.353) ; en bref, à atteindre l’esthétique qu’il a toujours recherchée. 2) L’expérience de l’écriture scénique donne également un nouveau souffle à l’écriture de James : «Et si l’on appliquait au récit littéraire la méthode qu’il avait employée pour écrire ses pièces de théâtre, à savoir un scénario, le résumé scène par scène d’une intrigue imaginée ? […]» (p.304) 3) J’ajouterai que James prend prétexte de son dévouement entier pour son art afin de justifier son célibat permanent et son peu d’attirance pour les relations amoureuses, de quelque nature qu’elle soit : «Il lui suffisait de se dire que la poursuite de la grandeur littéraire était incompatible avec les obligations matrimoniales. Il avait besoin de sa liberté, la liberté d’être égoïste, c’est-à-dire voué à son art avec abnégation.» (p.67) Son ambition qui s’avère démesurée, de son vivant du moins puisqu’il se heurte sans cesse à des échecs, se retrouve donc au cœur de la construction du personnage qui sacrifie beaucoup à l’écriture, au risque même de voir sa jalousie du succès de ses amis compromettre son amitié avec eux. 4) En complément, il est intéressant de noter la particularité de la relation qui unit Henry à sa sœur Alice. Cette dernière, dépressive et hypocondriaque, exaspère les membres de sa famille, mais pas Henry puisqu’il trouve la façon de vivre d’Alice «intéressante» : «Il avait l’impression qu’elle cultivait sa mauvaise santé comme lui-même cultivait l’écriture. C’était devenu pour elle une vocation, sa raison d’être et, d’une certaine façon, un instrument de sa volonté.» (p.88-89) Thématisation de la biographie : Il est toujours difficile de trouver une thématisation de l’entreprise biographique qui soit le fait du biographe lui-même à l’intérieur d’un roman. Souvent, si des commentaires sont faits, ils passent par d’autres canaux. Ainsi, James, obsédé par l’idée que d’autres puissent fouiller dans sa vie n’en est pas moins victime, à un certain moment de sa vie, d’une «curiosité biographique» vis-à-vis des auteurs qui le passionnent. Écrivant l’histoire d’un poète américain tentant de s’infiltrer chez une ancienne maîtresse de Byron et belle-sœur de Shelley qui possède des lettres des deux auteurs, le narrateur note : «Il était à même d’évoquer la curiosité biographique obsessionnelle de l’Américain car il l’avait lui-même éprouvée parfois, à propos de Byron, de George Sand et d’autres. Mais plus il avançait, plus il prenait conscience du caractère foncièrement pervers d’un tel besoin de pénétrer les secrets d’écrivains défunts, de connaître leurs pensées et actes intimes, et de les rendre publics. C’était odieux d’imaginer des inconnus fouinant dans ses propres papiers après sa mort.» (p.98-99) Suite à cette prise de conscience, il demande à Fenimore de brûler toute leur correspondance à mesure qu’elle recevra des lettres de lui, détestant l’idée que des gens pourraient les lire après leur mort : «Et non seulement les lire, mais les publier, et en tirer de l’argent. Il en va ainsi à cette époque affreuse, américanisée qui est la nôtre. Il n’y a plus d’intimité qui tienne, plus de décence. Journalistes, biographes… ce sont des parasites, des criquets, ils dévorent la moindre feuille. L’art que nous pratiquons, le mal que nous prenons pour créer des mondes imaginaires, ils n’en ont cure. Seule la réalité triviale les intéresse. À mon sens, c’est notre devoir de leur refuser ce qu’ils recherchent, de triompher d’eux. Quand nous serons morts, quand nous ne pourrons plus défendre notre domaine intime, ils arriveront en palpitant des antennes, en se frottant les mandibules. Qu’ils ne trouvent rien, rien que la terre brûlée. Des cendres.» De ce fait, James brûlera tous ses papiers pendant une période importante de dépression. De ces allusions, on ne peut tirer de conclusions définitives sur l’entreprise biographique telle que la conçoit Lodge, mais je pense que cette ironie ne le touche que partiellement, puisqu’il fouille peu dans les écrits intimes de James comme tel et qu’il se désigne davantage comme romancier que comme biographe. Topoï : L’ambition littéraire (théâtrale surtout) et la gloire ; le milieu du théâtre anglais victorien ; l’américanisation du monde moderne ; l’amitié entre écrivains ; la jalousie ; la vanité ; l’échec, la dépression, l’art de la fiction, etc. Hybridation : La part du biographique me semble assez importante pour que l’on puisse parler d’un phénomène d’hybridation entre roman et biographie. Différenciation : Bien que l’on ne retrouve pas à l’intérieur de l’œuvre une volonté de différenciation, il m’apparaît que la «préface» de l’auteur où il affirme qu’en général on annonce que tout est fictif mais que dans son cas il a fondé son histoire sur des sources factuelles marque déjà une certaine volonté de différenciation. Transposition : 1) Transposition de l’œuvre : l’œuvre est en fait peu transposée. Je noterai toutefois un cas qui m’apparaît intéressant : Dans la première partie, la femme de chambre Minnie Kidd trouve Henry James tombé au sol suite à une attaque et celui-ci lui dit : «C’est la bête dans la jungle […] et elle a bondi.» (p.22) – ce qui, selon Lodge, est un fait attesté. Intriguée, Minnie tente de lire la nouvelle «La bête dans la jungle» mais n’y comprend rien – ce qui est un ajout de Lodge. En discutant avec la secrétaire de James, cette dernière lui explique la signification de la nouvelle (celle d’un homme qui croit toute sa vie qu’un danger le guette et en discute constamment avec une amie ; ce n’est qu’au moment de la mort de cette dernière qu’il réalise qu’elle était amoureuse de lui et qu’à force de guetter la «bête» il n’a pas vu ce qui se passait réellement). À part les deux pièces de théâtre qui seront l’objet de plusieurs chapitres, cette nouvelle est la seule qui soit réellement présentée à travers la biographie. L’intérêt de la présenter se retrouvera dans la relation ambiguë qui se développe entre James et Fenimore, bien que celui-ci se doute tout au long de sa vie qu’elle soit amoureuse de lui. Après son suicide en Italie, il se rend à son appartement et découvre une note dans son carnet : «… imaginons un homme né sans cœur. C’est un homme de bien, du moins il n’est pas cruel ; rien d’un débauché, une sage conduite ; mais il n’a pas de cœur.» (p.229) Craignant que cette remarque s’adresse à lui-même, il en est cruellement blessé, mais pour pallier à cette peine, il éloigne de lui l’idée qu’il s’agit d’un reproche et décide d’écrire la nouvelle de Fenimore à sa place ; ce sera «La bête dans la jungle» (p.232) 2) Transposition d’une œuvre intitulée «Existe-t-il une vie après la mort ?» et qui permet de conclure la biographie après la mort de l’écrivain. Dans cette partie, le biographe dialogue avec l’œuvre (p.406-408). 3) Le vécu est bien sûr abondamment transposé, mais il est difficile de juger jusqu’à quel point cette transposition relève de l’affabulation. Autres remarques : J’ai noté dans la rubrique «relation biographe/biographé» que l’auteur présentait le biographé à «hauteur d’homme». À cet égard, une citation me paraît tout aussi pertinente qu’amusante : «Il espérait déceler au fond de ses boyaux un remous présageant une évacuation, mais ne fut pas exaucé.» (p.237) En discutant avec ma collègue, nous avons émis l’hypothèse que la mise en scène du corps procède de la désacralisation et/ou de la démythification de la figure de l’écrivain. LA LECTURE Pacte de lecture : Ambiguë mais seulement à la manière du roman historique. Dans l’ensemble, on peut s’engager dans un pacte de lecture fictionnel. Attitude de lecture : Ce roman, dans son écriture, est assez conventionnel mais élaboré avec un tel raffinement et tenu d’une telle main de maître qu’il propose tout à la fois une lecture intelligente tout en pouvant aisément s’inscrire sur une liste de best-seller grand public. Le portrait de James est si profondément et subtilement nuancé qu’on s’attache au personnage malgré sa vanité, son égoïsme et la dose d’humour britannique dont il est si souvent la proie et permet de classer cette œuvre au rang des romans psychologiques. Lecteur/lectrice : Manon Auger