Huglo, Marie-Pascale, Le Sens du récit : pour une approche esthétique de la narrativité contemporaine, Paris, Presses Universitaires du Septentrion, 2007.

Suivi d’études sur : Leiris, des Forêts, Gombrowicz, Carrère, Toussaint, Salvayre, Volodine, Sarraute.

Le propos de Marie-Pascale Huglo est d’« insister sur cette autre scène [la scène narrative] – qui tend parfois à rester dans les limbes – afin de montrer quels sont, en deçà des représentations et des thématiques, les modes discursifs et perceptifs à l’oeuvre dans le récit contemporain. » (p. 10)

« On voit donc bien se dessiner en filigrane, dans le parcours de lecture que je propose, le retour du récit proclamé avec la fin des avant-gardes, mais se profile aussi, dans l’attention portée au procès (c’est-à-dire au processus) du récit, ce qui résiste à cette ligne de partage : Leiris et des Forêts impliquent le récit dans leur grand saccage, Salvayre et Volodine déplacent, chacun à sa façon, l’horizon d’attente du récit. La revendication esthétique du récit participe bel et bien de cette mouvance. On peut d’abord la considérer comme d’une tentative de revenir sur les dichotomies cristallisées autour de l’opposition entre le récit et l’art auxquelles la valorisation contemporaine des histoires ne parvient toujours pas à répondre. Mon insistance sur une esthétique du récit est aussi, en partie, une réaction à la valorisation culturelle de l’émotion, comme si elle était devenue le site exclusif du sensible. » (p. 12)

« Se dessine alors en filigranes le retour du récit caractéristique de la littérature contemporaine, mais la communauté improbable des deux scènes que je rapproche (improbable dans la mesure où l’un [des Forêts] combat le récit et, finalement, l’interrompt tandis que l’autre [Salvayre] noue son intrigue romanesque sur le mode même de l’interruption) nous invite à revenir sur le “grand récit” de la fin des avant-gardes, qui tend parfois à se donner lui-même comme une volonté d’en finir avec les expérimentations formelles et les entreprises dites illisibles pour revenir aux histoires liées à nos expériences du monde, à notre quête d’identité, à notre soif d’imaginaires. Or, justement, ni les avant-gardes ni la fin des avant-gardes ne sont aussi radicales, aussi opposées, aussi univoques qu’on le prétend parfois, ce dont le contretemps des communautés improbables réunies dans cet essai veut rendre compte. » (p. 16-17)

« même si la hiérarchie classique des trois unités, qui rendait inséparables genre, ton (style) et sujet (thème), n’a plus cours aujourd’hui, elle persiste – sur un mode éclaté, voire discordant – dans les récits modernes contemporains. » (p. 21)

« D’une façon générale, les relations entre l’oralité et l’écriture constituent une excellente approche de l’intermédialité dans le champ de la littérature. Elles ont déjà amplement montré que les textes mobilisent une mémoire appareillée verbale et non verbale (musicale par exemple), écrite et non écrite, mais on ne saurait s’en tenir là. La culture audiovisuelle, qui est aujourd’hui la nôtre, engage lecteurs et critiques à questionner l’impact des images sur le récit littéraire et contemporain. » (p. 28)

« En croisant la voix et l’image, le verbal et le non verbal, c’est la richesse de l’imaginaire contemporain du récit et la variété des scènes narratives qu’il déploie que je cherche à exemplifier. Cet imaginaire, pétri d’une mémoire plurielle, va de la rumeur, du mythe, du conte et de la conversation jusqu’à la photographie, le cinéma, la télévision ou le “Web”. » (p. 33)

« Mais le retour du récit contemporain indissociable d’une quête mémorielle ne se borne pas aux fictions érudites ou parodiques se retournant sur la mémoire des lettres et des discours. Il concerne aussi le vaste corpus autobiographique et romanesque qui se retourne sur un passé individuel, familial, historique, culturel, social, et qui non seulement intégre mais aussi interroge et réfléchit notre connaissance de ce passé. Cette tendance s’inscrit dans le contexte contemporain de la fin des idéologies et de l’accélération de l’histoire qui impliquerait, selon François Hartog, un changement de régime d’historicité. Au lieu d’une temporalité moderne orientée vers le futur, le temps présent serait omniprésent, sans horizons futur ni passé mais néanmoins soucieux d’un futur incertain, obsédé par la mémoire et les archives. » (p. 35)

« L’un des lieux où ces mutations se nouent de façon particulièrement dense est celui de l’archive : là où la mémoire assimilée et transmise entraîne un oubli et une transformation constante du passé en fonction du présent, l’archive conserve des traces qui, faisant surgir le passé dans le présent, en fait apparaître toute l’hétérogénéité. Les archives sont l’une des formes de l’étirement interminable du présent vers un passé qui, même s’il est relativement proche, apparaît souvent comme étranger, éclaté, résiduel. » (p. 35)

« La difficulté à produire aujourd’hui de grands récits mémorables signale donc un problème quant à la transmission narrative de l’expérience […]. Chose certaine, la transmission de l’expérience n’est plus majoritairement narrative ni littéraire : elle passe aussi par les images et l’oralité seconde. En résultent des tensions entre l’ordre du récit, fondé sur l’agencement chronologique et causal des événements, et l’ordre audiovisuel qui peut fort bien se passer d’une orientation narrative. Ces tensions travaillent le récit littéraire contemporain, elles vont jusqu’à en remettre en question le sens et la portée dans un conflit problématique mais créateur. » (p. 36)

« La présence seconde, qui ramasse selon moi les principaux enjeux critiques de la voix dans les récits contemporains, constitue en elle-même une expérience devenue courante : au cinéma, les images définlent sous nos yeux, elles viennent nous toucher ici et maintenant, mais elles sont aussi des traces, l’enregistrement d’un présent qui n’est plus. On pourrait multiplier les exemples de présece seconde qui, détachée du vif et de la performance, constitue une temporalité désormais banale ; là n’est pas mon propos. Ce qui m’intéresse vient de ce que la secondarité implique un troisième déplacement lié au précédent celui de l’anachronisme : le retour du récit dans la littérature contemporaines peut être compris comme l’émergence d’un “revenir” dans le récit, où des modes de subjectivité, des façons d’entendre, de dire, de raconter et de voir le monde conjugueraient comme un “feuilleté” d’archives. Au sujet/récit “tramé de voix”, on pourrait substituer un sujet/récit tramé d’archives et de mémoires. » (p. 37-38)