Table des matières

Daniel Grenier (2015), L'année la plus longue

ORION + POROSITÉ - FICHE DE LECTURE

I- MÉTADONNÉES ET PARATEXTE

Auteur : Daniel Grenier

Titre : L’année la plus longue

Éditeur : Le Quartanier

Collection : Polygraphe 10

Année : 2015

Éditions ultérieures :

Désignation générique : Roman (couverture)

Autres informations :

3 citations en exergue :

1/ Catherine Leroux, La marche en forêt : Passage sur « Alma », personnage de la guerre civile que Grenier emprunte

2/ Stephen Crane, La conquête du courage : « Il plana sur les ailes rouges de la guerre : pendant quelques secondes il fut sublime. » [voir « personnes et/où personnages mis en scène » et « intertextualité »]

3/ Pierre Yergeau, L’écrivain public : « Moi, évidemment, je ne pense pas mourir. Ce n’est pas américain. » [clin d’œil ici au personnage d’Aimé qui est quasi immortel]

Quatrième de couverture :

Un jour, Albert Langlois explique à son fils Thomas en quoi il n’est pas comme les autres. Pour préserver l’équilibre précaire du monde, pour que s’accordent la révolution des planètes et le tic-tac atomique des horloges suisses, Thomas ne peut pas exister tous les ans. Quelque part dans une des salles secrètes de la Royal Society, ou dans les souterrains de la Rome des papes, on a décidé de son sort, plusieurs siècles auparavant. Puis Albert disparaît. Il retourne dans le nord, avec son secret et ses carnets de notes contenant l’ensemble de ses recherches, et Thomas se met à grandir comme les autres, entouré des Appalaches et du quotidien des rues chaudes de Chattanooga, Tennessee. Son corps aurait dû ralentir, mais les événements se sont précipités. Roman des territoires éternels et des destinées fragiles, des tribus déportées et des guerres civiles; légende d’une autre époque qui cherche à conquérir la nôtre et à la transcender, L’année la plus longue se nourrit autant de la magie du Benjamin Button de Fitzgerald que des fabulations historiques de Ferron. Daniel Grenier signe avec ce premier roman une grande épopée américaine traversant trois siècles, une histoire inoubliable de vies trop courtes et de vies sans fin.

Notice biographique de l’auteur : Né à Brossard en 1980, Daniel Grenier vit à Québec. Il a publié Malgré tout on rit à Saint-Henri en 2012 au Quartanier. Sa traduction du recueil de nouvelles Sweet affliction d’Anna Leventhal (Invisible Press, 2014) est parue en 2015 sous le titre de Douce détresse chez Marchand de feuilles. Il a complété une thèse de doctorat à l’UQAM sur l’histoire des représentations du romancier dans la fiction américaine du dix-neuvième et du vingtième siècle. L’année la plus longue est son premier roman.

II - CONTENU ET THÈMES

Résumé de l’œuvre : L’œuvre fait des sauts dans l’espace géographique de l’Amérique (mais en suivant plus ou moins la ligne des Appalaches), ainsi que dans le temps (de 1760 à 2047) sans suivre un parcours ou une chronologie linéaire. Cependant, on suit principalement deux parcours, celui de Thomas Langlois, fils d’Albert Langlois et descendant d’Aimé Bolduc (le personnage mythique central), et celui d’Aimé Bolduc lui-même, alias William Van Ness, alias Kenneth B. Simons, né le 29 février 1760 dans une sorte de « trou temporel » faisant en sorte qu’il ne vieillit d’un an que tous les 4 ans – et disparu dans un accident d’avion en 1994 en même temps que Laura, la mère de Thomas (ce qu’on apprendra vers les deux tiers du livre, même si personne dans la fiction ne le sait). Plus précisément, le livre est divisé en trois parties qui correspondent à trois séries de monts de la ligne des Appalaches : I- Great Smokies (Chattanooga) [monts associées davantage à Thomas] II- Alleghenies [monts associés à Aimé] III- Chic-Chocs [monts associés à Albert qui est né à Sainte-Anne des Monts].

I- Great Smokies (Chattanooga [Tennessee]) : Cette partie focalise sur le personnage de Thomas, dont le père, Albert Langlois, est arrivé de Sainte-Anne des Monts au Québec dans les années 1980 sur les traces de son ancêtre Aimé. Obnubilé par sa quête, Albert n’en est pas moins tombé amoureux de Laura, une jeune serveuse de restaurant, avant de s’installer avec elle à Chattanooga, là où elle donnera naissance à Thomas qui, au grand bonheur d’Albert, nait le 29 février 1980 (les années bissextiles étant les « années les plus longues »). Albert est convaincu que son fils est un « leaper » tout comme Aimé, et qu’il aura une vie exceptionnelle, mais déchantera puis finira par quitter sa femme et son fils au bout de 13 ans (105) pour rentrer au Québec (la raison du départ d’Albert n’est jamais claire à 100% : a-t-il trouvé ce qu’il cherchait sur Aimé ou bien a-t-il, comme il le dit à la fin – 360 –, découvert qu’il poursuivait une chimère?). Élevée seule par sa mère Laura, Thomas deviendra toutefois orphelin à 14 ans, alors que sa mère disparaîtra dans un accident d’avion, en route vers l’Europe. Ce sont ses grands-parents maternels – avec qui Laura était brouillée – qui vont le recueillir et le garder jusqu’à sa majorité. Alors qu’il a dix-huit, il renoue plus particulièrement avec Mary, la meilleure amie de sa mère, une femme noire qui vit dans un quartier noir – ce qui fait que Thomas est le seul Blanc à s’y aventurer. Ils sont amoureux et, le matin du 4 avril 1998 (84), en voulant faire une blague à une fillette noire, celle-ci, de crainte, se fait renverser par une voiture. L’affaire est montée en épingle par les médias et les deux communautés qui s’affrontent. Thomas quitte alors pour aller retrouver son père qui lui a écrit et qui veut renouer avec lui.

II- Alleghenies : Cette deuxième partie, la plus longue, nous amène sur les traces d’Aimé Bolduc à différents moments de sa vie – épisodes présentées dans un ordre éclectique – alors qu’il change soit d’identité soit de profession pour épouser, sans le vouloir vraiment (ou disons avec une certaine désinvolture), les différents moments de l’Histoire américaine. Chronologiquement, il nait à Québec en 1760 (bataille des Plaines), participe à la déportation des Cherokee en 1837-1838, puis se retrouve à Montréal en 1863, où il rencontre Jeanne Beaudry avec qui il aura une aventure, mais qu’il abandonnera, enceinte, lorsqu’ils seront découverts par Jean, le frère de Jeanne, perturbé par la disparition de son père et chargé de violence (c’est ainsi qu’il inaugure sa lignée de « Langlois » - l’homme qui épousera Jeanne pour sauver son honneur). Il se retrouve alors de nouveau aux États-Unis, à New Port, où sa ressemblance avec William Van Ness va lui permettre de s’enrôler à sa place dans l’armée de l’Union en échange d’une somme d’argent importante. On retrouvera ensuite Aimé à différents moments de sa vie : à Philadelphie en 1893, où il racontera la guerre à Stephen Crane (ce qui lui inspirera son roman – voir plus bas); à Phoenix en 1900; en contrebandier durant la prohibition, etc. avant qu’on le retrouve sous le nom de Kenneth B. Simons au Kansas en 1960, d’où il vivra une vie de reclus mais recevra, en 1987, une longue lettre d’Albert, convaincu de l’avoir retrouvé, et qui lui fixera un rendez-vous auquel il n’ira pas. On le croise une dernière fois en mars 1994 alors qu’il voyage sans le savoir en compagnie de Laura, la mère de Thomas, et que leur avion s’écrasera.

III- Chic-Chocs : Cette troisième partie s’attarde à la suite de la vie de Thomas qui renoue avec son père à Sainte-Anne-des-Monts. Il part ensuite à Montréal faire de hautes études de médecine et est rejoint par Mary. Ils s’installent finalement tous les deux à Québec et Thomas se plonge dans des études scientifiques sur la longévité. En mars 2020, des avocats le contactent pour lui dire qu’il est le riche héritier de Kenneth B. Simons. En possession également du compas qui a appartenu à Aimé, il arrive à prélever un soupçon d’ADN et devient, en quelque sorte, le sauveur de l’humanité, ayant presque découvert le secret de l’immortalité.

Thème principal : Histoire et géographie américaines – territoire – rêve et mythe américain.

Description du thème principal : La composition éclectique et foisonnante du roman rend difficile la mise en relief d’un thème central alors que, pourtant, le roman a quelque chose de très homogène. Il se construit autour du mythe américain, ce mythe du renouveau, du self-made-man et de l’homme d’exception, grand explorateur de territoire; il en souligne d’une certaine façon les failles (les laissés-pour-compte de ce grand rêve étant les Amérindiens, ce sur quoi insistent à la fois le prologue et l’épilogue) tout en l’épousant totalement par le biais de son histoire et de ses personnages, éminemment masculins, et par la finale un peu conte de fée (mais qui épouse en cela aussi la forme du conte).

D’une manière plus subtile, le roman joue sur l’impact individuel de la marche de l’Histoire, comment on y participe parfois malgré soi et comment, grâce à l’immense territoire américain, on peut aussi tenter d’y échapper : disparaître dans la nature devient ainsi une possibilité donnée aux hommes (Aimé, Albert et Thomas le font chaque fois que nécessaire, laissant les femmes se dépatouiller). Par ailleurs, Aimé et Thomas se font d’une certaine manière jouer par l’Histoire : Aimé dans ses embuscades et escarmouches lors de la guerre de Sécession, par exemple, ou encore Thomas, qui, en n’étant pas conscient du schisme entre les Blancs et les Noirs, du racisme latent des états du sud, provoque, sans le vouloir, un drame. Il est ainsi porteur d’une vision particulière de l’Histoire : « Sur le chemin du retour, dans la Cabriolet de Mary, il avait pensé à son grand-père et ses joues s’étaient mises à picoter. L’histoire n’était pas une de ses matières préférées, parce qu’il s’intéressait aux roches, aux montagnes et au fil sinueux des rivières, mais l’histoire pesait sur ses épaules en ce moment, dans le ciel rose du début du mois de mai, et il avait du mal à saisir pourquoi, exactement pourquoi. Ça avait à voir avec les cheveux blancs de son grand-père, avec la croix de la Confédération qu’il voyait flotter devant certaines maisons près de chez lui. Ça avait à voir avec une fierté austère aux cheveux blancs, avec des gens qui parlaient du passé et de l’histoire avec du feu dans les yeux, qui oubliaient d’avaler leur salive. Ce n’était pas sa matière forte, parce qu’il était persuadé que, contrairement à la géologie et aux strates, l’histoire n’existait que pour s’effacer à mesure et permettre aux hommes de passer à autre chose. Les drapeaux et les frontières disparaissaient, mais les plateaux et les vallées laissaient des marques. » (81-82, je souligne) Lors des attaques du 11 septembre, il est à nouveau happé intimement : « Thomas ne connaissait pas New York, il n’était jamais sorti du Tennessee avant de quitter les États-Unis, mais il avait quand même l’impression, comme un réflexe, qu’on venait de les attaquer, lui et sa mère, la mémoire de sa mère, ce qui restait, une sorte d’héritage. » (366)

Finalement, la question du territoire est sous-jacente. Grenier, en entrevue : « Lorsqu'il a commencé L'année la plus longue, Daniel Grenier était surtout motivé par le désir de parler du territoire nord-américain et de son histoire. ‘Dans sa première version, le roman s'appelait même Appalaches, dit-il. C'est le flash primordial, celui de la chaîne des Appalaches qui nous relit aux États-Unis. En même temps c'est une méditation sur les échelles de temps, celui des montagnes, celui des humains, celui des vies trop courtes et des vies allongées, comme celle d'Aimé…»’’ (http://www.lapresse.ca/arts/livres/entrevues/201509/01/01-4897038-daniel-grenier-le-temps-des-montagnes.php)

Thèmes secondaires : le rapport au temps, à la mémoire et à l’histoire; la fuite; la filiation; la guerre; etc.

III- CARACTÉRISATION NARRATIVE ET FORMELLE

Type de roman (ou de récit) : Roman historique; roman fantastique; réalisme magique; roman du territoire; récit de filiation.

Commentaire à propos du type de roman : Le roman flirte un peu avec tous ces styles tout en demeurant très conventionnel. Son originalité vient de « l’artifice littéraire » (je n’emploie pas l’expression dans un sens péjoratif) de la longévité d’Aimé. Ce prétexte lui permet d’explorer l’histoire américaine sur quatre siècles mais à la manière d’un Forrest Gump qui se trouve au bon endroit au bon moment (l’auteur le dit lui-même en entrevue). En ce sens, le roman relève à la fois du réalisme magique, du roman fantastique et du roman historique. La structure « appalachienne » et les pérégrinations d’Aimé à travers les États-Unis nous amène du côté du roman du territoire, et la quête d’Albert – qui procurera un mirobolant héritage à Thomas – revoie au récit de filiation.

Type de narration : Narration hétérodiégétique problématique

Commentaire à propos du type de narration : Il s’agit d’une narration hétérodiégétique classique, réaliste et omnisciente. Là où elle devient problématique, c’est qu’elle emprunte (surtout au début) des postures différentes : à certains moments, l’histoire est narrée comme si on voyait le monde depuis le point de vue d’Albert qui tente de reconstituer des épisodes de la vie d’Aimé (ex : prologue, à la fin : « Parce que c’était impossible qu’il soit là. À cette époque, à ce moment-là, en juillet 1838, sous le ciel menaçant de la plaine américaine où marchaient les Cherokees, il se trouvait ailleurs. Presque toutes les sources le confirment. » 17). Le narrateur omniscient n’a ainsi pas véritablement accès aux pensées et à la vie d’Aimé – du moins à certains moments, car la deuxième partie raconte la vie d’Aimé de manière omnisciente – mais avec certains écarts, au début.

L’autre aspect problématique de la narration se superpose au premier et réside dans le fait qu’elle emprunte, dans la première partie, à l’esprit et au ton du conte, mais abandonnera cette posture quelque part au milieu du livre pour devenir plus classique (il est difficile de savoir à quoi attribuer ces changements de ton; si c’est voulu ou si ce sont des maladresses de l’auteur). Par exemple, dans les premiers chapitres, le narrateur multiplie les formules d’appels au lecteur en insistant sur la dimension québécoise de la narration : « On parle des Appalaches parce qu’elles sont la première chose qui nous lie à lui, nous lecteurs. La chose primordiale qui nous lie à lui au-delà des thèmes ou des impressions psychologiques. Dans leurs course enchaînée vers le nord elles nous rejoignent, ici, à l’intérieur de nos maisons, le long du fleuve qui va rétrécissant. » (22-23) « […] c’est important d’en parler ici, même dans le nord où il fait souvent beaucoup plus froid et où les couleurs ne sont pas perçues de la même façon. » (26) Sur la journée qui a changé le cours de la vie de Thomas : « Or, ce qui est arrivé ce jour-là, le matin du 4 avril 1998, sort de l’ordinaire au point où on sent maintenant le besoin de marquer un temps d’arrêt et d’insister sur la nature véridique des événements. Le fait de les relater occasionnera une impression de rupture dans la narration de sa vie en raison de leur caractère décisif, instantané. Il y avait un avant, il y a eu un après. Bien au chaud chez nous, dans nos demeures du bord du fleuve, alors que l’hiver s’installe et que la fumée des usines devient opaque dans le ciel bleu acier, on discerne mal les contours de cette journée qui a changé le cours de sa vie à cause, entre autres, de l’éloignement, des mœurs, de la culture, des différentes tensions, qu’on n’a connues que par l’entremise des livres d’histoire et des documentaires. On essaie de se replonger là-dedans, là-bas, dans cette journée chaude d’avril au Tennessee, et on sait que c’est difficile à croire. » (84-85).

Ou encore, il fera des commentaires métanarratifs : « À partir de maintenant, on utilisera leurs prénoms, pour faciliter la lecture et aussi pour amenuiser la distance créée entre eux et nous par les perceptions de Thomas. Quand il pensait à eux, même après leur disparition, Thomas entendait mom et dad dans sa tête, mais on préfère leur donner une personnalité propre puisque ce récit leur appartient également. Ils s’y ancrent de la même façon que leur fils, en sont à la fois les moteurs et les angles morts qu’il faut prendre en considération. Ils ajoutent de la profondeur de champ parce qu’ils ont connu des expériences similaires, et c’est le genre de chose qui se transmet. » (38) « L’immense majorité des faits de la vie de Thomas Langlois sont de l’ordre de la banalité et du vraisemblable quotidien, malgré l’aspect qu’ils prennent ici, narrés par nous et compris à travers le filtre de notre imaginaire lointain et spéculatif. Pour le reste, se voir en lui n’est pas difficile, puisque les peurs et les émotions qui l’ont amené jusqu’ici sont les nôtres, les mêmes, semblables à mille autres, celles qu’on ressent au sortir de l’enfance, de l’adolescence, la peur de grandir sans l’appui de nos parents, rejetés ou disparus. Bien sûr, on a choisi de raconter la fuite de son père et la mort de sa mère, par désir de creuser et d’aller à l’essentiel d’une expérience, mais cela ne change rien à la monotonie de son existence durant les dix-huit années que résument les pages qui précèdent. […] » (67)

Au début de la deuxième partie, le narrateur s’affiche clairement conteur et se place du point de vue d’Albert et de ses recherches (« selon toute vraisemblance » ; « les documents et les témoignages épars recueillis par Albert Langlois » « il est difficile de confirmer quoi que ce soit » 109-110). Aussi : « L’honnêteté intellectuelle et le respect des sources nous obligent à ne jamais perdre de vue l’éventuelle incompatibilité entre l’horizon d’attente du conteur et la rigueur de sa démarche. On pense que c’est ce qu’Albert aurait voulu, même s’il est trop tard maintenant pour lui demander. » (110) Puis, il entrera dans le « secret » d’Aimé, dans ses pensées et dans sa vie. L’exemple suivant le montre bien : « Deux cents ans plus tard, il repenserait à ce moment et l’idéaliserait à un point tel qu’il aurait de la difficulté à ne pas en parler aux gens qu’ils rencontrerait, partout sur le continent. Mais il ne dirait rien. Il aurait de la difficulté à ne pas raconter cet instant précis aux autres, où il avait arrêté de grandir. Dans son esprit, ce moment deviendrait le plus important de sa longue vie, mais il n’en parlerait jamais, ne le décrirait nulle part, dans aucun livre de mémoires, dans aucun document. Il n’en resterait aucune trace. Et pourtant, peut-être cela serait-il le cœur de son secret, le centre névralgique de son mystère personnel. » (168-169) Ces deux modes de narration vont aller en alternant, ce qui fait que, d’une certaine façon, c’est un peu comme si le récit d’Aimé était tout entier fantasmé à partir des carnets d’Albert mais aussi d’autres sources. Ex : « Aucune information sur cette époque de sa vie ne serait parvenue jusqu’à nous, par l’intermédiaire des carnets d’Albert, aussi étoffés et exhaustifs soient-ils concernant d’autres épisodes, même beaucoup plus anciens, s’il n’avait pas rencontré ce soir-là un homme sans âge, venu s’installer près de lui, sur le siège du piano à queue » (183)

Personnes et/ou personnages mis en scène : L’auteur s’amuse à multiplier les clins d’œil à des personnes réelles ou à des personnages fictifs appartenant à d’autres fictions (voir « Intertextualité »). Quant aux personnes réelles, elles apparaissent comme des personnages secondaires qu’Aimé va influencer. Mentionnons Buster Keaton, à qui, racontant une anecdote, il inspire le film Le Mécano de la Générale (1926) – Voir chapitre XI. Mentionnons aussi Stephen Crane, auteur de La conquête du courage (1895), qu’Aimé rencontre à Philadelphie en juillet 1893 (voir chapitre VIII) et qui recueille à l’époque le témoignage d’ancien soldat de la Guerre civile pour écrire un roman du point de vue des soldats. Il dit aussi avoir vu Benjamin Franklin (211).

Lieu(x) mis en scène : Tennessee, États-Unis, Québec, Montréal, Sainte-Anne-des-Monts, Nouvelle-Angleterre.

Types de lieux : Petite ville américaine (Chattanooga) et québécoise (Sainte-Anne-des-Monts); forêts, territoires américains.

Date(s) ou époque(s) de l'histoire : Sur 4 siècles et au-delà du présent : 1760-2040.

Intergénéricité : Inspiré du conte, du roman traditionnel grand public, du réalisme magique, du roman du territoire et du roman de filiation.

Intertextualité : Intertextualité explicite avec quelques auteurs dont Grenier emprunte des personnages (on parle, selon les termes de Richard Saint-Gelais, de transfictionnalité). Grenier le mentionne dans une note à la fin : « Merci à Catherine Leroux, à Maxime Raymond Bock et à Jean-François Chassay, qui m’ont donné la permission d’emprunter certains de leurs personnages et de les faire revivre dans ces pages. » (425) Voici la liste : Le docteur Pothier, chef Patriote d’un récit de Raymond Bock (Atavismes) est mentionné à la fin d’un chapitre où il est question pour Aimé de fournir des armes aux Patriotes (164-165). Le personnage emprunté à Chassay est Jeanne Beaudry, tirée du roman Les taches solaires – mais qui s’y trouve à titre de personnage secondaire (car il s’agit avant tout d’un récit de filiation masculin), comme première fille de Jean Beaudry. Ici, elle a un rôle un peu plus important. Le personnage emprunté à Catherine Leroux est Alma, un personnage de soldat venant du roman La marche en forêt (254-261) Il y a aussi une intertextualité plus ponctuelle, comme la reprise (modifiée) d’une légende reproduite dans L’influence d’un livre (303).

Intertextualité, également, avec Stephen Crane : « Ainsi, confie-t-il, l’écrivain américain Stephen Crane est en quelque sorte le point de départ du roman. Auteur en 1895 de La Conquête du courage (The Red Badge of Courage), un roman sur la guerre civile américaine vue à travers les yeux d’un jeune soldat, Crane, mort de la tuberculose à 28 ans, est aujourd’hui reconnu comme l’un des écrivains les plus novateurs de sa génération, dont l’influence a été notamment déterminante pour Ernest Hemingway. « J’ai eu l’idée d’un personnage qui deviendrait lui-même, de façon un peu retorse, l’influence d’un écrivain qui m’a influencé profondément dans ma démarche de lecteur et d’écrivain. Quand je lis La conquête du courage, moi, ça me parle beaucoup », reconnaît Daniel Grenier, qui a ainsi eu l’idée de créer un personnage qui viendrait donner à Crane la matière de son livre. Une façon de payer ses dettes de lecteur et de faire tourner la grande roue de la littérature. […] En plus de l’hommage à Stephen Crane ou du clin d’oeil au Benjamin Button de Francis Scott Fitzgerald, L’année la plus longue cannibalise à sa manière la littérature et le cinéma, reprenant à son compte une légende enfouie dans L’influence d’un livre (BQ) de Philippe Aubert de Gaspé fils, empruntant l’aléthiomètre de Philip Pullman dans À la croisée des mondes (Gallimard, 1998-2001), imaginant une conversation entre Aimé et Buster Keaton à Palm Springs en 1925, qui viendra plus tard nourrir Le mécano de la « General ». Ou faire revivre, le temps d’un caméo, un personnage créé par Catherine Leroux. De la même manière que des fusils volés aux Indiens cherokees peuvent se retrouver plus tard aux mains des patriotes de 1837. » http://www.ledevoir.com/culture/livres/449766/roman-quebecois-daniel-grenier-la-conquete-de-l-amerique

Intermédialité : Un passage s’attarde au rapport mémoire/cinéma – ce passage où Aimé fait la rencontre de Buster Keaton (184-197). Par sa position de témoin et grâce à sa longévité, Aimé devient souvent le dernier témoin mais qui ne peut se dire tel, alors que les autres ne peuvent s’approprier le passé qu’à travers des images. « Cet homme avec qui il discutait confondait-il comme lui mémoire et imaginaire, après toutes ces années à travailler derrière une caméra? Avait-il de la difficulté à les distinguer? Était-ce la même chose, au fond? Peut-être Aimé n’avait-il qu’une mémoire, et peut-être était-il incapable d’imagination, cet émerveillement de l’esprit, comme disait l’autre. À une autre époque, durant sa première jeunesse, il s’était rêvé une vie, et il avait agi en conséquence, il croyait vaguement s’en rappeler. Mais à partir d’un certain point, vers sa cinquantième année sur Terre, alors que son corps produisait depuis peu une pilosité d’homme, il avait commencé à n’être plus que des souvenirs, les siens, un passé en marche vers un futur incertain, un passé toujours plus imposant rognant les possibilités d’invention. » (190-191, je souligne) On peut certainement voir la dernière partie de la citation comme une métaphore – enfin, elle nous incite à voir Aimé comme une métaphore du temps, de la vie.

Particularités stylistiques ou textuelles : Il s’agit d’un roman très conscient de lui-même, qui se construit à la fois sur des procédés et des clins d’œil littéraires (donnant parfois l’impression que l’auteur se regarde écrire) tout autant que sur le plaisir de raconter.

IV- POROSITÉ

Phénomènes de porosité observés : Porosité des registres narratifs (voir « commentaire à propos du type de narration); porosité au niveau des thèmes (temps, histoire, mémoire).

Description des phénomènes observés : Les phénomènes de porosité ne me semblent pas particulièrement signifiants, mais la question du rapport au temps, à la mémoire et à l’histoire est ce qui mérite le plus d’être creusé.

Rapport au temps/modernité : Avec le poids des années, Aimé devient plus solitaire, reclus, ne participe plus à la grande marche du monde moderne et se met à s’interroger plus fortement sur le rapport au temps. Voici les quelques citations qui s’y réfèrent explicitement.

Le passage des millénaires = « En décembre 1799, il s’en souvenait, les gens étaient partagés entre la peur et l’excitation, tout était envisageable. Il était possible de croire d’un côté à l’avènement prochain du paradis terrestre et de l’autre à l’apocalypse imminente. Il était possible aussi de croire que les hommes blancs étaient fondamentalement supérieurs aux autres, qu’ils pouvaient posséder les autres, et d’écrire des livres et des thèses convaincantes sur le sujet. Aimé avait traversé le siècle en s’étonnant des bouleversements et de l’évolution des mentalités, de l’arrivée fulgurante de l’automatisation, des révolutions ouvrières et technologiques, de la violence des changements et de leur lenteur en même temps. » (234)

Aimé a consigné son histoire dans un journal mais il le brûle (effacement des traces, donc) : « Des dizaines de pages de son journal, qu’il avait commencé en prison, à Québec. Il les arrachait une à une, après les avoir relues. Il jetait les documents dans les flammes en buvant. L’ambiance s’y prêtait, c’était la cinquantième année bissextile qu’il traversait, en pleine complicité avec la révolution de la Terre, son ellipse irrégulière, et son histoire personnelle prenait à ses yeux l’apparence d’une farce grotesque à laquelle lui-même n’avait plus envie de prêter foi. Il doutait de certaines paroles échangées avec des hommes dont il pouvait maintenant lire la biographie dans ses livres reliés en vieux cuir grâce à un artisanat qui s’était perdu. » (267)

Lorsqu’Aimé crée l’ordre des « Leapers », celui-ci serait l’ordre « de ceux et celles qui étaient nés au milieu d’un étrange vortex temporel, qui étaient spéciaux par définition, que le temps n’absorbait pas de la même façon. » (268)

Il a vu passer plusieurs fois la comète de Halley (281) et il s’y compare : « La beauté de la comète le faisait réfléchir, son trajet méticuleux, l’absence d’improvisation de sa course, alors que sa vie à lui avait été faite de digressions et d’épisodes tronqués, presque impossibles à juxtaposer correctement pour en soutirer un sens, une trajectoire, ou même une signification. Aimé se disait, il se disait, est-ce possible d’avoir été conscient de toutes ces choses, d’avoir été témoin de toutes ces vies, et de ne pas avoir un de rôle à jouer dans leur avènement? Quand il pensait comme ça, il tentait aussitôt de se raisonner, de ne pas céder à l’envie de faire de lui-même un être extraordinaire. À part sa longévité, il n’y avait rien en lui d’extraordinaire, il voulait ne pas l’oublier. […] D’une certaine manière, d’une certaine façon, pour que la vie fonctionne, la vie terrestre, les équinoxes et les solstices, pour que les jours et les nuits se succèdent, pour permettre aux autres d’avoir une existence, de ne pas décaler jusqu’à l’inévitable basculement, il avait dû se sacrifier. C’est comme ça qu’il envisageait le passé, et le futur aussi, qui l’attendait, encore et encore. » (282-283)

Filiation incertaine (voire insouciante) : « Il n’avait aucune importance. Mais peut-être était-il un patriarche au fond, sans le savoir, peut-être avait-il fait des enfants à des dizaines de femmes, à toutes ces femmes qu’il avait rencontrées depuis la fin du dix-huitième siècle. » (286) / « Mais maintenant, il l’imaginait, il imaginait l’enfant et ensuite l’adulte que cet homme avait été, mort maintenant depuis longtemps, lui-même fondateur d’une lignée. Oui, lui bien plus qu’Aimé, en fait. Pourquoi Aimé se serait-il arrogé le titre de fondateur? De quel droit? Parce qu’il était encore là pour témoigner. Personne ne témoignerait sinon lui. » (287)

Autres remarques en lien avec temps et mémoire : Une fois morts, les gens se retrouvent « prisonniers du discours intermittent qu’on aura sur eux » - les liens entre les membres d’une famille s’éprouveraient lorsqu’on parlerait d’eux (353)

Le rapport trouble d’Albert au passé, incarné par la figure d’Aimé, qui est à la fois une personne réelle (dans la fiction, bien sûr) et une invention. À la fin de sa vie, c’est comme si Albert avait réussi à se débarrasser de son obsession pour le passé : « Ils parlaient souvent d’Aimé, mais comme s’il s’agissait d’un personnage qu’ils avaient inventé pour se divertir, auquel il aurait offert une histoire et un récit de vie, auquel ils auraient donné des traits vivants mais pas envahissants. Thomas n’avait pas peur qu’Albert retombe dans ses anciennes obsessions. Il s’était désintoxiqué, il vivait aujourd’hui, maintenant, il le disait en riant, il n’avait plus rien à faire du passé. » (372, souligné dans le texte) – C’est Thomas qui garde le carnet d’Albert, le carnet étant « comme le témoin d’une étape franchie, le rescapé d’un immense naufrage » (373). À la mort d’Albert, il demande à Thomas de lui raconter une dernière fois la vie d’Aimé (386).

Auteur(e) de la fiche : Manon Auger