FICHE DE LECTURE
INFORMATIONS PARATEXTUELLES
Auteur : PETIT, Marc Titre : Le troisième Faust Lieu : Paris Édition : Gallimard Collection : Folio Année : 1994 Pages : 200 Cote : - Désignation générique : Aucune, mais il est dit en quatrième de couverture : « Quand le mythe investit l’Histoire et la fiction la biographie. » On annonce donc d’entrée de jeu un « hybride » biographique alliant biographie, fiction, mythe et Histoire.
Bibliographie de l’auteur : Petit est présenté en ces termes avant le début du récit : « Poète, conteur, romancier, essayiste, collectionneur de masques, germaniste, traducteur de Georg Trakl et des poètes baroques allemands, Marc Petit est l’auteur d’une quinzaine d’ouvrages de fiction […] » Voici la liste exhaustive de ses parutions : Poésie :
• Le Temps des traces, P.-J.Oswald/Action poétique, 1976. • Pierres d'attente, poésie 1967-1981, Dumerchez, 1996. • Furtifs (en collaboration avec Christiane Gauthier), Dumerchez, 1997. • Rien n'est dit, Dumerchez, 1997.
Romans et récits :
• La Grande Cabale des Juifs de Plotzk, Christian Bourgois, 1978 ; Stock, 1995. • La Morenada, Le Seuil, 1979. • Le Dernier des Conquistadores, Fayard, 1982. • Ouroboros, Fayard, 1989. (traduction allemande, Hanser, 1997). • Architecte des glaces, éditions de l'Aube, 1991 ; Stock, 1995. (Traduction allemande Der Eisarchitekt, Volk und Welt, 1993 ; espagnole : El arquitecto de los hielos, Destino, 1998). Folio, 2000. • Le Nain Géant, Stock, 1993 ; Le Livre de poche, 1996. (Traduction en allemand Der Riesenzwerg, Hanser, 1994, Fischer-Taschenbuch, 1996 ; traduction en néerlandais, en suédois) • Le Troisième Faust, Stock, 1994. • La Compagnie des Indes, Stock, 1998. • L'utopie du docteur Kakerlack, Fayard, 2000. • L'Equation de Kolmogoroff, Ramsay, 2003. Folio, 2005.
Contes et nouvelles
• La Chasse à l'hermine, Fayard, 1983. • Le Montreur et ses masques, Mazarine, 1986. • Rue de la mort et autres histoires, Critérion, 1992. • Lettre de l'antiméridien, Critérion? 1992. • La Fenêtre aux ombres, Dumerchez, 1994. • Histoires à n'en plus finir, contes et nouvelles 1969-1997, Stock, 1998.
Essais
• A Masque découvert, regards sur l'art primitif de l'Himalaya, Stock/Aldir, 1995. (Grand Prix du livre des arts de la Société des Gens de Lettres. 1996) • Manies et Germanies, Stock, 1997. • Eloge de la fiction, Fayard, 1999.
Traductions et présentation
• Georg Trakl, Oeuvres complètes (en collaboration avec J-C. Schneider), Gallimard, 1972. • Poètes baroques allemands, Maspero, 1977. • Georg Trakl, Crépuscule et déclin suivi de Sébastien en rêve, Poésie/Gallimard, 1990. • Erich Arendt, Nuit des Cyclades, Orphée/ La Différence, 1991. • Catharina Regina von Greiffenberg, Par le destin le plus contraire, Orphée/ La Différence, 1993.
• Rainer Maria Rilke, Derniers poèmes, in Oeuvres poétiques et théâtrales, Gallimard, bibliothèque de la Pléiade, 1997. Source : http://www.luxiotte.net/liseurs/auteurs/petit.htm (consulté le 8 mars 2006)
Aussi un article dans le Magazine littéraire, numéro consacré à « Goethe l’universel » (no 375, avril 1999) : « Méphisto, mode d'emploi »
Biographé : Johann Wolfgang von Goethe
Quatrième de couverture : On y fait une brève mise en situation en annonçant la principale intrigue du livre : « Weimar, 1er octobre 1831. Goethe, âgé de quatre-vingt-deux ans, vient de ficeler le deuxième Faust, mettant un terme à l’œuvre de sa vie. À moins que…? Un étrange personnage qui se fait passer pour un journaliste américain s’introduit subrepticement dans l’univers protégé du grand homme. Qui est-il? Que cherche-t-il? De l’œuvre ou la vie, quelle est la séductrice la plus fatale? Quand le mythe investit… [voir rubrique « Désignation générique »]. »
Préface : Non, mais entre la page de présentation de l’auteur et celle de l’exergue se trouve cet encart qui donne beaucoup de vraisemblance au volume, tout en mettant la puce à l’oreille aux lecteurs avertis : « Récit colligé sur les papiers inédits de Lucian Blackwell et augmenté de notes et d’une postface par Friedrich Gottlob Schnepfendreck, professeur à l’université d’Iéna. » (8)
Rabats : Non
Autres (note, épigraphe, photographie, etc.) : Exergue : « …chacun est seul à savoir ce qu’il sait – et cela, il faut le garder secret. » Les Années de voyage de Wilhelm Meister, II, 9. Postface : Dans cette partie, Petit raconte l’histoire d’un homme qui, ayant lu l’oeuvre de Goethe, croit avoir trouvé une idée vraiment originale à son sujet. Avant de l’écrire, il veut cependant s’assurer qu’il est le seul à l’avoir eu. Il entreprend donc de rassembler les dizaines de milliers d’études sur l’œuvre de Goethe, et au moment où il achève son travail en n’ayant jamais trouvé trace de sa propre idée, il meurt. D’autres chercheurs après lui ont repris le travail, mais aucun n’a jamais connu cette idée si originale. Petit fait un parallèle avec sa propre situation puisqu’en faisant ses recherches pour la rédaction du Troisième Faust, il a découvert un récit qui mettait en scène une histoire semblable : « Le récit qu’on vient de lire, écrit à la diable, est-il réellement une création originale? Je le croyais avant de découvrir, dans le courant de mes recherches, que l’idée d’une visite rendue par Méphisto à Goethe n’était pas neuve. Wilhelm Hauff la met en scène, du vivant même de Goethe, en 1825 […]. Il y a mieux : Wilhelm Bode […, 1922] nous apprend qu’un certain Friedrich Fleischmann, contemporain de Hauff, a illustré ce récit d’une composition où l’on voit Goethe recevant la visite du diable… accompagné d’un jeune américain. » L’auteur renvoie finalement aux principales sources qui l’ont servi dans l’élaboration de son œuvre, indiquant à l’«érudit lecteur » les références les plus intéressantes. Le volume comporte également deux annexes : un plan sommaire – mais très utile – de la maison de Goethe à Weimar et une lithographie de Daniel MacLise d’après un croquis de William Thackeray (octobre 1830) représentant Goethe à quatre-vingt-un ans.
LES RELATIONS (INSTANCES EXTRA ET INTRATEXTUELLES) :
Auteur/narrateur : Le narrateur dit se nommer Lucian Blackwell, journaliste au Baltimore Herald. Une certaine confusion persiste pourtant quant au statut du narrateur, qui endosse parfois des propos attribuables à l’auteur (Petit), des notes et encarts par le Pr Schnepfendreck, ou une autre instance « indéfinissable » : « Si le vieux Goethe, cessant un instant de faire le clown, acceptait pour une fois de répondre à la question posée, ce qui réjouirait non seulement Monsieur le Narrateur, mais tous les amis qui depuis de nombreuses années ne cessent de le presser de demandes pour l’amener à préciser son point de vue […]; si, disions-nous, l’auteur voulait bien pour une fois coopérer avec les personnes habilitées à commenter son œuvre et à exposer sa pensée, au lieu de se retrancher derrière ses habituelles facéties ou pire encore, les chapelets de maximes alignées comme des saucisses, dans lesquels il croit utile de résumer sa sagesse à l’usage des jeunes générations – nul doute que nous connaîtrions enfin la logique secrète, le lien invisible unissant tous ces discours et tous ces silences. » (142) Un peu plus loin : « Entendons bien que pour Goethe, l’esprit ne descend pas du ciel. Il y monterait plutôt; il est le lieu où la Nature, devenue consciente d’elle-même, se transforme en un univers métaphysique, un théâtre de symboles… J’en vois au fond de la salle qui ricanent : matière, esprit, symbole, on tourne en rond, cela nous rappelle la définition de “cerise” et “cerisier” dans les dictionnaires. Qu’y puis-je? On ne sort pas des discours par des discours, du concept par un autre concept, des mots par les mots. Que Monsieur le Narrateur réussisse à mettre la main sur le fameux manuscrit, et nous sommes sauvés; à tout le moins, nous verrons bien à quoi ressemble le second Faust et serons fixés sur ce qu’il faut entendre, au sens concret, par “théâtre de symboles”. Aussi bien, désireux de ne point abuser plus longtemps de l’attention et de la patience du lecteur, je m’empresse de repasser le flambeau du récit à Mr. Blackwell et sur la pointe des pieds, regagne le territoire qui m’est alloué, en bas de page et en fin de volume : le royaume des notes. » (145) Une note de bas de page précise toutefois la teneur ironique de ce passage : « Cette remarque pour le moins bizarre a suggéré à Mardochée Klein l’hypothèse selon laquelle les deux personnages de Lucian Blackwell et du Pr Schnepfendreck ne feraient qu’un; mais on ignore l’identité de ce troisième (cf. Prolégomènes à une approche siopologique du dispositif fictionnel comme utopie, Annales de l’université du Birodbidjan, Khabarovsk, s.d.). » (145) Même si le nom de Petit n’apparaît jamais au sein de la diégèse, il est clair que l’auteur, à l’instar du narrateur, se dédouble à de nombreuses reprises, créant ainsi une atmosphère propice à la fiction biographique. Narrateur/personnage : Cette dimension est très intéressante dans l’œuvre et en constitue même la trame principale. Comme je l’ai dit, le narrateur est Lucian Blackwell, un journaliste qui raconte à la première personne son intrusion dans la vie et la maison de Goethe. Le personnage du narrateur est très ambigu puisqu’il endosse différentes personnalités au cours du récit; il est d’abord le journaliste en pleine enquête : « [Il] fallait d’abord que je trouve un moyen de m’introduire dans la maison. Je ne voyais pas comment, car les deux portes extérieures, celle de la loggia comme celle qui ouvrait sur l’escalier, étaient fermées. De toute manière, je n’allais pas rester ainsi des heures à califourchon sur le mur, au risque de me faire repérer par les passants. Aussi décidais-je de ne pas prolonger davantage mes observations et, dans le même état que Jules César franchisssant le Rubicon, d’une main retenant mon chapeau, de l’autre ma canne, après avoir pris ma respiration, je sautai dans le vide. Je me reçus le plus élégamment du monde, puis, à pas de loup, en prenant soin de ne pas me découvrir, longeai la haie qui, du côté ouest, sépare le jardin de la propriété voisine. J’étais maintenant tout près du Saint des Saints […]. » (22-23) Déjà, le personnage de Blackwell semble avoir des capacités surhumaines : c’est presque dans un envol qu’il rejoint le sol. U n peu plus tard, il se baladera tel un spectre invisible dans la maison de Goethe, se référant à l’annexe présentée en fin de volume pour situer le lecteur dans ses déambulations et descriptions souvent étranges (soit il donne trop de détails, soit il parle d’une chose en disant ensuite qu’il ne dira rien d’autre à son propos). Plus loin, le narrateur / personnage se fait passer pour le secrétaire particulier de Goethe qui, étonnamment, semble n’y voir que du feu… « – Je suis Friedrich John, le secrétaire de Son Excellence, pour vous servir; et je me dispose à aller prendre ses ordres, comme tous les matins. – John, mon vieux John, dis-je en prononçant exprès son nom à l’anglaise [le nom se prononce en fait « Yohn »], quel plaisir de vous rencontrer! Figurez-vous que je vous connais depuis longtemps… Non, non! Je ne me moque pas… Imaginez que je ne suis autre que vous-même! Un double? Disons plutôt une doublure… Aimez-vous les farces? On dit que Son Excellence, sous ses dehors sérieux, les apprécie. Voici le marché : dès cet instant, je vais vous remplacer. Jouez votre rôle. Vous êtes tombé subitement malade, rassurez-vous, il n’y a rien de grave […]. Demain, vous serez de nouveau sur pied, prêt à l’emploi, et moi, à je ne sais combien de lieues de Weimar et de la planète Terre, je repenserai avec une infinie émotion à vous, Old John […]. » (28-29) Lorsque l’entretien de Goethe avec son secrétaire – John / Blackwell – prend fin, ce dernier veut poursuivre la rencontre et se cherche une nouvelle personnalité à emprunter. Successivement, il devient ensuite un vieil ami de Goethe (le Dr Vogel), un professeur de musique de renom qui devait visiter Goethe, et finalement Goethe lui-même : ne pouvant se résoudre à quitter si rapidement le poète qui désire prendre son repas du soir en tête-à-tête avec lui-même, Blackwell prend cette fois la place de Goethe en personne. Tel qu’il le désirait, Goethe passe ainsi la soirée en sa propre compagnie! Tortueux à souhait!
Biographe/biographé : Cette relation est très ambiguë dans le roman de Petit. Habituellement, les biographes montrent une admiration certaine pour leur biographé, mais la position de Petit est plus nuancée. Sa mise en scène de la figure de Goethe semble révéler le fort attachement du biographe pour le poète, mais certains extrait de l’œuvre montre ce dernier de manière si réaliste, quotidienne et presque vulgaire que le grand homme perd nécessairement un peu de sa stature. Ici, Blackwell à propos de Goethe : « L’anguille! Il se tirait toujours d’affaire en louvoyant, tantôt grave, tantôt gai, changeant de masque aussi souvent que moi, plus souvent peut-être, avec un art consommé de l’esquive et de la diversion. Le vieux cabot! L’infatigable Don Juan, toujours sur la brèche! Comme le bon Schiller avait dû souffrir, au temps de leur orageuse amitié, lui qui prenait tout au sérieux sur terre, même les idées, face à cet esthète déguisé en philosophe, éternel dilettante capable de se métamorphoser en terroriste s’il sentait quelqu’un lui résister! […] Moi le loustic, l’empêcheur de danser en rond, le trouble-fête, j’allais devoir me rendre à l’évidence : n’avais-je pas trouvé plus malin que moi? » (97-98) Ce portrait peu flatteur de Goethe le rend toutefois plus humain que l’image traditionnelle qu’on peut se faire de lui : « Son Excellence » est un poète de génie, savant universel, collectionneur avisé, homme du monde curieux et intéressé par tout, presque omniscient dans sa connaissance du monde, etc. Ici, Goethe est certes brillant, spirituel, accueillant pour l’étranger, mais il est aussi mystificateur, hypocrite, sournois et pointilleux – nul être au monde ne pourrait changer un tant soit peu l’horaire de ses journées qu’il a déjà établi à l’avance. Petit restitue peut-être au grand homme un peu de son humanité!
Autres relations : ADRESSE AU LECTEUR « J’imagine que le lecteur se moque bien de savoir ce que recelait le dossier [que m’avait remis l’irréprochable cousin John]. Et, à vrai dire, je ne peux lui donner tout à fait tort. Mais si j’avais fait le mur au risque de ruiner non seulement ma réputation, mais mon meilleur costume, c’était précisément pour pouvoir rapporter cette sorte de détails, que j’eusse aussi bien pu inventer sans que nul n’y trouvât à redire. Comme quoi même le pire coquin (s’il vous plaît de m’appeler ainsi) n’est pas toujours dépourvu de morale et de conscience professionnelle. » (29-30) Ailleurs : « Avant d’apprendre ce que me répondit Goethe, l’érudit lecteur ne sera sans doute pas fâché qu’on lui décrive la pièce où tant d’immortels chefs-d’œuvre, des Années d’apprentissage de Wilhelm Meister aux Affinités électives et du Divan d’Orient et d’Occident à Poésie et Vérité furent, les uns conçus, les autres élaborés, puis tous polis et peaufinés dans la solitude et le silence. […] Dans un siècle, sans doute, des troupes de collégiens et de touristes défileront dans la grande maison de Frauenplan. » (35-36) Encore plus loin : « L’érudit lecteur, qui suit d’un œil la progression de notre récit, l’autre œil fixé sur le plan des appartements de Goethe, se demandant où nous voulons en venir – comme si je le savais moi-même, alors que je ne cesse de tourner en rond, de case en case, dans le labyrinthe du véritable jeu de l’oie qu’est la demeure du poète, à la recherche de cet ultime trésor : le manuscrit de Faust – le lecteur, dis-je, notera avec intérêt que le salon d’Urbino, dans lequel nous nous disposons à pénétrer, est la douzième et dernière pièce de la maison qui nous ait été accessible. » (125) Suit une longue description de la pièce en question, avec tous les détails possibles : couleurs des murs, dessins au plafond, toiles suspendues; ensuite, description hypothétique des pièces « inaccessibles ».
L’ORGANISATION TEXTUELLE
Synopsis : Un journaliste arrive dans la ville de Weimar et se rend à la maison de Goethe. La façade austère contraste d’avec la partie arrière de la maison qui ressemble davantage à une chaumière. L’individu cherche le moyen de pénétrer l’antre protégée du poète, se décide finalement à escalader le mur derrière la maison et à se cacher dans le jardin en attendant le moment propice pour y entrer. En entendant, il observe la maison et tente de situer ses divisions par rapport à un plan qu’il possède. Il réussit enfin à s’introduire par une petite porte, mais se trouve vite perdu dans ce labyrinthe inattendu. Craignant d’être rejeté par le maître à cause de sa visite impromptue, le journaliste prend la place du secrétaire de Goethe et peut enfin rencontrer le grand homme. Ne pouvant poursuivre ce dialogue assez longtemps à son goût, le journaliste prend ensuite la place du Dr Vogel, qui devait dîner avec Goethe. Au cours de ce repas bien arrosé – Goethe aurait-il eu le coude léger? –, l’intrus révèle enfin ses intentions : il s’appelle Lucian Blackwell et s’est fait payer une forte somme par le patron du Baltimore Herald, Mr Jove, pour faire un article de fond sur Goethe. Il a traversé l’Atlantique « au péril de sa vie » et veut tout savoir de la vie quotidienne du poète, ce qui, apparemment, intéresse le plus les lecteurs. Plus loin dans le récit, il avoue à Ottilie, la sublime bru de Goethe qui habite Frauenplan, qu’il a fait un pari avec son patron, promettant de lui ramener le manuscrit du deuxième Faust en échange de dix mille dollars. Celle-ci promet de l’aider en échange d’une nuit d’amour… Blackwell ruse – il devient de plus en plus machiavélique, méphistophélique – ensuite pour prendre la place du père d’une jeune virtuose du piano, ce qui lui permettra de faire transporter chez Goethe une vieille malle contenant rien de moins que les souvenirs amoureux du grand homme – enfermé dans « une lanterne magique » (159). Goethe devant, selon son horaire, être seul durant la soirée, Blackwell décide de se faire passer pour Goethe lui-même : Goethe discutant avec sa propre personne, se disputant et se contredisant : quel effet! Faisant rejaillir les souvenirs de Goethe, Blackwell / Goethe lui rappelle enfin le pacte de Faust avec le diable : « – Qui êtes-vous donc? s’écria Goethe en relevant brusquement sa visière. Que me voulez-vous? Vous n’allez tout de même pas me faire croire que vous avez franchi l’océan au péril de votre vie pour venir m’entretenir de pareilles extravagances! Mes souvenirs ne regardent que moi… – Précisément, répliquais-je en rallumant le chandelier à la lanterne. Que faisiez-vous il y a exactement vingt-quatre ans, le premier octobre 1807? Essayez de vous rappeler! – Hm, pas la moindre idée, grommela Goethe. Pourquoi cette question? – Vingt-quatre ans, c’est la durée de validité du pacte de Faust, répondis-je. L’auriez-vous oublié? » (168) Le lecteur apprend par la suite que Blackwell est nul autre que le diable déguisé venu rendre à Goethe une dernière visite, lui expliquant qu’il ne pourra tromper la mort même en ne laissant pas connaître la dernière partie de son œuvre, le deuxième Faust. Les dernières pages sont un accompagnement symbolique dans la mort pour le poète, dont l’œuvre – et la vie – s’achèverait avec le troisième Faust : « – Que me promettez-vous? Qu’attendez-vous de moi? [Goethe] – La réponse aux deux questions est la même : un troisième Faust. – Il n’est plus temps, dit Goethe. – Ne confondez pas les rôles! – L’œuvre est là… – C’est-à-dire la mort? – Comme vous voudrez. – À vous de choisir, Excellence. Vous êtes seul, rappelez-vous. Il est tard et nous allons devoir conclure. » (184) Blackwell quitte finalement la résidence de la même manière qu’il y était entré : par la porte de derrière, incognito – et oubliant sa promesse à Ottilie…
Ancrage référentiel : Bien que le récit soit fictif, Petit a inséré dans son texte nombre de référence à la vie et à l’œuvre de Goethe. Il nomme la presque totalité des œuvres de Goethe, en cite des extraits pour illustrer certains de ses propos (p. 43-44, 50, 60, 87-88, 144, 145, 153, 160, 161, 163, 164-165, 165-166, 167, 170, 177, 181, 182), recopie textuellement une page du Journal de Goethe (184-185). Il reproduit l’inscription latine qui se trouve sur le fronton en haut de la porte du bureau de Goethe, à la suite de laquelle il ajoute « ce qui se traduit par… », sans plus! En note, l’auteur explique : « Ici, une lacune du texte » (68). Blackwell réveillant les souvenirs de Goethe, il mentionne les rencontres amoureuses – attestées – les plus importantes dans la vie de celui-ci. Je mentionne également le plan, apparemment authentique, du premier étage de la maison de Goethe ainsi que son portrait qui se trouve en annexes (voir rubrique « Autres »). Dans une note, il apporte quelques précisions au plan : « Selon le Pr Erich Trunz, qui a consacré plusieurs semaines à la mesurer [la maison], ses dimensions sont les suivantes : de la porte de l’antichambre aux fenêtres, 5,93m; de la chambre à coucher à la bibliothèque, 4,47m. La hauteur du plafond est de 2,72m.Les murs de la pièce sont de couleur gris-vert; le prénom de la mère du peintre, Philipp Zappel, était Adèle. » (36) Peut-on croire ces affirmations? Elles sont si saugrenues qu’elles en sont vraisemblables… Petit cite également des études sur Goethe et son œuvre, entre autres le témoignage d’Eckermann : « [Mais] surtout, je ne saurais rien de la manière dont l’auteur de Faust passait les premières heures de la journée – sujet mystérieux, sur lequel le fidèle Eckermann lui-même n’était pas informé, pas plus, d’ailleurs, que le valet de chambre du grand homme ou les intimes de l’après-midi ne connaissaient le contenu exact du programme, en dehors des scènes auxquelles ils étaient conviés à participer. Un air de secret flottait sur la maison du Frauenplan et plus encore sur les activités de son principal habitant. » (17-18) Il mentionne donc d’entrée de jeu qu’en cherchant à entrer dans la vie quotidienne de Goethe, il arrive en territoire inconnu : il fera connaître au lecteur ce qu’il sait lui-même et inventera le reste.
Indices de fiction : Le personnage de Lucian Blackwell étant en réalité Faust réincarné, tout ce qui le concerne, et plus spécialement ses rencontres avec Goethe, est purement fictif. La fiction se trouve également dans certaines notes de bas de page, qui devraient pourtant authentifier le propos. Quelques exemples : Après une envolée latine de Goethe – qui s’indigne notamment du manque d’intérêt de son interlocuteur pour les choux-fleurs –, l’auteur ajoute en note : « Toutes ces expressions figurant dans les pages roses du Larousse, nous nous contentons de renvoyer le lecteur à ces dernières. » (96) Les paroles de Goethe ne sont donc pas rapportées, mais bel et bien inventées. Goethe demande à Blackwell : « Connaissez-vous les nombres de Fibonacci? » (100) Toujours en note, l’auteur précise : « Ou Léonard de Pise (XIIe- XIIIe s.), mathématicien, introducteur en Occident des principes de calcul arabes. Cette référence n’est apparemment attestée nulle part, ni dans les écrits de Goethe, ni dans les études qui lui ont été consacrées, en dehors des papiers de Lucian Blackwell. » (100) L’auteur véritable indique ici de manière peu subtile son invention! Ici, la fiction est annoncée en toutes lettres : « Explication. [renvoi à la note 1 que voici :] Suit, dans le manuscrit de Lucian Blackwell, une page blanche. Nous nous sommes permis de combler cette lacune par souci de ne pas décevoir le lecteur. » (141)
Rapports vie-œuvre : En page 50, l’auteur fait un lien entre le poème « Illimité » et une arme qui se trouve dans la galerie de Goethe représentant un serpent qui se mange la queue, « Ouroboros des alchimistes, symbole de l’unité de la Nature, de l’éternel retour des choses ». À la suite des vers : « Étrange, n’est-ce pas? fit le poète qui semblait lire dans mes pensées. Ma vie s’achève; c’est comme si elle était sur le point de commencer. La boucle est bouclée. » Le rapport vie-œuvre le plus intéressant se situe dans le fait que Goethe est visité par son œuvre propre – Faust. C’est lui qui l’enjoint à terminer son œuvre et, par extension nécessaire, à terminer sa vie. C’est pourquoi Goethe est si réticent à dévoiler son deuxième Faust à l’intrus : il craint de voir sa vie s’achever avec l’achèvement de son œuvre : « – [Blackwell] Vous vous méprenez. Je voulais seulement vous inviter à relire votre œuvre, déclaré-je, afin que vous puissiez constater par vous-même qu’elle est – pardonnez-moi de le dire sans l’avoir lue – inachevée… – [Goethe] …et donc, détruite? dit Goethe en relevant sa visière. – Non point. Inachevée comme toute œuvre humaine, tout simplement. Mais quoi! Ne désespérons pas. Tant qu’il y de la vie, comme disent les gens… – Que me promettez-vous? Qu’attendez-vous de moi? – La réponse aux deux questions est la même : un troisième Faust. » (183-184)
Thématisation de l’écriture et de la lecture : Ces paroles mises dans la bouche de Goethe : « Écrire, c’est muer. Chaque livre que le poète compose est comme une peau, non point nouvelle, mais au contraire ancienne, dont il se défait. Croit-il avoir trouvé son équilibre, sa forme, son style? À nouveau, voici que la Nature s’active : d’un jour à l’autre, dans ce mouvement de balancier qui lui est si cher – d’une spire à l’autre, toujours en quête de lumière, inventant d’autres formes. Chaque poème périme le précédent; tout est passage. L’artiste, l’écrivain ne sont pas des agneaux, mais des loups : ils ne cessent de dévorer leurs enfants. Jusqu’au jour où le dernier d’entre eux, pareil à Zeus, se rebelle. L’œuvre est achevée; le pouvoir change de mains. Miracle! Voici que ressortent du ventre de l’artiste désormais stérile, un par un, tous ses nombreux rejetons. Ils sont vivants! C’est lui, leur père, qui va mourir, à moins d’avoir la chance où le malheur d’être né Titan. On appelle cela « publier ses Œuvres complètes ». Cela vous fait une belle jambe, vu du Tartare. » (120) Ailleurs : « – [Goethe] Encore un qui confond la poule et l’œuf. Combien de fois faudra-t-il vous répéter, cher Monsieur Blackwell, que l’auteur ne se confond pas avec son personnage? » (168-169)
Thématisation de la biographie : Curieusement, rien!
Topoï : duplicité, tromperie, mensonge, mort, secret, admiration
Hybridation : L’auteur fait un hybride entre le reportage, la biographie et le récit fictif.
Différenciation :
Transposition : Évidemment, transposition du personnage de Faust en personnage côtoyant Goethe : Lucian Blackwell.
Autres remarques :
LA LECTURE
Pacte de lecture : La page de garde du début (voir la rubrique « Préface ») semble annoncer un récit authentique attesté par un éminent chercheur, ce qui n’est pas vraiment le cas : Petit est sans aucun doute un éminent chercheur, mais son personnage est de toute évidence fictif.
Attitude de lecture : La verve de l’auteur du troisième Faust est divertissante mais très riche, bien documentée mais aussi très imaginative. C’est un modèle du genre « biographie fictive d’écrivain » qui mérite une attention particulière – et dont la lecture est un véritable délice d’humour et d’ironie bien placée.
Lecteur/lectrice : Catherine Dalpé