FICHE DE LECTURE

INFORMATIONS PARATEXTUELLES

Auteur : Pietro Citati Titre : Goethe (trad. de l’italien par Brigitte Pérol) Lieu : Milan / Paris Édition : Adelphi Edizioni / Gallimard Collection : « L’Arpenteur » Année : 1990 / 1992 Pages : 538 Cote UQAM : PT2053C5714.1992 Désignation générique : Aucune, mais le titre laisse évidemment présager une biographie du poète allemand.

Bibliographie de l’auteur : Biographies fichées : Brève vie de Katherine Mansfield, Kafka, La colombe poignardée : Proust et La recherche, Portraits de femmes. Étude sur l’Odyssée : La pensée chatoyante ; Ulysse et l’Odyssée (ne pas faire de fiche sur cette œuvre : il ne s’agit pas d’une biographie d’Homère, mais plutôt d’une étude sur Ulysse et sur l’Odyssée). Citati a également publié des vies d’Alexandre le Grand et de Tolstoï; des romans : Le printemps de Chosroès et Histoire qui fut heureuse, puis douloureuse et funeste; des essais : La lumière de la nuit, Sur le roman : Dumas, Dostoïevski, Woolf et La voix de Schéhérazade.

Biographé : Johann Wolfgang von Goethe (1749-1832)

Quatrième de couverture : non

Préface : non

Rabats : non

Autres (note, épigraphe, photographie, etc.) : Citati explique en début de volume la manière dont il indiquera les citations d’oeuvres, et en profite également pour faire quelques remerciements. Il précise finalement : « Il n’y a rien de plus indiscret qu’un écrivain qui parle de ses intentions. Mais, pour une fois, j’espère que mes lecteurs me le pardonneront. Les pages concernant l’Antiquité classique contenues dans la deuxième partie de ce livre ne prétendent pas être des essais interprétatifs. Ce sont des toiles de fond, qui représentent les matériaux classiques que Goethe avait (ou pouvait avoir) sous les yeux lorsqu’il écrivit la seconde partie du Faust. » (14) Exergue tirée des Maximes et réflexions de Goethe : « Quelqu’un disait : « Pourquoi vous épuisez-vous ainsi sur Homère? De toute façon vous ne le comprenez pas. » Alors je répondis : « Je ne comprends pas non plus le soleil, la lune et les étoiles; mais ceux-ci passent au-dessus de ma tête, et je me reconnais en eux quand je les vois, et je considère leur mouvement merveilleux, régulier, et je pense : “ Qui sait si de moi aussi, il ne sortira pas quelque chose de bon? ” » (1037)

LES RELATIONS (INSTANCES EXTRA ET INTRATEXTUELLES) : Auteur/narrateur : Citati assume pleinement ces deux fonctions, mais son écriture au « nous » le met à distance du sujet dont il est question. Cette distance est pourtant contrecarrée par certains passages où Citati devient un « lecteur » omniscient de la vie de Goethe, aussi clairvoyant que l’illustre écrivain dont il parle : « Lorsqu’il agissait, nul effort, nulle tension, nul souci n’agitaient son esprit. Ses actions se détachaient de lui avec la tranquille nécessité objective d’un événement naturel, comme un fruit mûr tombé de l’arbre. […] Aussi parvenait-il à assimiler totalement ce qu’il faisait, sentait ou pensait, enrichissant sa propre substance. Rien ne se perdait : même ses renoncements et ses actes manqués obéissaient à une sorte de logique; tous les fils réels et imaginaires de sa vie finissaient par tisser une étoffe compacte qui se déployait devant lui comme une œuvre collective, à laquelle des mains innombrables avaient collaboré. […] Mais qui peut nier que le « destin sacré » ressemble, quelquefois, à un bouffon, un aimable bateleur, une effrontée qui se rit des hommes? Comme s’il cherchait à l’imiter, Goethe s’amusait certains jours à jouer de ses armes, mettant en scène quelque menue mystification. Il accomplissait des actions volontaires, presque gratuites, et les attribuait ensuite au destin, feignant d’être animé par son inspiration sacrée, certain que les dieux et les démons qui veillaient sur lui ne le désavoueraient jamais. » (27) Ici encore, Citati semble lire dans les pensées de Goethe : « Mais Goethe aime Lothario autant que Wilhelm, Jarno et ses mille admiratrices féminines; et il le considère comme la fleur la plus parfaite, la plus élégante, de la grande civilisation aristocratique que Wilhelm avait conçue dans son imagination. Si nous voulons le comprendre – semble-t-il nous dire –, nous ne devons pas examiner ses actes un à un, ses discours et ses pensées, car aucun d’eux ne parvient à exprimer complètement ce qu’il « est », comme toujours chez les êtres d’exception. » (90) Ailleurs, il soupçonne Goethe de se rire en secret de son personnage de Wilhelm Meister : « Quand cette manie pédagogique s’empare de lui [Wilhelm], il devient gauche, scolaire pédant : moitié idéaliste et moitié philistin; et Goethe, en coulisse, se plaît à se gausser de lui. » (54)

Narrateur/personnage : Le narrateur ne s’intègre nullement comme personnage dans son texte. Citati s’en tient le plus possible aux faits connus de la vie de Goethe et, bien qu’il se permette en plusieurs endroits des interprétations et suppositions à propos l’œuvre, c’est la réalité et non l’imaginaire qui prime dans cette biographie. Dans une entrevue accordée à la revue Le Point.com , l’interviewer suggère qu’il « part de petits faits pour élaborer une analyse littéraire qui va se changer à nouveau en récit ». Citati répond à cela : « Je refabrique la fiction. » Il n’élabore donc pas de fictions, ou très peu, à travers les vies qu’il raconte, ce qui est aussi le cas de son Goethe. Toutefois, il arrive à Citati de prêter ses propres opinions à Goethe : « Tel est – semble ajouter Goethe – le destin naturel de la grande poésie, qui tend à se perdre dans la réalité, dont elle n’est pas issue. » (81)

Biographe/biographé : Citati est de toute évidence admiratif devant les écrits de Goethe, peut-être à cause du mystère qu’ils recèlent : « Derrière ce calme formel, presque cruel, que de forces demeuraient cachées, et tues! Toutes les richesses qui, dans d’autres œuvres, brillent et scintillent à la surface, il nous faut ici les deviner. Dans telle page, une idée ne se déploie qu’à demi; dans telle autre, tout un faisceau de métaphores, sans parvenir à la lumière, a rayonné dans toutes les veines de l’œuvre, et continue à nous communiquer son fantastique bouillonnement. » (199) Le biographe ne tarit pas d’éloges sur l’art du poète et énumère les non moins illustres héritiers de son canonique personnage de Méphistophélès : « Toutes ses reparties, toutes les inventions de son imagination, tous les vers qu’il cisèle avec une sûreté si délicate, révèlent le goût d’un grand créateur de style. J’ignore s’il se propose de former des corporations de poètes méphistophéliques, pour mettre à jamais en déroute les artistes dévoués au Seigneur des cieux. Mais il a, c’est certain, créé une tradition poétique […]. Ainsi, Dostoïevski s’efforça d’acclimater sa figure parmi les gentilshommes russes de son époque; Heine et Brecht apprirent de lui à faire des vers; Baudelaire lui doit certaines pièces des Fleurs du mal et plusieurs petits poèmes en prose du Spleen de Paris; Eliot faisait partie sans le savoir de ses disciples; Freud connaissait ses reparties par cœur; et Mann et Musil puisèrent parfois dans ses propos la substance de leurs plus belles inventions. » (235) Rien de moins!

Autres relations :

L’ORGANISATION TEXTUELLE:

Synopsis : La vie de Goethe est principalement racontée et analysée à partir du contenu de ses œuvres – la contextualisation socio-historique est très brève. Le volume est divisé en deux parties : la première est intitulée « Wilhelm Meister Lehrjahre » et couvre environ 150 pages; la deuxième est intitulée « Faust II » et couvre plus de trois cents pages. Dans la première partie, Goethe est présenté sous son meilleur jour, dans la force de son activité poétique et sociale. Il y apparaît comme un jeune homme dont la compagnie est fort recherchée et qui est en pleine maîtrise de ses capacités littéraires : « Goethe arrivait plus tard, lorsque la réception était à son comble; il portait une courte jaquette verte, de hautes bottes et des éperons. Perdu dans la foule élégante des invités, comme « un jeune chasseur plein de grâce » [parallèle avec son personnage de Wilhelm Meister], il s’asseyait modestement dans un coin, écoutant avec attention, et aucun des étrangers ne le reconnaissait ou ne se souciait de lui. Mais à la fin, fatigué de se taire, il s’inclinait courtoisement et proposait de lire quelque chose. Au début, il récitait une idylle de Voss ou une ballade de Bürger. Puis, comme si le diable ou l’esprit inquiet de Mercure s’étaient emparés de son corps, il lisait des poèmes que personne n’avait jamais écrits. Promenant autour de lui « ses yeux noirs, resplendissants, d’Italien », il improvisait sur tous les tons et toutes les manières; iambes, hexamètres, Knittelverse; poèmes lyriques, fables, ballades, satires et petites comédies; il répandait ses dons sur le public émerveillé, comme s’il avait renversé sur le monde un grand panier de fleur. » (21) Suite à cette description, Citati raconte et commente les « Wilhelm Meister Lehrjahre », les aventures de ce jeune comédien qui parcourre l’Europe pour découvrir à l’issue de son périple que toute sa vie, ses amours, ses douleurs et ses joies sont prévus d’avance et orchestrés par « les gardiens de la tour », une confrérie qui joue en quelque sorte le rôle de dieu en tirant les ficelles de certaines vies choisies – métaphore du destin. Citati explore tous les personnages, les paysages, les lieux, en faisant très souvent des parallèles avec la vie de Goethe. Il procède un peu de la même manière pour la deuxième partie, mais en s’intéressant cette fois au Faust II. Le premier chapitre de cette partie commence avec la mort de Goethe et le récit de la peine de son plus proche témoin Eckermann. Citati explore ensuite les différentes méthodes d’écriture de Goethe, en soulignant à plusieurs reprises sa minutie, voire sa maniaquerie lorsqu’il s’agissait de son Œuvre – de laquelle il n’excluait pas sa volumineuse correspondance et tout ce qui était écrit de sa main. Pour expliquer le texte, Citati explique longuement les supposées sources d’inspiration de Goethe, avec tous les détails possibles même s’ils ne réfèrent pas toujours – pas souvent – à des événements de la vie du poète : religion, mythologie, magie, occultisme.

Ancrage référentiel : Le texte est soutenu par une énorme masse d’archive, ce dont témoigne une quinzaine de pages de note en fin de volume et une chronologie extrêmement détaillée de la vie et des œuvres de Goethe qui fait quant à elle sept pages serrées. Un index des noms de personnes (réelles) citées figure également à la toute fin et fait six pages. De part en part du texte, l’auteur intègre des citations fondues des œuvres de Goethe, de ses témoins, correspondants, connaissances, ainsi que tous documents susceptibles d’amener une certaine précision sur la lointaine existence de Goethe. Beaucoup d’ancrages référentiels viennent appuyer des interprétations ou suppositions lancées par Citati. L’auteur explique ici comment son biographé lui a en quelque sorte « simplifié » la tâche par son obsession de l’archive : « Aussi Goethe commença-t-il à rassembler des portraits et des écrits intimes, où les morts continuèrent à montrer leur visage terrestre. Il cherchait des manuscrits, des lettres, et de simples signatures des hommes illustres : dessins, moulages, pierres, monnaies, reliques, tous les objets qui conservaient l’ombre ou le halo du passé. Il fit copier et relier ses propres lettres; il raconta sa vie dans une quantité d’écrits autobiographiques, comme s’il cherchait à conserver quelque chose de son « personnage », condamné à mourir. Sa grande maison ne fut plus qu’un sinistre musée. Des dizaines de portraits étaient accrochés aux murs, des milliers de lettres, de signatures et de dessins jaunissaient et moisissaient dans les armoires, des livres couverts de poussière et des journaux cachetés emplissaient les pièces; et la maison ne parvenait plus à contenir cette lave débordante de choses mortes. » (186)

Indices de fiction : La fiction ne se situe pas tant dans la narration d’événement de la vie du biographé, mais plutôt dans les interprétations et extrapolations que fait Citati à partir des archives dont il dispose, cela autant à propos de la vie de Goethe que de son œuvre ou des liens possibles entre les deux. Dans la partie « Faust II », Citati rappelle des conseils de Schiller à Goethe pour expliquer la difficulté d’interprétation que présente l’œuvre entière du poète, et ainsi les passages de fiction obligée : « Il [Schiller] aurait voulu, par exemple, que Goethe rendît ses thèmes plus évidents, et précisât davantage leur signification intellectuelle. “ Il me semble, écrivait-il, que vous avez poussé la libre grâce du mouvement plus loin que ne le supporte la gravité poétique; et, qu’à cause de votre répugnance pour tout ce qui est pesant, méthodique et rigide, vous avez approché l’autre extrême… Il serait nécessaire de rendre un peu plus significatif pour le lecteur ce qu’il a jusque-là considéré de façon trop frivole, et de légitimer aux yeux de la raison ces trouvailles théâtrales dans lesquelles il pourrait ne voir qu’un jeu de l’imagination, en les reliant de façon plus prononcée au très grand sérieux du livre – ce qui est fait, jusqu’ici, implicitement, mais non explicitement. ” (8 juillet 1796) » (197-198) Citati conclut : « Les “derniers mots significatifs” ne sortirent jamais de la poitrine de Goethe. Et, malheureusement pour nous, le pinceau trop hardi de Schiller ne les ajouta pas en marge de ses manuscrits. Tel un jardinier qui prépare toutes sortes de primeurs pour les riches marchés printaniers, Goethe n’amenait pas ses œuvres à maturation complète. Il les arrêtait un moment avant […]. » (198) Le biographe semble ainsi s’excuser pour les interprétations parfois audacieuses qu’il fait de l’œuvre, ne pouvant se fier qu’à son intuition pour comprendre ce que Goethe voulait que son lecteur y voit. Citati explique ainsi a posteriori des interprétations du genre de celle-ci (dont les exemples sont légions) : « Mais que savons-nous de la lumière des grands astres? Comment pouvons-nous décrire les figures d’Andromède, de Bouvier, de la Vierge, de l’Étoile du Nord, figées dans les lointains extrêmes du ciel? Même si nous les contemplons à la lunette, seule une infime portion de leur lumière, un vague dessin de leurs figures, parvient jusqu’à nos yeux. Ainsi, à chaque apparition de Nathalie dans les Lehrjahre, la prose de Goethe semble filtrée par la pâleur d’un voile. Derrière ce voile, nous devinons, plutôt qu’un personnage, l’emblème ou le symbole d’un personnage. » (146) L’auteur indique ici qu’il extrapole vers la fiction : « Nous savons ainsi quels cheveux, quels yeux, quelle silhouette Wilhelm Meister ne possède pas […]. Mais nous pouvons aussi, comme Goethe, laisser notre imagination venir à notre secours : fixer longuement ce nébuleux portrait en négatif jusqu’à entrevoir, sous les traits d’Hamlet, ceux de l’acteur qui le représente; puis nous amuser à les dessiner en pleine lumière, comme si nous étions peintres. » (51) Alors que Wilhelm croit entendre la voix de son père défunt : « Par ce procédé théâtral, Goethe donnait à comprendre que l’obscure blessure laissée dans le cœur de Wilhelm par ses relations difficiles avec son père s’était désormais refermée. L’« esprit de son père » le bénissait, acceptait sa vie passée et le dirigeait avec confiance vers l’avenir. » (95) Citati donne également de Goethe certaines descriptions très peu réalistes mais par contre grandement imagées, dont celle-ci : « Quelle force le [Goethe] poussait, aventureux et impavide comme Ulysse, au-delà des limites que la nature lui avait assignées? Dans ses dernières années – disait [Gottfried] Benn – l’on eût dit un grandiose dieu baroque, avec son cortège de miracles, de prodiges et de mystères : une divinité de balcon, irréelle, immobile. […] Comme Protée qui se faisait dauphin ou tortue, taureau aux cornes immenses ou arbre au feuillage touffu, ruisseau ou flamme ardente, lui aussi, âgé, presque décrépit, chargé de douleurs et de pensées, les mains raidies par la fatigue, avait appris à moduler dans ses vers toutes les notes de l’univers. Il savait être ardent comme Faust et froid comme Méphistophélès; aérien comme Homunculus et pédant comme Wagner. Il était immuable comme le Sphinx et changeant comme les nuages; sage et infiniment audacieux; grave et ironique, tendre et frivole, mélancolique et profondément gai; sensible à toutes les nuances des couleurs et attiré seulement par les spectacles des pures ténèbres et de la pure lumière. Comme les mystiques que – se plaisait-il à répéter – nous devenons tous en vieillissant. » (289)

Rapports vie-œuvre : Ce rapport est centrale dans la biographie de Citati, mais celui-ci procède plus souvent dans le sens inverse, c’est-à-dire qu’il part de l’œuvre pour expliquer la vie. Même si les premiers chapitres des deux parties mettent l’accent sur des éléments biographiques et historiques (très peu pour ces derniers), les rapprochements entre la vie et l’œuvre se font principalement dans les chapitres plus analytiques ou interprétatifs. Citati imagine et commente la méthode d’écriture de Goethe et sa vie quotidienne lorsqu’il commence à écrire le Faust II : « Dans les premiers mois de 1830, Goethe cessa de lire livres et journaux; il abandonna même la lecture du Temps et du Globe (E. [Eckermann], 21 février 1830), bien qu’à Paris une révolution s’annonçât; les hôtes qui se pressaient dans sa maison le trouvèrent distrait et pensif. Comme dans les moments difficiles, il s’enferma dans son cabinet dont les fenêtres donnaient sur le jardin. La nuit, durant ses longues heures d’insomnie, il pensait au Sphinx, aux Lamies, aux Phorcyades, et des révélations soudaines illuminaient son esprit. Au matin, reposé par le sommeil, soutenu par « l’inclination et la force du moment » (E., 15 janvier 1927), et par cette même faveur des étoiles qui avait protégé la naissance d’Homunculus, il composait des scènes entières de la Klassische Walpurgisnacht [« La nuit classique de Walpurgis », Faust II]. » (288) Un peu avant : « Plus que comme un poète, Goethe, à la fin de sa vie, aimait se définir comme un « mathématicien éthico-esthéticien » (3 novembre 1826 [correspondance]); et toutes ces images sont de rapides formules, dans lesquelles il concentrait ses convictions intellectuelles les plus profondes. Le voile et l’arc-en-ciel reflétaient ainsi ses recherches sur les couleurs, les idées sur la théorie de la connaissance, sur la langue et sur le symbole, l’image de Dieu et de la société, qui s’étaient formés dans son esprit. Mais le lecteur ne peut traduire le « voile », l’« arc-en-ciel » et les « nuages » en termes exclusivement intellectuels. Quand s’ouvre le Faust II, et au début du quatrième acte, il contemple le soleil, qui se reflète dans l’écume d’une cascade, et des nuages autour d’une haute cime montagneuse; les « idées », pour reprendre les paroles de Goethe, restent dissimulées derrière ces merveilleux paysages : « inaccessibles » et « imprononçables », infiniment vives et actives et infiniment mystérieuses (XII, 470, maxime 749). » (213) Le biographe fait plusieurs parallèles entre la vie de Goethe et celles ses personnages, décrivant le premier par l’intermédiaire des seconds : « Comme Goethe, Wilhelm Meister descend d’une famille bourgeoise riche et raffinée. Dans les premières décennies de XVIIIe siècle, son grand-père avait constitué une précieuse collection de marbres et de bronzes classiques, de tableaux et de dessins italiens, de monnaies et de pierres dures. Quand ce grand-père mourut, le père de Wilhelm vendit sa collection et plaça son argent dans l’entreprise de Werner, un commerçant connu et fort habile, augmentant ainsi considérablement son capital. Quoiqu’il vénérât l’argent comme une divinité, cet homme avait hérité quelque chose des dispositions artistiques de son père. Il aimait le faste; il s’était fait bâtir une maison à la dernière mode [comme Goethe et sa maison de Weimar, dont il prend possession au tout début du volume], où tout était solide, massif et somptueux : les meubles l’argenterie, les services de table, les tapisseries. Élevé dans cette riche et vaste demeure bourgeoise, Wilhelm respire l’atmosphère dense et voluptueuse que le luxe, l’ordre et la propreté tissent autour des choses. Dans sa chambre, qu’il transforme en un petit royaume, les rideaux et les glands du lit ressemblent à ceux d’un trône; les tapis recouvrent le dallage et la table de travail; tous les livres, tous les objets, sont disposés en un ordre méticuleux, comme dans une nature morte hollandaise. » (52) Ici davantage sur sa clairvoyance comparée à celle du l’abbé qui préside la confrérie des Gardiens de la tour : « Du haut de la tour, unique en quelque sorte parmi les humains, l’abbé contemple les choses avec le regard bienveillant, patient et impersonnel que le Tout pose sur le particulier; l’humanité entière, sur les millions d’individus qui la composent; et Goethe, sur les différentes parties de son roman. Son intelligence ne connaît point de bornes : toutes les facultés, toutes les inclinations humaines sont pour lui source de joie (552, 3-5). Il comprend le sobre instinct de l’artisan et les exercices de l’artiste le plus raffiné; les entreprises du commerçant et du guerrier; les amours fugitives et légères comme les passions ardentes et durables; la conscience des objets matériels, et l’espoir, le pressentiment, d’un avenir paradisiaque… Armé de cette capacité de comprendre, il sait pénétrer dans le cœur de chacun, et deviner des prédispositions qui échappent encore à la conscience. » (116) À noter qu’en page 108, il était dit : « L’abbé ne serait autre que Goethe romancier; le rouleau de parchemin qu’il conserve dans les armoires de la chapelle conterait simplement les Wilhelm Meister Lehrjahre. » Sur les dernières années de vie de Goethe : « Quand les sens de Goethe s’affaiblissaient, que son imagination se faisait plus aiguë, il devait distinguer, sur les murs du salon, l’ombre infiniment légère de ces êtres [héros de son musée personnel] désormais familier; et écouter les « conversations muettes », les petits rires silencieux, les chuchotements, les piaillements de chauve-souris du peuple des fantômes qu’il avait enfermé dans sa maison. Peut-être, en des moments plus vertigineux encore, des songes désespérés assiégeaient-ils son esprit : Faust obtient de Perséphone de ramener à la vie le spectre d’Hélène; peut-être lui aussi, à force de rôder parmi les ombres du passé, obtiendrait-il la même faveur. » (187)

Thématisation de l’écriture et de la lecture : À peu près aucun commentaire sur l’écriture et la lecture en général. Surtout liée à la méthode d’écriture de Goethe et même là, les commentaires sont très rares. Ici, magnifiquement, sur l’écriture « omnisciente » de Goethe : « Il avait façonné un style fluide et multiforme, qui pouvait susciter l’impression d’un tourbillon de fantômes et d’une fête pleine de vie, d’un enfer historique et d’une fantasmagorie mythique. Par petites touches indirectes, sans la moindre pesanteur dans la reconstitution, il suggéra le temps historique dans lequel les Sphinx et les Sirènes, les Griffons et les Phorcyades, avaient vécu. En même temps, il posa sur leurs lèvres les mots de toutes les époques et de tous les pays : ceux des monstres et des héros, des poètes latins tardifs et des comédiens baroques, des savants et des pédagogues des Lumières, des ténors et des sopranos, qui, tandis que Goethe finissait d’écrire, emplissaient encore de leurs roulades le théâtre de Weimar. » (292)

Thématisation de la biographie : Pratiquement pas. Une seule fois, Citati compare les Gardiens de la tour aux biographes : « Tel un groupe de biographes dilettantes, les maîtres et les gardiens de la « tour » aiment écrire la vie, ou plutôt les Lehrjahre, de chacun de leurs disciples; et ils rassemblent de véritables archives biographiques dans les armoires de la chapelle désaffectée. Lorsque Wilhelm fut autorisé à consulter le parchemin qui contenait ses propres Lehrjahre, « il y trouva le récit minutieux de sa vie, représentée à grands traits sûrs : […] des observations générales, pleines de bienveillance, l’avertissaient sans l’humilier; et pour la première fois il vit sa propre image hors de lui – non comme un second lui-même, comme dans un miroir, mais un autre lui-même, comme dans un portrait : l’on ne s’y reconnaît pas sous tous les aspects, mais l’on est heureux qu’un esprit réfléchi nous ait compris, qu’un grand talent nous ait représenté, et qu’il existe encore, de ce que nous étions, une image qui pourra durer plus longtemps que nous » (505, 10-12). » (107)

Topoï : harmonia mundi, destin, amour, nature, poésie, inspiration, mort, enfer, mythologie.

Hybridation : biographie et essai

Différenciation :

Transposition :

Autres remarques :

LA LECTURE

Pacte de lecture : Le pacte de lecture est somme toute plutôt conventionnel, les instances narratives étant chacune bien délimitées. La lecture de la vie de Goethe à partir des œuvres est une manière intéressante d’envisager cette existence lointaine dans le temps et devenues mythiques à force d’études et d’analyses – de l’œuvre et du « personnage ».

Attitude de lecture : Dans une entrevue, Citati parle lui-même de son « gros – trop gros – livre sur Goethe. Je suis bien d’accord avec lui! C’est une magnifique biographie dont le sujet est traité avec une passion manifeste, dans une écriture dense et maîtrisée, mais le récit s’étire en longueur et la lecture n’en finit plus. C’est la raison pour laquelle je n’ai pas lu l’œuvre dans son intégralité, mais suffisamment je crois pour bien comprendre et rendre compte du projet de Citati écrivant la vie de Goethe. Bien que tous les chapitres sont grandement justifiés, peut-être l’auteur aurait-il pu raccourcir son récit de deux cents pages… Un bijou avec un peu trop de dorures et de fioritures, mais d’une richesse incontestable!

Lecteur/lectrice : Catherine Dalpé