FICHE DE LECTURE

INFORMATIONS PARATEXTUELLES

Auteur : Sarah Ausseil Titre : Madeleine Gide ou De quel amour blessée [sic] Lieu : Paris Édition : Robert Laffont, collection «Elle était une fois» Année : 1993 Pages : 323 p. Cote : PQ 2613 I2Z569 Désignation générique : Aucune

Bibliographie de l’auteur : Cette biographie est son premier livre. Biographé : André Gide, par le biais de la figure de Madeleine Rondeaux Gide.

Quatrième de couverture : Racontant les grands drames de la vie de Madeleine, inextricablement mêlés à son destin avec André Gide, la quatrième de couverture met en parallèle ces deux figures si différentes et pourtant très unies.

Préface : Aucune.

Autres (note, épigraphe, photographie, etc.) : En exergue, une citation de Proust qui s’applique manifestement à Madeleine : «Ainsi un pays entier ressemblait à un visage, ainsi au fond d’un paysage palpitait tout le charme d’un être». Deux plages de photographies.

LES RELATIONS (INSTANCES EXTRA ET INTRATEXTUELLES) :

Auteur/narrateur : Deux figures aisément associables, bien que le récit emprunte majoritairement la forme romanesque. À quelques reprises, la posture du narrateur qui a une vision globale et, surtout, distanciée vis-à-vis du destin des personnages, rappelle celle du biographe. Ces changements de ton sont marqués essentiellement par un changement de focalisation : la focalisation interne pour le romanesque et la focalisation zéro pour le biographique.

Narrateur/personnage : Narration hétérodiégétique avec focalisation marquée sur le personnage de Madeleine et focalisation occasionnelle sur le personnage d’André. Le narrateur n’est pas objectif et son discours est fréquemment marqué d’une charge émotive.

Biographe/biographé : Le portrait de Gide passe par une double perception, soit celle de la biographe qui conçoit Gide selon son rapport à Madeleine : «Elle représente une part antique et précieuse de son être qu’il entend concilier avec ses modernes aspirations. Il sait qu’il apportera à ses contemporains le message d’un nouvel univers. […] Il a autant besoin des conseils et de l’approbation de sa cousine que de ses indignations.» (p.52) Qui plus est, la biographe détient une vérité sur le double récit de Madeleine et de Gide qu’eux ne possèdent pas et peut rectifier les dires de chacun : par exemple, un accident de Madeleine est raconté en focalisation interne, puis se conclut sur les lignes suivantes : «Heureusement, elle ne saura jamais que Gide écrira plus tard qu’elle avait sauté de son siège de fiacre en appréhendant une collision avec la camionnette. Il est si amer chaque fois qu’elle fait montre d’une faiblesse quelconque. Comme au cours de leur voyage de noces. Il oublie que son propre journal est truffé des moindres détails de son état de santé. Et qu’on le voit souvent se plaindre du moindre rhume, reniflant, enfilant gilet sur gilet, quittant brusquement un salon pour s’adonner aux joies d’une inhalation ou d’une ceinturation de flanelle.» (p.130) La biographe a un parti pris évident pour Madeleine (qui est la véritable biographée, ne l’oublions pas) et qui semble accepter la figure de Gide dans la mesure où elle fut aimée de Madeleine.

L’ORGANISATION TEXTUELLE

Synopsis : La biographie s’ouvre sur la fuite de la mère de Madeleine avec son jeune amant et sur le désarroi de la famille Rondeaux. Madeleine, en tant qu’aînée, doit prendre la place de sa mère. Toutefois, l’amitié qui l’unit à son cousin André Gide depuis l’enfance lui est un soutien précieux. La volumineuse correspondance qu’ils échangent, malgré leurs personnalités si différentes, se met toutefois à inquiéter leurs familles qui craignent le danger pour Madeleine de contracter une union avec un homme si instable. Apeurée par le modernisme de Gide, mais aussi soucieuse de ne pas abandonner sa famille, Madeleine refuse les demandes en mariage de son cousin, mais souffre terriblement de se séparer de lui. Après un dur séjour loin de lui et d’autres demandes en mariage, elle accepte enfin de l’épouser. Leur vie sera menée sous le sceau de la dissimulation ; Madeleine accepte tous les écarts de Gide à condition de ne pas en subir l’opprobre. Toutefois, la manie de Gide de se mettre en scène dans ses écrits attire tôt ou tard le scandale sur eux. Madeleine se réfugie dans son domaine où toute la famille se réunit et où elle règne en parfaite maîtresse. Apprenant les infidélités homosexuelles de Gide, Madeleine brûle ses lettre et découvre, quelques temps plus tard, qu’André, avec qui elle n’a jamais eu de relations charnelles, a eu un enfant avec une autre. Accusant les coups, Madeleine trouve sa force morale dans la gestion de son domaine et dans son dévouement à sa famille. La biographie se termine avec sa mort et la réaction de Gide, notamment un commentaire de Et nunc manei in te qui porte spécifiquement sur le regard de Gide sur sa femme.

Ancrage référentiel : Les Journaux que chacun des protagonistes tiennent servent quelquefois d’ancrage référentiel (par référence ou citations ; p.70) et sont même mis en parallèle :

«Contrairement au Journal que Gide commence à cette époque, où il s’adresse plus à la 	postérité qu’à sa conscience, les carnets de Madeleine exhalent des sentiments qu’elle 	n’aurait jamais voulu qu’on connaisse. Seule confidence qu’elle ait jamais laissée, trouble 	inhabituel, tandis que Gide, jusqu’à son dernier souffle, devra exhiber dans le Journal le 	pourquoi de chacun de ses gestes.» (p.67) 

Quelques notes en bas de page témoignent également de la référentialité. Par exemple, alors que Madeleine se tourne vers le mysticisme (et la Bible) pour pallier au sentiment amoureux qui la tenaille, une note indique que «curieusement, en même temps, Gide s’enthousiasme de son côté pour le Livre saint ; il raconte sa période mystique dans Si le grain ne meurt.» (p.69) Également, même si la majorité de la biographie se tisse sous un mode fictionnel (voir section suivante), la référence semble parfois surgir à intervalle régulier comme autant de coutures visibles de la construction du récit ; ainsi, les extraits de lettres ou de journaux viennent donner une sorte de contre-image du double référentiel de chacun des personnages principaux. + Présence de personnages historiques (aucun personnage de fiction).

Indices de fiction : La fiction se matérialise à travers la narration ; d’une part, par la vitesse adoptée (la scène prédomine largement sur le sommaire) et, d’autre part, par le choix des éléments servant à la description du contexte physique où évoluent les personnages – en effet, sont évoqués la température, les fleurs, les gestes posés, etc., tous détails pour lesquels l’auteur ne peut avoir de sources précises. De plus, les descriptions souvent poétiques du paysage et du décor contribuent à un effet de fiction ou, du moins, à une recherche esthétique qui vient soutenir la recherche biographique. Exemples : «Une maison esseulée et qui pleure. À grosses gouttes, le crachin ruisselle sur les petits carreaux. Uniforme et cotonneuse, la masse claire des nuages semble se fondre en ce pâle réseau d’eau qui brouille tous les contours. Elle retire sa main du carreau, et essuie de son mouchoir la trace de ses doigts.» (p.11) / «Un ciel de demoiselle. Ni pluie, ni soleil. Sept ans ont passé. Un trousseau de clefs tinte à la taille de Madeleine, comme elle se penche pour ouvrir ses volets.» (p.23)

Rapports vie/œuvre : Certaines œuvres de Gide semblent inextricablement liées à sa vie et lorsque Madeleine en fait la lecture, elle est profondément bouleversée, elle se sent trahie, particulièrement par Les Cahiers d’André Walter, tout en ayant conscience de l’inévitable distance qui s’instaure dans l’imagination de l’écrivain : «Les souvenirs communs qu’elle retrouve au fil de la lecture la plongent dans le désarroi et l’indignation. […] La transparence de l’œuvre est évidente. Les Cahiers racontent l’attachement du narrateur à une Emmanuèle qui dissimule à peine Madeleine. Cette confession publique faite par André Walter de son amour pour sa cousine la choque. Elle juge cette passion, trop lyriquement décrite, chimérique, et Gide coupable d’avoir laissé son imagination déborder.» (p.54-55) Gide fera de Madeleine une partie intégrante de son œuvre : «Serrant doucement les petits doigts posés dans les siens, il songe à l’élargissement sans fin de l’œuvre à venir où elle sera omniprésente.» (p.99) Madeleine est également consciente que la vie de Gide nourrit son œuvre : «Ces souvenirs nourriront L’Immoraliste, et en un sens elle le sait.» (p.133) / «Mais, comme elle le craignait, sa liaison avec Marc Allégret a renforcé Gide dans sa fringale d’aveux littéraires.» (p.232, je souligne) / «Si le grain ne meurt a paru, et encore une fois, Madeleine a refusé d’assister à la lecture publique de cette autobiographie-confession dont le principe d’aveux tous azimuts la choque.» (p.239) Pour avoir droit à son œuvre (c’est-à-dire d’être témoin de sa gestation, son élaboration et son aboutissement sous forme de livre imprimé), il faut accepter la vie de Gide : «Puisqu’elle refuse de l’accompagner sur une route qu’elle juge impie, elle devra s’abstenir de toute participation à son œuvre…» (p.238) En fait, Gide ne vit et ne raisonne qu’à travers son œuvre, ce dont témoigne la naissance de sa fille illégitime, Catherine.

Thématisation de l’écriture et de la lecture : 1) Le topos du dédoublement trouve son aboutissement dans l’écriture de Gide. En effet, ses livres s’inscrivent soit dans le prolongement de son enfance normande associée à Madeleine et à Cuverville (le domaine normand de Madeleine), soit dans le prolongement de sa vie parisienne associée à ses nombreuses aventures : «Il y a en Gide, sans cesse, deux sources contraires : L’une, cuvervillaise, tantôt ruisselle de fausse sincérité (La Porte étroite. [sic] Si le grain ne meurt, Les Cahiers d’André Walter), tantôt regorge de sarcasmes (Paludes). L’autre, quasi désertique, jaillit de séjours africains, vive, exaltée, et faufilée de remords joyeux (Les Nourritures terrestres, L’Immoraliste).» (p.243) Ne pouvant expliquer aux autres la profondeur de son attachement pour le domaine : «Peut-être le pourrait-il dans un livre. Un nouveau livre, qui évoquerait tous les souvenirs errant sous ce cèdre […]. Un livre où il liquiderait son passé normand.» (p.124) Mais, parallèlement à ce projet, il rêve d’écrire un livre «un autre roman immoraliste» et se dit : «Bah, il les composera conjointement. Ces deux projets représentent deux volets parallèles de son passé, deux faces de lui qu’il a toujours conciliées.» (p.125) 2) Écriture et lecture s’entremêlent dans la scène dramatique où Madeleine brûle les lettres que Gide lui a envoyé : «En fait, elle s’aperçoit qu’il n’a pas déployé cette énergie pour faire son examen de conscience auprès d’elle. Ces lettres s’adressent, par-dessus son épaule, à la postérité, au lecteur futur. C’est vis-à-vis de lui qu’André éprouve le besoin de justifier chacun de ses actes. Cette exhibition de sentiments nus, sans le moindre semblant de masque littéraire cette fois… (p.223)

Thématisation de la biographie : N’est pas thématisée.

Topoï : La double personnalité de Gide : Madeleine représente un de ces deux côté, soit le côté tranquille, la tradition, le conservatisme, la campagne, etc. : «Elle représentera aussi la seule certitude, le seul pôle moral de son âme qui ne supporte que l’inquiétude.» (p.99) ; la réhabilitation de la figure de Madeleine et son importance dans la création de l’univers gidien : «Madeleine possède une immense réserve d’indulgence, quoi qu’en pense un André qui se plaint à cette époque de la “cruauté” de sa femme.» (p.217) L’antagonisme entre Madeleine et Gide, et le besoin de ce dernier d’utiliser sa femme pour son œuvre : «Même s’il aurait préféré éviter de chagriner Madeleine, il estime soudain que ses pensées toujours tournées vers elle et sa crainte de la scandaliser l’ont assez limité dans sa création. Décidément, si son être à lui ne peut se développer qu’en heurtant cette femme dont le rythme vital est si différent du sien…» (p.242)

Hybridation : Entre roman et biographie.

Différenciation : S’il y a différenciation, c’est bien envers une tradition biographique masculine. Bien sûr, la collection «Elle était une fois» se prête à ce genre d’exercice, mais peut-être plus particulièrement l’intérêt marqué pour des femmes se trouvant dans l’ombre des grands hommes, ce dernier étant en quelque sorte l’antagoniste de la biographée. Raconter une vie d’homme et raconter une vie de femme ne requiert pas les mêmes techniques ni la même sensibilité. À cet égard, cette biographie de Madeleine calque son ton sur celui de la vie tranquille de cette femme. Ainsi, certains passages deviennent très feutrés, tout empreint de l’univers domestique et familial qui constitue tout l’univers de la femme à cette époque et dont la biographe doit pouvoir faire ressortir la poésie intimiste.

Transposition : 1) Transposition de l’œuvre comme preuve, ou pièce à conviction, ou témoignage : la présence de ce type de transposition (que je viens d’inventer !) me semble fortement significative dans cette biographie. En effet, étant donné que plusieurs œuvres de Gide sont d’inspiration autobiographique, la biographe se sert des portraits de Madeleine et d’André qui y sont tracés, se sert également de certaines descriptions de leurs relation (voir, p.15, p.18, p.201-202) – L’auteur rectifie également le portrait qui fut tracé par Gide à travers ses «héroïnes» féminines : «Elle n’était pas, comme son époux l’a prétendu dans L’Immoraliste, une martyre du lien conjugal, se soumettant par noblesse d’âme aux caprices d’un mari égoïste. C’est dans la joie qu’elle efface ses soucis de santé. Une joie à son image, peu éclatante mais très profonde.» (p.112) 2) Transposition de l’univers du biographé(e) à travers l’énonciation : comme mentionné au point «Différenciation», cette biographie reproduit, à travers l’énonciation, l’univers domestique de Madeleine, empreint de sérénité.

LA LECTURE

Pacte de lecture : Ce livre se présente, pragmatiquement, comme une biographie. Le titre, la quatrième de couverture, l’insertion de plages de photographies contribuent à cela, bien que les titres des chapitres, à teneur plus poétique que descriptive, viennent faire planer une certaine ambiguïté. Mais, à la lecture, on se sent incontestablement happé par un monde fictionnel, c’est-à-dire un monde recrée à partir du factuel. Les détails minutieux et précis abondent trop pour que l’auteur ait des preuves de tout ce qu’elle avance. Il y a une hybridation évidente entre les deux modes, fictionnel et factuel, et cette hybridation est d’autant plus frappante qu’il s’agit de la première œuvre de l’auteur.

Attitude de lecture : Première œuvre de l’auteur… On ne peut donc pas la considérer d’emblée comme un écrivain, mais elle construit néanmoins sa biographie comme le ferait un écrivain, en y ajoutant force effets : de style, de construction, effets poétique, etc. Il y a un intéressant travail de recomposition, de réappropriation d’une figure féminine et d’une recherche de la forme appropriée pour exprimer la vérité de cette femme (vérité qui ne pouvait passer que par la fiction étant donné la minceur des événements factuels de sa vie ?) Bien sûr, la réhabilitation de la «vraie» Madeleine en regard de celle construite par Gide peut sembler vindicative, mais ce portrait parvient à créer un équilibre non négligeable.

Lecteur/lectrice : Manon Auger