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DOMINIQUE FORTIER, Du bon usage des étoiles
I- MÉTADONNÉES ET PARATEXTE
Auteur : Dominique Fortier
Titre : Du bon usage des étoiles
Éditeur : Alto
Collection :
Année : 2008
Éditions ultérieures : Repris en Coda en 2010
Désignation générique : Aucune désignation explicite. Mais nous sommes clairement en présence d’une fiction. Sur la quatrième : « patchwork qui mêle avec bonheur le roman au journal, l’histoire, la poésie, le théâtre, le récit d’aventures, le traité scientifique et la recette d’un plum-pudding réussi. »
Quatrième de couverture : Mai 1845, les navires Terror et Erebus, sous le commandement de sir John Franklin, partent à la conquête du mythique passage du Nord-Ouest avec, à leur bord, cent trente-trois hommes et suffisamment de provisions pour survivre trois ans aux rigueurs de l’Arctique. L’expédition doit permettre à l’Angleterre d’asseoir sa suprématie sur le reste du globe, mais les deux navires se trouvent bientôt prisonniers des glaces dans une immensité sauvage.
Commence alors un nouveau voyage, immobile celui-là, au cœur de la nuit polaire et vers les profondeurs de l’être, dont Francis Crozier, commandant du Terror, rend compte dans son journal. Il se languit aussi de la belle Sophia, restée avec sa tante Jane Franklin à Londres, où les thés et les bals se succèdent en un tourbillon de mondanités. Inspiré de la dernière expédition de Franklin, Du bon usage des étoiles brosse un tableau foisonnant des lubies de la société victorienne – lesquelles ne sont pas sans rappeler certains des travers de la nôtre – dans un patchwork qui mêle avec bonheur le roman au journal, l’histoire, la poésie, le théâtre, le récit d’aventures, le traité scientifique et la recette d’un plum-pudding réussi.
4e de couverture de l’édition de « Coda » : Mai 1845, le Terror et l’Erebus, sous le commandement de sir John Franklin, partent à la conquête du mythique passage du Nord-Ouest avec, à leur bord, suffisamment de provisions pour survivre des années aux rigueurs de l’Arctique. Les navires se retrouvent bientôt prisonniers des glaces, et un nouveau voyage s’amorce, immobile celui-là, dont Francis Crozier, second de l’expédition, rend compte dans son journal, évoquant le froid, la faim, le désespoir qui guette les hommes. Pendant ce temps, en Angleterre, celle qu’il aime multiplie les bals et les thés en compagnie de sa tante lady Jane Franklin, prête à tout pour retrouver son mari. Tout à la fois histoire d’amour, récit d’exploration et tableau de mœurs victoriennes, Du bon usage des étoiles est d’abord un fabuleux voyage au pays de la littérature.
Notice biographique de l’auteur : Dominique Fortier est née à Québec en 1972. Après un doctorat en littérature à l’Université McGill, elle exerce les métiers de réviseure, de traductrice et d’éditrice. Elle a traduit une quinzaine d’ouvrages littéraires et scientifiques, dans des disciplines aussi diverses que les sciences politiques, la linguistique et la botanique. Elle vit à Montréal. Du bon usage des étoiles est son premier roman.
Préface ou autre note : À la toute fin, une « Note de l’auteur » dans laquelle elle affirme que, en dépit de son inspiration historique, il s’agit bien d’une fiction. Elle donne cependant les sources qui l’ont inspirée. Elle explique que, en plus d’avoir consulté des ouvrages récents sur l’expédition Franklin, elle a lu des documents d’époque et n’a pu résister à en reprendre des passages. La note se termine sur une indication pour ceux qui aimeraient se lancer dans la confection d’un plum-pudding…
II - CONTENU ET THÈMES
Résumé de l’œuvre : L’histoire est celle du voyage (1845) des navires Terror et Erebus, respectivement sous le commandement des capitaines Francis Crozier et de John Franklin, en quête du passage du Nord-Ouest. En parallèle à l’histoire tragique de ses cent trente-trois membres d’équipage devant lutter contre l’immensité glaciaire et y périr trois ans plus tard (faute de vivres et de secours), est présentée celle de la femme de John Franklin, Jane, et de Sophia – cette dernière étant la nièce recueillie par Lady Jane dans sa demeure de Londres. Le lecteur accède ainsi aux réjouissances mondaines, aux thés d’après-midi, aux angoisses de Lady Jane et ses tentatives infructueuses de convaincre l’amirauté de lancer des expéditions de secours. Francis Crozier, avant son départ, avait fait la rencontre de la superbe nièce de Jane et John Franklin. Amoureux éperdu (en secret) de Sophia, Crozier sera hanté par celle-ci jusqu’à son dernier souffle, jusqu’à l’issue fatale de l’expédition – tandis que Sophia, de son côté, sera, d’une façon de plus en plus prenante, tourmentée par le souvenir de cet homme.
Malgré son morcellement manifeste, le projet narratif que se donne l’auteure – c’est-à-dire raconter l’expédition des navires anglais Terror et Erebus sensés percer le mythique passage du Nord-Ouest au 19e siècle – est clair et balisé par le cadre historique réel (départ de l’expédition, trois années de recherche & tribulations de personnages interreliés, échec de l’entreprise par les glaces arctiques). Ce cadre précis (un point de départ et un point d’arrivée) semble octroyer à l’auteure une liberté d’expérimentation narrative certaine – liberté qui offre au roman sa pertinence.
Thème principal : La vanité et l’ego.
Description du thème principal : Le thème de la vanité et de l’ego semble en effet régir une grande partie du roman, tant chez les personnages que dans le choix des événements et des éléments mis en scène. Ainsi, une sorte de dynamique binaire se crée autour de diverses formes de vanité, que ce soit, en tout premier lieu, la vanité de l’Empire Britannique à vouloir trouver en premier le passage du Nord-Ouest. Il y a ici une foi trop grande dans les progrès de la science et dans la préparation de l’expédition (navires plus solides et provisions pour trois ans) qui s’oppose à la nature indomptable que représente l’Arctique. Cette vanité même empêche l’Amirauté de tenter la moindre expédition de secours : « L’Amirauté ne bronche pas. L’expédition n’est pas en danger; l’expédition ne peut pas être en danger. La fine fleur de la marine britannique n’est pas près de rester prisonnière d’un territoire d’où le premier baleinier venu s’extirpe les doigts dans le nez. » ([2008] 2010 : 311) Il y a aussi une certaine vanité dans le regard hautain que portent certains sur les Inuit qui, au bout du compte – et malgré le fait qu’ils ne soient pas « civilisés » et ressemblent pour d’aucuns à des bêtes – savent survivre en Arctique. Mais le ton du roman n’en est pas pour autant moralisateur et c’est par petites touches que ces deux visions du monde se construisent et se résolvent lentement dans la disparition de tous les membres de l’équipage.
On peut aussi voir le thème de la vanité opposer plusieurs personnages, dont John Franklin, le capitaine, et Francis Crozier, son second. Les divergences entre les deux hommes s’observent d’abord dans leur personnalité et leur manière, mais aussi dans leurs échanges, bien que le respect soit mutuel. John Franklin incarne à coup sûr l’Angleterre victorienne dans toute sa magnificence, dans ce qu’elle a de plus beau mais aussi de plus colonisateur et futile. À l’opposé, Crozier est un homme plus simple et plus discret, mais plus disposé à remettre en question l’ordre du monde et sa vision des choses. Ce décalage entre les hommes se « lit » également, puisque le roman met en parallèle les journaux des deux hommes : celui de Crozier, écrit en partie pour assurer une forme de dialogue avec lui-même et préserver un équilibre, et celui de Franklin, destiné à être réécrit par sa femme et dédié à la postérité. Est-ce utile de dire que le premier constitue une grande part du récit alors que le second ne fait chaque fois que quelques lignes?
D’autres personnages s’inscrivent aussi dans cette logique binaire, en particulier Crozier et Sophia, la nièce de John Franklin de qui Crozier est amoureux. Si l’amour n’est d’abord pas réciproque (lorsqu’ils se rencontrent en Tasmanie, on signale, à propos de Sophia : « Quelle femme voudrait se satisfaire d’un capitaine quand c’est l’Amirauté entière qui se prosterne devant elle? », 195), Sophia n’en viendra pas moins à se lier de façon métaphysique à Franklin, au fur et à mesure que ses vanités de jeune fille tendent à se dissiper pour laisser place à une sorte de vide. Lady Jane, la femme de Sir John Franklin, est également un bel exemple de « vanité », mais sans qu’elle soit pour autant un personnage désagréable. Elle semble plutôt un pur produit, comme son mari, de cette Angleterre triomphante, tout autant qu’une femme en avance sur son temps.
Finalement, la question de la vanité au sens large se dessine aussi en filigrane dans la constante opposition entre la vie faste que mènent les dames en l’absence des hommes et la vie de plus en plus austère et misérable que subissent les membres de l’équipage coincés dans l’Arctique. L’ordre du monde n’est toutefois jamais remis en question… si ce n’est par Crozier qui a de plus en plus conscience de la futilité de leur entreprise : « Quant à moi, me voilà encore plus convaincu que le moindre de nos gestes, fût-il le mieux intentionné du monde, est susceptible de se solder par une catastrophe. » ([2008] 2010 : 227) Et lors de l’abandon des navires : « Ces monceaux de colifichets domestiques sont autant de grigris, c’est l’Angleterre tout entière qu’ils tireront derrière eux, le poids de leur pays dût-il les mener droit à la mort. Parmi ces tas s’empilent [des objets qui] tous proclam[ent] avec éloquence la primauté de la civilisation sur la nature sauvage […] » ([2008] 2010 : 315)
Thèmes secondaires : l’Histoire (recherche du passage du Nord-Ouest); l’Arctique; l’Angleterre victorienne; l’immensité de la nature; les voyages; le monde des hommes vs le monde des femmes; l’amour; le magnétisme et autres sciences, etc.
III- CARACTÉRISATION NARRATIVE ET FORMELLE
Type de roman (ou de récit) : roman historique contemporain
Commentaire à propos du type de roman : roman sur l’histoire depuis un point de vue contemporain (voir « particularités narratives et formelles »). Description du phénomène : « Pourtant, on connait de nos jours l’objectivité vacillante de l’Histoire, son asservissement au récit, le récit d’un sujet avec son propre biais, ses propres intentions pragmatiques. Si un «roman historique traditionnel» entend être jugé entre autres pour la part qu’il donne à son exactitude factuelle, un roman historique «postmoderne» s’affaire plutôt à scander avec des artifices ludiques la fragilité, voire l’obsolescence de ce savoir soi-disant objectif sur lequel les nations fondent leur unité grâce à divers mythes fondateurs. » (Pierre-Paul Ferland, « Un mythe canadien? », Salon Double, http://salondouble.contemporain.info/lecture/un-mythe-canadien )
Type de narration : Multiple.
Commentaire à propos du type de narration : Narration composite. Plusieurs voix se superposent : narration hétérodiégétique traditionnelle pour les passages se rapportant aux femmes mais aussi à quelques passages sur l’expédition, narrations autodiégétique dans les journaux de Crozier et de Franklin.
Le récit est morcelé dans la mesure où, pour suivre le fil des événements, le lecteur doit cumuler les multiples points de vue des protagonistes (journal de Crozier, journal de Franklin, narration avec focalisation sur Lady Jane et Sophia, points de vue des matelots et des esquimaux, etc.). Ce même fil narratif se trouve entrecoupé par différents discours autres : scientifique (entrées de dictionnaire), poétique (poème + préface), sacré (psaumes bibliques), musical (partition de musique), théâtral (pièce de théâtre et forme dialoguée), pictural (illustrations), patrimoine culturel (reproduction de notes historiques).
Il est pertinent de remarquer que le ton du narrateur, qui n’est pas totalement objectif et s’amuse souvent à ridiculiser de manière ironique et burlesque, touche tous les personnages, à différents degrés, à l’exception de Francis Crozier. Ce dernier apparaissant ainsi comme le plus sympathique des protagonistes – et peut-être même le personnage principal, le héros, dans cette perspective (glorification d’un personnage au détriment des autres). Il reste que la tonalité du narrateur incarne un procédé d’unification certain, contrecarrant l’éclatement narratif de l’ouvrage.
Personnes et/ou personnages mis en scène : Personnages historiques fictionnalisés : Sir John Franklin, Lady Jane Franklin, Francis Crozier, Eleonor Porden, etc.
Lieu(x) mis en scène : l’Arctique, l’Atlantique, l’Angleterre, la Tasmanie.
Types de lieux : Océan, mer, banquise, campagne et ville anglaises.
Date(s) ou époque(s) de l'histoire : 19e siècle (Mai 1845, début de l’expédition – juin 1848, dernière entrée du journal de Crozier).
Intergénérité et/ou intertextualité et/ou intermédialité : L’intergénéricité et l’intertextualité sont centrales. Comme l’auteur le signale, plusieurs passages sont tirés de documents datant du 19e siècle. Elle intègre aussi des extraits d’un recueil de poésie (The Veils) publié en 1815 par Eleanor Porden qui sera plus tard l’épouse de John Franklin et l’amie de celle qui deviendra elle aussi la femme de Franklin (Jane). Qui plus est, « Les voiles » est aussi le titre d’une des parties du roman. On retrouve aussi une adaptation dramatique de États et Empires de la Lune d’Hector Savinien de Cyrano de Bergerac.
Plus généralement, l’intertextualité peut être littéraire, scientifique, musicale, historique (et d’ordre pictural ou langagier). Notons cet exemple où l’intertextualité se joue du lecteur – procédé participant à l’entreprise burlesque-humoristique du narrateur. Sophia mentionne à Crozier : « Ne restez pas trop longtemps sous la pluie, vous commencez à ressembler à Mr Darcy quand il se met en tête de plonger dans l’étang aux canards… » (p. 55) On peut penser à la scène du roman ou à l’adaptation cinématographique de Pride and Prejudice de Jane Austen par la BBC (1995), où Mr Darcy (Colin Firth) plonge dans l’étang aux canards du domaine de Pemberley. Le lecteur, pour son propre amusement, est piégé, puisqu’il s’agit plutôt du chien de Lady Jane (rétention d’une information auquel le lecteur accède ultérieurement). Cette dernière a nommé ses deux chiens Mr Bingley et Mr Darcy.
Particularités stylistiques ou textuelles : D’une écriture plutôt classique, qui n’est pas sans rappeler le 19e siècle, le roman se démarque par sa composition formelle : la mosaïque qu’il forme et la mise en scène d’éléments exogènes (recettes, traités de magnétisme, etc.) raconte ainsi l’Histoire d’une façon tout à fait contemporaine. Si la voix de Crozier est la plus attachante et constitue une sorte d’amarre pour « naviguer » (qu’on me pardonne l’oxymore) à travers le récit, le tout ne s’en donne pas moins comme une sorte de vision en surplomb qui trace un portrait fouillé et complexe tant d’une époque, d’un événement que de ses personnages, sans sombrer dans le dramatique. Il y a malgré tout une forme de sobriété qui fait la poésie et le romantisme de l’œuvre. La recette de Plum-Pudding me semble par ailleurs faire figure d’emblème pour saisir la dimension métahistorique de ce récit : non seulement ce dernier raconte-t-il de façon détaillée l’Histoire, mais il donne aussi à voir ses sources directement. Ils se constituent comme un document qui a besoin de son iconographie pour acquérir sa pleine mesure. De cette façon, la mimésis avec l’histoire et avec l’Histoire ne peut jamais être totale, le lecteur lisant et regardant le tout comme autant d’artéfacts, comme une œuvre d’art patiemment tissée…