====== DOMINIQUE FORTIER, Du bon usage des étoiles ====== ==== I- MÉTADONNÉES ET PARATEXTE ==== **Auteur :** Dominique Fortier **Titre :** Du bon usage des étoiles **Éditeur :** Alto **Collection :** **Année :** 2008 **Éditions ultérieures :** Repris en Coda en 2010 **Désignation générique :** Aucune désignation explicite. Mais nous sommes clairement en présence d’une fiction. Sur la quatrième : « patchwork qui mêle avec bonheur le roman au journal, l’histoire, la poésie, le théâtre, le récit d’aventures, le traité scientifique et la recette d’un plum-pudding réussi. » **Quatrième de couverture :** Mai 1845, les navires Terror et Erebus, sous le commandement de sir John Franklin, partent à la conquête du mythique passage du Nord-Ouest avec, à leur bord, cent trente-trois hommes et suffisamment de provisions pour survivre trois ans aux rigueurs de l’Arctique. L’expédition doit permettre à l’Angleterre d’asseoir sa suprématie sur le reste du globe, mais les deux navires se trouvent bientôt prisonniers des glaces dans une immensité sauvage. Commence alors un nouveau voyage, immobile celui-là, au cœur de la nuit polaire et vers les profondeurs de l’être, dont Francis Crozier, commandant du Terror, rend compte dans son journal. Il se languit aussi de la belle Sophia, restée avec sa tante Jane Franklin à Londres, où les thés et les bals se succèdent en un tourbillon de mondanités. Inspiré de la dernière expédition de Franklin, Du bon usage des étoiles brosse un tableau foisonnant des lubies de la société victorienne – lesquelles ne sont pas sans rappeler certains des travers de la nôtre – dans un patchwork qui mêle avec bonheur le roman au journal, l’histoire, la poésie, le théâtre, le récit d’aventures, le traité scientifique et la recette d’un plum-pudding réussi. **4e de couverture de l’édition de « Coda » :** Mai 1845, le Terror et l’Erebus, sous le commandement de sir John Franklin, partent à la conquête du mythique passage du Nord-Ouest avec, à leur bord, suffisamment de provisions pour survivre des années aux rigueurs de l’Arctique. Les navires se retrouvent bientôt prisonniers des glaces, et un nouveau voyage s’amorce, immobile celui-là, dont Francis Crozier, second de l’expédition, rend compte dans son journal, évoquant le froid, la faim, le désespoir qui guette les hommes. Pendant ce temps, en Angleterre, celle qu’il aime multiplie les bals et les thés en compagnie de sa tante lady Jane Franklin, prête à tout pour retrouver son mari. Tout à la fois histoire d’amour, récit d’exploration et tableau de mœurs victoriennes, Du bon usage des étoiles est d’abord un fabuleux voyage au pays de la littérature. **Notice biographique de l’auteur :** Dominique Fortier est née à Québec en 1972. Après un doctorat en littérature à l’Université McGill, elle exerce les métiers de réviseure, de traductrice et d’éditrice. Elle a traduit une quinzaine d’ouvrages littéraires et scientifiques, dans des disciplines aussi diverses que les sciences politiques, la linguistique et la botanique. Elle vit à Montréal. Du bon usage des étoiles est son premier roman. **Préface ou autre note :** À la toute fin, une « Note de l’auteur » dans laquelle elle affirme que, en dépit de son inspiration historique, il s’agit bien d’une fiction. Elle donne cependant les sources qui l’ont inspirée. Elle explique que, en plus d’avoir consulté des ouvrages récents sur l’expédition Franklin, elle a lu des documents d’époque et n’a pu résister à en reprendre des passages. La note se termine sur une indication pour ceux qui aimeraient se lancer dans la confection d’un plum-pudding… ==== II - CONTENU ET THÈMES ==== **Résumé de l’œuvre :** L’histoire est celle du voyage (1845) des navires Terror et Erebus, respectivement sous le commandement des capitaines Francis Crozier et de John Franklin, en quête du passage du Nord-Ouest. En parallèle à l’histoire tragique de ses cent trente-trois membres d’équipage devant lutter contre l’immensité glaciaire et y périr trois ans plus tard (faute de vivres et de secours), est présentée celle de la femme de John Franklin, Jane, et de Sophia – cette dernière étant la nièce recueillie par Lady Jane dans sa demeure de Londres. Le lecteur accède ainsi aux réjouissances mondaines, aux thés d’après-midi, aux angoisses de Lady Jane et ses tentatives infructueuses de convaincre l’amirauté de lancer des expéditions de secours. Francis Crozier, avant son départ, avait fait la rencontre de la superbe nièce de Jane et John Franklin. Amoureux éperdu (en secret) de Sophia, Crozier sera hanté par celle-ci jusqu’à son dernier souffle, jusqu’à l’issue fatale de l’expédition – tandis que Sophia, de son côté, sera, d’une façon de plus en plus prenante, tourmentée par le souvenir de cet homme. Malgré son morcellement manifeste, le projet narratif que se donne l’auteure – c’est-à-dire raconter l’expédition des navires anglais Terror et Erebus sensés percer le mythique passage du Nord-Ouest au 19e siècle – est clair et balisé par le cadre historique réel (départ de l’expédition, trois années de recherche & tribulations de personnages interreliés, échec de l’entreprise par les glaces arctiques). Ce cadre précis (un point de départ et un point d’arrivée) semble octroyer à l’auteure une liberté d’expérimentation narrative certaine – liberté qui offre au roman sa pertinence. **Thème principal :** La vanité et l’ego. **Description du thème principal :** Le thème de la vanité et de l’ego semble en effet régir une grande partie du roman, tant chez les personnages que dans le choix des événements et des éléments mis en scène. Ainsi, une sorte de dynamique binaire se crée autour de diverses formes de vanité, que ce soit, en tout premier lieu, la vanité de l’Empire Britannique à vouloir trouver en premier le passage du Nord-Ouest. Il y a ici une foi trop grande dans les progrès de la science et dans la préparation de l’expédition (navires plus solides et provisions pour trois ans) qui s’oppose à la nature indomptable que représente l’Arctique. Cette vanité même empêche l’Amirauté de tenter la moindre expédition de secours : « L’Amirauté ne bronche pas. L’expédition n’est pas en danger; l’expédition ne peut pas être en danger. La fine fleur de la marine britannique n’est pas près de rester prisonnière d’un territoire d’où le premier baleinier venu s’extirpe les doigts dans le nez. » ([2008] 2010 : 311) Il y a aussi une certaine vanité dans le regard hautain que portent certains sur les Inuit qui, au bout du compte – et malgré le fait qu’ils ne soient pas « civilisés » et ressemblent pour d’aucuns à des bêtes – savent survivre en Arctique. Mais le ton du roman n’en est pas pour autant moralisateur et c’est par petites touches que ces deux visions du monde se construisent et se résolvent lentement dans la disparition de tous les membres de l’équipage. On peut aussi voir le thème de la vanité opposer plusieurs personnages, dont John Franklin, le capitaine, et Francis Crozier, son second. Les divergences entre les deux hommes s’observent d’abord dans leur personnalité et leur manière, mais aussi dans leurs échanges, bien que le respect soit mutuel. John Franklin incarne à coup sûr l’Angleterre victorienne dans toute sa magnificence, dans ce qu’elle a de plus beau mais aussi de plus colonisateur et futile. À l’opposé, Crozier est un homme plus simple et plus discret, mais plus disposé à remettre en question l’ordre du monde et sa vision des choses. Ce décalage entre les hommes se « lit » également, puisque le roman met en parallèle les journaux des deux hommes : celui de Crozier, écrit en partie pour assurer une forme de dialogue avec lui-même et préserver un équilibre, et celui de Franklin, destiné à être réécrit par sa femme et dédié à la postérité. Est-ce utile de dire que le premier constitue une grande part du récit alors que le second ne fait chaque fois que quelques lignes? D’autres personnages s’inscrivent aussi dans cette logique binaire, en particulier Crozier et Sophia, la nièce de John Franklin de qui Crozier est amoureux. Si l’amour n’est d’abord pas réciproque (lorsqu’ils se rencontrent en Tasmanie, on signale, à propos de Sophia : « Quelle femme voudrait se satisfaire d’un capitaine quand c’est l’Amirauté entière qui se prosterne devant elle? », 195), Sophia n’en viendra pas moins à se lier de façon métaphysique à Franklin, au fur et à mesure que ses vanités de jeune fille tendent à se dissiper pour laisser place à une sorte de vide. Lady Jane, la femme de Sir John Franklin, est également un bel exemple de « vanité », mais sans qu’elle soit pour autant un personnage désagréable. Elle semble plutôt un pur produit, comme son mari, de cette Angleterre triomphante, tout autant qu’une femme en avance sur son temps. Finalement, la question de la vanité au sens large se dessine aussi en filigrane dans la constante opposition entre la vie faste que mènent les dames en l’absence des hommes et la vie de plus en plus austère et misérable que subissent les membres de l’équipage coincés dans l’Arctique. L’ordre du monde n’est toutefois jamais remis en question… si ce n’est par Crozier qui a de plus en plus conscience de la futilité de leur entreprise : « Quant à moi, me voilà encore plus convaincu que le moindre de nos gestes, fût-il le mieux intentionné du monde, est susceptible de se solder par une catastrophe. » ([2008] 2010 : 227) Et lors de l’abandon des navires : « Ces monceaux de colifichets domestiques sont autant de grigris, c’est l’Angleterre tout entière qu’ils tireront derrière eux, le poids de leur pays dût-il les mener droit à la mort. Parmi ces tas s’empilent [des objets qui] tous proclam[ent] avec éloquence la primauté de la civilisation sur la nature sauvage […] » ([2008] 2010 : 315) **Thèmes secondaires :** l’Histoire (recherche du passage du Nord-Ouest); l’Arctique; l’Angleterre victorienne; l’immensité de la nature; les voyages; le monde des hommes vs le monde des femmes; l’amour; le magnétisme et autres sciences, etc. ==== III- CARACTÉRISATION NARRATIVE ET FORMELLE ==== **Type de roman (ou de récit) :** roman historique contemporain **Commentaire à propos du type de roman :** roman sur l’histoire depuis un point de vue contemporain (voir « particularités narratives et formelles »). Description du phénomène : « Pourtant, on connait de nos jours l’objectivité vacillante de l’Histoire, son asservissement au récit, le récit d’un sujet avec son propre biais, ses propres intentions pragmatiques. Si un «roman historique traditionnel» entend être jugé entre autres pour la part qu’il donne à son exactitude factuelle, un roman historique «postmoderne» s’affaire plutôt à scander avec des artifices ludiques la fragilité, voire l’obsolescence de ce savoir soi-disant objectif sur lequel les nations fondent leur unité grâce à divers mythes fondateurs. » (Pierre-Paul Ferland, « Un mythe canadien? », Salon Double, http://salondouble.contemporain.info/lecture/un-mythe-canadien ) **Type de narration :** Multiple. **Commentaire à propos du type de narration :** Narration composite. Plusieurs voix se superposent : narration hétérodiégétique traditionnelle pour les passages se rapportant aux femmes mais aussi à quelques passages sur l’expédition, narrations autodiégétique dans les journaux de Crozier et de Franklin. Le récit est morcelé dans la mesure où, pour suivre le fil des événements, le lecteur doit cumuler les multiples points de vue des protagonistes (journal de Crozier, journal de Franklin, narration avec focalisation sur Lady Jane et Sophia, points de vue des matelots et des esquimaux, etc.). Ce même fil narratif se trouve entrecoupé par différents discours autres : scientifique (entrées de dictionnaire), poétique (poème + préface), sacré (psaumes bibliques), musical (partition de musique), théâtral (pièce de théâtre et forme dialoguée), pictural (illustrations), patrimoine culturel (reproduction de notes historiques). Il est pertinent de remarquer que le ton du narrateur, qui n’est pas totalement objectif et s’amuse souvent à ridiculiser de manière ironique et burlesque, touche tous les personnages, à différents degrés, à l’exception de Francis Crozier. Ce dernier apparaissant ainsi comme le plus sympathique des protagonistes – et peut-être même le personnage principal, le héros, dans cette perspective (glorification d’un personnage au détriment des autres). Il reste que la tonalité du narrateur incarne un procédé d’unification certain, contrecarrant l’éclatement narratif de l’ouvrage. **Personnes et/ou personnages mis en scène :** Personnages historiques fictionnalisés : Sir John Franklin, Lady Jane Franklin, Francis Crozier, Eleonor Porden, etc. **Lieu(x) mis en scène :** l’Arctique, l’Atlantique, l’Angleterre, la Tasmanie. **Types de lieux :** Océan, mer, banquise, campagne et ville anglaises. **Date(s) ou époque(s) de l'histoire :** 19e siècle (Mai 1845, début de l’expédition – juin 1848, dernière entrée du journal de Crozier). **Intergénérité et/ou intertextualité et/ou intermédialité :** L’intergénéricité et l’intertextualité sont centrales. Comme l’auteur le signale, plusieurs passages sont tirés de documents datant du 19e siècle. Elle intègre aussi des extraits d’un recueil de poésie (The Veils) publié en 1815 par Eleanor Porden qui sera plus tard l’épouse de John Franklin et l’amie de celle qui deviendra elle aussi la femme de Franklin (Jane). Qui plus est, « Les voiles » est aussi le titre d’une des parties du roman. On retrouve aussi une adaptation dramatique de États et Empires de la Lune d’Hector Savinien de Cyrano de Bergerac. Plus généralement, l’intertextualité peut être littéraire, scientifique, musicale, historique (et d’ordre pictural ou langagier). Notons cet exemple où l’intertextualité se joue du lecteur – procédé participant à l’entreprise burlesque-humoristique du narrateur. Sophia mentionne à Crozier : « Ne restez pas trop longtemps sous la pluie, vous commencez à ressembler à Mr Darcy quand il se met en tête de plonger dans l’étang aux canards… » (p. 55) On peut penser à la scène du roman ou à l’adaptation cinématographique de Pride and Prejudice de Jane Austen par la BBC (1995), où Mr Darcy (Colin Firth) plonge dans l’étang aux canards du domaine de Pemberley. Le lecteur, pour son propre amusement, est piégé, puisqu’il s’agit plutôt du chien de Lady Jane (rétention d’une information auquel le lecteur accède ultérieurement). Cette dernière a nommé ses deux chiens Mr Bingley et Mr Darcy. **Particularités stylistiques ou textuelles :** D’une écriture plutôt classique, qui n’est pas sans rappeler le 19e siècle, le roman se démarque par sa composition formelle : la mosaïque qu’il forme et la mise en scène d’éléments exogènes (recettes, traités de magnétisme, etc.) raconte ainsi l’Histoire d’une façon tout à fait contemporaine. Si la voix de Crozier est la plus attachante et constitue une sorte d’amarre pour « naviguer » (qu’on me pardonne l’oxymore) à travers le récit, le tout ne s’en donne pas moins comme une sorte de vision en surplomb qui trace un portrait fouillé et complexe tant d’une époque, d’un événement que de ses personnages, sans sombrer dans le dramatique. Il y a malgré tout une forme de sobriété qui fait la poésie et le romantisme de l’œuvre. La recette de Plum-Pudding me semble par ailleurs faire figure d’emblème pour saisir la dimension métahistorique de ce récit : non seulement ce dernier raconte-t-il de façon détaillée l’Histoire, mais il donne aussi à voir ses sources directement. Ils se constituent comme un document qui a besoin de son iconographie pour acquérir sa pleine mesure. De cette façon, la mimésis avec l’histoire et avec l’Histoire ne peut jamais être totale, le lecteur lisant et regardant le tout comme autant d’artéfacts, comme une œuvre d’art patiemment tissée… ==== IV- POROSITÉ ==== === Phénomènes de porosité observés : === Porosités générique et discursive évidentes, diffraction textuelle; porosité du populaire et du savant (par la reproduction de documents de l’époque); porosité du réel et de la fiction (par la mise en scène de personnes réelles dans un cadre fictionnalisé); exhibition d’un savoir encyclopédique, etc. === Description des phénomènes observés : === **Porosité des genres =** récit d’aventures (mais avec fin tragique) et drame de mœurs sentimental (avec fin « ratée », échec du romantisme) **Porosité des formes discursives =** revendication des modèles du XIXe siècle (notamment dans l’écriture, qui n’est pas sans clin d’œil à Jane Austen) mais la trame de fond historique empêche le dénouement. N’empêche que le choix du sujet (un mythe fort puisqu’on n’a jamais retrouvé les navires et qui, de surcroit, occupe fort l’imaginaire canadien-anglais) laissait une grande liberté pour l’introspection et l’interprétation. **Voyage immobile/lecture :** « Il s’agit d’un voyage immobile où chacun tente de donner un sens à sa vie, pourchassant la transcendante vérité en soi et en l’Autre. » \ « Aussi, l’éclatement textuel et sa narrativité déroutante participent grandement de cette logique éclatée, où les individus représentés cherchent des points de repère. » / « L’opération à laquelle se livre Sophia n’est pas si différente de celle du lecteur qui explore Du bon usage des étoiles, ce dernier réorganisant les différents fragments de l’oeuvre afin de produire du sens. Après coup, cette œuvre n’est pas si déconcertante. Sur les cartes de Lady Jane Franklin, les «îles et péninsules réels ou imaginaires» (p. 340) se fondent finalement en un tout. Le lecteur, consentant, a participé au voyage qui lui était proposé, il l’a accepté en entier. Il a vogué sur les pages à la recherche de ses propres points de repère, où les éclats textuels incarnent autant de vagues. Il a découvert ce fil, qui a bien l’apparence d’une conclusion: Du bon usage des étoiles opère une valorisation de la fabulation comme outil probant dans la quête de soi et d’une paix intérieure. L’imagination et la poésie, en matière de navigation, ne se soldent pas par une catastrophe, mais nous entraînent ailleurs, un ailleurs plus près de soi et de l’Autre. » (Josée Marcotte, « L’imagination en matière de navigation », Salon Double, http://salondouble.contemporain.info/lecture/limagination-en-matiere-de-navigation) ==== ANNEXE - Littérature et introspection = ==== Une nouvelle formulation sur la quatrième de couverture de l’édition « Coda » me frappe particulièrement : « Tout à la fois histoire d’amour, récit d’exploration et tableau de mœurs victoriennes, Du bon usage des étoiles est d’abord un fabuleux voyage au pays de la littérature. » Ici, on s’éloigne de la valorisation de l’éclatement présentée dans la 4e de la première édition, mais on parle d’un « fabuleux voyage au pays de la littérature » ? Au cours de ma (re)lecture, j’ai tenté d’en déceler les traces, de mettre en relief les remarques et symboles qui traduisent une forme de commentaires sur la lecture, l’écriture et la littérature en général. Voici : * • « Les plus curieux ne connaissent l’Arctique, Dieu ait pitié de nous, que par ce qu’ils en ont lu dans les récits de Parry et de Franklin, dont ils récitent des passages avec la même ferveur que s’il s’agissait de versets de l’Évangile. Ils sont excités comme des écoliers qu’on amène au cirque. » ([2008] 2010 : 13-14) * • « La plupart nourrissent, comme DesVœux, une admiration sans borne pour sir John, le héros de l’Arctique, dont le récit des hauts faits a bercé leur enfance, l’homme qui a mangé ses souliers et, contre toute attente, réussi à survivre seul dans une nature sauvage et hostile. » (2010 : 15) * • Journal de Franklin commenté par le narrateur : « Satisfait, sir John relut ce qu’il venait d’écrire sans trop se soucier de l’orthographe ou de la grammaire, qui l’avaient toujours passablement ennuyé, mais en y allant de sa plus belle calligraphie. Cela lui semblait une entrée en matière tout à fait convenable, qui se comparait avantageusement à celles des récits de Parry, de Ross et de tous les autres explorateurs qui avaient – malheureusement – échoué là où il entendait bien réussir. Il regrettait certes un peu d’avoir si longtemps attendu avant de prendre la plume, mais il avait été par trop occupé, et puis, leur spectaculaire départ excepté, rien ne s’était encore produit qui méritât qu’on le consignât. Il avait longuement discuté avec sa femme de la teneur de ce journal de bord qui deviendrait vraisemblablement un document précieux pour les géographes, marins, commerçants, militaires et scientifiques contemporains aussi bien que pour la postérité. Il [24 :] était tombé d’accord avec lady Jane pour employer un style concis et se contenter de livrer les informations factuelles les plus précises possible. Comme le lui avait judicieusement faire remarquer son épouse, mieux valait s’en tenir à l’essentiel, sans vouloir rechercher l’effet : les récits d’exploration étaient trop souvent enjolivés d’une poésie mal à propos qui, loin d’en enrichir le contenu, pouvait donner lieu à de multiples interprétations – ce qui, comme elle l’avait signalé, était susceptible en matière de navigation de se solder par une catastrophe. De toute manière, dès son retour, lady Jane reprendrait le texte pour le polir phrase par phrase, comme elle avait l’habitude de le faire pour les missives que rédigeait son mari et, avec l’accord de celui-ci, elle donnerait au document ce souffle et cette envergure auxquels on reconnaît les récits des grands découvreurs. Par ailleurs, elle avait recommandé à sir John d’encourager ses hommes à tenir eux aussi des journaux de bord, et à recueillir ces derniers au retour de l’expédition afin de s’en servir pour étayer le sien, technique qu’il avait déjà utilisé […] » (2010 : 23-24) * • « Fidèle à son habitude, lady Jane traînait partout avec elle un carnet où elle notait méthodiquement les conditions atmosphériques, la situation géographique du monument ou du phénomène naturel au menu de la journée, de même que les réflexions qui lui inspiraient sa visite. » (28) / « Une fois les monastères portugais inspectés – visite qui inspira à Lady Jane quelques pages bien senties sur les rapports qu’entretenait l’architecture gothique avec la lumière […] » (69) * • « […] qui lui permettait d’emprunter le trajet jadis parcouru par Alexander von Humboldt, lequel était un explorateur comme les aimait lady Jane : noble, lettré, prolixe, il livrait ses observations et ses hypothèses dans des récits d’une clarté absolue, mais d’une plume toujours vive et alerte. » (70) * • Pour se désennuyer, les hommes fouillent à travers les ouvrages des bibliothèques des navires. « Curieusement, c’étaient cependant les romans et les ouvrages de poésie qui remportaient le plus de succès. Ces hommes qui considéraient auparavant la fiction comme un passe-temps tout juste bon à délasser les femmes (quand il ne mettait pas des idées délétères dans la cervelle des jeunes filles) s’arrachaient Le Vicaire de Wakefield et méditaient sur les poèmes de Lord Tennyson – dont l’un des mérites, et non le moindre, consistait en ce qu’il était le neveu de sir John. » (79) Adam, un assistant-cuisinier qui se prend de passion pour le magnétisme, avoue à Crozier qu’il a tout lu les ouvrages de la bibliothèque et qu’il a particulièrement aimé les Sonnets de Shakespeare (84) * • « Le voyage dans la lune », pièce montée par les matelots au cours d’un hiver et qui est reproduite (87-93), est « adapté d’un vieil ouvrage français déniché dans la bibliothèque de l’Erebus, et qui, dit-on, a fait rire les hommes aux larmes. » (86) * • Lady Jane : « Ses premières rencontres avec le célèbre explorateur lui avaient laissé une impression si peu marquante qu’elle avait ressenti le besoin, peu avant son mariage, de consulter le journal qu’elle tenait à l’époque pour y biffer quelques commentaires par trop désinvoltes sur celui qui était destiné à devenir son époux et pour insérer, ailleurs, deux ou trois remarques volontairement floues qui pouvaient laisser croire qu’elle avait, dès le début, pressenti quel être extraordinaire il était et la place non moins extraordinaire qu’il allait occuper dans sa vie. À la vérité, elle avait été déçue par le héros de l’Arctique qui, revenu depuis quelques mois de son périple catastrophique au cours duquel quatre des hommes qui composaient son expédition avaient perdu la vie de façon assez obscure, venait à peine d’en publier un récit plutôt complaisant quand elle fit sa connaissance. » (104-105) * • « Chose certaine, il [Franklin] ne ressemblait en rien aux héros fiévreux qui peuplaient les romans dont se délectait Jane ni aux personnages éthérés que mettaient en scène les poèmes d’Eleanor. Celle-ci avait publié à l’âge de seize ans un formidable conte de 60 000 vers intitulé Les Voiles, lequel avait valu à la jeune prodige une reconnaissance instantanée et une élection au prestigieux Institut de France. Eleanor avait offert un exemplaire de son œuvre à Jane Griffin au début de leur amitié. Il s’agissait d’un objet curieux, une ode enflammée à la fois savante et baroque où l’exaltation romantique le disputait à la ferveur scientifique. C’est ce poème qui avait poussé Jane à rechercher l’amitié de la jeune femme qui, si elle lui était inférieure par la condition et les relations, se révélait du moins son égale sur le plan intellectuel. » (105-106) [Peut-on imaginer des échos intertextuels entre cette œuvre et celle de Fortier? Des clés de lecture dans sa description de Les Voiles?] * • Crozier, après son sauvetage par les Esquimaux, est perclus de fatigue, mais disposé à écrire… (150) * • « Nous laisserons derrière nous une grève jonchée de détritus, seules traces de notre passage au milieu d’un désert immaculé, que viendra recouvrir la neige de l’automne. » (159) --- futilité de l’entreprise… d’expédition et de l’écriture, mais nécessité des traces. * • « Franklin soupira. Décidemment, il n’aimait guère écrire, avait l’impression de ne jamais trouver le ton juste. » (161) * • « Sophia était persuadée que lady Jane aurait fait elle-même un explorateur d’exception. Il n’était besoin pour s’en convaincre que de lire les journaux qu’elle tenait en voyage et dans lesquels elle consignait méthodiquement les distances parcourues, les accidents géographiques observés, les températures relevées, en plus de fournir des descriptions à la fois précises et inspirées des lieux visités et des populations rencontrées. Sophia avait même jadis entrepris de réunir les journaux rédigés par sa tante lors de ses périples en Égypte et en Tasmanie dans le but de les retranscrire pour les confier à un éditeur. Lady Jane avait protesté mollement, avant d’offrir à sa nièce de consulter aussi les missives qu’elle avait écrites lors de ces mêmes voyages et dont, prévoyante, elle avait conservé les brouillons. » (179) * • Adam et sa description poétique d’une plante : p. 219. * • « Quand elle n’était pas occupée à peindre ses cartes qui étaient comme autant de labyrinthes multicolores, lady Jane se replongeait dans la lecture des journaux de Scoresby, Ross et Parry, qui tous avaient essayé sans succès de découvrir ce passage à la conquête duquel son mari était parti depuis plus de deux ans. » (235) * • Le chapitre au Crozier se réfugie dans la bibliothèque pour réfléchir à une solution (277-280) * • Partition de musique « Das Wohltemperierte Klavier. Praeludium I » de Bach (300) – Sophia comprend la musique – et on y sent un écho de sa relation avec Crozier (et donc du roman) : « Tandis que se développaient les premières mesures, Sophia, fascinée, saisit obscurément que les deux lignes mélodiques qui en formaient le contrepoint ne se répondaient pas, mais, semblables et distinctes, s’ignoraient mutuellement, et que c’était au cœur de cette distance irréductible, jamais comblée, que venait se loger le clair mystère de la musique de Bach. Les deux mélodies se déployaient, isolées, droites parallèles dont le destin était de ne jamais se rencontrer mais de se révéler l’une l’autre par leur dissemblances, leurs écarts et leurs furtives résonances. » (299) * • « J’ai demandé à tous les hommes qui avaient rédigé des journaux, des lettres et des mémoires de me les apporter pour que nous les laissions, bien en vue, dans la cabine de sir John, qui me semble l’endroit où les secours sont le plus susceptibles de venir les chercher. Certains ont refusé farouchement et choisi de confier leurs écrits au feu du poêle de la cuisine. Qu’ont-ils pu noter de si terrible qu’ils préfèrent détruire de la sorte toute trace de leur passage, je l’ignore. Je les ai laissés faire. Qu’importe. / Il y avait cependant quelque chose d’infiniment triste à les voir faire la queue devant l’immense ogre de fonte, serrant dans leurs bras maigres un paquet de feuilles, des calepins, un cahier tendu de cuir qui produisaient un éclair de brève clarté avant de s’envoler en fumée. Pour être volontaire, cet autodafé n’en est pas moins détestable. / À ceux qui ont accepté de me confier leurs écrits, j’ai fait la promesse de ne point les lire, et j’ai respecté mon serment. Je me suis contenté de déposer sur le bureau et la couchette de sir John, inutilisés depuis sa mort, ces cahiers et ces liasses de feuillets […]. » (317) / « Quant à moi, je ne peux me résoudre à abandonner ni au froid des navires désertés ni au feu ce cahier qui est mon confident depuis notre départ et que me semble parfois être la seule raison qui explique que je n’aie point encore perdu la raison. Je l’emporterai avec moi, sous ma chemise, avec le daguerréotype de Sophia. » (318-319) Auteures de la fiche : Manon Auger et Josée Marcotte