• « Cette modernisation accélérée et généralisée de la société, qu’on appela au Québec la “Révolution tranquille”, n’aurait toutefois jamais pu avoir lieu si elle n’avait été préparée de longue date par des précurseurs et des combattants comme Jean-Charles Harvey (1891-1967). En ce sens, l’histoire de la modernité intellectuelle au Québec précède la Révolution tranquille. » (2013 : 24)
• L’essentiel des combats de ces « autres modernes » est dans la libération de l’individu, ce qui ne veut pas dire un rejet du collectif. « Mais le collectif, selon eux, ne devait jamais prendre toute la place – et ces combats devaient en définitive servir l’épanouissement de l’individu. » (2013 : 25)
• Rôle du penseur et de l’écrivain : « jeter des ponts entre l’Ancien et le Nouveau » (38)
• Définition de la modernité : « essentiellement, renvoie à l’émergence du sujet et de la subjectivité, laquelle, pour apparaître, a besoin de se délester du poids de l’Histoire. » (2013 : 68)
• « Dans cette quête d’une autre modernité, j’ai interrogé […] les œuvres d’auteurs canadiens-français ayant tous, d’une façon ou d’une autre, ébranlé le conformisme, l’immobilisme et le traditionalisme de leur société d’appartenance : des écrivains plus ou moins inquiets et solitaires, vivant dans leur chair ce passage à la modernité et le processus d’individualisation qui l’accompagne, nécessairement douloureux parce qu’il nous sépare de la “conscience commune” et de la sécurité que l’on trouve à l’abri du “nous”. Le “je” qui s’essaie est en effet toujours précaire, toujours risqué, sa “singulière universalité” est un pari, un appel lancé à tous les “je” qui réfléchissent et se questionnent en dehors des schémas ataviques, grégaires et collectivistes de la pensée commune. Le “je” authentique est une plante rare, peu cultivée dans la société traditionnelle canadienne-française. Cela dit, je ne sache pas que les prés du “Québec moderne” soient couverts aujourd’hui de cette plante exotique et fragile qui s’acclimate difficilement aux régions balayées régulièrement par les vents du “nous autres”… […] » (2013 : 97)
• L’auteur dénonce en quelque sorte le rejet de la culture canadienne-française, condamnée pour cause d’obscurantisme, mais ce rejet serait, selon Nadeau, tout autant obscur, tout autant un déni : « Comme passage décisif à la modernité sur le plan culturel et intellectuel, comme affirmation incontournable du sujet pensant dans les discours sociaux et identitaires, comme renouvellement en profondeur des thèmes et des imaginaires de création, il aurait peut-être fallu […] chercher à faire accéder à leur plein épanouissement les germes d’universalité et de modernité que l’on trouvait déjà dans la culture canadienne-française, plutôt que de renier celle-ci en bloc et d’être rattrapé à tout moment par ce qu’il y a de plus détestable chez elle : la peur de l’autre, la fixation identitaire, le conformisme, le misérabilisme, la haine de soi, le repli sur soi. » (2013 : 100)
• [Suite] Question du rejet en bloc du passé canadien-français : « C’est dire que le passage à la modernité ne se décrète pas du jour au lendemain, et qu’il ne suffit pas de liquider le passé pour être de son temps et quitte envers lui. Ainsi, le refoulé n’a cessé de faire retour tout au long de ce que nous pourrions appeler l’“histoire moderne du Canada français”, mais que l’on fait tout pour ne pas appeler de cette manière, préférant, dans le déni généralisé devenu lieu commun, parler de l’“histoire du Québec”, n’hésitant pas au besoin à réécrire l’histoire. Mais ce qui a été refoulé de la sorte, ce sont aussi toutes les pistes ouvertes à la modernité et à l’affirmation des singularités à même la culture canadienne-française d’avant la Révolution tranquille. Ce sont ces pistes que nous avons voulu suivre en nous attardant aux œuvres de Toupin, de Saint-Denys Garneau et de Ringuet. » (2013 : 100-101)
• [Suite] Ces écrivains seraient des passeurs, de ceux qui ménagent des ponts entre Ancien et Nouveau : « À travers leurs œuvres, une autre façon de rompre avec l’ancien pour ménager des ponts vers la nouveau a été esquissée. Plutôt que de passer par la “Grande Rupture” ou la “Liquidation généralisée”, cette voie plus discrète consiste en un lent processus d’intériorisation et d’individualisation. L’héritage culturel n’est pas évacué mais intériorisé au point de devenir parfois méconnaissable dans ce processus de subjectivisation; on s’en détache non pas en le traînant dans la boue ou en blasphémant, mais en le faisant accéder à un autre niveau, plus personnel, plus existentiel : un niveau qui concerne avant tout l’homme et le sujet modernes. Ce faisant, et contradictoirement, le passage à la modernité est peut-être plus substantiel, plus profond et plus radical, même si les traces de l’ancien sont plus vives et plus marquées, parce qu’il n’escamote pas cette difficile transition faite d’arrachements, de retours, d’exil intérieur, de subjectivation, mais aussi d’attachement à ce qui fut. C’est dans ce tiraillement, me semble-t-il, que la conscience de soi s’éveille véritablement, plus que dans le déni ou la rupture, qui ne peuvent conduire qu’au retour du refoulé, d’une part, ou à l’adhésion aveugle aux poncifs modernistes, d’autre part. » (2013 : 101)
• Contre une certaine vision de la modernité (techniciste et déshumanisante) : « Évidemment, en mettant de l’avant cette idée d’une autre modernité, nous accentuons l’écart avec une certaine représentation de la modernité. Mais cet écart n’est pas refus de la modernité : cet écart est refus d’une modernité qui, en se développant sous la poussée d’un technicisme et d’un productivisme conquérants, se ruine à mesure qu’elle avance, se nie en même temps qu’elle triomphe. Cette modernité, celle qui s’épanouit aujourd’hui en Occident et que le reste du monde s’efforce d’imiter, n’est que trop rarement celle du sujet pensant, de la conscience individuelle ou de l’écart réflexif. Si l’affirmation des singularités et des individus est avec l’essor de cette modernité encouragée jusqu’à un certain point, elle est aussi obstruée, ramenée à des types et à des schémas comportementaux socialement rentables. Pauvre, superficiel et restreint, l’individualisme favorisé et valorisé dans les sociétés modernes se doit de servir, en dernière instance, à la reproduction sociale et à la réalisation du projet prométhéen de l’homme occidental, qui cherche avant tout la puissance, et non la liberté – une puissance [103 :] qui s’appuie sur la technique et la connaissance rationnelle du monde matériel plutôt que sur un véritable approfondissement des singularités et des expressions. » (2013 : 102-103)
• L’Autre modernité dont il est question est vue comme « plus substantielle, plus spirituelle, plus profondément libre et émancipatrice, et, par conséquent, moins productiviste et moins techniciste » (2013 : 104)