Textes réunis par Lionel Ruffel (2010a) Nantes, Éditions Cécile Default.
L’article s’ouvre avec l’extrait que l’on retrouve en 4e de couverture : « Il est des notions que l’on utilise sans y prendre garde. Des notions dont on imagine qu’il n’est pas nécessaire de les penser, de les définir, de les critiquer. Des notions faibles sûrement, en tout cas de faible intensité, mais qui finissent parfois par s’imposer, doucement, à l’ombre de débats plus spectaculaires. Et puis un jour elles sont là, incontestablement présentes, curieusement incontestées, et il faut reprendre le travail. “Contemporain” est une de ces notions, un de ces impensés de la tradition esthétiques que ce volume souhaite explorer. » (2010b : 9)
Dans cette introduction, Ruffel remarque d’abord que, vis-à-vis la question, on a dans un premier temps envie de l’évacuer par une remarque du genre « le contemporain, c’est cela, cela qui passe, cela que nous vivons » - ce qui implique que, dans ces conditions, « le contemporain n’est pas une catégorie sérieuse, du moins pour le champ épistémologique ». (2010b : 9-10) Mais d’ajouter : « Pourtant c’est une non-catégorie qui se porte bien et surtout qui ne s’est jamais aussi bien portée qu’aujourd’hui. Car pour une détermination partielle, sans qualités (le contemporain ne se suffit pas à lui seul, on est contemporain de “quelque chose”), elle s’est imposée là où il est le plus difficile de s’imposer, par exemple dans le monde universitaire et académique. » (2010b : 10) Soit, les discipline du « contemporain ».
Question qui « manifeste un présupposé critique traditionnel qui suppose une périodisation. Elle s’inscrit dans l’histoire de la pensée esthétique et historique qui, dès l’Antiquité, pense la temporalité et l’historicité en termes d’âges ou d’époques. » (2010b : 10-11) Ce serait d’un côté une « idée rassurante » et, de l’autre, une « vision téléologique et séquentielle de l’histoire » fortement remise en cause depuis le XIXe siècle.
Caractère relativiste : Au surplus, (première objection) c’est une vision au « caractère relativiste », construite à partir soit d’un événement historique soit d’un chef-d’œuvre marquant, ce sur quoi chacun aura une opinion différentes pour diverses raisons. Ruffel de conclure : « Bref, ceux qui répondent à la question “Quand commence le contemporain?” nous en apprennent plus sur eux-mêmes que sur l’histoire. » (2010b : 12)
Présentisme Deuxième objection : celle du « présentisme » (selon François Hartog). « [I]l va de soi que, pour ceux qui posent cette question, que le contemporain est leur contemporain, précédé d’une période à déterminer. » (2010b : 12) Le contemporain est « conceptualisable à d’autres époques que la nôtre, y compris lorsque le terme n’est pas utilisé. » (2010b : 12) […] « Si bien qu’on pourrait conclure que le contemporain a toujours existé (ce qui rend sa pensée difficile). » (2010b : 13) Ruffel pose toutefois des bémols qui tiennent à la question du rapport entre les événements et la communauté de réception, à la nature de l’espace public en jeu, à l’ordre des discours, tout cela étant un filtre à travers lequel doit être comprise « la contemporanéité d’une œuvre ou d’une politique, remettant ainsi en cause l’aspect transhistorique de la notion » (2010b : 14). Ainsi, dit-il, il faut prendre en compte « un contemporain de la réception tout autant que de la création » et Ruffel résume : « si le présentisme et le regard centré sur notre contemporain comme contemporain n’est guère satisfaisant, il faut se méfier des formules généralisantes et critiques postulant la permanence anhistorique du contemporain. » (2010b : 14)
subjectivité (3e objection) : « la contemporanéité avec une époque demeure hautement problématique, dans la mesure où elle est susceptible d’une appréciation subjective. » (2010b : 14-15) Par exemple, l’artiste qui ne se sent pas d’affinités avec ses « contemporains », mais avec leurs devanciers. = « Plusieurs contemporanéités pourraient ainsi entrer en concurrence. » (2010b : 15)
Historicité variable Finalement, « la contemporanéité possède elle-même une historicité variable » (2010b : 15) Générationnelle, ou encore un siècle entier, une dynastie, etc.
En somme : 1/ « On ne peut pas périodiser hors des usages » 2/ « Il est illusoire de vouloir donner une réponse définitionnelle à la question “Qu’est-ce que le contemporain?” » (2010b : 15) puisqu’il y a trop de réponses possibles et elles sont toutes relatives. La solution (celle des contributeurs) : adopter une posture théorique et métacritique, et tenter de répondre à des questions plus nuancées : « Pourquoi parler aujourd’hui de contemporain?, Qu’est-ce que parler de contemporain?, Comment le faire? » (2010b : 16) En bref, déportation de la question de « l’ontologique vers une étude de la fabrique notionnelle » (2010b : 16).
Il tente ici d’évoquer les grands traits de l’histoire de cette notion. Retrace l’origine du mot et ses usages. Il signale, entre autres que :
- Avant (et il prend ses exemples au siècle des Lumières) on parlait plutôt de « moderne » pour signaler la nouveauté et on réservait le terme contemporain dans une optique d’appréciation, dans sa dimension esthétique (les contemporains, soit les « récepteurs » d’une œuvre). À cette époque, le moderne se ferait « contre le présent et le contemporain » (2010b : 21). « Cette tension définitionnelle marque une bonne partie du XIXe siècle, durant lequel le moderne triomphe. […] Tout au long des XIXe et XXe siècles, les usages [du terme contemporain] sont de plus en plus nombreux, de plus en plus précis, mais ils demeurent voilés par l’ombre du moderne et de la modernité. » (2010b : 21) Mais le terme « contemporain » est surtout utilisé en termes d’appartenance esthétique et de valeur.
« Comment expliquer alors qu’en quelques décennies, le renversement soit total? Comment expliquer qu’aujourd’hui le terme moderne ne soit plus guère utilisé, alors que celui de contemporain envahi les discours sur la représentation du présent historique? » (2010b : 22) Ruffel explique ce bouleversement par les « transformations profondes qui affectent le monde de l’après-deuxième guerre mondiale ». Trois bouleversements vont « dans le sens de l’engouement pour le contemporain » :
1/ Démocratisation du savoir : Généralisation dans les pays développés de la démocratisation et de la massification de l’accès au savoir, à la culture et à la création (rupture par rapport à la tradition, au renouvellement des générations, meurtre symbolique du père, métamorphose des institutions, etc.), tout cela signifiant un besoin de changement dans les processus de transmission : « Ils doivent moins se fonder sur la tradition, l’érudition et la virtuosité, et beaucoup plus sur le présent. » Puis : « C’est de cette époque que date aussi la prise en compte progressive dans les programmes scolaires et universitaires de la littérature contemporaine. » (2010b : 23) Le mot « contemporain » jouerait un « rôle de marqueur différentiel » et permettrait à cette nouvelle génération de « s’auto-consacrer », de marquer sa différence. Le terme ne serait donc pas faible et résulterait « d’une lutte et d’une prise de pouvoir ». (2010b : 25)
2/ Multiplication des processus de décentrement : i- Transfert culturel et basculement hégémonique dans le champ artistique vers les États-Unis : Avec la 2e guerre, New York devient la capitale de l’art et remplace ainsi Paris. (2010b : 26-27) ii- Décentrement postcolonial : mouvement intellectuel des pays qui pense leur histoire à travers le prisme du colonialisme et rejette l’idée de « moderne » dans la mesure où celle-ci endossait le régime colonial. (2010b : 27-28)
3/ Apparition d’esthétiques contestataires ne se réclamant plus du moderne : i- par exemple, le boom latino-américain des années 1960-1980 (vaste mouvement de renouvellement des formes et des enjeux littéraires) qui fait surgir une modernité autre que la modernité européenne, plus puriste. (2010b : 28-29) ii- Autre exemple : le postmoderne (emblème du contemporain). « Avec le recul qui est le nôtre, on peut dire que le postmoderne a moins signalé une volonté de sortie du moderne que la conscience souterraine que des phénomènes majeurs affectaient le monde après la deuxième guerre mondiale. » (2010b : 29-30) Le terme n’étant plus utilisé aujourd’hui, il aurait représenté « une phase de transition dans le processus de nomination, du moderne au contemporain » (2010b : 30)
En résumé, le contemporain, on peut en faire soit un 1/ usage temporel 2/ usage esthétique. Les trois bouleversements amenant le passage du moderne au contemporain sont : massification, décentrements, contestations. La conclusion de Ruffel est que le contemporain « est un moment de la modernité » (un 3e usage du terme, donc, selon ma compréhension à moi) :
« Il existe bel et bien un moment contemporain de l’histoire qui s’arrache au flux du temps, […] qui naît après la deuxième guerre mondiale [et qui] se caractérise en grande partie […] par l’usage du terme contemporain pour se désigner. Ce terme, loin d’être vide de sens, marque une série de transformations importantes qui dialectisent certains des principes de la modernité tout en n’en récusant pas les fondements. […] » (2010b : 31)
« Le triomphe du contemporain doit beaucoup aux pensées du ressentiment anti-moderne qui se sont développées dans la dernière partie du XXe siècle. » (2010b : 32)
Je retiens que l’auteur distingue trois temporalités, « trois échelles diachroniques [qui] se superposent, s’intriquent, s’intriguent » : 1- celle de l’histoire longue ou du non-changement 2- l’histoire géopolitique ou les événements historiques 3- celle de la subjectivité. Il pose ensuite tour à tour – et pour chacune de ces temporalités, mais en sens inverse – la question 1- de la génération (subjectivité) 2- de la hantise de la fin (du monde) (histoire) 3- de la question du changement d’époque, vision et écologie (non changement) (2010 : 41-42)
1- Génération : Remarque que, dans l’ordre des souvenirs, l’on n’est pas toujours « contemporain » de ceux qui ont le même âge que nous.
2- Fin du monde : Les grands événements qui marque la « fin », mais qui ne « finisse » pas : guerres, événements tragiques : Auschwitz, Hiroshima, Tchernobyl. Etc. « La contemporanéité serait donc le “en même temps” de deux temps, de deux grands modes d’être on va dire eux-mêmes extrêmisés, la fin et le commencement. » (2010 : 48)
3- Vision de l’écologie : « La vision ne peut être qu’écologique, l’écologie ne peut être que vision. C’est-à-dire pari d’une vue globale qui risque tout sur des signes, des prémices, autrement dit : poétique. » (2010 : 54) (???)
Note : Article inégal, mais qui contient de petites perles pour la réflexion sur la notion de contemporain (j’en retiens donc les plus pertinentes ici). Le principal problème de cet article est qu’il est plus ou moins articulé selon une perspective claire, mais surtout que le mot « contemporain » ne semble pas toujours recouper la même réalité, tantôt semblant s’appliquer au titre que quelqu’un peut se donner (« je suis contemporain », tantôt à une époque précise).
« L’usage du mot contemporain relève, au-delà d’une définition factuelle, d’un optatif. Il désigne un choix, un marquage, une manière de régler l’adéquation au présent. On est moins contemporain qu’on ne l’affirme et ne le devient. À l’inverse on s’affichera hostile au contemporain pour se démarquer du flux, de la tendance. » (2010 : 59)
« L’opposition au contemporain s’est aujourd’hui superposée à la dénonciation de la modernité, car le présent ne s’affiche plus “moderne”, il a délaissé le temps gestationnel et futuriste. » (2010 : 59) Voir la suite pour une courte réflexion sur le rapport moderne/contemporain, p.59-60. Entre autres : « [L]e contemporain est devenu un champ de bataille dans lequel il s’agit à la fois de dénoncer les dégâts du modernisme et de préserver ce qui peut encore l’être. Après le contemporain tiré du futur, voici le contemporain qui se nimbe de passé. » (2010 : 60)
Sa thèse : le contemporain se définit par des rythmes et non par l’orientation du temps. (2010 : 60)
Selon lui, le « contemporain » s’est profondément transformé dans les années 1980, par un « renversement idéologique » : « [C]’est bien la nature du passé, et son mode de présence qui se sont transformés. » (2010 : 61) / « réhabilitation du passé après les futurismes négateurs », le contemporain serait marqué par un désir de continuité plutôt que de rupture, contrairement au modernisme. «Mais il y va bien davantage que d’une réhabilitation, car le passé n’est pas simplement réintégré dans le présent : le présent est désormais vécu comme un passé. » (2010 : 61) […] « Plus profondément, il s’agit d’un changement de paradigme dans la représentation du temps, qui ne correspond pas forcément à la manière dont tous les contemporains vivent leur époque mais qui s’impose idéologiquement. » (2010 : 62)
Filiation, généalogie, héritage :
« À présent cette fixation sur la vérité déterminante du passé individuel et collectif se manifeste dans la passion généalogique […]. Par cette survalorisation des filiations, destinée [sic] à inscrire les individus dans des continuités, le contemporain est devenu le partage du temps générationnel. » (2010 : 63) « Notre temps présent ne cesse de construire des objets pour archivage. » « Le contemporain est alors un présent remis à sa place dans la continuité d’un présent généalogique. » (2010 : 64)
« Fini, donc, la modernité déraisonnable, le temps chaotique, le présent indéterminé…? Mais selon quelle signification de la fin? En contrepoint de ces constats d’huissier, la tâche du contemporain est de penser sans relâche la spectralité d’un héritage encore à venir. Comment définir ce mode de présence d’un passé non objectivable? L’interprétation du présent rencontre toujours le risque d’une synthèse objectivante, que ce soit pour ouvrir le contemporain sur un avenir radieux ou pour le refermer sur une continuité généalogique. La tentation de saisir une “époque” réside au cœur de toute réflexion sur le contemporain et menace d’en figer le devenir et la disponibilité à l’inédit. » (2010 : 65)
« Être (le) contemporain » :
« Pour avoir une signification, le contemporain ne peut en rester au factuel de la simultanéité. L’auteur étiqueté contemporain doit dire, consciemment ou pas, quelque chose sur le temps présent. » (2010 : 65)
« Être contemporain suppose donc le partage de vitesses et de durée scénarisées, de temporalités sans cesse médiées qui privilégient un tempo par rapport à un autre. L’articulation de ces rythmes implique que plusieurs générations se rencontrent, lestées par leur propre rapport au passé et à l’avenir, de sorte que la contemporanéité ne peut jamais être objectivée : elle réarticule en permanence des devenirs à la fois singuliers et collectifs. » (2010 : 66)
Ainsi, « la contemporanéité d’un auteur et de son public suppose paradoxalement des temps hétérogènes, rétrospectifs et projectifs. » (2010 : 66)
« la contemporanéité ne repose pas seulement sur la rencontre propre à une époque, elle a aussi sa temporalité, son devenir. » (2010 : 67)
« Des générations se côtoient, sont contemporaines, mais la véritable rencontre peut s’exercer plus tard, selon de nouvelles courbures du temps. Loin d’une objectivité simultanée ou rétrospective, le contemporain a un avenir. Il n’est plus le temps gestationnel et déterminé des avant-gardes, il est au contraire disponible à ces significations ultérieures et prévisibles. Du coup la contemporanéité fait sauter le temps chronologique puisque rien n’interdit de rendre contemporain des auteurs qui appartiennent à des époques différentes. » (2010 : 67)
« Le contemporain est bien plutôt le tracé des déviations que l’objectivation essaye de rattraper sous le nom d’époque. » (2010 : 68)
Les rythmes du contemporain :
Il y a le temps, l’époque, mais aussi les temporalités singulières. (2010 : 71) En rêvant, s’immergant dans d’autres époques par le biais de produits culturels, les écrivains créent des « idiorythmes » tels que les appelle Barthes : « Ces durées, ces vitesses, ces pulsations ne sont pas seulement des singularités intimes et irréductibles, elles dessinent différents profils de temporalisation. Être contemporain c’est articuler ces profils aux rythmes du monde. La synchronie est ainsi débordée par des polyrythmies, par des contretemps aussi. Pour cette raison, il semble toujours périlleux de nommer “le” contemporain. Et l’adjectif “contemporain de…” nous rappelle la relation à des temps éclatés, courbures, séquences et rythmes dont l’articulation demeure imprévisible. » (2010 : 75)
Les premières notes concernent le contemporain en tant que « présent ».
Le fait de « donner sens » à notre « contemporain », notre « présent » :
« En conséquence, chaque écrivain, chaque artiste et, plus largement tout individu soucieux de penser sa place dans le temps, invente ses contemporains. Ce qui signifie sans doute qu’il les découvre, mais surtout qu’il les crée. Car le point important est qu’une telle invention ne s’effectue sur le présent qu’en raison d’un calcul concernant l’Histoire dans son entièreté. Du coup, toute perception du présent s’appuie – implicitement ou explicitement – sur une invention du contemporain qui, elle-même, suppose la construction d’une généalogie, revendiquant un passé, en appelant à un avenir. » (2010 : 81) Ainsi, chaque écrivain refait l’histoire pour expliquer sa présence.
« Si la question du contemporain demande sans cesse à être reprise, […] [cela] tient au fait que chaque génération, et chaque individu en son sein, doit penser et repenser pour son compte tout le temps de l’Histoire afin d’en faire émerger une figure du contemporain qui lui soit propre. » (2010 : 82-83)
Moderne vs contemporain :
Il oppose lui aussi les deux termes, selon qu’ils sont deux logiques, deux façons de penser le présent et d’établir des relations au sein du grand ensemble des œuvres d’aujourd’hui. 1- « pensé comme “contemporanéité”, le présent est appréhendé comme stricte et suffisante simultanéité, exigeant seulement des œuvres d’être dans le même temps pour être en phase les unes avec les autres. » 2- « Pensé selon les exigence du “moderne”, le présent oblige à distinguer parmi les œuvres d’aujourd’hui celles qui consentent au tout-venant de l’époque et celles qui résistent à ce même tout-venant en affirmant qu’un autre principe agit ici mais pas là, dans tel texte mais pas dans tel autre, de telle sorte que se trouve conservé le lien de la littérature à cette dimension critique en laquelle on peut voir justement l’une des définitions du moderne. (2010 : 83-84)
Point central des « notes » : Sur le constat qu’un glissement s’opère du terme « moderne » vers celui de « contemporain », il se demande si « cette forclusion n’entraîne pas tout simplement avec elle l’abandon de tout ce dont l’art et la littérature se trouvaient et se trouvent encore solidaire ». (2010 : 85)
Le schéma serait assez simple : Anciens = passé / Moderne = futur/ Actuel = maintenant La littérature actuelle se voudrait ainsi une littérature du présent : « à une littérature classique placée sous le signe du passé et à une littérature moderne placée sous le signe inverse du futur aurait succédé une littérature nouvelle ayant dépassé ces deux tropismes opposés pour se placer sous le signe réconciliateur du présent. » (2010 : 86) Forest y voit une vision de l’Histoire littéraire qui découle d’une « naïveté téléologique », cette fois pire que la vision moderne.
« Penser le présent comme “contemporain” revient très clairement à déclarer caduque toute appréhension de lui sous le signe du “moderne”. » (2010 : 87) Ce serait donc la manière que nous avons de considérer le temps qui a changée et Forest souhaite discuter les implications poétiques, politiques et théoriques de cette nouvelle manière.
Le procès fait au moderne :
Procès qui condamnerait le « tropisme constant vers le nouveau qui l’anime » car celui-ci « se pense comme solidaire d’une entreprise critique s’exerçant simultanément dans les domaines du poétique, du politique, du théorique » (2010 : 87-88). Notre présent condamnerait et congédierait cette configuration parce que « la négativité qu’elle suppose ou produit libère des potentialités proprement destructrices qui anéantissent l’œuvre d’art tout en l’instrumentalisant au service d’une pensée nihiliste [aux] effets dévastateurs […]. » Plus précisément, le moderne est accusé de présider à la conception d’œuvres qui, rompant délibérément avec l’essence immémoriale de l’art, tournant le dos à la tradition, reniant l’idéal du beau, vouant l’art à l’informe, la littérature au chaos, engageant la culture dans une crise d’ensemble. » (2010 : 88)
Par ricochet, la postmodernité serait le moment où le nouveau se donne comme nouveau, mais n’implique désormais aucune remise en question ou contestation du monde dans lequel il surgit, un « moderne inoffensif » (2010 : 89).
Sa conclusion : « La doxa postmoderne – et c’est pour ça qu’elle promeut le contemporain contre le moderne – voudrait nous convaincre que le négatif a disparu au temps de la fin de l’Histoire, de l’assomption du simulacre, du vertige du virtuel et de l’absorption de toutes contradictions au sein d’une société sans en-dehors possible. Même si cela était le cas, même si cela était vrai, il resterait cette protestation du négatif “pour rien” où se situe pourtant l’exigence même de la vérité. » (2010 : 91)
- Il y a ainsi une forme de nostalgie dans la vision que présente Forest.
Enquête philologique dans la grammaire des temps verbaux. Cherche à établir une philosophie du contemporain par rapport à une philosophie du simultané.
Il oppose contemporain et simultané : « Opposer simultané et contemporain c’est opposer deux régimes d’appartenance au temps. Le contemporain n’est pas une qualité de la durée, c’est une qualité du temps historique. Et c’est donc tout le rapport entre une philosophie du temps et une philosophie de l’histoire qui s’ouvre avec la question du contemporain. » (2010 : 95-96)
« “Contemporain” désignerait un rapport critique du présent qui vit mal ou qui ne peut plus vivre son inscription dans la continuité historique. » (2010 : 98)
Il applique métaphoriquement l’idée de méridien (ligne fictive qui coordonne le « présent » des pays la reconnaissant) à celle de la littérature, en soulignant d’entrée de jeu que la littérature est surtout constituée de deux pôles : l’hétéronome (champ de grande production) et l’autonome (champ de diffusion restreinte). Ce dernier représente toutefois le « méridien », la mesure de base, si l’on peut dire.
Il postule que « c’est la durée de validité de la reconnaissance d’un livre qui détermine son degré de légitimité. Plus la durée de validité de la reconnaissance est longue et plus le degré de légitimité est élevé. Plus le processus de consécration est à cycle court, et plus il tend à se rapprocher des critères du pôle commercial. » (2010 : 117)
L’auteur décrit ici les mécanismes de production du temps au pôle littéraire, et la question du « présent littéraire » (« lieu où se livrent les luttes pour le monopole du décret de légitimité littéraire » 120) est donc entendue dans un sens métaphorique. Cette conception est un peu loin de notre propos, mais la réflexion – voulant que le fait d’être désigné comme contemporain n’a rien à voir avec l’époque en soi, mais plutôt avec la concordance d’une œuvre avec les instances de légitimation – est intéressante.
Selon lui, « le temps (de la littérature) lui-même devient l’un des enjeux principaux des luttes qui se livrent dans l’espace littéraire » (être « de l’heure » mais aussi exister le plus longtemps possible, « durer » le plus longtemps). Il distingue ainsi trois modes de consécration qui ne dispensent pas toute le même degré de légitimité :
1/ Être moderne, prétendre être de l’avant-garde (ce qui implique, par définition, un statut éphémère)
2/ L’œuvre-date : une œuvre qui fait date marque « la linéarité du temps par un repère que l’histoire transformera en date, mais qui n’est pas temporel en lui-même. De ce fait elle devient le modèle auquel se réfèrent (y compris pour le refuser ou le réfuter – ce qui est encore une façon de le reconnaître) ceux/celles qui, connaissant cette nouvelle mesure, la revendiquent comme mesure d’évaluation de leur propre pratique. Elle ouvre une période esthétique nouvelle qui n’aurait pas été possible sans son irruption. » (2010 : 130)
3/ Le statut de « classique » : permet à l’œuvre d’accéder au « présent continué » (2010 : 133), à « un présent littéraire éternel », un « éternel contemporain » (il parle à toutes les époques).
Il termine ensuite avec la question du « passé littéraire ». Selon lui, il existe deux types de texte appartenant au passé : 1/ une œuvre qui a « fait date » mais est désormais dépassée. 2/ Les œuvres produites dans « les régions »
En conclusion : « Du point de vue des représentations collectives, on comprend […] que le “présent” littéraire est la seule modalité temporelle tolérée dans le monde littéraire. » Il faut appartenir au « présent » (2010 : 144)
Non pertinent
Non pertinent
Sur le 11 septembre, événement qui nous a rendu tous, du même coup, « contemporain ». Réflexion qui prend la forme de l’essai.
« Le jadis et le contemporain. Dialogue avec Pascal Quignard et Tiphayne Samoyault sur les catégories du temps » (2010), p.197-236.
Je retiens une citation qui me semble intéressante, sur la question du passé :
« Je pense que l’une des choses merveilleuses de l’époque actuelle, l’une des choses les plus profondes […], c’est l’incroyable disponibilité, soudain, du passé, mais d’un passé immense. Par le biais de technologie, par le biais de l’archéologie, par le biais aussi d’une disposition de toutes les images, par le biais des traductions et de la bibliothèque, il y a là quelque chose qui [a presque les traits] d’une divinité, cette immense masse du passé. » (Quignard, 203)
Pour le reste, l’ensemble du dialogue m’apparaît sans grand intérêt pour les questions qui nous occupent, puisque c’est surtout les idées de Quignard (qu’il a lui-même du mal à comprendre) qui sont l’objet de l’échange.
Un des constats que l’on peut dresser suite à la lecture de cet ouvrage c’est que 1- l’hypothèse que le contemporain n’est plus un déictique pur et qu’il a en quelque sorte remplacé le terme de « moderne » est entérinée par la plupart des contributeurs et que 2- ce changement – qui passe d’abord par le terme de postmodernité – a lieu lui aussi au début des années 1980. Je retiens, par exemple, cette déclaration de Barthes en 1979 : « Tout d’un coup il m’est devenu indifférent de ne pas être moderne. » (cité par Forest, 2010 : 85)