Collectif, Devenirs du roman, Paris : Inculte naïve, 2007, p.356.
Compte-rendu. Suivi de Citations choisies (Christine Otis)
Voilà, je constate que j’ai passé beaucoup trop de temps à dépouiller ce livre pour en tirer la légendaire substantifique moelle (qui est plutôt inégale, finalement).
En résumé, il y a du bon, du moins bon, on est d’accord ou pas et (parfois ? souvent ?) on a le sentiment de perdre son temps ou on trouve ça jouissif par moment, c’est comme ça.
En bref, on peut reprendre les mots de l’avant-propos et conclure que « […] ce livre ne se veut ni un état des lieux, ni un panorama, ni un précis de la littérature de maintenant; encore moins un palmarès ou une anthologie. (p.12) », parce que c’est bien vrai. Ce livre est un assemblage d’entretiens avec des auteurs, de réflexions ou de coups de gueules de d’autres auteurs et de textes plus ou moins incompréhensibles du collectif Incultes. Voici donc la liste des plus (suivra la liste des textes qui sont à éviter par excès de connerie [vraiment] ou par inutilité [vraiment, aussi]). Enfin, les points les plus souvent repris au sujet du roman contemporain et en devenir. Suivra un court résumé chapitre par chapitre.
Les plus, donc : Je retiens « Les Engagés ne sont pas légion » de François Bégaudeau (c’est bien), le texte de Pierre Parlant sur la poésie et le roman (« Feinte à roman, la poésie »), le texte sur la fiction documentaire (Emmanuelle Pireyre, « Fictions documentaires »), « Suite » le mini-délire de Pierre Senges (l’auteur de La réfutation majeure). Ensuite, les entretiens sont presque tous intéressants (encore que les questions de celui avec Chevillard m’ont paru un peu pompeuses et que les réponses de Philippe Forest m’ont exaspérée, les autres, c’est très bien). Le texte de la fin (« Ostranenie », d’Étienne Celmare) m’a plu, bien qu’il soit plutôt emporté.
Les moins (délires, etc.) : Le texte « 10, rue Oberkampf » me semble un peu futile (c’est le supposé verbatim d’une conversation entre les membres du collectif et on ne sait pas qui dit quoi, ça énerve. À retenir, ils emmerdent Kundera.). J’aime moins William Marx avec l’annonce de SA solution pour une sortie de crise du roman français et pour le fait que pour lui, la littérature c’est français, mais peut-être ai-je un problème personnel avec W. Marx, ce n’est peut-être pas si négatif que ça. Philippe Forest ne m’a pas fait une grande impression, il se prend clairement pour un autre et lance des pointes à l’univers entier et affirme que le pathos, c’est le grand sujet incompris de la littérature actuelle. Je n’ai pas trop compris « La loi du flow », il y est question du retour de la littérature orale (avec les slammeurs et les rappeurs par exemple), mais ça ne semble pas clair sir le phénomène est présenté positivement ou négativement.
Les éléments qui ressortent au sujet du roman contemporain et en devenir : Le réel et roman (c’est encore très fort), le roman est multiforme (ou informe) et résiste à la définition, William Marx parle encore de la dévaluation de la littérature (bon, c’est son sujet), le genre roman comme « étiquette de vente », l’engagement et la pensée désertent le roman (on le déplore ou le célèbre, c’est selon), Chevillard est contre le réel, les idées reçues et la vérité dans (et sur) le roman, les idées ont quitté le romanesque et non ne sait pas si on doit en rire ou en pleurer.
Les noms à retenir : François Bégaudeau, Pierre Parlant (+), Emmanuelle Pireyre, Jean-Christophe Millois, Olivier de Solminihac, Hubert Lucot, Bertrand Leclair, Étienne Celmare.
Si vous devez le lire : on peut sauter tout jusqu’à Machines romanesques (et encore sauter ce chapitre-là aussi, finalement), lire le texte de Bégaudeau, sauter le Bulletin de santé, lire le texte de Pierre Parlant sur le roman et la poésie, lire l’entretien avec Chevillard (si vous êtes vraiment intéressé par lui, j’ai trouvé les questions plutôt pompeuses, mais les réponses sont intéressantes), Soustraction du sens du collectif est à moitié intéressant (j’aime la question de l’auteur autoritaire et autorisant par rapport au sens du texte, mais après ça, ça se défait), je conseille de seulement lire les citations que j’en ai tiré, lire Fictions documentaires, après ça, on peut tout sauter (surtout l’entretien avec Philippe Forest) jusqu’à Suite de Pierre Senges et, surtout, l’entretien avec Jean-Christophe Millois (très bon). L’article sur le roman noir de Bastien Gallet est intéressant. L’entretien avec Volodine vaut le détour. J’ai trouvé Natura corporum in fabula du Collectif Inculte hilarant, mais on n’est pas là pour rire, non? L’entretien d’Hubert Lucot (par Pierre Parlant) est intéressant. Sautez Et le clou restera clou, le texte de Bertrand Leclair est intéressant (« Le roman comme expérience »), après ça Espace non compris et Une Entaille dans la Grande fiction peuvent être ignorés. Dans Pratique de transformation, le collectif nous remâche que le roman est mutation perpétuelle (on commençait à s’en douter), on peut lire si ça nous intéresse. Ostranenie m’a intéressée, mais je ne saurais pas dire exactement pourquoi (voir les citations, finalement).
Résumés chapitre par chapitres et extraits choisis (par moi)
Avant-propos Résumé : On annonce un genre de fourre-tout, chacun parlera de ce qu’il sait (c’est toujours un début). On présente la question du rapport entre le roman et le réel comme le moyeu de la réflexion contemporaine. « […] ce livre ne se veut ni un état des lieux, ni un panorama, ni un précis de la littérature de maintenant; encore moins un palmarès ou une anthologie. (p.12) » « L’une des entrés les plus entonnées lorsqu’il s’agit d’évoquer et questionner le roman contemporain (et peut-être le roman tout court) est celle de son rapport au réel. Nous nous y sommes donc tenus. Quels sont les rapports du roman avec le réel? Avec le roman contemporain? En quoi celui-ci affecte-t-il la forme romanesque, et en quoi le roman affecte-t-il le réel en retour? [blabla] (p.13). »
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10, rue Oberkampf Résumé : C’est une discussion retranscrite entre François Bégaudeau, Arno Bertina, Mathieu larnaudie, Olivier Rohe et Joy Sorman. On ne sait pas toujours qui dit quoi (à vrai dire, souvent, on n’en a pas la moindre idée). On retient que ces personnes n’aiment pas Kundera. Quelqu’un avance que l’adhésion à un roman est d’abord de nature littéraire (on est séduit par un style, une écriture plutôt que par l’histoire). Il croit à une adhésion textuelle. On lui répond que c’est très stimulant, « y a quelque chose du texte qui passe, qui fonctionne, qui circule, et finalement peu importe si les raisons, quand on essaie de les éclaircir, de les formuler, ne paraissent pas les bonnes (p.27). » Un autre (ou le même, ça m’énerve) souligne que « [tout] un pan de la littérature récente, et de la plus passionnante n’a fait que ça : produire (au sens de présenter) des documents. Et en faire des machines de langues incroyables (p.29). »
On parle du roman comme étant un processus de montage d’éléments textuels. Ça devait être bien plaisant comme conversation, dommage que nous n’étions pas invités. En plus, c’est vraiment énervant de ne pas savoir qui dit quoi.
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Sans titre Emmanuel Adely Résumé : C’est écrit sans ponctuation, un genre d’essai expérimental (?). Cela semble adhérer à une esthétique du fragment et, probablement, à une esthétique du fragment fragmenté. On n’est pas certain de ce que ça veut dire pour l’avenir du roman, sinon que le roman doit être indéfinissable et inconceptualisable ou n’être pas.
« je pose que l’unicité du roman du terme roman du concept du roman est une aberration que sa forme même est ouverte à toutes les modifications toutes les explorations tous les bouleversements du monde réel du présent dans lequel on avance on est on vit (p.37). »
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Épuiser l’adieu Entretien avec W. Marx Il s’agit d’un entretien avec William Marx, l’auteur du livre sur la mort de la littérature (française, on s’entend, en existe-t-il une autre?) : L’Adieu à la littérature, histoire d’une dévalorisation (XVIIIe-XXe siècle). Il fait le lien entre l’apparition d’une certaine classe sociale (bourgeoise), celle du roman et l’art pour l’art. On évoque le lien entre l’écriture sur un événement traumatique et le type d’événement : Tremblement de terre de Lisbonne, Shoah et 11 septembre… - Lisbonne : effondrement de la croyance en la providence - Shoah : effondrement de la confiance en l’humain - 9-11 : élément médiatique, prêt à être consommé.
Rimbaud : « la supériorité de la poésie rimbaldienne en particulier impliquerait un dépassement de la poésie en général : la coïncidence de l’œuvre et du silence s’est imposée comme une connexion logique évidente (p.45). » « La première guerre mondiale n’a pas provoqué, mais simplement exacerbé une crise de confiance littéraire dont les symptômes étaient depuis longtemps manifestes (p.46). » « J’y vois pour preuve que la réalité historique exerce moins d’influence sur l’évolution littéraire qu’on aurait tendance à le croire (p.47). » Sur le réel : « Plutôt que d’un souci de réalité, je parlerai donc d’un déni de celle-ci, qui travaille la littérature en profondeur et s’exprime par des symptômes indirects dont l’adieu est peut-être le plus patent. Depuis la fin du XIXe siècle, la réalité est en quelque sorte un cadavre dans le placard de la littérature. Et il commence à sentir (p.48). » « La littérature anglo-saxonne a été beaucoup moins touchée par le double mouvement de survalorisation et de dévalorisation qui a affecté la littérature française pendant les deux ou trois derniers siècles (p.49). » « Il est aussi possible que nous changions complètement de paradigme et que le problème de la valeur et celui du réel se posent à la littérature en des termes radicalement différents (p.51). » « Si, comme je le pense, la crise existentielle de la littérature est une conséquence de l’autonomisation, alors c’est aussi en France que la dévalorisation doit être le plus visible (p.52-53). » « Si le modèle que je propose a quelque validité, on peut supposer que, dans quelques décennies, la littérature de ces pays aura passé, elle aussi, par une phase d’adieu. D’ici là, les lettres françaises auront peut-être inventé une sortie de crise (p.53). »
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Machines romanesques Philippe Vasset Résumé : Il est surtout question de l’utilisation du mot roman comme « argument de vente » et du fait que l’on ne sait pas vraiment ce qui fait un roman. « Le mot signale au consommateur des histoires entièrement inventées ne relevant ni de la science-fiction, ni du policier, etc. La catégorie « romans », dans une librairie, équivaut plus ou moins à celle des « drames » chez les loueurs de vidéos (p.57). » « […] tout ceux qui écrivent aujourd’hui sans comprendre que leurs sont capables de faire aussi bien qu’eux, sinon mieux, ne produisent que des livres vains (p.59) » « Armés comme des pièges, ces assemblages textuels permettraient, plus sûrement que ne le peut le roman, d’appréhender les métamorphoses de la fiction. Ils révèleraient la petite économie fictionnelle qui court en arrière-plan de nos vies, la persistance presque rétinienne de certaines scènes et personnages, la multiplication à l’infini de nos avatars, et le nuage de noms et de qualificatifs qui partout nous accompagne (p.60). »
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Les Engagés ne sont pas légion François Bégaudeau Résumé : Comme le titre l’indique, Bégaudeau discute de la disparition de l’écrivain engagé remplacé, dans le roman contemporain, par un écrivain plus narcissique, individualiste se refusant à l’engagement ou s’en méfiant. Bégaudeau semble plutôt déplorer ce phénomène « Épique, narcissique, politique, transgénique, pangermanique, on ignore à quelle sauce se mangera le roman français du futur. On est au moins sûr qu’il ne s’arrimera pas à un quelconque devoir d’Engagement. Comme aime à le prédire d’une voix chevrotante et néanmoins emphatique André M., libraire dans un relais H : le roman du XXIe siècle sera pas engagé ou ne sera pas (p.63). » « Donc : inutile de fuir l’engagement comme la peste, vous êtes déjà pestiféré. Le débat est clos, à chacun de s’arranger comme il peut avec cette malédiction – se crever les yeux demeure la technique la plus efficace (p.65). » « Le problème n’est donc pas que la littérature ingère des questionnements hétérogènes aux siens propres (style, forme, langue, musique, qualité du récit). Il réside dans le degré d’hétérogénéité acceptable. Or il faut croire que les problématiques politiques dépassent le seuil de tolérance, alors que le deuil, l’orgasme féminin, l’enfance perdue, le crime en série se tiennent en-deçà de ce seuil (p.67). » « Les noces entre la littérature et intimité sont récentes, la réticence à l’engagement n’est qu’un corollaire de leur triomphale célébration par l’époque (p.68). »
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Bulletin de santé Jean-Hubert Gailliot Résumé : C’est très court, la seule chose que j’en retiens c’est que, d’après J-H Gailliot, le roman L’anniversaire, de Juan José Saer est un roman parfait. Je n’ai pas réussi à mettre la main dessus, je ne peux vraiment pas le confirmer.
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Feinte à roman, la poésie Pierre Parlant Résumé : Pierre Parlant traite d’une certaine inter-contamination entre le roman et la poésie. C’est un des articles les plus convaincants de l’ouvrage. « Un certain roman en effet n’hésite plus à recourir quelquefois à ce que le poème traditionnellement mobilise (fragmentation, art de la coupe et du montage, souci du mètre, spatialisation du texte, surdétermination typographique, etc.), tandis qu’inversement le poème ne rechigne ni à prose – chose entendue par lui depuis longtemps – ni à la narration, ni même à la construction d’intrigue (p.80). » « D’abord un point commun. Aujourd’hui, ni le roman, ni le poème dès lorsqu’ils prétendent à une réelle puissance, autrement dit lorsqu’ils s’émancipent des plates injonctions de l’air du temps, n’entendent benoîtement restituer le monde (p.81). » « Si on appelle fiction le fait de configurer en langue ce qui, bien qu’insistant et orientant l’existence, sinon n’apparaît pas, alors roman et poème ne cessent de fonctionner, le rapport procédant de cette activité (p.82). » « Malgré certains brouillages qu’on a vite indiqués, la caractérisation demeure. Au roman en effet le plus souvent la narration, l’intrigue, les personnages, moyennant tout ce que permet l’altération des règles et contraintes. Au roman également l’esquisse plus ou moins exhaustive des situations, l’évocation des lieux, les termes de l’action et surtout la temporalisation singulière pour que précisément quelque chose se passe. Au poème reviennent alors les particularités définitives que sont la coupe concertée, le suspens, le rejet, le rebond du sens et du son (p.82). » « […] s’engager dans le roman implique nativement la volonté de croire, doublure probable de celle de fabuler (p.84). » Voir définitif bob d’Anne Portugal, poésie narrative(?) ou romanesque « Même si la poésie emprunte parfois au roman certain es de ses figures, songeons parfois au quasi-personnage du « privé » chez Emmanuel Hocquard, elle ne le fait jamais sans exhiber l’ambigüité irréductible de tout assentiment. On peut adhérer à ce que le roman expose puisqu’il s’active pour ça. On n’est jamais sommé de le faire en poésie (p.86). » Adhésion nécessaire au roman? « La puissance attractive des livres de Danièle [sic] Mémoire, outre leur élégance et le trait spirituel qui les tend, provient aussi de ce mixte étonnant de confiance que suppose l’acte narratif et de fin scepticisme qui s’en dégage posément. On n’est plus très loin en vérité, on le voit à présent, de ce que tente le poème et on ne doute plus que l’affaire déborde amplement toute question formelle (p. 87-88). » Donc Danielle Mémoire, roman de la poésie?
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Des crabes, des anges et des monstres Entretien avec Éric Chevillard (propos recueillis par Mathieu Larnaudie) Résumé : Il est question de la façon que Chevillard a de se positionner à l’extérieur des attendus du roman et sa façon d’en détourner les modèles génériques. Chevillard annonce d’ailleurs la disparition prochaine de la distinction roman-livre. « La répétition est l’autre nom de la malédiction qui nous frappe et gouverne notre existence, laquelle, pour être unique, a bien du mal à se soustraire à la loi commune des destins en série (p.95). » « Je reproche depuis longtemps au roman de s’inscrire dans l’espace idéal du songe en se conformant pourtant au principe de réalité, alors que nous tenons avec la littérature l’occasion de formuler des hypothèses divergentes, de faire des expériences, d’éprouver de nouvelles façons d’être (p.96). » « Mes personnages, Crab ou Palafox, par exemple, sont plutôt des figures de rhétorique incongrues ou des pronoms personnels nouveaux qui viennent parasiter la langue et profitent en effet de ses extraordinaires ressources, de son efficacité terrible, pour se développer selon leur loi propre. Telle est en tout cas mon ambition (p.98)… » « Je n’ai jamais compris quel pouvait être le sens d’une littérature qui se contente de redoubler le réel. J’y vois même une sorte de consentement à l’ordre des choses alors que toute création est d’abord une réaction, me semble-t-il, une contre-proposition (p.98). » « Je suis en écrivant dans le fantasme de la maîtrise totale, mais il se trouve que se produisent aussi alors des phénomènes qui échappent à mon contrôle, même s’il me plaît de croire que j’ai créé les conditions de leur apparition. Ce sont des moments précieux pour l’écrivain que ceux-ci, où les choses s’ordonnent presque d’elles-mêmes et le surprennent (p.100). » « Or je rêve de livres mouvants, instables, où des réactions en chaîne, comme chimique donc – précipités, dissolutions, explosions, mutations, transmutations – continueraient à se produire (p.102). » « Je viole sans cesse le principe de non-contradiction qui relève ordinairement de l’engagement tacite de l’écrivain envers son lecteur. L’exercice de liberté en quoi consiste ce geste d’écrire ne peut se satisfaire durablement de rien, jamais, d’aucune forme, d’aucune perfection (p.102). » « Le romancier (bon vieux) se prétend souvent préoccupé par la recherche de la vérité ; simultanément, il échafaude une illusion de plus à laquelle il est sans doute plaisant de se laisser prendre durant le temps de la lecture (il m’arrive aussi d’être ce lecteur naïf ou faignant de l’être) mais qui excite toujours un peu ma mauvaise ironie. La réflexivité est une manière de démontage de cette illusion romanesque : l’auteur et le lecteur sont précipités tête la première dans la fiction (p.104). » « Bientôt, le terme roman sera définitivement devenu synonyme de livre et ces questions ne se poseront plus. On continue pourtant à confondre le roman avec ce que je préfère appeler le bon vieux roman : une histoire, des personnages coiffés ainsi, habillés de telle façon, de la psychologie, de la vraisemblance (p.105-106). » « Le lecteur ne peut savoir de quel côté je me situe, moi, dans quel camp je suis, si je revendique les textes de Pilaster ou les gloses assassines de Marson, et il doit par conséquent se prononcer sans connaître mon opinion – tandis que l’on suppose ordinairement à bon droit que l’écrivain aime son livre et l’on englobe alors l’un et l’autre dans le même jugement favorable ou défavorable (p.107)
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Soustraction du sens Collectif Inculte
Résumé : C’est plus ou moins une charge contre le roman à thèse et le roman comme véhicule d’un message (donc à l’opposé du roman engagé dont parlait Bégaudeau?). Le roman ne doit pas être dénué de sens, mais il ne doit pas être au service de celui-ci. Le tout n’est pas présenté d’une façon très claire. « Pour aller vite, on peut diviser les écrivains en deux catégories. Ceux pour qui le sens doit précéder l’écriture ; pour qui le roman est avant tout une usine à message. Cette pulsion autoritaire (il s’agit bien de cadenasser d’avance le texte trouve souvent sa limite avec l’intervention du lecteur, cet intrus, cet intrus, dont l’interprétation peut contredire les assignations de l’auteur (p.113). » « La deuxième catégorie d’écrivain laisse sa chance au produit. Non pas délivrer un sans avant même d’avoir écrit ; non pas tordre le texte en fonction du sens à assigner : mais autoriser le texte en cours d’écriture à produire du sens – quitte à ce que cette production lui échappe. En d’autres termes : maintenir les possibles (p.113). » « Pour aller plus loin, disons que puisque le sens finira toujours par être produit, avec ou sans l’assentiment de l’auteur, autant envisager l’écriture comme une opération de soustraction du sens. Ce qui veut dire retirer tout ce qui va dans le sens de la clôture (p.114). » « Engager l’écriture dans cette tentative de soustraction équivaut à tenter de ne jamais la soustraire à cette soustraction : à faire qu’il n’y ait pas jusqu’à la dernière page d’un récit qui ne reste chargée de l’instabilité de la sensation, qui ne soit travaillée par le possible. Ce maintient est aussi une veille : il veille à ce que la matière du texte soit production sensuelle d’un perpétuel éveil, que chaque page, chaque passage jusqu’au dernier, déclose la mécanique narrative et son fermoir inéluctable (p.115-116). » « Déboussolés, livrés à nous-mêmes, divagants, à droite à gauche, imprévisibles, déconnants, déviants, déglingués, au sommet de la montagne nous avons perdu le nord, tout est possible, la volonté est puissante, elle a renoncé au sens. Ces hommes nouveaux sont-ils vraiment en marche? (p.117). » « Que le lecteur se contente d’en avoir plein les yeux, plein les oreilles, qu’il cesse de demander de l’aide ; que l’auteur cesse de vouloir faire roman, faire œuvre, faire sens. Sortez de vos tête, faut pas habiter là-dedans, ça pue la mort (p.118). »
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Fictions documentaires Emmanuelle Pireyre
Résumé : Cet essai présente comment un roman peut s’accommoder de plusieurs formes, dont celle du documentaire, mais aussi de l’essai (à l’exemple de Vila-Matas). « Le roman est vaste et protéiforme, si vaste et protéiforme qu’il est malaisé d’en donner une définition adaptée à toutes les occurrences. On s’accorde sur la définition de base qu’il comporte normalement un fil narratif qui, même malmené ou fragmenté, conduit l’ensemble ; et qu’il a, par rapport à d’autres genres littéraires, un net penchant pour le réalisme (p.121). » « De même, dans les « fictions documentaires littéraires » […], ce n’est généralement pas la narration qui conduit la progression du texte, mais plutôt le fil de la pensée et la combinaison de données ou de contenus de savoir collectés ici ou là : chiffres et statistiques, articles de journaux, observations sur le motif, conseils pratiques, comptes rendus d’associations […] le principe organisateur allant de la minimale juxtaposition copiée-collée au commentaire plus ou moins englobant (p.123). » « Hypothèse : Que le fil narratif propre au roman, ce qu’on aime de la lecture du roman, a plutôt un penchant vers l’écran de cinéma et l’obscurité de la salle de cinéma que vers l’écran d’ordinateur ; que même en cas de cohérence narrative malmenée, et même en cas d’autofiction, il y a une rupture entre réel et fiction, un saut à pieds joints dans la fiction, une enveloppe de l’obscurité qui sépare et protège la fiction de l’existence de l’auteur et de celle du lecteur. Alors que les livres dont je veux parler interviennent et font des commentaires pendant le spectacle, sont écrits et lus lumière allumée et non dans un semi-isolement – que ceci soit synonyme de liberté ou de précarité (p.125). » « De cette croissance du doute à l’intérieur du roman découlent les transformations détaillées par Nathalie Sarraute dans L’Ère du soupçon : le roman compris au départ comme « une histoire où l’on voit agir et vivre des personnages » s’étend à des récits énoncés à la première personne, qui sont des compositions complexes, bienveillantes ou manipulatrices d’un Je, méthode d’écriture du roman aujourd’hui quasi-exclusive (p.126-127). » « Au lieu d’être structurées par une construction narrative, les fictions documentaires le sont par un maniement hétéroclite plus ou moins orthodoxe de la pensée consistant à traiter les flux de données disponibles (p.131). » « La prérogative littéraire est ici de permettre à la pensée d’avancer, reculer, se précipiter en avant n’importe comment, se décourager, se contredire, clamer des semi-aberrations en toute mauvaise foi, bref de jubiler selon des critères tout autres que ceux de l’essai. Avec pour conséquence la transposition de la narration vers la pensée elle-même (p.133). » « Ainsi Enrique Vila-Matas, l’être dont il s’en faut peu qu’il ne soit « L’être le plus littéraire de la terre », use-t-il de ses abondantes lectures, à la manière d’un Montaigne fiévreux, comme mode d’emploi pour sa propre existence, les citations littéraires lui tentant lieu d’interprètes, de guides, de costumes qu’enfilent ses réflexions et ses angoisses pour donner un sens nouveau, ou enfin un sens, à telle ou telle situation vécue (p.135-136). »
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Une théorie de romans Stéphane Audeguy
Résumé : En fait, je n’en tire pas grand-chose. « Hélas, et c’est tant mieux, il suffit d’avoir assisté à une table ronde d’écrivains pour savoir qu’une conception sublime de la littérature peut engendre de petites crottes fort sèches et remarquablement désolantes (p.142). » « Pour le reste, je crois aussi que ce que j’ai de mieux à faire, en tant qu’écrivain et aspirant idiot, c’est de me taire, et d’écrire (p.143). »
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La Centrifugeuse, Le Papier tue-mouche et L’Écumoire Maylis de Kerangal
Résumé : Présentation du roman comme machine littéraire apte à utiliser toutes sortes de matériaux et de toutes sortes de façons. « Surtout, protéiforme, polymorphe, transformiste, omnivore, il [le roman] a travaillé sa capacité à se saisir de tout : de tout pour peu que ça raconte quelque chose (p.147). » « Forte de cette conclusion, je me mets au travail. Ce que je vis vérifie empiriquement ce que je viens de constater, à savoir que le roman est une centrifugeuse dont je dois paradoxalement combattre la force pour seulement parvenir à conserver ma pulsion de narrer – d’écrire quelque chose (p.148). » « De sorte que, le devenir du roman est, très concrètement, ce travail d’enchaînement de micro-décisions que je vais prendre tout au long de l’écriture – de l’économie globale du roman à sa partition, de son humeur générale à son ton, de l’âge du héros à sa corpulence […] (p.150). » « Autrement dit à chaque fois que je joue « contre » le roman, je me retrouve à jouer « pour » lui, à activer son devenir, et, arraché ainsi à son devenir globalisant, il se développe, chemine ou fonce, incrémenté de sa propre liberté : plus je décide, plus je retranche, plus je divise, et plus le roman devient quelque chose – et jamais, on l’aura compris, une épiphanie de la pensée (p.150-151). » En gros, le roman est, par nature, ouvert à toutes les possibilités, mais il ne peut exister que s’il est limité par les choix de l’auteur.
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L’exposition du monde Thierry Hesse
Résumé : La question de la représentation du monde dans le roman est mise de l’avant. La question de progrès en littérature est aussi évoquée. « Nous y voilà : le vœu formulé par Whitman est celui d’un roman à l’image du monde. Un monde aux traits de l’Amérique certes, nourri des idéaux démocratique dont le poète de Long Island est l’infatigable champion, c’est-à-dire un roman aux personnages comme vous et moi, qui explorera la société dans ses aspects les plus triviaux afin d’en montrer la physionomie et les règles, où le lecteur reconnaîtra sans peine le catalogue de l’ère nouvelle : espèces variées de blé, spécimens de coton, lingots d’acier, machines agricoles, presses à imprimer (p.156)… » « En brûlant telles de vieux chiffons les vieilles intrigues éthérées des romans du XVIIIe siècle, le roman nouveau, croit Whitman, fournira à la société active et insatiable du XIXe siècle de quoi se conforter dans son idéologie conquérante (p.157). » « C’est comme cela : il y a toujours entre la grande masse des lecteurs et la plupart des romanciers « quelque chose comme la complicité de la foi ou le secret d’une passion partagée » (p.157). » « Il s’agissait pour Nathalie Sarraute de dénoncer à son tour, après Whitman, le « vieux roman ». Pour les besoins de sa thèse, elle choisi de décrire celui-ci comme une intrigue imaginée de toutes pièces où se meuvent et vivent ridiculement des personnages artificiels auxquels plus personne ne croirait. La pierre de touche de Sarraute, c’est donc, une fois de plus, le lecteur (pas de roman sans lecteur, c’est une loi d’airain) et son niveau de croyance dans le monde qui lui est exposé (p.158-159). » « Quelle histoire inventée pourrait rivaliser avec celle de la bataille de Stalingrad ? s’interrogeait Sarraute. On ne peut pas, je crois, davantage maltraiter le roman, car science historique et art romanesque, il me semble, partagent le même souci d’exposition : faire la somme minutieuse de ce qui peut être recueilli dans un espace et dans un temps donné, non pas pour le plaisir maniaque de l’accumulation mais pour produire, selon des modes opératoires n’ayant rien de naturel, un noyau de sens. Sens romanesque et sens historique ouvrent ainsi deux allées parallèles dans la compréhension du monde humain (p.161). » « Expériences vécues, senties, pensées, remémorées, masse de lectures : le romancier façonne dans cette matière hétérogène les différents effets de réel qui pourront captiver ses lecteurs (p.162). »
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L’Expérience nue du réel Entretien avec Philippe Forest (propos recueillis par Mathieu Larnaudie)
Entretien avec Philippe Forest à propos de l’impossibilité de représenter le réel dans le roman et du fait que pourtant, le roman doit représenter le réel, d’une certaines façon, surtout parce que c’est impossible. Mathieu Larnaudie remarque (ou affirme?) que « le rapport entre le réel et le roman […] est au centre de toutes les discussions contemporaines à propos de l’écriture fictionnelle (p.169). » « Cette vision de la littérature [aspirant à représenter l’impossible réel] comme expérience de l’impossible n’est donc aucunement neuve mais il est tout à fait nécessaire de la revendiquer tant le roman et la poésie d’aujourd’hui se développent, en toute bonne conscience, dans l’oubli ou la dénégation de la vérité qu’elle exprime (p.170). » « Dans une telle mesure, ce qu’on peut appeler le « réelisme » romanesque s’oppose à ces deux formes d’illusionnismes symétriques que sont le néo-formalisme poétique et le néonaturalisme romanesque (p.170). » Voir, La Somme athéologique, Georges Bataille « Le réel s’éprouve à la faveur d’une expérience. En ce sens […] le roman est toujours autobiographique (p.170-171). » À propos du pathos : « Aucun terme n’est autant déprécié désormais que celui-ci dans le langage de la critique (p.172). » « Il va pourtant de soi que le pathétique est l’élément même que doit traiter le texte littéraire – l’émotion comme l’ont si nettement marqué Proust ou bien Céline (p.172). » « On sait que la littérature hérite de la religion à laquelle elle est depuis toujours liée. Elle est son envers, son semblable et son contraire. C’est pourquoi la littérature moderne entretient un rapport tout à fait particulier avec l’illusion religieuse (p.173). » « Le texte romanesque n’est l’espace d’aucune réconciliation, d’aucun salut donc, juste celui d’une déchirure par laquelle passe le jeu d’une incessante circulation qui nous met en relation avec la vérité – elle-même déchirée – de nos vies (p.175). » « Oui, l’autofiction relève le plus souvent d’un néo-naturalisme du moi qui pose que chacun construit et exprime par le roman une identité personnelle et positive qu’il s’agirait de raconter (mes amis, mes amours, mes emmerdes!). Cette pratique de la littérature (d’où son succès) se trouve magnifiquement en phase avec ce que l’idéologie actuelle produit de plus régressif : toutes les doctrines de l’hédonisme post-moderne, de l’épanouissement personnel, de la construction de soi, du positive thinking qui gouverne hégémoniquement l’imaginaire médiatique du feuilleton, du talk-show et de la « télévision-réalité » (p.177). »
« Nous serions entrés depuis vingt-cinq ans dans un troisième temps (on appelle cela le post-modernisme) où, soumis à la contestation théorique et l’ayant intégrée et dépassée, le roman aurait atteint une forme de maturité polyphonique et éclectique qui lui permettrait de réassumer ses fonctions anciennes en toute connaissance de cause (p.182). » - Début des années 1980 : Coïncidence « avec le début d’une période de Restauration politique et de conformisme social (p.183). » - Jean Beaudrillard : passage « du régime de la représentation au régime de la simulation (p.183). » « Le post-modernisme dont nous les contemporains […] déclare non pertinentes les notions d’expérience et d’impossible (p.183). »
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Suite Pierre Senges
Résumé : C’est une suite de petites réflexions ou paraboles sur le roman contemporain. - Un roman long ne veut rien dire. (Je ne sais pas si c’est positif ou négatif). - Le Moi de l’auteur est inutile. (Ici, il entre en partie en contradiction avec M. Forest, je pense que je l’aime déjà). - L’anti-pathos. On est « passé du je de la prosodie au moi de la frime (p.196). » « […] le roman de six cent pages ne supporte pas la présence du moi : une sorte d’incompatibilité d’humeur entre une fiction plus ou moins narrative et l’autorité du moi plus ou moins majestueuse, en tout cas surmontée d’une plume (p.197). » « […] le moi n’offre pas l’hospitalité, il attend que tout lui parvienne (p.198). » « Au temps du pragmatisme, le nôtre, il faut se méfier de l’efficacité comme de la gale : la chaîne des causes à conséquences devrait être le prétexte à des jeux de narration et non pas devenir le dernier facteur de vérité : à ce titre, l’homme libre, la chose libre, disons l’ouvrage, devraient se garder d’être efficaces, en tout cas de désirer l’être (p.199). » « On me demande d’être authentique? Je me lancerai dans une carrière de mythographe, c’est ainsi que je décrirai mes contemporains (p.202). »
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Le grand chantier Entretien avec Jean-Christophe Millois (propos recueillis par Arno Bertina)
Résumé : Entretien avec Jean-Christophe Millois, fondateur de la défunte (je crois?) revue Prétexte au sujet de la revue, des auteurs qui l’inspirent et de sa démarche de romancier. « La découverte en bloc de Volodine, Michon, Echenoz, Bon, Louis-Combet, Bergounioux, a eu sur moi le même effet que la découverte, à l’adolescence, de la musique (p.207). » « En effet, lorsque ces écrivains ont été tour à tour sollicités par Prétexte – qui avait des allures de fanzine, et dont la diffusion était plus que confidentielle – pour des entretiens ou des dossiers, ils se sont volontiers prêtés au jeu avec rigueur, sans jamais se soucier du potentiel du lectorat de la revue (p.208). » « Une éthique et une esthétique : voilà ce que j’ai découvert avec ces écrivains (p.209). » Arno Bertina : « Contrairement à toute une tradition française – qui a fait du soupçon pesant sur le récit un sujet nécessaire et suffisant -, vous semblez n’être intéressé que par le récit lui-même […] indépendamment de toute balise discursive, ou clin d’œil de connivence avec le lecteur (p.210). » « Je crois que sous ce rapport que le récit d’aventure et l’aventure du récit coexistent en chaque roman. Tout est affaire de dosage (p.210). » « Chaque roman a donc partie liée avec un héritage qui joue une grande part dans la manière de déterminer ses propres intentions et de les exhiber ou non. Aussi la connivence avec le lecteur peut-elle s’établir à partir d’un contrat explicite, rappelé par des clins d’œil ou des références notoires. Mais elle peut également s’établir sur un mode implicite, où la neutralité du narrateur, sa pudeur certainement, sont de mise (p.211). » « Par-dessus tout, c’est la fiction qui m’intéresse, avec ce que cela implique de choix narratifs et, comme je me méfie des gadgets dans l’intrigue, le vraisemblable plutôt que le réel (p.213). » « L’affaire de l’autofiction, genre considéré comme le symptôme de la séparation entre le romancier et le monde, a tellement été montée en épingle qu’elle en a affecté notre discernement du simple lecteur à l’égard de la littérature contemporaine. Ce phénomène accessoire, du coup, a ratifié des préjugés défavorables et peu nuancés : la littérature française ne serait aujourd’hui qu’une littérature autocentrée, inapte à saisir des enjeux autres que les déboires amoureux d’un narrateur ou des conflits avec un analyste (p.213-214). » « Une chose m’attriste : je me sens assujetti à un fonds créatif assez restreint ; une autre, en revanche, me rassure : mes auteurs d’élection – je veux parler de ceux dont les livres m’aident à écrire – traitent de sujets semblables en inventant toujours des façons de voir originales, un peu à la manière des bluesmen qui composent à partir des même grilles d’accord (p.217). »
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La loi du flow Joy Sorman
Résumé : C’est au sujet de la popularité de la poésie orale (?), des performances littéraires. C’est écrit comme un récit d’anticipation, mais ce n’est pas très clair si la situation décrite est vue positivement ou négativement. « Nous sommes en 2024, les lectures publiques ont remplacé l’intimité d’une lecture silencieuse et solitaire. Romans, essais, poésie, récits, documents sont lus à voix haute. Romanciers, essayistes, poètes, tous lisent en public, devant des foules (p.221-222). » « Parler a pris sa revanche sur écrire. Le dire a pris sa revanche sur l’avoir écrit, la performance vocale à détrôné l’inspiration créatrice, le micro a détrôné le stylo. En France le prestige social et culturel des rappeurs à dépassé celui des écrivains. Sur les nouvelles pièces de deux euros Flaubert qui gueule, de profil ; sur celles de un euro le rappeur américain Grandmaster Flash, de face – c’est la mondialisation (p.223). » « En 2024 on écrit avec une seule chose en tête, une obsession, un impératif : les livres sont faits pour être dits ; écrire pour dire, par pour imprimer. Pour le direct, pour la voix forte et claire qui porte loin, qui souffle chaud et froid ; pour des lecteurs branchés sur les textes comme sur une ligne à haute tension ; prêts à grésiller (p.224). »
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L’épiphanie de la matière Entretien avec Olivier de Solminihac (propos recueillis par Arno Bertina)
Résumé : Entretien avec Olivier de Solminihac à propos de sa démarche de création. Le genre romanesque semble « lui arriver » de façon accidentelle lors qu’il écrit plutôt qu’être le résultat d’un choix délibéré. De Solminihac semble considérer le genre littéraire comme quelque chose qui se construit dans et avec l’œuvre et que celle-ci peut aboutir plus ou moins accidentellement dans un genre qui n’était pas programmé à l’avance. Encore ici, il semble y avoir un flottement dans l’étiquette « roman ». « Et puis j’ai entendu lire à cette époque, des gens comme Dominique Fourcade, Christian Prigent, Christophe Tarkos. À l’époque, la lecture à voix haute était encore principalement le fait des poètes et cette découverte pour moi a été essentielle (p.228). » « Partir est arrivé ensuite, et c’est un roman, mais c’est un roman par erreur. Je n’avais pas l’intention de faire un roman, ce que je voulais faire c’était un livre sur ou à partir de la peinture de Miquel Barceló (p.228). » « Par conséquent, je me fichais comme d’une guigne de l’étiquette « roman ». La question « qu’est-ce qu’un roman? » a, au moins, deux versants, deux acceptions. La première acception est descriptive, et donc rétrospective : quels sont les traits communs des ouvrages qui appartienne au genre historique du roman, comment la notion de roman a-t-elle évolué au cours des siècles […] La seconde acception est normative, et prospective : que doit-être un roman? Que dois-je faire si je veux écrire un roman maintenant? La réponse à cette question est d’ordre pratique avant tout (p.230). » « Un roman étend le champ du roman. C’est l’exigence moderne, le roman va où il n’est par : « du nouveau » (p.230). » « On peut transposer cette opposition à la pratique romanesque. Par idéistes, j’entends par exemple les romans à thèse, ou les romans historiques, ou les romans qui s’appuient dans un premier temps sur un scénario. Par matéristes, j’entends notamment les romans dans lesquels la ou les voix priment, le souffle, ou les romans à contrainte, dans la mesure où ceux-ci incluent des éléments exogènes à l’intention première du roman (p.233-234). »
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Hard-boiled ou La Morale de la forme Bastien Gallet
Résumé : Il est question d’un style d’écriture caractéristique du roman noir. À propos de ce chapitre, bien construit et sérieux, je vois un peu moins comment il se situe par rapport « aux devenirs du roman ». Cet article présente moins le roman en mutation aujourd’hui, mais une forme d’écriture qui existe depuis le milieu du XXe siècle, au moins. « “Toute forme est aussi valeur”. Une autre formulation de cette thèse dit : “l’écriture est essentiellement la morale de la forme” ou “l’écriture est le rapport entre la création et la société ”. Nous sommes encore redevables à Roland Barthes de l’évidence simple de son énoncé (p.239). » « Le roman noir est le reflet d’une époque où le mal domine rageusement, le temps de ce que Manchette appelle d’ailleurs “la contre-révolution”, soit “la violence obligée des pauvres après la victoire du capital ” (p.240). » « Autrement dit, la vérité importe plus que l’art. Le problème qu’a rencontré Manchette (et qu’il n’a cessé de reformuler dans ses chroniques) est (devrait être) celui de tout écrivain. Non pas : Pourquoi écrire ?, les raisons ne manquent jamais, Mais : Quelle écriture pour se coltiner l’Histoire, le Réel […] ? Quelle écriture a partie liée avec la vérité (p.241) ? » « Les convictions de Manchette, dont ses livres témoignent de la force, reposent sur deux affirmations : 1) en littérature, le genre est le lieu de la vérité ; 2) ce lieu doit être habité par l’écrivain, c’est-à-dire respecté et transformé (p.242). » « [Manchette] est arrivé à la conclusion – dès 1982 – qu’on était passé du « crime organisé » (premier sujet du roman noir pendant la période de la contre-révolution) au « terrorisme organisé » (à partir des années 50) et que c’était de fait le nouveau sujet du roman noir : l’administration politico-militaire du monde, incluant pègre et terrorisme […] (p.243). » « La forme « monodique » du roman noir à un seul personnage (détective ou desperados) n’était pas adaptée à ce nouveau sujet. Manchette conçut donc une nouvelle forme; chorale, historique, multipolaire, retrouvant à d’autres fins certains éléments du roman d’espionnage (p.243). » « Le roman a partie liée avec la vérité. Sinon à quoi bon? La vérité est affaire d’écriture, c’est dans la forme que se noue le rapport au monde, à la société, à ce qui importe. Et l’écriture hard-boiled n’est certes pas la seule écriture contemporaine, quoiqu’en pensait Manchette, comme le réalisme critique n’est certes pas le seul réalisme digne de ce nom. Le XXe siècle, gardons-nous de l’oublier, fut aussi celui des Voix. Des grands entremetteurs des Voix. Bien sûr, les Voix ne se laissent pas fixer dans un genre, mais on sait aussi ce qu’est devenue la littérature de genre et qu’il est de plus en plus difficile de mettre en œuvre le paradoxe de Manchette (p.245-246). » « L’écriture des Voix est presque l’exact contraire de l’écriture hard-boiled. Mais il ne s’agit que d’une contrariété de points de vue. Elles sont aussi puissamment réalistes l’une que l’autre. Et ce qu’elles décrivent (et disent) avec leurs moyens si dissemblables n’a lui aucune raison de changer : des consciences dépossédées de leurs actes et le lent procès de cette dépossession. Quel que soit le bout par lequel on saisit l’aliénation, ce qui importe c’est de l’exposer bel et bien, parce qu’on n’en aura jamais fini. Et une écriture qui ne tente pas ça, quelle que soit sa maîtrise et sa lisse perfection, est bonne à jeter (p.248). »
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La littérature du murmure Entretien avec Antoine Volodine (propos recueillis par Jérôme Schmidt)
Résumé : « “derrière le langage, il y des mots, et derrière les mots, parfois il y a un code, parfois il y a code, parfois il y a une culture, parfois il y a un hurlement, parfois il n’y a rien ” […] Je m’en sens proche, évidemment. Ça résume tout. Ce qui est proposé au lecteur ou à la lectrice est, fondamentalement, un cri. À chacun de fouiller en soi-même pour trouver ce qui permettra de comprendre et d’aimer ce cri, et, éventuellement, de le reprendre (p.253). »
« La recherche d’une culture commune crée une dynamique et il est vrai que le langage est, dans ce cadre, traversé de codes et de figures culturelles qui appellent le lecteur ou la lectrice à établir une passerelle de complicité ou même d’adhésion. Le langage auquel les narrateurs et les narratrices ont recours à longueur de livre est sous-tendu par cette force qui prend en compte, en même temps que la diction, sa réception (p.253). »
« Très souvent, on est en face d’un texte qui joue à amoindrir sa propre crédibilité, comme si le narrateur ou la narratrice se donnaient le courage d’affirmer, devant un interlocuteur menaçant, que toute information obtenue de force reste mensonge ou pure prose ornementale ou, surtout, pure fiction (p.256). »
« Quand il est question de littérature post-exotique, l’idée d’une transe chamanique n’Est pas une boutade mondaine. C’est une idée fondamentale et une pratique. Lors de l’écriture, une plongée à lieu dans un espace flottant, indistinct, à l’intérieur duquel on pourra observer un état altéré de la conscience, une plus grande disponibilité à être autre, à être un autre, à être ailleurs, à être à la fois ici et ailleurs (p.257). »
« On s’aperçoit qu’avant tout, les écrivains post-exotiques tiennent à se démarquer des univers extérieurs, non en tant que militants pour une esthétique et des valeurs nouvelles et meilleures, mais en tant qu’étrangers à ce monde (p.259-260). »
« […] je nomme quelque-uns des écrivains dont la contribution à la littérature post-exotique aura été primordiale. […] Lutz Bassmann, Maria Clementi, Manuela Draeger, Mario Hinz, Iakoub Khadjbakiro, Elli Kronauer, Ingrid Schmitz, Maria Schrag, Sonia Velazquez (p.261-262). » Qu’il est étrange!
« C’est Slogans, une œuvre qui pourrait, en effet, être agrégée à l’édifice post-exotique… si j’en avais été l’auteur et non simplement le traducteur. J’aime l’idée de l’effacement post-exotique, de la confusion sur les identités, j’aime la prolifération des hétéronymes. Mais, là, non, on n’est plus dans un jeu avec des personnages (p.263). »
« Le langage et les systèmes de représentation qui habitent la littérature post-exotique se situent à la confluence de plusieurs totalitarismes. Le premier est celui qui, en gros, correspond à une expérience historique vécue, celle de l’univers stalinien, celle des fascismes […] On part là d’une expérience réelle qui repose sur une documentation, sur la mémoire collective et des témoignages sans nombre. […] Le deuxième domaine du totalitarisme est alimenté par une rumination politique et par des rêves. Il se mélange au premier de façon inextricable, mais il n’a plus pour origine une expérience attestée, vécue, ou plutôt si, mais de façon si déformée qu’on part déjà plus d’une expérience parallèle que du réel, qu’on est plus dans la fiction spéculative que dans le fantasme (p.265-266). »
« […] le post-exotisme convoie, lui aussi, une pensée totalitaire, et fait avancer ou simplement remue sa propre idéologie fermée, cette idéologie égalitariste, subversive, radicale, qui, dans ce cadre restreint et isolé, est dominante, et domine sans partage (p.266). »
« Ce qui est paradoxal, ou peut-être simplement difficile à admettre, c’est que ce totalitarisme post-exotique est un moyen ultime de combattre l’extérieur totalitaire. Le totalitarisme post-exotique est un totalitarisme de vaincus, de victimes, de sous-hommes et de morts. En même temps, il est porteur de valeurs de résistance et d’un idéal de libération (p.267). »
En tant qu’ovni littéraire, je ne sais pas quel poids a Volodine dans l’ensemble de la littérature d’aujourd’hui, mais puisqu’il semble être plusieurs… il mérite qu’on lui donne un peu plus qu’une voix au chapitre. Je pense que la question du totalitarisme des vaincu à une certaine résonnance dans la littérature qui n’est pas autrement post-exotique, ne serait-ce que lorsqu’on investit le champ de l’échec, de la médiocrité et du malheur dans le littéraire. En plus il parle de la relation entre les lecteurs et les textes, c’est intéressant.
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Natura corporum in fabula Collectif Inculte
« La lecture, c’est physique ; la lecture fatigue, stimule, résonne ; et déforme le texte, ou plutôt le coule dans ses formes propres, plâtre dans un moule, et puis ça sèche, se fige, sédimente. Geste radical de la lecture, transformation imparable du texte dans la tête du lecteur, qui lui imprime son désir (p.273). »
« Vous avez donc un tracteur qui s’appelle le contrat narratif (intrigue, personnages, situation, début milieu fin), et une Formule 1 qui s’appelle le rythme. Et alors la Formule 1 tracte le tracteur, et sue sa mère comme si on lui attelé une caravane à immatriculation roumaine avec dedans tous les Gipsy Kings et leurs femmes, enfants, petits-enfants, poules. Pauvre d’elle, coupée dans son élan musical (p.276). »
« Une physique, donc. Des corps en acte, on y revient. Une physique complexe, composite, en partage ; physique du lecteur, physique de la langue, matérialité rythmique et relation, dont la narration participe ; physique de la lecture – et le roman serait cet acte par lequel une telle physique s’échange et se contraint, se met en commun et en guerre (p.277). »
« Il y aurait, vous le savez bien (pardon my french) : partage du sensible. Et partage occasionnel de la difficulté ou de l’exigence du sensible. Du sensible inédit, dans des représentations qui sont du réel, qui s’agrègent au réel, et le font percevoir, vivre autrement. Le corps change, ce n’est pas sale (p.279). »
Je crois que moi, Pierre-Luc et Marie-Hélène Voyer pourrions faire aussi bien que les petits rigolos du collectif Inculte, nous pourrions, nous aussi comparer la littérature à une caravane de Gipsy King sans trop nous forcer. On pourrait faire un sous-produit décoiffant du projet de recherche et interviewer des gens, comme ça. C’est ma suggestion, en tout cas. Autrement, je souligne que la question du réel dans la littérature contemporaine est toujours aussi importante.
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En acte, le roman Entretien avec Hubert Lucot (propos recueillis par Pierre Parlant)
« Oui, j’ai toujours eu un désir de roman, un roman fantasmatique m’a très tôt habité. Mais c’était l’esprit, la beauté de La Chartreuse de Parme ou d’Aurélia de Nerval que je voulais approcher. Ce n’était pas le fait de raconter une histoire. Je désirais l’esthétique dont la face profane, si on veut, est le roman. Je désirais La recherche du temps perdu sans l’anecdote (p.285). »
« Car, en vous lançant dans l’aventure du Graphe, c’est bien l’enjeu de tout roman que vous allez découvrir, à savoir l’effort de temporalisation et le procès de subjectivation, ces deux aspects étant évidemment indissociables (p.287, Pierre Parlant). »
« Parmi les autres auteurs que j’ai lus avec passion, il faut citer Lucrèce, Thucydide, Montagne, on l’a dit, mais aussi Descartes, lu lui aussi avec passion, parce que c’est vraiment un extraordinaire écrivain, égotiste, et puis Saint-Simon, une foule d’écrivains non romanciers, des poètes. Mais malgré tout, je suis l’homme du XIXe-XXe siècle, dont le livre de chevet est un roman (p.289). »
« Est-ce cette supposée difficulté qui explique l’attrait des poètes pour vos livres ?[Pierre Parlant] Je crois qu’ils aiment le travail du langage au mot près. Dans la lignée de Mallarmé, peut-être. Il me semble que c’est ça qu’ils reconnaissent. Probablement la forme (p.290). »
« Si on ne vous classe pas parmi les romanciers, n’est-ce pas aussi parce qu’on voit dans le roman, plus ou moins explicitement, une nécessaire intention de maîtrise et de totalisation? (p.292). »
« Je remarque que la majorité de ce qui se publie aujourd’hui sous l’appellation roman relève en vérité de la nouvelle (p.292). »
« J’observe qu’il n’y a pas de totalisation dans le roman actuel. Il y a addition, sommation, mais pas un monde. La phrase elle-même peut être de type essai, de type romanesque, de type poétique. Pourtant, c’est toujours la même phrase (p.292-293). »
« La notion de réactivation m’intéresse. L’exemple de l’alcoolique qui rechute. On rejoint alors aussi l’idée de virtuel. Sans cesse ces notions de virtuel, de réel, d’actuel, me retiennent et s’échappent. Je songe évidemment aussi au mot puissance. Quelque chose est en puissance, l’enjeu du roman est d’actualiser cette chose (p.298). »
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Et le clou restera clou Claro
« […] le roman-roman broute la croûte ou sert la soupe, selon les humeurs, c’est le genre parfait, comme on dit gendre parfait, même si on une petite idée de ce qu’il réserve à sa promise, ce qu’il lui promet, ce qu’il ne tient pas, ni debout ni couché, toujours penché qu’il est sur son sort, en faux-cul jovial épris de seyantes saillies, en roublard romanichel bien ramoné, Roman Ier de la classe des genres, fils fayot du poème épique et cocu de la fable, tout pétri de prose, nourri de narration et parsemé de personnages […] (p.301). »
« […] [le roman] épique, romantise, dialogue, épistoralise, postmodernise, scientise, panique, soulage, suinte subi, immortalise, dépeint et, succinct, ôte, puis tranche, nanarre, récite, roucoule, encoule, s’écoule – et nous vomit à la raie ses pantins personnages, putatifs pierrots pas lunaires pour un sous, psycholorant tous les blancs de la grande dinde littérature. Immondanité, qu’on vous dit (p.303). »
« Ci-gît Roman Ier et bon dernier, mort en – – (complétez vous-même). Et qu’on en parle plus (p.305). »
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Le roman comme expérience Bertrand Leclair
« […] passer d’un roman guerrier de Céline à une fiction rêvée d’Hélène Cixous et les faire siens durant le temps qu’il [le lecteur] les lit, puisque les lettres s’animent sous ses yeux comme les notes d’une partition sous les yeux de l’interprète et que « ça » lui parle. Dans un deuxième temps seulement, la nécessité de prendre une distance critique pourra s’imposer – à moins d’avoir lu, évidemment, avec le souci dialectique d’opposer à son discours, sa pensée, son opinion à celui dont on pense qu’il cherche avant tout à convaincre, mais cela n’est déjà plus tout à fait la lecture qu’appelle le roman, la lecture en tant qu’elle est un geste artistique, la poursuite et la réalisation d’un échange initié par l’auteur : en tant qu’elle est une expérience (p.309-310). »
« Autrefois les frontières étaient claires. Ce qui était écrit en vers était de la poésie, le roman racontait une histoire avec un début et une fin, l’ensemble étant écrit, d’une part, en langue vernaculaire […], d’autre part, en prose – quand ce mot de prose désigne un discours qui, étymologiquement, « va en droite ligne », ce qui pourrait nous poser problème avec le roman moderne ou contemporain. À commencer par le mot roman, il faut encore préciser que l’on ne parle pas de ce roman qui prolifère en librairie et dans les pages livres des journaux, qui prolifère mais qui est mort, qui est le spectre de ce que fut le roman triomphant au XIXe siècle, un avatar du réalisme, et que l’on pourrait appeler roman-karaoké, ou roman-fossile, ou roman-téléfilm (p.310). »
« […] l’auteur, Madame Bovary c’est lui, c’est l’autre en lui, celui qui écrit, si ce n’est pas une aporie, donc, c’est précisément parce qu’il s’agit d’un roman, qui vise au statut d’œuvre d’art et prend donc la forme d’une proposition d’échange destinée, adressée, à un lecteur. Un roman est une fiction, mais il n’est pas seulement une fiction, et il n’est assurément pas une fiction ordinaire. Par fictions ordinaires, j’entends celles que nous nous racontons tous les uns les autres et à nous-mêmes à longueur de temps (p.312). »
« Au bout du compte, si en tant qu’auteur la « notion de genre » n’est pas tout à fait éteinte en moi, quoique j’y travaille, s’il reste à mes yeux, dans la pratique, une différence essentielle entre l’écriture d’une fiction et l’écriture d’un essai ou l’écriture poétique, c’est la perception évidente du vide, qui est intrinsèque à l’écriture romanesque. Contrairement à l’essai, dont l’élaboration repose sur des données préexistantes comme autant de piliers, comme autant d’éléments dont on sait par ailleurs qu’ils intéressent au moins quelques personnes par eux-mêmes, écrire un roman, c’est tenter de jeter un pont sur le vide pour atteindre un autre qu’on veut toucher, mais un autre dont on ignore tout (on sait, simplement, ou plutôt on veut se persuader que « des lecteurs » existent, quelque part, que le geste n’est pas seulement grotesque, puisque l’art de lire persiste et qu’il peut sursoir au grotesque du geste d’écrire) (p.315). »
« Seule la facture du texte, disais-je, peut provoquer le plaisir du texte – encore faut-il y croire, de part et d’autre (auteur/lecteur), avoir la liberté de croire aussi bien, à la possibilité d’un échange, à la liberté qui reste toujours à prendre d’en jouer le jeu, à la disponibilité qui est la même que celle qu’exige la rencontre amoureuse (p.319). »
« De fait, et bien qu’on essaie d’y remédier en ordonnant nos vies dans les histoires que nous en tirons, que nous nous racontons sans cesse pour tenter de les contraindre au sens, ces histoires spectrales que tant de romanciers continuent de reproduire dans l’illusion que l’on peut « enchaîner les faits » pour maîtriser nos vies pourtant déchaînées, il y a désormais beaucoup de hasard dans nos histoires, mais il n’est pas si facile d’en accepter la partie, de rester ouvert à la chance, d’admettre que nous y soyons livrés comme de vulgaires et inutiles personnages d’un roman contemporain (p.322). »
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Espaces non compris Yves Pagès
« Les 94 phrases ci-dessus sont extraites de l’antépénultième ligne de la dernière page des 94 tapuscrits arrivés par la poste (avec ou sans accusé de réception) au siège social d’une maison d’édition parisienne entre le 12 mai et le 23 juillet 2006 (p.331). »
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Une entaille dans la grande fiction Louis Desbrusses
« Écrire, gratter la surface lisse du monde, érafler la Grande Fiction, y découper des portes, des fenêtres ou même la poignarder, à chaque écrivain(e) sa méthode pour entamer ce mur, pour celles et ceux, évidemment, qui ne le cimentent plus (p.336). »
« Sans cesse pourtant, nous sommes transformés par les mots que nous entendons, lisons, avalons, autant que par ceux que nous prononçons, ceux que nous choisissons de prononcer, d’écrire, ceux que nous choisissons de taire (p.339). »
« Écrire, comme un mouvement qui viendrait de l’intérieur, un chant, une danse qui éveillerait en l’autre, qui lit, un autre mouvement qui lui aussi naîtrait de l’intérieur. Un mouvement dont l’auteur(e) ne saurait rien quand bien même il aurait rassemblé les mots qui l’ont éveillé (p.339). »
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Pratique de transformation Collectif Inculte
« Le roman ne serait donc le lieu d’aucune spécificité : aucun langage, aucun registre, aucun objet, aucune poétique ne le qualifieraient, n’en seraient e propre. Une forme sans propre, bloc ou dérobade, réduite au plus simple ou excroissance à l’excès, fuyant par tous les côtés ou ramassée sur elle-même, sans principe autre que ceux qu’elle se choisit, ponctuellement, acharnée à son invention, c’est-à-dire à sa liberté : le roman serait l’espace d’une pensée-matière. Il serait le lieu possible où la matière-langue se noue avec l’occurrence en acte d’une pensée, avec l’expérience en corps des affects que ce nouage ouvre. Où l’expérience du monde s’éprouve par le langage (p.343). »
« Le plus grand luxe [que possède le roman] c’Est l’Espace, mais après il faut avoir les moyens d’y habiter, de faire construire. Et il faut le peupler, l’espace. Parce que là tout seul planté au milieu on a l’air con.
C’est alors que ça se complique, parce que ce qui n’était rien – rien que de l’air à brasser – va devenir un terrain constructible régi par des lois très strictes de l’urbanisme littéraire (p.344). »
« […] parce qu’il [le roman] est divisé en une pluralité de « sous-genres » qui se sont assignés de le (re)connecter au monde, à son époque, à son actualité, à sa politique, à ses virtualités, il est pratique de transformation.
Il est processus de mutation instruit en et par l’écriture (p.345). »
« Résumons grossièrement : depuis cent ans, le roman s’intériorise. Le cerveau, l’âme, l’inconscient, appelons ça comme on voudra, lui tient lieu de lieu. Et c’est pourquoi il met en œuvre moins des devenirs que des reconnaissances. Le narrateur apprend à se connaître, le lecteur à se re-connaître en lui, tous con-citoyens au sein de la communauté immobiliste de l’âme soucieuse d’elle-même (p.345). »
« Quant à enrôler le lecteur dans ce processus de devenir, c’est encore une autre paire de manche, comme dirait Don Quichotte. Pour cela, il faut que l’expérience du personnage, car expérience il y a eu, attestée par la mutation diagnostiquée, soit également éprouvée, et pas seulement réceptionnée, par le lecteur (p.346). »
« Non seulement le roman n’est-il pas réductible à une définition précise, à un genre, à une catégorie, puisqu’il se définit au fur et à mesure de son écriture, soumis par conséquent à des règles qui ne régissent que son cas particulier, mais il est souvent créateur de mondes, dont la véracité se passe de tout impératif de preuves. Ces mondes existent parce qu’ils sont écrits (p.347). »
« Une entité monstrueuse qui ne cesse ainsi de muter. Le roman se transforme non parce qu’il se fige à un moment pour ensuite muter (saut qualitatif), comme on dit de l’eau qui se transforme en vapeur, mais parce qu’il est transformation permanente. Transformation en acte de la langue, de la pensée, du corps (p.347). »
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Ostranenie Étienne Celmare
« Dans ce qu’on appelle « l’Occident », cet isolat de l’espace-temps si résolument tordu que demeurer post-moderne y est devenu has been, il n’existe plus de morale ni, ce qui est pire, la possibilité d’une morale, et il n’existe plus de pensée ni, ce qui est pire, la possibilité d’une pensée. Il y a des opinions et du Prozac (p.351). »
« Mais, en dépit de l’aspect nécessairement péremptoire du discours tenu par un dictionnaire, il ne s’agissait pas de produire un propos à prétention de vérité, de communiquer un sens, d’exprimer une vision du monde ou une subjectivité en tant qu’émue par lui (deux faces, subjectiviste et objectiviste, de la même monnaie, aussi dévaluée que les emprunts russes). Chaque position que pourrait impliquer telle définition s’y trouve niée par telle autre, les tons y sont mêlés de sorte qu’aucune voix ne s’impose, et l’auteur fictionné par le texte (Étienne Celmare, donc) s’avère (enfin, est censé s’avérer) illocalisable dans cet espace des prises de position possibles qu’agencent diverses machines sociales, notoires. Produire là-contre une autre sorte de machine, anonyme, qui tourne toute seule, au loin de tout auteur supposément réel comme plus généralement de toute revendication possible par un sujet, et qui ne produise rien (p.352). »
« […] Patrick Ourednik […] : Europeana, qui – en la radicalisant […] met en même temps à jour cette dimension cruciale de notre langage, ou plutôt des machines sociales (encore elles ! et oui…) qui agencent nos possibilités de parole : rendre le réel aussi dérisoire que l’idéologique (p.353). »
« […] les mécanismes qui produise coercitivement des sujets comme le principe d’unité et le point de convergence des agencements hétérogènes d’« opinions » en lesquels ils résolvent les discours, doivent être dynamités – c’est plus important à l’heure actuelle que de prendre le Palais d’Hiver – par une écriture qui ne cherche surtout plus à communiquer un sens, une vision, un vécu, le réel ou ce qu’on voudra, mais qui cherche à faire de chaque énoncé seulement un vecteur pour une force qui brutalise l’étroitesse de la dicibilité actuelle (p.353). »
« Une fois qu’on aurait pris bien soin, c’est la méthode, de se dépouiller de l’âme, de dévêtir le fantôme, de ruiner toute foi ou vision du monde, qu’on ne parlerait plus pour personne même soi, au nom de rien, resterait seulement la parole reconduite à un bruit, un coup sourd sur le métal du langage, quelque chose de nu, pleinement pornographique. Enfin, c’est le but (p.354). »
« On pourrait dire que l’écriture doit être un étrangement. On pourrait, mais on n’est vraiment pas obligé. C’était la stratégie pour ce dictionnaire. Si je peux écrire un texte, que ce texte machine un auteur, que cet auteur soit illocalisable, absent, manquant à sa place, et que cet auteur devienne moi, alors le tour est joué. Je disparais, mort de mon vivant : une vocation (p.355). »
« En un mot comme en cent : le deuil n’est pas la conséquence d’une perte contingente de ce à quoi on tenait, il est ce qui nous y fait tenir, il est la condition transcendantale de l’amour (carrément ? oui) (p.355-356). »