Table des matières

Martine Boyer-Weinmann, La relation biographique : enjeux contemporains

AVANT-PROPOS : LIBIDO BIOGRAPHICA : VERS UN NOUVEAU PARADIGME LITTÉRAIRE? P. 5 À 13.

Dans cet avant-propos, Boyer-Weinmann procède d’abord à la présentation contextuelle de la biographie – ce « métier-science-art de l’impossible » – qui, après avoir été considérée comme une pratique mineure et marginale pendant plus d’un demi-siècle, connaît un nouvel essor depuis une vingtaine d’années. Elle s’interroge sur la possibilité que la biographie actuelle se soit renouvelée par l’entremise de formes originales d’expression, instaurant peut-être ainsi un nouveau paradigme, tel que le pressentait Daniel Madelénat dans La Biographie, en 1984. Partant de ces conjectures, elle se propose d’étudier les enjeux (épistémologiques, éthiques et esthétiques) du biographique et de la relation biographique (relation instituée entre un « biographiant » et un « biographé » pour reprendre les termes de Georges May cités à la page 9), à l’aide d’un corpus de biographies écrites entre 1980 et 2004 et portant sur des figures littéraires majeures – et largement biographiées – du vingtième siècle : Rimbaud, Colette et Malraux.

CHAPITRE PREMIER: ODI ET AMO : (ANTI) BIOGRAPHISMES CONTEMPORAINS P.15 À 72.

Dans ce chapitre consacré aux résistances de l’histoire littéraire et, plus largement, de l’institution littéraire à l’endroit de la pratique et du genre biographiques, Boyer-Weinmann entreprend de faire la lumière sur ce qui motive les « antibiographismes » contemporains. Suivant l’hypothèse selon laquelle « un climat commun prédispose les univers académiques, critiques, créateurs, plus ou moins favorablement, pour une période donnée, à l’égard des usages et des mœurs de la biographie […]» (16), elle relève d’abord que « la relative méfiance qui entoure encore la pratique biographique dans le champ académique français, fût-elle en voie de dissipation, relève sans doute d’une configuration idéologique qui prend sa source avec les Lumières et culmine avec l’effet Contre Sainte-Beuve. » (16). Elle soutient que la biophobie française date du début du vingtième siècle et qu’elle semble être « culturellement enracinée » (16) : elle se situerait à mi-chemin entre les conceptions allemandes (longtemps très biophobes) et anglaises (un tantinet plus biophiles). Selon elle, plusieurs facteurs favoriseraient la résistance institutionnelle à l’égard du biographique : « le caractère indécidable de son affiliation au secteur de la “littérature primaire” ou de la “littérature secondaire”, son statut intermédiaire entre pratique artistique et pratique critique » (18) et la « suspicion a priori [de l’institution] à l’égard de toute pratique “interdisciplinaire” ». (20). Sans oublier l’« enjeu brûlant de polémique entre les tenants d’un brouillage des frontières entre fiction et récit historique et les partisans du rétablissement d’une ligne étanche de démarcation » (19).

À partir de la pensée de Christian Klein, Boyer-Weinmann définit la biographie d’une part comme « objet d’étude littéraire » (21) et, d’autre part, comme « moyen d’acquisition de connaissances scientifiques » (22). Selon elle, « par le biographique, on se réfère plus spécifiquement à [un] troisième niveau, à la fois discours sur la biographie, questionnement sur ses procédures, ses codes, ses mises en scène » (22). En cela, il faut entendre la « pratique biographique [d’abord comme] une construction idéologique et discursive nourrie de présupposés théoriques non explicités et la construction sédimentée d’une image publique de l’écrivain » (22). Boyer-Weinmann nous invite par la suite à aborder avec précaution une « forme nouvelle, et assez perverse, d’antibiographisme : la biographie de l’écrivain réduite à la biographie de son mythe […] » (23). Insistant sur l’essentialité du rapport vie/œuvre dans la biographie, elle nous met en garde contre la désincarnation du biographé et nous enjoint d’être « attentif[s] à ces relations d’échange, à ces prolepses de la fiction sur la vie, à ces réécritures permanentes de la vie et de l’œuvre [puisqu’il s’agit de] la raison d’être d’une bonne biographie d’écrivain, ce qui la légitime pleinement d’un point de vue épistémologique » (24).

Puis, Boyer-Weinmann présente la genèse de l’antiobiographisme en mettant en parallèle les fondements de la critique biographique de Sainte-Beuve et les tenants et les aboutissants de la position de Proust dans l’ouvrage Contre Sainte-Beuve. Elle montre à quel point la position de Proust vis-à-vis de Sainte-Beuve s’est toujours révélée ambiguë, « entre dénigrement affiché et adhésion en coulisses » (34). Elle rappelle également que le Contre Sainte-Beuve, au lieu de « suscite[r] un élan biographique […] [s’est] transformé en fer de lance de la Nouvelle Critique » (36) à cause des « circonstances différées de sa publication [survenue] à un moment de profonds bouleversements du paysage intellectuel français » (36). Aujourd’hui, « la référence à l’autorité de Proust reste dans l’ordre de la convention voulue par l’exercice d’apparat du discours de réception »(37). Parmi les principaux adeptes de l’antibiographisme contemporain, Boyer-Weinmann cite Milan Kundera, lequel se dresse contre « l’indiscrétion biographique contemporaine » (37), met en pièces « l’hagiographie littéraire »(38) dans son ouvrage Les Testaments trahis et défend la position de Proust contre Sainte-Beuve. Julian Barnes, quant à lui, opte pour « le topos de l’antibiographisme des écrivains »(39) pour énoncer sa propre critique du biographique.

Certains auteurs, parmi lesquels figurent Yourcenar, T.S. Elliot et Henry James (40), usent pour leur part de moyens antibiographiques plus radicaux en triant leurs documents personnels ou en interdisant l’accès à certains de ces documents. À travers ces exemples (et quelques autres : Baudelaire et Valéry), Boyer Weinmann passe en revue les « considérants moraux et déontologiques [et les] objections d’ordre esthétique dressées par la plupart des auteurs contre l’intrusion de la biographie dans la lecture critique d’une œuvre » (42) et analyse « l’ambivalence de l’auteur à l’égard de la pratique biographique » (44). Au même titre que ces auteurs et ces critiques, les théoriciens héritiers du structuralisme s’horrifient devant la prolifération contemporaine du biographique et souhaitent que se perpétue le phénomène de la mort de l’auteur. Explorant l’œuvre de Barthes, Boyer-Weinmann rend compte du renversement qu’y subit la figure de l’auteur, passant rapidement de sa mort proclamée en 1968 à son « retour amical » (50), dès 1971, par le truchement du concept de biographème (renversement poursuivi, en 1975, par la parution de l’ouvrage Roland Barthes par Roland Barthes). Elle met ensuite en parallèle la démarche de Barthes – qui permet « un retour du Moi biographique sur la scène de l’écriture » (54) – avec celle de Bourdieu, qui vise à « réhistoriciser la théorie de la littérature par l’emploi des méthodes issues des sciences sociales, [à] combattre les mornes topiques de l’idéalisme en littérature, [à] comprendre le Sujet Auteur à l’intérieur du champ de production de l’institution littéraire » (54) et qui, pour ce faire, s’en prend à Sartre et à l’illusion biographique et les fait succomber « au préjugé du sens commun » (56). Les démarches de Barthes et de Bourdieu, bien que fort dissemblables, permettront, « à partir des années 1980, une refondation épistémologique des méthodes d’approche de l’œuvre fondées sur le biographique » (58).

Dans la dernière (et très intéressante) partie de ce chapitre, Boyer-Weinmann traite du tournant qu’a pris la biographie au cours des vingt-cinq dernières années en se mutant en « média-biographie » [Je souligne] (59) (selon la formule de Philippe Lejeune). S’appuyant sur les catégories développées par Lejeune et Madelénat à ce propos, elle entreprend de décrire la présence du « biographique littéraire dans les médias […] en étudiant un corpus de discours de presse constitué par le Monde des Livres, Lire et le Magazine Littéraire sur une dizaine d’années (1992-2003)» (60). Après avoir situé certaines biographies sur l’échelle de valeur des journalistes, Boyer-Weinmann énumère les qualificatifs que se voient attribuer les biographies par la critique (biographie-mausolée, biographie-tir-de-canon, etc. Voir p. 64-66). Cette question lui semble essentielle dans la mesure où, selon elle, la relation biographique se trouve éclairée par « le miroir du lectorat » (67). Elle explique d’ailleurs l’engouement actuel du lectorat pour la biographie par sa frustration devant les romans contemporains. La biographie servirait en tant que « “roman vrai” comme ersatz aux romans non narratifs» (61). Enfin, pour clore le chapitre, elle aborde les aspects juridiques et déontologiques qui circonscrivent désormais l’espace biographique, aspects qui participent de l’ambivalence vécue vis-à-vis du genre biographique.

CHAPITRE DEUXIÈME: CANO VIRUM : DES RELATIONS BIOGRAPHIQUES P. 73 À 137.

À la fin du premier chapitre, Boyer Weinmann explique enfin ce qu’elle entend par la relation biographique. Ses enjeux sont, selon elle, doubles : d’une part, ils permettent de voir « en quoi et dans quelle visée un biographe contemporain se relie à son objet » (72) et, d’autre part, ils aident à cerner en quoi et dans quelle visée un biographe contemporain « produit un récit de cette relation » (72). Cette relation est, pour Boyer-Weinmann, tout à fait paradoxale, dans la mesure où elle n’est rendue possible que par le « déni de sa possibilité » (74). Elle cite le cas de Sartre qui, en écrivant La Nausée, lui semble être le « pionnier […] du roman de la biographie impossible » [Je souligne] (74). Par le recours à deux médiations, Sartre tenterait de déjouer le piège narcissique tendu par la biographie : « la première consiste à instaurer la co-présence du biographe-écrivain et de son sujet au centre du projet d’écriture » (75), donc à insister sur le dédoublement projectif du biographe à partir de la figure de son biographé et « la deuxième médiation est d’ordre romanesque et consiste à liquider la question de la biographie impossible à l’intérieur d’un genre (le roman) dont les prémisses attendues […] sont supposément aux antipodes d’un genre (la biographie) épistémologiquement porté par un modèle scientiste » (76). Par le truchement de ces deux médiations « Sartre place la relation biographique (entendue comme polarité critique entre deux subjectivités écrites et mise en scène narrativisée de ce dialogue) au fondement d’une ontologie » (76). Partant de là, Boyer-Weinmann propose d’expliquer deux obstacles philosophiques auxquels doivent faire face les biographes : « le procès en illégitimité de la relation biographique […] intenté au nom de la science » (78) et l’inaccessibilité immédiate à la «subjectivité impensable d’autrui » (80) qui préside, par le fait même, à l’impossibilité de sa mise en récit (il s’agira toujours d’une interprétation et d’une reconfiguration à travers l’Histoire). Ces obstacles amènent Boyer-Weinmann à réfléchir aux enjeux génériques de la bigraphie (notamment en ce qui concerne son accointance avec le roman) et lui font poser deux autres obstacles à la relation biographique mais, cette fois, d’un point de vue déontologique : celui de la « responsabilité éthique » (83) du biographe et celui de son « parti pris esthétique de représentation [et d’énonciation] d’une vie écrite » (83). Tenant compte de la variabilité du biographique, Boyer-Weinmann insiste sur le fait que, sur le plan de la responsabilité éthique, « c’est précisément la notion de contrat spécifique et modulé qui fonde la singularité d’une relation biographique » (83).

À la suite de cette réflexion, Boyer-Weinmann entreprend de se pencher plus spécifiquement sur le cas du « roman de la biographie impossible » [Je souligne] (85), que l’on ne doit pas confondre avec la fiction biographique, dans la mesure où il se « donne comme fiction « pure » : biographes et biographiés sont des créatures de papier, les aventures et apories critiques des premiers concernant les seconds constituent des cas-limites sans être invraisemblables » (86). En outre, dans la fiction biographique, « la question centrale est moins de révéler en creux l’impossibilité théorique du genre que de prouver par l’exemple sa bâtardise native» (87). (Avant d’illustrer son propos, Boyer-Weinmann détaille les assises théoriques sur lesquelles s’appuie sa démarche : La Biographie de Madelénat, parue en 1984, la réflexion transdisciplinaire sur « le travail du biographique » produite à l’UFR de Poitiers, en 1988, et la collection « L’un et l’autre » créée par Jean-Bertrand Pontalis, en 1989). Elle prend pour objets d’étude deux ouvrages parus en 1984, Le Perroquet de Flaubert, de Julian Barnes, et The Paper Man, de William Golding : « c’est le procès de la vulgate que dresse le roman de Barnes, quand le récit contemporain de William Golding […] croise le schème du roman policier (la traque biographique) avec celui du roman à clé » (89). Puis, étudiant l’ouvrage The Truth about Lorin Jones, d’Alison Lurie, elle s’intéresse à un autre topos de la relation biographique, « celui de la relation mimétique, et l’effet d’alter ego » (90). Enfin, elle se penche longuement sur deux récits d’Antonia Susan Byatt, Possession, roman romanesque et The Biographer’s Tale, qui ont pour elle la « valeur de paradigme de ce sous-genre qu’est le roman de la biographie impossible » (90). Dans ces œuvres, Byatt « construit un méta-romanesque biographique à échelles variables : le lecteur est convié dans la fabrique biographique qui ressemble à un labyrinthe à plusieurs cercles […] » (91). Elle fait également participer le lecteur « à la fatigue et à l’angoisse du questionnement biographique » (91).

Soulevant la question du contrat biocritique, Boyer-Weinmann remarque un phénomène qu’elle juge inquiétant : il arrive que des biographes – appartenant le plus souvent au champ de production de masse – écrivent une biographie « sans réfléchir sur sa forme ou son statut » (101). Elle relève ensuite qu’il existe des relations plus impliquées : « chaque biographe un tant soit peu réflexif sur sa pratique sait bien d’expérience que l’objet informe la nature du produit, qu’il n’existe pas de contrat-type biographique et que chaque trajectoire existentielle, en posant des questions inédites, mérite un rendu photosensible, un degré particulier d’empathie » (102). Ce type de relation, lorsqu’elle « n’est pas complètement occultée, […] se réfugie dans diverses marges textuelles […] [s’orientent vers] des « seuils » paratextuels […] [qui fournissent] l’accès le plus direct à cette relation » (103). Selon Boyer-Weinmann, le biographe-critique a « le devoir de ne pas se dérober au travail de la relation, c’est-à-dire, de la différence » (104). Elle oppose donc à « la biographie à la paresseuse » [Je souligne] (104) (aussi dite « abiographie » par Claude Leroy et « biographie blanche » par Yann Moulier Boutang) une forme de biographie qui pourrait faire apparaître « ce que cette relation biographe-biographé peut avoir aussi d’asymétrique, d’asynchrone, de discontinu » (104). En guise d’exemple, elle évoque la relation instituée par Jean-Benoît Puech vis-à-vis de Louis-René des Forêts (105). Boyer-Weinmann fait ensuite entrer l’instance du lecteur dans la relation biographique : « si le biographe contracte un pacte (explicite ou non) avec son objet, il programme aussi (explicitement ou non) un effet contractuel de lecture » (106). Pour appuyer son propos, elle convoque la théorie de Philippe Lejeune, selon laquelle « dans la biographie, c’est la ressemblance qui doit fonder l’identité; dans l’autobiographie, c’est l’identité qui fonde la différence » (107). Résumant sa position, elle déclare que « tout pacte biographique, tu ou affiché, engage le biographe dans un protocole d’écriture où il sera écrit autant qu’il écrira, à son corps défendant, au corps défendant du biographé parfois » (109).

Poursuivant sa réflexion sur les deux formes opposées de biographies dont il était auparavant question – « la biographie dite blanche versus la biographie à orientation légitimée » [Je souligne] (110) –, Boyer-Weinmann définit la posture du biographe « blanc » comme celui qui, « omniscient et effacé dans son fiat démiurgique, livre un récit atemporel, désencombré de sa pré-histoire, amputé de son amont, l’enquête proprement dite » (110). Par conséquent, la biographie blanche serait « tout ce qui fait obstacle à la justification de l’orientation critique » (111); elle pourrait tout aussi bien s’incarner sous la forme d’une biographie savante ou sous celle d’une biographie vulgarisée, dans la mesure où l’une et l’autre peuvent être exempte de « discours sur la méthode ». En contrepartie, la biographie à orientation légitimée (ou à projet orienté) prend en compte « la singularité d’une existence, s’emploie à prouver que la forme littéraire choisie (récit, biographie du génie, essai, fiction biographique, autobiographie en miroir…) vectorise avec le plus d’efficacité, pour son auteur, le sens possible d’une vie d’écrivain (112). Il serait possible de faire surgir deux sous-genres de la biographie à projet : la biographie à perspective partielle (par exemple, la corpographie de Verlaine par Buisine) et la biographie à perspective holiste (par exemple, l’œuvre-vie Rimbaud par Alain Borer).

L’enjeu de la relation biographique serait variable « selon qu’il s’agit d’un projet proto-, ana- ou méta-biographique » (115). Par protobiographie, Boyer-Weinmann entend « le premier projet qui, historiquement, a pour ambition déclarée de “comprendre ” le sens d’une vie en littérature » (115). Elle définit les anabiographies comme « les productions successives qui, de façon plus ou moins avouée, s’inscrivent dans une perspective d’approfondissement, de révision ou de dissidence […] ou de pure paraphrase » (115). Enfin, elle considère que le métabiographique « se situe dans un aval à la fois temporel et critique » (115), dans la mesure où il s’agit d’une pratique qui associe « la reprise historique (anabiographie) à la dimension autoréflexive » (118). Elle cite les cas de deux biographes de Beckett (l’un condamné : Deirdre Bear; l’autre autorisé : James Knowlson) pour expliciter les concepts de protobiographie et de métabiographie. Puis, pour rendre compte de l’anabiographie, elle fait appel à la situation de Pierre Daix, qui a proposé deux biographies d’Aragon à près de vingt ans d’intervalle. Ces cas font surgir « deux moteurs essentiels de toute relation biographique : la réticence et l’empathie » (118).

Selon Boyer-Weinmann, faire la biographie d’un autobiographe « demeure le défi le plus élevé dans l’ambition de désaveuglement contrôlé » (118); à l’opposé, l’autobiofiction ou la biographie autobiographique constituerait « ce point ultime où le biographe cherche sa vérité dans l’aveuglement spéculaire » (118). Dans le premier cas – Boyer-Weinmann cite la relation d’Aliette Armel à Michel Leiris en guise d’exemple – le biographe est forcé de se « désenvoûter » (119), de déclarer la guerre à son objet « sur le terrain de la vérité » (119). Dans le second cas, le biographe qui adhère à ce « nouveau modèle d’écriture personnelle » (123) que Viart nomme « l’essai-fiction » fait en sorte que « l’invention de l’autre […] [n’est] après tout que l’invention de sa propre fiction de soi » (123). Il dissout ainsi la « poreuse frontière entre biographie et autobiographie » (123) pour instaurer une « relation dialoguée » (124) entre sa propre vie et celle d’autrui. Certains – comme Klossowski et, plus tard, comme Puech – vont même beaucoup plus loin, en écrivant une autobiographie « comme si son auteur se faisait biographe, c’est-à-dire, racontait l’histoire d’un autre » (125).

Dans la dernière partie de ce chapitre, Boyer-Weinmann s’intéresse à la place qu’occupe un certain discours de légitimation dans le paratexte des ouvrages biographiques, en particulier dans leurs préfaces (elle se réfère, pour cette étude, aux travaux de Genette, dans Seuils). Elle remarque, en premier lieu, qu’« intimidation et conscience d’une dette envers le sujet biographié constituent un passage rhétorique obligé pour justifier l’entreprise d’une biographie » (129). Dans certains cas, le contrat moral mis en place d’entrée de jeu est maintenu (cf. Laure Adler dans sa biographie de Marguerite Duras); dans d’autres cas, il y a rupture du contrat moral à même la biographie (cf. Josyane Savigneau dans sa biographie de Marguerite Yourcenar). En deuxième lieu, Boyer-Weinmann, en étudiant le contrat établi par Christophe Bident dans sa biographie de Maurice Blanchot, se questionne sur la fidélité biographique : « la fidélité du biographe à son objet, qui lui fait adopter le même point de vue critique sur la biographie que Blanchot dans son propre travail ne marque-t-elle pas la limite “ mimétique” de la biographie prétendue paradoxale ? » (132). Enfin, elle constate qu’en l’absence « d’une rhétorique retorse de valorisation du sujet […] l’accent porté sur la désignation des sources, la genèse de l’investigation, constitue à la fois une information pour le lecteur et une programmation filtrée de sa lecture » (134).

CHAPITRE TROISIÈME: PARADIGME RIMBAUD : BIOGRAPHIES D’UN SILENCE, P. 138 À 207.

D’entrée de jeu, Boyer-Weinmann passe en revue les biographies les plus récentes (2001-2002) de Rimbaud – entre autres, celles d’Alain Jouffroy, de Pierre Brunel et de Jean-Jacques Lefrère – et observe que le « dissensus même des lectures [de Rimbaud incite à lire] une vitalité bien… actuelle de l’ “ effet Rimbaud” » (139) qui ne serait pas sans faire écho à la posture anti-mythologique d’Étiemble, qui, en 1952, avait révolutionné – à ses risques et périls – la rimbaldologie. De l’avis de Boyer-Weinmann, Lefrère use « de la biographie comme règlement de comptes définitif et à moindres frais du biographique » (141) – égratignant au passage Alain Jouffroy, Jean-Luc Steinmetz, Alain Borer – mais passe à côté de « l’essentiel : le sens d’une vie, le biographique […] » (142). Au contraire, Alain Borer, en optant pour le parti pris de l’oeuvre-vie – et Alain Jouffroy, par la suite, avec le concept d’œuvre-voie – refuse « l’aplatissement et la caricature mythographique sans pour autant déboucher sur la sanctification » (143). Ainsi, Boyer-Weinmann remarque que chez Rimbaud, « c’est bien le biographique qui fait débat principal, aussi bien chez les herméneutes que chez les critiques-biographes » (143). Il faut donc se rendre à l’évidence : « il est impossible, même pour le plus puriste des herméneutes, d’éviter le biographique chez Rimbaud; le ferait-on, il reviendrait toujours au tournant d’un texte» (145). Boyer-Weinmann met ensuite en opposition deux sortes de biographes rimbaldiens : ceux qui nourrissent le mythe des deux Rimbaud (celui de l’écriture et celui du silence) et ceux qui tentent, au contraire, d’élaborer une continuité entre l’œuvre et la vie de Rimbaud.

Boyer-Weinmann suit ensuite la trace de ces biographes qui, tels Borer, Jouffroy, Steinmetz, Alain Noël et André Velter, ont réalisé un voyage géopoétique – réel et/ou fantasmatique – en Rimbaldie. Dans le cadre d’un tel voyage, « ce qui importe alors au biographe, dans la relation qu’il noue avec son sujet, c’est moins l’illusion naïve d’une communion, […] que l’expérience in situ de la vacuité de tous ces « affreux trous » qui scandent le martyrologe d’Arthur Rimbaud, la saisie d’une présence absentée dans le leurre du lieu » (164-165). Ainsi, ce voyage se dote d’un programme précis : « faire l’épreuve du poétique, biographique, physique de cette qualité de fatigue, d’ennui et d’épuisement sans fin du réel sous la tentative de l’action, malgré l’ascèse du travail, dans le différé perpétuel du repos » (166). En revanche, certains critiques et biographes de Rimbaud, tel Aragon, se sont opposés au tourisme rimbaldien, et ont voulu empêcher ce « crime anti-poétique du rimbaldisme » […] : « la transformation du voyage initiatique [du poète] en entreprise touristique » (167). Cette transformation traîne après elle une autre menace : « la récupération socio-culturelle, le folklorisme kitsch du patrimoine [rimbaldien] » (168). Deux camps de rimbaldologues se querelleraient donc autour de la réception de l’héritage rimbaldien : les uns acceptant la commémoration mythologique (parfois caricaturale) de la figure de Rimbaud; les autres adoptant plutôt à son égard la posture d’une « contre-offensive anti-mythologique » (167) qui viserait à le « démuséifier […], [à] le libérer de son instrumentalisation » (170) et à évacuer de son univers « légèreté, faux-semblant, imposture » (170). Boyer-Weinmann met bien en perspective les problèmes que soulève la mythographie rimbaldienne : « Si le projet originaire de la Rimbaldie dégénère ou se caricature en hagiographie médiatisée, si la célébration poétique tourne au mythographique, où retrouver le sens du biographique rimbaldien? » (172). Pour répondre à cette question, Boyer-Weinmann se tourne vers l’histoire et le travail d’archive en étudiant la très sérieuse (et très anti-mythologique) biographie de Rimbaud conçue par Jean-Jacques Lefrère. Puis, elle passe en revue les principales biographies historiques écrites sur Rimbaud : celle de Jean Bourguignon et de Charles Houin, écrite en parallèle à celle de Paterne Berrichon, et contre la volonté d’Isabelle Rimbaud, sœur d’Arthur; celle de Jean-Marie Carré qui s’aventure sur le terrain romanesque et celle du colonel Godchot qui opère un glissement vers l’épopée; celle de Pierre Petitfils, nourrie par un certain néo-positivisme, qui permet un retour aux faits et dont la réflexion peut être interprétée « comme un indice, historiquement daté, du renouveau biographique » (181); celle d’Enid Starkie qui allègue – en prenant en considération le contexte dans lequel Rimbaud a vécu – que le poète aurait été négrier; et enfin, celle de Jean-Luc Steinmetz, où « face au massif documentaire, l’interprète s’interroge sur ce vertige scientiste de l’“ authentique” vérifiable, et où l’étreint l’angoisse de périr, lui et son sujet, écrasé sous l’avalanche de l’archive » (187). En somme, la thèse de Steinmetz, « confortée mais non encadrée par l’archive » (188), serait celle « d’une participation active de Rimbaud à l’élaboration de sa propre mythographie » (187); il se lancerait ainsi « en quête d’une pulsation intime » (187), celle des « stroboscopies rimbaldiennes » (188), selon l’expression de Roger Little. Dans la dernière partie de ce chapitre consacré à Rimbaud, Boyer-Weinmann s’intéresse aux anabiographies et aux fictions biographiques écrites sur le poète. Elle reprend d’abord l’idée de Steinmetz, selon laquelle « Rimbaud programme lui-même son “anabiographie” » (191). (Le terme d’anabiographie n’est pas employé ici dans le sens que lui donnait Boyer-Weinmann à la page 115; la définition qu’en donne Steinmetz est fondée sur le concept d’anamorphose). Il s’agit d’un processus autofictionnel, d’une « “biographie déplacée” à l’intérieur de la scène du texte. C’est la série d’identifications et de rôles vécus-rêvés qu’un recueil, en l’occurrence les Illuminations, fait bouger par anamorphose et qui donne expression au fantasme de pluralité du Moi » (191-192). Boyer-Weinmann fait l’hypothèse que « du “champ d’écoute” poétique et anabiographique Rimbaud est issu […] un dialogue vivant et violent d’auteur à auteur [qu’elle appelle] ici “anabiographies d’écrivains” ou fictions Rimbaud. D’où une lignée d’auteurs en quête du personnage de Rimbaud et du lieu de formation de leur propre identité littéraire » (193-194). Parmi ces auteurs, Boyer-Weinmann se penche sur le cas du Rimbaud le fils, de Pierre Michon, qu’elle envisage comme une fiction et comme « une manière d’anamorphoser le sujet par une sorte d’anabase biographique […] [en remontant] en effet jusqu’aux sources de la Vulgate dont les premiers biographes […] furent les évangélistes » (195). Selon elle, Rimbaud le fils « laisse voir en filigrane l’autoportrait de Michon l’écrivain, au corps à corps avec sa propre mythographie » (197). Michon devient ainsi « le personnage inventé de sa propre fiction de soi » (198). Partant de l’ouvrage de Michon, Boyer-Weinmann explore ensuite ce genre hybride qu’est l’essai biographique. Elle répertorie trois formes de récit qui ressortissent à l’essai biographique rimbaldien : les récits projectifs, dans lesquels prédomine l’effet-miroir (elle cite Rimbaud le fils en guise d’exemple); les récits de révélation, qui donnent lieu, comme le Rimbaud par lui-même d’Yves Bonnefoy, à la « découverte d’une vocation poétique à travers Rimbaud » (200); enfin, les récits qui misent sur le déploiement du personnage sur « l’axe de ses figures » (200), comme les Improvisations sur Rimbaud, de Michel Butor, où les identités rimbaldiennes se succèdent au gré de « la présentation kaléidoscopique de Butor » (201) – Boyer-Weinmann porte surtout attention à deux de ces figures : celle de l’absent et celle du photographe. Pour finir, elle s’intéresse au mode parodique et ironique de la critique biographique rimbaldienne en abordant l’ouvrage Les Trois Rimbaud de Dominique Noguez, qu’elle considère comme une « fiction critique » (203) : « chez Noguez, l’invention biographique consiste à porter le jeu du détournement parodique sur le terrain métacritique, par un savoureux décalque de la glose académique » (203). Boyer-Weinmann en conclue qu’à travers « sa fable », qui est aussi « une défétichisation, un contre-canon […] (206), Noguez réussit à nous démontrer « que l’excès de cohérence dans le récit biographique et la lecture critique contribuent au renforcement de la canonisation de l’auteur » (205-206).

CHAPITRE QUATRIÈME : RELATION BIOGRAPHIQUE ET « GÉNIE FÉMININ » : COLETTE, UNE QUESTION DE GENRE?, P. 208 À 308.

Boyer-Weinmann se donne pour but, dans ce chapitre, « de réexaminer sans a priori le biographique et sa vulgate. [Ce qu’elle tentera] à la lumière des études féminines […], des travaux actuels sur l’autofiction, et aussi par le recours aux analyses de sociologie littéraire […] » (210), tout en ne négligeant pas ces « “questions du génie féminin”, du “devenir-femme” et du “devenir-femme-écrivain”, “effet de francité” [qui] sont bien au cœur de l’équation biographique Colette, traversée par la dialectique du singulier et de l’universel » (212) . Elle s’attache tout d’abord à faire saillir cinq aspects mythographiques majeurs qui découlent des textes autofictionnels de Colette. Le premier est le biographème de sa vocation, qui est plus précisément « un mythe de l’anti-vocation et de la réticence aux séductions du métier » (214) et qui transparaît dans son œuvre, à divers moments, sous les thèmes du hasard et de « l’écrivain malgré lui » (215). Boyer-Weinmann retrace donc, à même le texte, la naissance de cette idée de vocation/anti-vocation qui intervient au moment même où Colette entreprend de s’émanciper de la situation maritale malsaine dans laquelle elle s’était d’abord engagée : « dans le discours autofictionnel tardif, devenir-femme et devenir-écrivain sont passés au crible de la même rage de déconstruction-reconstruction identitaire et s’entrelacent, si bien que les interprétations biographiques féministes ont pu aisément s’y greffer » (219). Le deuxième aspect mythographique qui ressortit à la figure de Colette est celui de la bisexualité, pratique actualisée dans sa vie et mise à profit dans son œuvre. Elle apparaît, entre autres, sous les thèmes du saphisme, de l’hermaphrodisme, de la différentiation sexuelle, de la « guerre des sexes » (222); « la femme phallique et le masculin féminisé constituent le schéma fonctionnel du couple le plus répandu dans l’œuvre » (227). Le troisième élément qui construit la mythographie de Colette est son refus – refus qui devient presque un jeu – lors d’entretiens littéraires, de révéler quoi que ce soit qui concerne son travail d’écrivain (méthode de travail, notes, projet, etc.) : « que ses admirateurs, lecteurs, critiques, « généticiens » amateurs de brouillon, traces et autres avant-textes en fassent leur deuil, parole d’interviewée et d’écrivaine » (230). Le quatrième aspect de la mythographie de Colette découle de son refus de permettre aux médias de détenir une emprise quelconque sur sa vie. Elle élabore contre eux une « esthétique du mensonge littéraire conçu comme “le premier devoir du romancier”» (232) : ainsi, lors de toute expérience médiabiographique (entretiens littéraires, entrevues radiophoniques, etc.), elle s’autorise toutes les ruses (ironie comprise) pour ne jamais avoir à révéler sa vérité biographique. Le denier aspect mythographique entourant la figure de Colette réside dans son iconographie. S’étant souvent pliée au jeu de la photographie et du portrait, Colette tente, au cours des dernières années de sa vie, de contrôler les traces de son passé en tenant un discours sur l’icône dans son œuvre. Comme le relève Boyer-Weinmann, « de l’autofiction littéraire aux photos-fictions se construit une mythographie impressionnante à laquelle le magnétisme charnel de l’écrivain n’est pas étranger » (241), bien qu’elle ait souvent été tentée d’y échapper, par son attitude « d’autocontrôle et d’autoréglage des images de soi » (241).

Boyer-Weinamnn s’intéresse ensuite aux témoignages externes sur la vie de Colette. En premier lieu, elle aborde la première « hagiographie » de Colette, écrite par l’une de ses secrétaires et collaboratrices, Claude Chauvière, qui se voue entièrement à son culte : ce « témoignage rédigé en pleine expansion de la gloire littéraire de Colette fixe pour la postérité critique quelques-uns des biographèmes majeurs de la femme-auteur-monstre sacré […] » (243). Le projet de Chauvière est apparemment double : « chanter Colette, mais aussi se chanter à travers Colette, ou tout au moins avec sa bénédiction » (245). Profitant du lien affectif qui l’unit à Chauvière, Colette trouve le moyen d’exercer son contrôle et sa censure sur ce qu’elle écrit; par ailleurs, la démarche de Chauvière, « par sa formule de mini-saynètes théâtrales encadrées de didascalies offre à Colette un moyen très commode de jouer la vedette modeste rabrouant son admiratrice trop zélée » (247). En deuxième lieu, Boyer-Weinmann traite de la relation quasi-filiale qu’entretenait Colette avec Germaine Beaumont. Cette dernière, en guise de tribut à sa mère symbolique, fera entrer l’œuvre de l’écrivaine dans la collection « Écrivains de toujours » aux Éditions du Seuil, non sans avoir exigé d’écrire une élogieuse présentation de l’auteur – tout cela présidera, bien sûr, à la canonisation de Colette avant même son décès. En troisième lieu, Boyer-Weinmann se penche sur le témoignage de Renée Hamon dont l’originalité « tient à la conjonction de trois éléments : l’incorporation provisoire d’un portrait en mouvement dans un journal intime, son inachèvement (la maladie de Renée Hamon ne lui a laissé ébaucher que le plan et quelques fragments rédigés) et surtout son caractère secret » (256). Mais, comme le note Boyer-Weinmann « parmi les premiers témoins-hagiographes de l’écrivaine, une place à part revient à Maurice Goudeket, compagnon puis troisième époux de Colette […] » (258). Il serait en effet responsable de « l’entreprise de mythologisation post-mortem » (258) de Colette, avec son livre de deuil, Près de Colette, dans lequel il signe un double pacte : « avec l’objet [Colette] (relation biographique comme lien) et avec son lecteur (le récit de cette relation) » (259). La perspective qu’il adopte dans cet ouvrage lui permet « de sélectionner les motifs biographiques susceptibles de construire l’image d’une Colette respectable » (263). Puis, Boyer-Weinmann entreprend d’étudier la relation de Colette II (Colette de Jouvenel) à sa mère, Colette I, « relation spécifique entre un auteur féminin célèbre et son double empêché, compliquée des liens familiaux et d’un prénom-patronyme partagé » (265). Enfin, « devant la pléthore de témoignages qui rassemble des écrivains aussi différents qu’Aragon, Mauriac, Beauvoir, Queneau, [Boyer-Weinmann prend] le parti du contraste des générations et des situations, en faisant entendre, à côté de la figure familière de Jean Cocteau, l’impertinence du jeune lauréat Goncourt Jean-Louis Bory et le son un peu grinçant d’une nécrologie de Vialatte » (269). Dans la dernière partie de cette étude sur Colette, Boyer-Weinmann examine « les récits de vie exogènes en provenance des sphères universitaire, journalistique, critique et historienne » [Je souligne] (280) et tend à montrer comment ceux-ci envisagent la percée de Colette dans le champ littéraire français en tant qu’écrivaine. Selon elle, ces biographes doivent nécessairement prendre en considération la « double question du rapport d’une pratique (la biographie) à l’identité sexuée de l’auteur biographié et au rapport supposé de l’auteur avec la “sexualisation” de l’écriture » [Je souligne] (284). Par conséquent, cela impliquerait pour eux de « prendre position sur ces sujets et [d’] offrir une mise en perspective de l’œuvre dans son temps articulée à la question esthétique de l’écriture au féminin » (285). Boyer-Weinmann étudie d’abord cette double contrainte à la lumière de l’essai de Michel del Castillo, Colette une certaine France, et de celui de Julia Kristeva, Colette ou la chair des mots. Elle constate que « Michel Del Castillo et Julia Kristeva ont reçu cette œuvre très française à travers une identité et une langue maternelle étrangères au domaine français dont Colette semble souvent la problématique incarnation. Mais la France dont elle offre le visage n’a pas la même coloration ni le même attrait pour le fils de l’Espagne et la fille de la Bulgarie. […] » (287). De fait, elle s’aperçoit que Del Castillo et Kristeva proposent « deux contrats de lecture différents : le premier s’intéresse aux raisons qui conduisent à l’identification à laquelle les biographes ont contribué en collant de trop près au légendaire […]. La seconde […] s’emploie à tracer, avec l’aide des biographes, “ la trame de ces événements afin de mieux apprécier l’alchimie spécifique qu’instille en eux l’écriture de Colette” » (288). Ainsi, « dans les deux cas, il s’agit d’une interprétation d’une vie écrite et d’une vie en écriture, de la biographie de cette écriture incarnée dans un corps concentré sur son plaisir, et qui se détourne de l’histoire » (289). Toutefois, Del Castillo – d’approche universaliste – s’oppose à l’exclusivité de la lecture d’une identité sexuée dans l’œuvre de Colette, allant ainsi à l’encontre de la démarche de Kristeva. C’est plutôt « en écrivain lui-même, en écrivain ayant fait le choix du français comme langue d’accès à l’universel et de survie existentielle, qu’il choisit, pour sa part, d’écouter son sujet écrire » (295). Par la suite, Boyer-Weinmann essaie de voir ce que représente la figure de Colette pour quatre biographes au féminin issues d’horizons intellectuels divers : Michèle Sarde, Judith Thurman, Julia Kristeva et Nicole Ferrier-Caverivière. Elle remarque qu’une seule d’entre elles – Judith Thurman – aborde Colette avec « une entrée nettement plus politique » [Je souligne] (298). Selon elle, « tout se passe en effet comme si le déni du politique était le dernier des tabous biographiques, bien plus lourd à soulever en tout cas aujourd’hui que les “secrets de la chair” qui firent la réputation sulfureuse de Colette […] » (298). Partant de là, Boyer-Weinmann met en relief, à travers les travaux de Thurman et de Kristeva, « l’indifférence de Colette à la question collective des femmes et […] son non-engagement dans l’histoire » (305). Elle en conclut que « réfléchir au biographique de l’auteur féminin ne peut faire l’économie d’une prise de position sur les rôles respectifs de la socialisation de l’écrivain dans le champ littéraire et de son identité sexuée. » (308).

CHAPITRE CINQUIÈME : MALRAUX ET LES PARADOXES DU BIOGRAPHIQUE OU UN « CHAT CHEZ MALLARMÉ », P. 309 À 370.

D’entrée de jeu, Boyer-Weinmann fait état de la « passion ambiguë » (310) que nourrit Malraux à l’endroit du biographique; c’est « cette relation paradoxale, volontiers dénégatrice, de Malraux antibiographe […] au biographique et à ses propres biographes » (310) [Je souligne] qu’elle entend privilégier dans ce chapitre. Elle insiste d’abord sur le fait que « source première de la formation mythographique, le Malraux tardif des Antimémoires et de la conversation […] en contrôlant par anticipation et par le verbe le mouvement de “co-engendrement” mutuel de sa vie par son œuvre et de son œuvre par sa vie, […] feint d’attendre son biographe au tournant […] » (311). Cette mythographie commence à prendre forme avec le concours de la première biographie de Malraux réalisée par Gaëtan Picon, à laquelle Malraux participe en tant que co-auteur. Ses biographes subséquents tenteront tour à tour de « lever une inconnue à “l’équation Malraux” » (313); à la lumière de quelques biographies récentes, Boyer-Weinmann se propose donc d’examiner « sous l’angle privilégié de la relation biographe-biographié […] la question [des] versions de la vie » [Je souligne] (314). Elle tentera par le fait même de voir, « comment s’énonce ou se déguise une relation du biographe à son objet, comment se monte la mise en scène littéraire d’une vie d’écrivain » (317) sous le couvert de différentes formes biographiques (ou « colloques » pour reprendre le terme que Malraux avait créé en guise de « substitut moderne de l’antique biographie » (319), mettant ainsi l’accent sur le caractère « interrogatif » (319) de son avatar). Le premier objet de recherche de Boyer-Weinmann est la biographie de Jean Lacouture, écrite du vivant de Malraux, dont l’esprit respecte l’esthétique du « colloque ». Elle met en scène « une relation sentimentale et personnelle issue de l’action et fondée sur un contrat d’échange critique assez complexe [… ] [qui] a toujours l’entretien avec l’homme et l’œuvre pour point de départ» (320). En outre, Lacouture se donne parfois pour mandat de démystifier la part de fabulation dont Malraux teintait sa vie, grâce à « l’examen affiné de la chronologie et des agendas […] » (326), ce qui mène Boyer-Weinmann à dire que l’ouvrage de Lacouture lui semble être « celui qui énonce le plus fermement ce scrupule quasiment chevaleresque, consistant à ne verser ni dans l’hagiographie ni dans la démolition systématique » (326). Le deuxième ouvrage sur lequel porte l’étude de Boyer-Weinmann est celui de Michel Cazenave, qui relève « de la déclaration d’amour » (328). En effet, ce « colloque-adulation » (329), au « lyrisme empesé » (328), n’est « ni une contre-biographie, ni un essai littéraire, mais une esquisse mythanalyse de l’œuvre-vie sous les auspices de Jung […] » (329). Boyer-Weinmann remarque ensuite que « quand, pour un écrivain, approche l’heure commémorative, il n’est pas rare d’enregistrer une poussée de fièvre biographique » (330). En ce qui concerne Malraux, cette « fièvre » a lieu dans les années 90 et suivantes, élargissant le spectre métabiographique, qui « s’étend de la très canonique biographie anglo-saxonne de Curtis Cate à l’“hypobiographie” sélective de Lyotard, en passant par l’antibiographie de Laurent Lemire et le roman vrai de Rémi Kauffer » (331). Boyer-Weinmann examine tour à tour ces ouvrages sous l’angle de leur contrat biographique et observe que leurs exigences sont modifiées par les enjeux métabiographiques : « approfondissement de questions pendantes, rectifications factuelles, invention de nouvelles sources, changement de perspective, effort de synthèse dépassionnée sont attendus pour relégitimer l’entreprise métabiographique » (331). Enfin, Boyer-Weinmann fait une légère incursion dans la dernière biographie de Malraux réalisée par Oliver Todd, lequel « ambitionne clairement de faire prendre aux archives leur revanche sur le légendaire, fût-ce au prix d’un scepticisme ombrageux » (335).

Boyer-Weinmann porte par la suite attention à trois mises en scène auto(biographiques) de Malraux. Tout d’abord, dans ses Antimémoires, Malraux fait part au lecteur de la détestation qu’il éprouve pour sa propre enfance, entravant ainsi d’avance le travail du biographe qui souhaiterait écrire sur son hypothétique venue à l’écriture. Par conséquent, « la mise en scène du roman familial, surtout quand il fait l’objet d’un verrouillage de la part de l’auteur, est un moment de prise de risque déontologique et narratif qui pose activement la question de sa légitimité » (337). Curieusement, dans le cas de Malraux, « aucun biographe ne choisit l’impasse, le silence absolu sur l’enfance, à l’instar du Kafka de Pietro Citati » (338); convoquant l’échantillon biographique susmentionné, Boyer-Weinmann étudie donc tour à tour les différentes tentatives d’abordage auxquelles a donné lieu l’enfance de Malraux. La deuxième mise en scène auto(biographique) de Malraux réside dans la devise de ses Antimémoires : « Qu’importe ce qui n’importe qu’à moi? » (342). Ce à quoi Boyer-Weinmann répond, à l’étude de différentes biographies : « ce qui importe à Malraux importera […] à son biographe, et même à son antibiographe, car aucun critique sérieux ne suivrait ce dernier pour nier l’évidence : sans considération des articles religion, femme, argent, que resterait-il de l’œuvre-vie Malraux? » (342-343). La place des femmes dans l’œuvre-vie de Malraux est d’ailleurs l’aspect que retient Boyer-Weinmann pour son analyse subséquente, laquelle lui fait pressentir, en guise de conclusion, qu’il « s’agirait d’aller au-delà du travail proposé par les féministes anglo-saxonnes, qui s’attachent à dé-satelliser les compagnes des grandes figures, d’écrire leur biographie propre, d’inverser les rapports du centre et de la périphérie » (350). La dernière mise en scène (auto)biographique à laquelle se consacre Boyer-Weinmann est celle du « mythos du projet existentiel [de Malraux] : vouloir-vivre et vouloir-transformer le monde pour y laisser des « cicatrices » […] » [Je souligne] (351). Boyer-Weinmann explique d’abord comment fonctionne ce mythe : « retour sur image biographique, reconstruction littéraire d’un méta-discours sur l’action, assignation rétrospective d’un plan de vie dans l’histoire comme réponse à la vacuité de l’individualisme psychique » (352). Puis, elle constate que « Malraux, personnage-symbole ou prisonnier de son image, devient, dans la représentation orientée de ses biographes, un marqueur historique, un signet dans le livre d’heures de la geste nationale, un lieu de mémoire totémisé. […] » (355). Pour illustrer cette représentation orientée, elle use d’une image qui me semble très juste : « être biographe, cela ressemble parfois à de la chirurgie réparatrice : quelques points de suture, un petit lifting pour unifier, suivi d’un modelage restructurant, et enfin un léger maquillage pour camoufler les imperfections » (357). Enfin, Boyer-Weinmann énonce ce constat à propos de la relation biographique : « tentative d’épuisement d’un sujet, la relation biographique, au double sens du mot (récit de vie et lien critique) met d’abord en scène le “fantasme de l’auteur ” qui hante le biographe. Individuum est ineffabile : seule la fable de la relation peut s’écrire » (358). Pour conclure ce chapitre, Boyer-Weinmann dirige son attention sur un Malraux en voie de panthéonisation. Elle étudie la « survivance mythique de l’œuvre-vie Malraux » (359), d’une part, dans le portrait lyrique qu’en fait Bernard-Henri Lévy dans un article-hommage publié dans le Monde et, d’autre part, dans le portrait plus acide qu’en donne Pol Vandromme dans son essai Malraux : du farfelu au mirobolant, où « l’exercice de démystification sert de prétexte à un exercice de pensée intempestive tiraillée entre verve aphoristique et bon mot ronchonnant. Mais la relation biographique cède souvent la place à la pulsion de haine » [Je souligne] (365). Boyer-Weinmann termine son analyse en soulignant que ce que « nous apprend l’étude du biographique à propos de Malraux, c’est l’enjeu politique qui le traverse, ses interrogations, comme rarement ailleurs dans la critique littéraire » (366). Car, « homme de feintes et d’actions vraies, l’écrivain mythomane a offert à tous ses biographes les feux grégeois d’une vie réellement politique : sismographe de la société française de son siècle, il en a enregistré les secousses […] » (370).

CHAPITRE SIXIÈME : ENTRE VÉRÉDICTION ET INVENTION : VERS UNE POÉTIQUE DE LA BIOGRAPHIE NON-FICTIONNELLE, P. 371 À 434.

L’étude des trois cas présentés par Boyer-Weinmann avait « pour objectif de mener le lecteur au seuil du système de tensions qui travaillent l’écriture biographique. Celle-ci […] s’organise d’abord autour d’un jeu paradoxal entre idiographie et nomographie, quête d’une singularité littéraire et système normé de règles […] » [Je souligne] (371). Dans ce chapitre, Boyer-Weinmann entend « se placer au cœur de ce régime de tensions, afin de les articuler dans ce [qu’elle] propose d’appeler ici une poétique de la biographie littéraire non-fictionnelle » (371). Sa réflexion porte d’abord sur le statut épistémologique du genre, qui préside, selon elle, à la tension fondamentale qui gouverne le questionnement biographique : la biographie non-fictionnelle devrait-elle être envisagée comme sous-genre du récit historique ou, au contraire, comme fiction, c’est-à-dire comme une narration à part entière qui aurait recours à l’énonciation littéraire? Boyer-Weinmann s’intéresse d’abord au point de vue selon lequel « l’écriture de l’Histoire – derrière laquelle on peut aussi entendre le biographique – se donne d’emblée comme une construction de l’événementialité et de la factualité : il n’existe pas d’“atome événementiel”, mais des découpages unificateurs entre des compossibles événementiels, relevant d’un travail de fictionalisation immédiate» (374). Paul Veyne est l’un des tenants de ce point de vue : selon lui, « l’intrigue, qui porte le fait à l’existence dans une chaîne logico-discursive, représente le véritable matériau de l’histoire, et non le fait en soi, qui n’aurait pas d’existence absolue » (375). Boyer-Weinmann relève qu’« à penser en termes de liberté d’intrigue comme le fait Paul Veyne, la biographie d’un sujet historique pourrait s’écrire en dehors du schème habituel de représentation d’une évolution créatrice coïncidant avec la durée d’une vie » (376). La collection « Une journée particulière », aux éditions Jean-Claude Lattès, pourrait servir d’exemple à ce raisonnement. Par ailleurs, toujours selon Paul Veyne, pour pallier l’incomplétude des documents, l’historien n’aurait pas d’autre choix que de remplir les trous; Veyne nomme cette opération de remplissage « rétrodiction ». Boyer Weinmann se penche ensuite sur l’ouvrage d’Ira Nadel, Biography : Fiction, Fact and Form, dont l’objet principal est la biographie d’un autobiographe. Nadel, en questionnant la nécessité des faits dans la biographie et leur implication dans l’écriture d’une vie, détermine qu’un fait doté de signification est un « “fait créatif”. Le “bon” biographe doit être pourvu d’“insight” (intuition clairvoyante) pour élire le “bon” fait » (379). Cela amène Boyer-Weinmann à interroger le pacte de lecture de toute biographie et, par conséquent, à se demander « comment faire tenir ensemble, dans l’écriture (problème du biographique), mais aussi dans la lecture […] l’adhésion requise par la lecture romanesque et l’inquiétude salutaire soulevée chez le lecteur par la mise en doute, la rétractation, voire la perte de signification du factuel? » (381). Selon elle, « si le lacunaire est une fatalité du matériau biographique et l’ellipse une nécessité narrative requise pour la cohérence, le lecteur souhaiterait cependant avoir des garanties que la lacune, sous un prétexte esthétique, ne cache pas en vérité une volonté ou un aveu d’ignorance, une manipulation délibérée » (382). À partir des deux points de vue présentés, Boyer-Weinmann aborde les réactions critiques de Paul Ricoeur et de Dorrit Cohn. Ricoeur, dans Temps et Récit, rétablit la distinction entre récit historique et récit fictionnel en redonnant son importance à la notion de référence. Dorrit Cohn, quant à elle, a pour projet, dans Le propre de la fiction, de « jeter, comme par défaut, les fondements d’une poétique des récits non-fictionnels, trop négligés selon elle par la narratologie » (383). Boyer-Weinmann conclut de tout cela que « le biographique non-fictionnel est un genre à contraintes : ce n’est pas porter atteinte au talent littéraire du biographe que de rappeler ses responsabilités élémentaires envers le lecteur […] » (385).

Le propos de Boyer-Weinmann s’oriente ensuite sur le travail de transformation de l’archive en récit biographique à l’aide des diverses réécritures des vies de Rimbaud, Colette et Malraux. Elle s’intéresse d’abord au triangle conflictuel de la relation biographique, formé, selon Éric Beaumatin, par le biographeur, le biographié et le témoin. Ce dernier, « tiers contemporain du sujet biographié, est présumé “accidentel”: on ne choisit pas à priori la condition de témoin. Mais on peut avoir quelque intérêt à le devenir. On peut alors prendre les devants et transformer son témoignage vécu en témoignage narré. On peut aussi n’être appelé à l’existence testimoniale que parce qu’une entreprise biographique a besoin de recueillir des témoignages » (387). Mais biographe et témoin n’ont pas le même rapport au sujet biographié : « la mémoire du témoin est d’abord biographie d’une relation (et donc autobiographie), là où l’enquête contradictoire du biographe cherche à expliquer, découper, recouper par confrontation d’indices, pour reconfigurer la complexité de mémoires plurielles » (388). À partir des biographies de Lefrère sur Rimbaud et de Thurman sur Colette, Boyer-Weinmann explore les divers témoignages qui auraient servi à leur construction et met en évidence la lecture critique qu’elles donnent de ces témoignages : « la mise en concurrence des variantes invite le biographe, et à sa suite, le lecteur, à ne pas faire l’économie d’une analyse des positions symbolico-affectives dans la réception du témoignage » (392). Cette analyse nous invite, par le fait même, à mettre en cause la validité du témoignage comme source documentaire et comme référence pour le biographe. En revanche, Boyer-Weinmann remarque que l’omission répétée d’un témoin par plusieurs biographes peut signifier beaucoup… Ainsi, « seule la biographie qui prend acte de ce témoignage est susceptible de le situer dans un espace critique et de le présenter en évitant la confusion entre témoignage vécu (effet de réel) et témoignage relaté (effet d’inscription) » (395). Boyer-Weinmann traite ensuite du genre des mémoires imaginaires, face auquel le lecteur se doit de « pratiquer simultanément la double herméneutique du pacte biographique et du pacte autobiographique » (396). Si l’équivoque peut, dans ce cas, être facilement décodée par le lecteur, la biographie non-fictionnelle nécessite quant à elle « la mise en œuvre de règles claires sur la base d’une distinction pacte biographique/protocole testimonial » (397). Pour montrer à quel point cette distinction est indispensable, Boyer-Weinmann s’attarde au cas de Louis-Ferdinand Céline : les biographes doivent se montrer prudents lorsqu’il s’agit de recueillir des témoignages, d’autant plus lorsque ceux-ci concernent des écrivains tenus pour « problématiques » (398). Elle en conclut que le « témoin sera donc un allié sous condition du biographe : tenu par lui comme une instance narrative distincte de sa personne et de son personnage […], le témoin est une de ces présences de fond qui, si l’on n’y prête pas garde, finiraient, après avoir fait défaut, par donner un peu trop de voix dans le texte biographique » (400). Par la suite, Boyer-Weinmann pointe du doigt le fait que le genre biographique et ses pratiques contemporaines ne soient pas suffisamment reconnus par la critique littéraire. Il lui apparaît « surprenant (et irritant) de constater, de la part de la critique savante, un attachement fétichiste à la notion problématique du vrai […] quand il s’agit de déconsidérer le discours véridictionnel externe (approche biographique) par rapport au jeu autofictionnel de l’auteur sur son identité » (401). Elle entreprend donc de sonder de plus près « l’articulation critique générale/critique d’inspiration biographique » (401). Pour ce faire, elle s’intéresse à la réception critique des biographies de Genet, en particulier celle écrite par Edmund White et commentée par Thomas Spear. Elle remarque que « Thomas Spear n’a pas l’air de se rendre compte que non seulement l’un des intérêts possibles d’une biographie d’écrivain réside dans le fait que les données produites ne coïncident pas exactement avec celles, prétendues plus « vraies », émises par le biographié, mais surtout qu’il n’y a pas plus pauvre réduction du geste critique que de rabattre la vérité ontologique du trajet existentiel ou littéraire sur la véracité factuelle » (403). Toujours guidée par le même projet, Boyer-Weinmann se penche sur la réception critique du Cocteau de Claude Arnaud, dédié à White, où « le genre décrié vient ici mordre sur le terrain laissé en jachère par la critique universitaire, contester des étiquetages et excommunications sommaires » (407). Ainsi, ce travail prouve « que non seulement la biographie n’est pas une infra-critique au rabais, mais qu’elle tient lieu de critique tout court, jusques et y compris quand elle met en cause les conventions académiques » (407).

À la suite de cette réflexion, Boyer-Weinmann se questionne sur les possibilités de réénonciation et de réinvention que le matériau biographique peut offrir. Cela implique, selon elle, « de s’interroger sur le statut de l’objet visé et sur l’opération réénonciative, après que les écrivains, leurs témoins et leurs premiers biographes ont pu sembler tout dire » (408). Elle s’inspire des travaux de Bernard Magné et de Daniel Compère pour répondre à cette question. D’abord, toute biographie aurait recours « à trois formes de traduction distinguées, au plan linguistique, par Roman Jackobson : la reformulation (traduction intralinguale), la traduction proprement dite (interlinguale), la transposition (traduction inter-sémiotique) » [Je souligne] (409). En premier lieu, la transposition « pose le problème de la nature du matériau biographique utilisé (travail du souvenir, inscription textualisée de la trace iconique, photo ou rêve) » (409). Elle sous-entend deux autres phénomènes : la verbalisation personnelle et la verbalisation par substitution. La verbalisation personnelle « se produit lorsqu’un acte est traduit en mots par celui qui l’a vécu » (409); la verbalisation par substitution, quant à elle, « se produit lorsqu’un acte d’un individu est traduit en mots par un autre, induisant un degré de transformation supplémentaire » (410). Elle « met en place et en intrigue des seuils, des charnières » (410). En deuxième lieu, il existerait trois types de reformulations. La reformulation personnelle « est réalisée lorsque le récit d’un événement est repris au moyen d’autres termes par l’individu qui l’a vécu » (410). Le biographe, en analysant les couches successives de reformulation et en les interprétant, se rapproche, selon Boyer-Weinmann, de la génétique textuelle. La reformulation de second degré « désigne le récit d’un événement vécu raconté par un individu qui ne l’a pas vécu » (411), alors que la reformulation de troisième degré « concerne spécifiquement le biographe racontant d’après les propos d’un proche de celui qui a vécu et qui livre son témoignage » (412). Boyer-Weinmann ajoute à ces types de reformulations « une quatrième strate, qui joue aussi un rôle de filtre : celui de la reformulation de la vie opérée par les biographes précédents » [Je souligne] (412). En dernier lieu, il est question de l’opération de traduction : « on appellera traduction personnelle du biographique en fiction le récit d’un événement vécu traduit dans une langue de fiction littéraire » [Je souligne] (412). La traduction de second degré de la biographie en fiction, quant à elle, « inverse la perspective et concerne cette fois la tendance de certains biographes à fictionner la vie de leur personnage. Le sujet de la biographie est traité comme un personnage de fiction dont on rapporte les sensations et les impressions comme le ferait un romancier» (412). Il arrive aussi parfois que le biographe procède « à une traduction de la fiction en biographie quand un extrait d’une œuvre de fiction peut servir à illustrer un événement vécu » (413) – voilà (enfin) qui rejoindrait véritablement l’une des modalités opératoires de la transposition telle que nous l’avons conçue dans le cadre du groupe de recherche. Pour terminer son analyse, Boyer-Weinmann porte attention à trois autres pratiques : « la transvocalisation (passage du régime à la première personne en régime à la troisième personne) et la transmodalisation (du conditionnel à l’indicatif, du passé au présent) » (414), ainsi que le pastiche.

C’est une question – « De quelle marge de liberté créatrice le biographe dispose-t-il vraiment pour produire un récit qui satisfasse aux critères de véridicité, mais aussi d’innovation littéraire et critique? » (421) – qui donne lieu à la dernière partie de ce chapitre, dont les enjeux sont l’imagination et la création biographique. Boyer-Weinmann s’intéresse d’abord à la position défendue par des biographes anglo-saxons, tels Leon Edel et Virginia Woolf, pour lesquels le biographe se doit d’être aussi imaginatif que possible, mais dont la liberté d’action « trouve sa limite dans le respect du matériau documentaire » (424). Elle note que « les Anglo-saxons sont bien les seuls à occuper cet espace de la “poétique” du genre et à se soucier qu’en sus d’être fiable et instrumentale, une biographie puisse procurer un plaisir de lecture “littéraire ” » (425). Boyer-Weinmann, pour sa part, croit que la liberté du biographe non-fictionnel reste « entravée par l’existence ou non d’une source (ce dont peut aisément s’affranchir le biographe fictionnel) et surtout par la question de la représentation du temps » [Je souligne] (427) – en effet, il serait difficile, selon elle, de se libérer du schème chronologique dans le cadre d’une biographie non-fictionnelle; d’ailleurs, bien des auteurs émettraient une certaine réserve à cet égard. Par conséquent, à l’inverse d’Ina Schabert, il lui semble « plus pertinent de penser la biographie “ imaginative” comme une annexe et une évolution intéressante de la biographie véridictionnelle, et non comme une variante de degré de la biographie fictionnelle » [Je souligne] (428); il y aurait donc, en somme, trois types de production biographique : fictionnelle, imaginative et non fictionnelle. Par la suite, Boyer-Weinmann s’appuie sur la pensée d’Ira Nadel : selon elle, il suffirait de redisposer le matériau documentaire d’une vie pour obtenir à chaque fois une nouvelle version de la vie de l’individu dont il est question. Par ailleurs, suivant Ira Nadel, les tropes occuperaient une fonction significative à même la biographie : « la métaphorisation assure l’unité entre raison et imagination et prend en charge la cohérence “dans la vie et dans l’écriture de la vie ”. Le biographe recourt à la condensation métonymique pour relier les événements contigus. La synecdoque rend possible leur intégration dans le texte, alors que l’ironie assume le contrepoint critique de la distance et de la séparation » (430). En outre, Nadel se montre sensible à « “la voix expressive” du biographe et plus particulièrement aux alternances dans une même séquence, de la ou les voix narratives et de la “voix interprétative” » (431). Reprenant à son compte les idées de Nadel, Boyer-Weinmann dégage trois types de narrateurs biographiques : « le biographe “dramatique expressif”, [qui mise] sur la participation émotionnelle du lecteur […]; le biographe “objectif-académique”, [qui recourt] plus volontiers à l’ironisation […]; le biographe interprétatif, enfin, [qui fait] appel aux capacités analytiques de son lecteur » (431). Il resterait encore, dans le domaine biographique, « à inventer une langue qui déconstruise l’unité artificielle du moi créateur, en réagence la pluralité au sein d’un récit de pensée critique entièrement désinhibé » (432); en ce sens, Boyer-Weinmann relève que « le biographe “littéraire” peut apprendre du romancier, ou du musicien, tout en restant le praticien d’une forme qui n’est pas le roman » (433).

CONCLUSION : MAUVAIS GENRE, BON OBJET, P. 435 À 443.

Boyer-Weinmann revient d’abord sur le fait que le récit biographique subit toujours aujourd’hui l’effet d’une mauvaise presse en France, alors qu’il est fort bien considéré en domaine anglo-saxon. Après avoir fait un bref rappel des principales questions soulevées tout au long de son ouvrage, elle résume sa démarche en repassant sur les principales notions qu’elle a abordées : l’idée de “projet orienté d’écriture”, la relation biographique, le pacte biographique, les contraintes du genre, la réception biographique, les difficultés du métier de biographe, etc. Je retiens surtout ici ce qu’elle dit à propos de la relation biographique : « La relation biographique qui s’instaure entre “pairs”, un biographe et un biographé écrivains, repose en effet sur une transaction complexe, aux enjeux symboliques différents, parfois opaques, où l’un comme l’autre doit trouver plus de gain que de perte » (436). Elle justifie ensuite la posture qu’elle a adoptée tout au long de l’ouvrage, en mettant délibérément l’accent sur « les questions d’ordre épistémologiques de la biographie à prétention véridictionnelle, parce que ce type d’approche, aujourd’hui, végétait dans un angle mort critique» (441). Cela l’amène à soulever la question conclusive de son ouvrage : « la mode de la fiction biographique, tout en continuant de produire d’indiscutables grandes œuvres, ne risque-t-elle pas de galvauder, par excès de facilité, le retour souhaitable au sujet qu’elle était censée promouvoir? » (441). Les hypothèses qu’elle soulève pour y répondre constituent de nouveaux défis lancés à la pratique biographique contemporaine.