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Table des matières
Michel Biron (2010), La conscience du désert, Boréal, coll. « Papiers collés »
[Notes prises dans une optique de complémentarité pour les chapitres de la première partie; les notes sont donc regroupées par « chapitre » et non suivant l’ordre de l’essai de Biron. Cela n’exclut toutefois pas que je tente de rendre compte de l’essentiel de sa pensée en ce qui concerne le contemporain.]
INTRODUCTION (de l’ouvrage de synthèse)
Biron, dans « Portrait de l’écrivain québécois en autodidacte », remarque un changement dans la formation scolaire de l’écrivain. Essentiellement autodidacte jusqu’à la Révolution tranquille (là où, d’ailleurs, la figure de l’autodidacte est valorisée [note 1]), l’écrivain québécois contemporain est beaucoup plus « formé » – il ne se réclame donc plus de cette culture anarchique mais indépendante : « Désormais, l’écrivain fait de longues études, et souvent même des études en littérature qui lui valent un diplôme en création littéraire. C’est un écrivain de métier, non plus un autodidacte. Entre la génération qui s’impose au moment de la Révolution tranquille et celle qui émerge dans les années 1970, la rupture est saisissante. Elle est due en partie à la démocratisation du système d’enseignement qui modifie la dotation sociale et culturelle des écrivains. […] Bref, cette génération n’est plus autodidacte du tout et semble marquer la fin d’une filiation. » (2010 : 58)
Biron signale toutefois que « la figure de l’autodidacte, même si elle appartient au passé, n’est pas absente de l’imaginaire littéraire contemporain » (2010 : 59) et il donne comme exemple Maryse de Francine Noël. Il signale également que le « motif inverse », celui de la « régression sociale » se rencontre dans plusieurs romans contemporains – ceux dont le personnage est un écrivain – et donne comme exemple le héros de La Rage de Louis Hamelin et l’héroïne de Gaetan Soucy dans La petite fille qui aimait trop les allumettes.
Rapport de l’écrivain québécois à Paris (on rejoint ici la façon dont Ricard parle de la littérature québécoise contemporaine) : « Si Paris continue encore, aujourd’hui comme hier, d’exercer sa fascination sur l’écrivain québécois, celle-ci n’est pas fondamentalement différente de celle que ressentent des écrivains de l’extérieur de la francophonie. […] » (2010 : 70) « Puisqu’il se sent étranger au Salon du livre de Paris, l’écrivain québécois doit compter sur ses propres salons du livre pour se créer un milieu dans lequel il se reconnaisse. Il y en a beaucoup : à Montréal, à Québec, à Sherbrooke, à Rimouski, en Outaouais, sans parler des festivals littéraires annuels qui ont lieu à Trois-Rivières, à Laval et dans plusieurs autres villes. La vie littéraire au Québec ne manque pas d’événements de toutes sortes, et, en ce sens l’écrivain québécois dispose bel et bien d’un milieu de socialisation comparable à ce qui existe ailleurs. De toutes les régions littéraires francophones, nulle ne prétend avec autant de conviction à l’autonomie idéologique et matérielle que le Québec. Nulle part ailleurs au monde, peut-être, une littérature de si petite dimension ne s’est-elle dotée d’une institution littéraire aussi visible et aussi vivante, à tel point d’ailleurs qu’elle est vite apparue, de l’extérieur, à la fois comme un modèle enviable et comme une sorte d’aberration sociologique, l’exception qui confirme la règle du centralisme parisien. / Sur place, cependant, les choses se présentent assez différemment. Nombreux sont ceux qui savent que cette littérature, en dépit de l’impressionnante production d’œuvres en tous genres, reste en attente d’une reconnaissance internationale que l’institution locale n’a pas l’envergure symbolique qu’on lui souhaiterait. » (2010 : 71) »
De façon plus générale, il est intéressant de noter que Biron lit le contemporain dans une forme de continuité, soit dans celle de la modernité québécoise. Dès lors, s’il n’étudie pas directement les ruptures qui s’opèrent à partir de 1980, il nomme toutefois cette période « contemporaine ».
« [L’]écrivain québécois contemporain […] connaît plutôt bien sa propre littérature grâce à l’école. C’est sa culture de base, pour ainsi dire. » (2010 : 199) [Dans « La cassure invisible »]
Dans « Le modèle belge », Biron compare la littérature québécoise à la littérature belge pour souligner à quel point la littérature québécoise est plus collective que singulière : « Je voudrais tout de même défendre ici, sans ironie, ce paradoxe d’un modèle littéraire belge, qui pourrait être instructif ailleurs dans la francophonie littéraire et en particulier au Québec. Posons les choses de façon grossière : quand je pense à la littérature francophone de Belgique, je vois des noms : Verhaeren, Maeterlinck, Rodenbach, Simenon, Ghelderode, Michaux, pour ne prendre que des auteurs internationalement reconnus; quand je pense à la littérature québécoise, je vois l’ensemble de cette littérature, je vois la littérature comme entreprise collective plutôt que des auteurs singuliers (même si quelques noms surgissent, comme ceux de Miron ou de Ducharme). La grande vedette de la littérature québécoise reste la littérature québécoise elle-même, et non pas tel ou tel auteur. En ce sens, la comparaison avec d’autres littératures francophones, comme la belge, a quelque chose de trompeur. C’est que la littérature québécoise existe plus fortement que n’importe quelle autre littérature francophone, et plus encore si on la compare à la littérature belge, dont le statut a été et demeure extrêmement problématique. » (2010 : 189-190, je souligne)
Il remarque alors que « la littérature québécoise, on l’a souvent constaté, se comporte comme une grande littérature ». « Ce ne sont pas que des paroles en l’air : la littérature québécoise se donne vraiment les moyens d’une littérature de grande dimension, une littérature qui se développe, sur le plan de l’organisation institutionnelle, comme si Paris n’existait pas. Cette autosuffisante étonne habituellement les étrangers, et particulièrement les Belges, qui y voient une forme de résistance presque héroïque au centralisme parisien. » (2010 : 191) Cependant, alors que la Belgique a des auteurs qui se situent avant tout dans l’histoire de la littérature, et non dans celle de la littérature belge, le Québec lui ne tient pas compte de ce « grand contexte ». Conséquence : «[L’]écrivain québécois […] a souvent […] le sentiment de n’appartenir qu’à la littérature québécoise. » (2010 : 194) Par ailleurs, si, d’un côté, des écrivains belges se retrouvent aisément dans les programmes d’enseignement français, de l’autre, « les fonctionnaires québécois qui ont pour mandat de promouvoir la littérature de leur pays en France travaillent en vain depuis plusieurs années pour qu’un premier écrivain québécois soit enfin inscrit au concours français de l’agrégation. » (195) Il y aurait ainsi une leçon à tirer de cet exemple :
« Il y a ici une leçon à tirer pour les études québécoises, qui auraient intérêt à considérer l’exemple belge comme un modèle atypique — et d’autant plus intéressant qu’il est atypique. L’écrivain belge ne cherche pas à liquider le pacte avec la nation : il n’y a à peu près jamais eu de tel pacte en Belgique. Ce n’est pas forcément un malheur. Il arrive que l’on y pousse le culte du grand contexte jusqu’à nier l’existence (tout de même bien réelle) du petit contexte. Cela donne des œuvres souvent mineures à force d’universalisme abstrait, des œuvres comme le roman néoclassique Saint-Germain ou la Négociation de Francis Walder, prix Goncourt 1958. Toutefois, en règle générale, il y a quelque chose de salutaire dans le désir du grand contexte qui caractérise l’histoire littéraire belge depuis le naturalisme et le symbolisme jusqu’aux surréalismes des années 1920 et 1930 et au minimalisme contemporain. Il y a une sorte de miracle belge si l’on regarde la richesse artistique de ce petit pays. Certes, plusieurs écrivains ou intellectuels belges diraient qu’ils sont simplement “condamnés” à l’international, étant donné la faiblesse du pôle national, l’exiguïté de leur espace littéraire et leur position décentrée, donc toujours malaisée, par rapport à Paris. Pour parler comme Bourdieu, on dira que les écrivains belges font de nécessité vertu. Mais la littérature y gagne beaucoup, et je me demande si le Québec n’aurait pas avantage non pas à se déclarer tout à coup libéré du pacte exclusif avec la nation (ce qui n’aurait guère de sens), mais à s’inspirer plus modestement du modèle belge, c’est-à-dire à miser moins sur la littérature québécoise en tant que projet collectif et davantage sur les écrivains singuliers, dégagés de leur fonction représentative, exposés pleinement au grand contexte. » (196-197)
Note 1 : « On voit ainsi s’établir une corrélation nette entre la figure de l’autodidacte, pour qui la culture est une affaire personnelle, et les valeurs littéraires propres à la Révolution tranquille. L’autodidacte appartient à cette époque plus qu’à toute autre, car il est le mieux placé pour incarner la liberté à l’égard du passé et de la tradition littéraire et pour placer la littérature québécoise, fraîchement baptisée, sous le signe de l’invention. L’autodidacte est exemplaire parce qu’il constitue l’être du commencement, celui qui se construit un héritage de toutes pièces, par la seule force de son désir. Non seulement il entre par lui-même dans le monde de la culture, mais il donne l’impression d’être toujours en train d’y entrer. Quoi qu’on dise à son propos, il se perçoit comme un éternel débutant. » (2010 : 58)
I- Précarité :
Je ne sais pas si ça va précisément avec cette idée – ou bien avec celle du « romanesque » dans le chapitre d’Andrée –, mais Biron parle souvent de l’évitement du conflit qui serait le propre de l’époque contemporaine et de plusieurs personnages que l’on rapprocherait, d’une certaine manière, au personnage de Bartleby de Melville. Il y a, en tout cas, une perte d’autorité importante qui entraînerait la disparition possible sinon du roman, du moins du romanesque tel qu’on le connaît depuis le 19e siècle, dans la mesure où le personnage ne peut entrer en conflit ni avec les autres ni avec la société qui ne dicte plus aucune limite, si ce n’est celles que l’individu souhaite s’imposer. Biron s’écrit (avec une verve qu’il n’emploie pas souvent) :
« Reste que le personnage romanesque a besoin de figures d’opposition, car il carbure à l’autorité (contestée ou désirée). Supprimez l’autorité, faites disparaître l’adulte, et vous n’aurez bientôt plus que des romans jeunesse, pleins de bons sentiments et vides d’intérêt romanesque, de romans où les conflits se résorbent d’eux-mêmes pour le plus grand bien de nos enfants. Autant dire que la disparition de l’adulte irait de pair, à terme, avec la disparition du roman. C’est peut-être le sujet véritable de notre inquiétude. » (2010 : 139)
II- Héritage et filiation :
A) Michel Biron et le concept de « conscience du désert » :
C’est le nom que prend son recueil d’essais publié chez Boréal dans la collection « Papiers collés », mais c’est une notion qu’il explique surtout en « Avant-propos », une notion qui est « tantôt le fait d’une “petite” culture francophone s’élaborant à distance de Paris, tantôt le fait de la culture contemporaine » (2010 : 9). Elle est liée, entre autres, à la question de la tradition, de l’héritage et de la rupture. Biron avance ainsi que l’écrivain québécois (en général mais aussi contemporain ) n’est pas en rupture parce qu’il écrit dans un désert : « L’écrivain canadien-français, comme l’écrivain contemporain en général, ne se définit pas comme un écrivain de la rupture. Ou plutôt si, il voudrait bien rompre, mais rompre avec quoi? Il n’y a personne autour de lui pour lui donner la réplique. Même lorsqu’il se révolte, cet écrivain se heurte le plus souvent au silence et finit par se plaindre à qui veut l’entendre qu’il écrit dans un désert. Comment écrire contre le silence? La plainte elle-même ne tombe-t-elle pas dans le néant? Si violente soit-elle, l’œuvre la plus audacieuse ne risque-t-elle pas de perdre son sens si elle ne s’oppose à rien qui lui offre une véritable résistance? » (2010 : 9)
Ce sentiment du vide, ce « mythe dépressif » (expression empruntée à Gérard Bouchard, p. 28), n’est pas spécialement contemporain, puisque Biron le relève à l’époque de Crémazie. Il explique : « La rupture dont procède la poésie de Crémazie n’a guère de portée à l’époque : elle tombe à plat et n’entraîne ni scandale ni admiration. Elle ne s’oppose pas à quelque discours d’autorité contre lequel le poète appellerait à se battre. La censure ne vient pas ici d’un interdit : c’est l’exil, la solitude, l’absence d’un véritable milieu littéraire, c’est tout cela qui pousse l’écrivain au silence. » (2010 : 18)
Mais qu’en est-il de l’écrivain contemporain? Pour Biron, en tout cas, il est aisé de mettre la censure dont semblait être victime Crémazie ou d’autres sur le dos de l’idéologie religieuse et de croire que l’époque contemporaine en serait enfin débarrassée. Sauf que, « si son texte [les lettres de Crémazie où il qualifie la société canadienne-française de « société d’épiciers » qui n’entend rien à la littérature] est aujourd’hui abondamment cité, c’est parce qu’il résonne encore à nos oreilles de façon douloureuse, c’est parce qu’il a quelque chose de cruellement actuel. » (2010 : 32) Selon Biron, ce sentiment de vide et ce silence auquel se heurtent les écrivains et leurs œuvres se poursuivent de la même manière après Crémazie. Il affirme : « C’est ce silence répété qui constitue l’horizon de sens de la littérature québécoise. » (2010 : 19) Ce silence et cette absence sont même des thématiques que l’on retrouve à même les œuvres d’Anne Hébert et de Saint-Denys Garneau. Plus loin : « Mais le sentiment d’écrire dans le vide, qui était celui de Crémazie, est-il vraiment disparu? Et ce sentiment n’est-il pas aussi, à bien des égards, ce qui donne à la littérature la plus neuve et la plus lucide, comme celle de Crémazie lui-même, une certaine désinvolture par rapport aux hiérarchies esthétiques? N’est-ce pas en assumant pleinement plutôt qu’en niant ce sentiment de vide que les meilleurs écrivains d’ici font œuvre? » (2010 : 28)
Ou encore : « Nombreux sont ceux qui remarquent aussi que la solitude de l’écrivain québécois contemporain est à peine moins forte que celle de l’écrivain canadien-français du temps de Saint-Denys Garneau. Cette solitude n’est pas sans rapport avec le fait d’écrire en dehors du centre, là où la littérature devient un terrain vague, un espace mal délimité qui a quelque chose d’excessif et de terrifiant. La critique a plusieurs fois noté la propension de l’écrivain québécois à broyer du noir, comme hanté par le sentiment d’une absence, d’un vide, d’un manque fondamental souvent associé à l’exil (réel ou fictif) et à la difficulté de traduire sa non-présence au monde avec l’adresse tranquille de l’écrivain de métier. […]Tout se passe comme si l’institution littéraire québécoise ne reconnaissait pleinement que les écrivains qui refusent de se laisser enfermer dans la littérature. Ces écrivains n’ont pas à lutter hardiment contre une institution, contre un pouvoir extérieur qui menacerait la souveraineté même de la littérature. » (2010 : 72) […] « [L]’écrivain contemporain […] hérite du clivage déjà vieux entre la littérature et la société bourgeoise et le transpose dans un univers où rien d’extérieur ne s’oppose au désir d’écriture. » (2010 : 74)
Biron lit (lire) également Buies depuis un point de vue contemporain – la conscience du désert (le silence qui règne) que dénonçait Buies nous le rend contemporain, comme Biron le dit dans ce passage qui met en relief l’idée que la véritable liberté intellectuelle n’est pas possible au Québec (selon Arthur Buies et Jean Larose, qui disent la même chose à un siècle de distance) : « Il est assez frappant que, dans des contextes qui semblent à première vue complètement différents, deux essayistes arrivent, à un siècle de distance, à la même conclusion aussi scandaleuse qu’offensante : la liberté, la vraie liberté intellectuelle, n’est pas possible au Québec. Le climat général ne la permet pas, comme si régnait un despotisme sournois, aussi indétectable que certains produits dopants. […] Le danger, chez nous, vient du calme qui règne, non des esprits révolutionnaires ou des lois répressives. Buies a peur de ce qui ne bouge pas, il se méfie du silence des siens. Il me semble que c’est par là, plus encore que par ses idées modernistes ou son anticléricalisme, que Buies est toujours notre contemporain. » (2010 : 44)
Qui plus est, si l’écrivain québécois écrit « dans un désert », le personnage québécois, lui, est souvent un « déserteur », soit quelqu’un qui tente de s’éloigner du groupe et de la société, quelqu’un qui évite les conflits. Dès lors, toute la modernité québécoise aurait quelque chose de non romanesque : « À bien y penser, c’est peut-être la modernité québécoise tout entière qui a quelque chose de non romanesque : le personnage y est presque toujours un déserteur, il tourne le dos à la société au lieu de jouer les intrus. À l’enracinement dans le « nous » communautaire il substitue un enracinement plus mystérieux, plus archaïque et plus poétique que romanesque. Il va là où la société n’est pas, là où le conflit n’est pas. Pas de voisins, pas de groupe à l’horizon. Sa solitude chronique est son seul héritage. » (2010 : 90) Cette « tentation de s’effacer » dont parle Biron – et telle qu’on la retrouve d’abord dans la figure du père Chapdelaine – se retrouve également dans nombre de romans québécois contemporain (Jacques Poulin, Louis Hamelin, Monique LaRue, Gaétan Soucy, Suzanne Jacob, Christiane Frenette : 2010 : 85)
Cette double position me semble tout de même légèrement contradictoire. D’un côté, il n’y aurait rien à opposer à la parole de l’écrivain, mais, de l’autre, celui-ci serait tenté par le repli et l’éloignement (comme le personnage du Père Chapdelaine qui sert ici d’exemple à cette explication). Mais Biron explique que cette solitude serait, en quelque sorte, une réponse à la question nationale (et que l’un n’empêche sans doute pas l’autre) : « La recherche paradoxale de la solitude constitue peut-être une forme de réponse à l’éternelle question nationale ou à l’épuisante demande de sens politique. Cela est vrai d’écrivains marginalisés par la Révolution tranquille, comme Saint-Denys Garneau, Gabrielle Roy ou Anne Hébert, mais ce l’est tout autant d’écrivains célébrés par la Révolution tranquille. Toute l’œuvre d’un Réjean Ducharme, pour prendre l’exemple le plus évident, thématise cet effort désespéré du sujet pour se dégager du groupe, pour éloigner du héros “les amateurs et les amatrices de fleurs de rhétorique” ou ceux qui s’obstinent à vouloir son bien. » (2010 : 88) « Dans tous ces exemples, même chez l’écrivain le plus ouvertement révolutionnaire, l’individu ne cherche pas à combattre directement la société par le biais de ses institutions ou de ses figures d’autorité. Il se retire et livre la société à la noirceur de la forêt, une noirceur venue du fond des temps. En d’autres mots, il n’y a pas de conflit possible ici : l’individu préfère se retirer, se sacrifier plutôt que d’engager le combat avec autrui. […] C’est cette absence de conflit qui caractérise la modernité au Québec : l’individu, qu’il soit défricheur comme Samuel Chapdelaine ou écrivain révolutionnaire comme Hubert Aquin, s’y oppose à la société non pas par l’épreuve du combat, mais par la violence du détachement. » (2010 : 89)
B) Autres notes sur la question de l’héritage
Rapport de l’écrivain québécois à la rupture (héritage, modernité) : « [L]’écrivain québécois, de façon générale, hérite d’une rupture déjà faite par d’autres. D’où sa méfiance, sa tiédeur à l’égard des formes les plus radicales de cette tradition de la rupture. Cet écrivain n’échappe pas à la rupture moderne, bien au contraire : elle constitue pour lui une évidence, un legs qu’il n’a pas les moyens de refuser (refuser la rupture, ce serait de toute façon une autre manière d’y adhérer). Or, au lieu de la revendiquer en tant que condition de son épanouissement littéraire, comme cela a été le cas de poètes européens aussi différents que Heine et Baudelaire, il semble la subir comme un vertige. Au lieu de l’exhiber comme l’objet d’une conquête, il la traîne comme une coquetterie, quand ce n’est pas comme une maladie ou une trahison. Le langage de la rupture a quelque chose d’insensé et d’exorbitant pour le poète québécois (ne parlons pas du romancier ou du dramaturge, qui n’auront recours à ce langage que bien après le poète) : il affaiblit la communauté, il divise au lieu de rassembler. Sorti des rangs, le poète moderne est condamné à une solitude qui ne peut se confondre, semble-t-il, avec la solitude magnifiée par le romantisme européen. Ce mot, “solitude”, partout présent dans la littérature québécoise jusqu’à aujourd’hui, pointe vers le vide, la folie ou l’exil. » (2010 : 15-16)
Filiation de l’écrivain québécois [Biron se réfère à Crémazie, encore une fois, mais je crois que son propos s’étend à l’écrivain québécois en général – ou bien, justement, non : le propre de l’écrivain contemporain serait-il de faire l’inverse?] : « L’écrivain canadien prend son bien là où il veut, il se construit une filiation sui generis, de préférence en dehors des héritages contraignants, c’est-à-dire loin de la tradition dont il se sent la plus proche. » (2010 : 34)
Désir de filiation, en régime contemporain, avec la figure de l’autodidacte : « La figure de l’autodidacte, à l’époque contemporaine, constitue une anomalie, une fantaisie, un anachronisme, un retour aux valeurs archaïques. Celui qui apprend autrement que par l’école est hors la loi : il vit ou espère vivre en marge de la société, comme les personnages plus ou moins primitifs et nord-américains de Hamelin, Soucy ou Lalonde. S’il a quelque chose d’excentrique et d’asocial, comme l’Autodidacte sartrien, il n’est jamais ridicule ou méprisable. Il rêve d’aller de la culture vers la nature, de refaire à l’envers le chemin de la civilisation, de retrouver une identité perdue, des racines enfouies, des histoires oubliées. D’où la filiation qui se crée à rebours entre certains écrivains d’aujourd’hui et cette figure ancienne de l’autodidacte pour qui la tradition est une coquille plus ou moins vide qu’il s’agit de remplir avec les moyens du bord. Si l’écrivain québécois n’a cessé de se reconnaître dans cette figure, si l’autodidacte jouit au Québec d’une faveur impensable dans un univers comme celui de Sartre, n’est-ce pas justement parce que le rapport fragile qu’il entretient avec le passé, avec la tradition, avec l’héritage classique ressemble à celui qui prévaut à l’échelle de la littérature québécoise? » (2010 : 61, je souligne)
Sur les récits de filiation dont Rouge, mère et fils de Suzanne Jacob serait un bon exemple : « Fiction identitaire, Rouge, mère et fils appartient à la veine dominante dans le roman contemporain. Ce récit de filiation joue sur la délicate question de l’héritage, de la transmission ratée d’une identité. Celle-ci n’étant plus léguée par la famille, elle dépend exclusivement de ce que les autres disent à notre sujet. D’où l’extrême fragilité de l’individu contemporain, qui n’est pas vraiment libre d’exploiter la liberté qu’il reçoit pour seul héritage : exonéré de toute dette à l’égard du passé, Luc se voit comme une énigme en actes. Il n’est ni pauvre ni orphelin, il n’est pas non plus seul à proprement parler : il a une amoureuse, il pourrait avoir des amis. De quelque côté que l’on observe, il n’est pas à plaindre. Ses motifs de récrimination ne peuvent jamais s’élever à la hauteur de revendications collectives : le malheur de Luc est apolitique et a quelque chose de scandaleusement dérisoire. » (2010 : 126)
Dans « La cassure invisible », Biron interroge le rapport des écrivains québécois contemporains à la tradition des œuvres québécoises. Il signale que, pour eux, il n’y a « ni travail d’appropriation de ses modèles ni distance esthétique, ceci s’expliquant d’ailleurs sans doute par cela. Les Ferron ou Ducharme sont là, tout près mais pas trop près, comme des figures bienveillantes et jamais encombrantes. » (2010 : 201) Le rapport à l’héritage québécois, le désir d’héritage de certains écrivains contemporains n’est plus le même qu’avant. Biron va même jusqu’à dire : « L’évolution de la littérature québécoise depuis 1960 s’explique par ce glissement subtil de la mémoire mieux que par les considérations générales sur l’identité nationale, sur le pluralisme contemporain ou sur l’essor des écritures migrantes. » (2010 : 202) Plus loin : « Telle serait, selon l’hypothèse examinée ici, la plus grande différence entre 1960 et aujourd’hui : l’impossibilité actuelle d’imaginer une bibliothèque idéale qui viendrait exclusivement de France. Cela ne signifie pas, bien sûr, que l’écrivain d’aujourd’hui se replie davantage sur sa seule culture. Plusieurs diront qu’au contraire l’éloignement de la France va de pair avec une ouverture beaucoup plus large, avec une passion étendue désormais aux littératures d’Amérique, ou même à toutes les littératures, quand ce n’est pas à la world literature. » (2010 : 204) Au début des années 1980, ce serait produite cette « cassure invisible », « celle qui fait de la littérature française une littérature quasi étrangère au Québec » (2010 : 204). Les nouvelles générations liront et étudieront côte à côte les écrivains québécois et français : les Nelligan, Ferron, Ducharme et autres Miron. « Tous formeront cet héritage littéraire commun transmis par l’école québécoise et qui constituera l’horizon culturel de nouvelles générations d’écrivains […]. Ce serait une erreur de croire que cet héritage littéraire national est venu occuper l’espace imaginaire laissé vacant par l’héritage littéraire français. Les choses sont plus compliquées que cela. La dilution progressive de l’héritage littéraire français s’accompagne de transformations profondes du processus de filiation. Ce n’est pas seulement, ni même peut-être d’abord, le contenu de l’héritage qui change : c’est le processus en tant que tel. Il ne s’agit pas de substituer Nelligan à Rimbaud ou Ferron à Gide. Il s’agit toujours d’ajouter quelque chose, de cumuler de nouveaux héritages, mais comme s’ils étaient au fond des choix personnels et quasi équivalents. Certes, cette multiplication a pour effet de réduire la part relative de la littérature française, mais là n’est pas l’essentiel. » (2010 : 205) L’adhésion à la culture devient « molle, peut engageante, acceptée plutôt que revendiquée » (2010 : 205) : « Être ducharmien (ou ferronien, ou mironien) n’oblige à rien et n’exclut rien, car l’écrivain contemporain, à l’inverse de Ducharme ou Ferron, s’est débarrassé sans le savoir des formes contraignantes de la mémoire héritée. Il ne veut rien savoir de l’héritage français, car c’est une tradition qui pèse lourd. De toute façon, il y a déjà longtemps que cette tradition ne lui “parle” plus, qu’il ne se reconnaît plus en elle, qu’il la range parmi d’autres traditions toutes aussi appréciables les unes que les autres. Mettre la France de côté est donc une manière d’affirmer à la fois sa liberté (à l’égard d’une tradition “forte”) et sa fidélité (à l’égard de sa propre identité nationale). Dans ce contexte, il devient plus facile au Québec, en tout cas plus légitime, d’être disciple de Ducharme ou de Miron que de Rimbaud ou de Proust. Il devient aussi plus facile et plus légitime de se dire disciple d’écrivains étrangers que d’écrivains français. C’est ce que proclameront par exemple Victor-Lévy Beaulieu et Jacques Poulin, qui, bien qu’appartenant tous deux à la même génération que Ducharme, sont davantage identifiés à l’époque contemporaine qu’à la Révolution tranquille. Le premier se réclame à la fois de Ferron, de Melville et de Joyce, le second, de Gabrielle Roy et de Hemingway. La référence française, elle, a pratiquement disparu. Un tel transfert culturel ne va pas de soi, mais le plus étrange est que tout se passe justement comme si cela allait de soi. C’est là que l’idée d’une cassure invisible prend tout son sens, comme s’il y avait quelque chose qu’on ne voulait pas voir, un immense refoulé qui détermine en profondeur les transformations de notre rapport à l’écriture. Cette cassure n’explique pas tout, bien sûr. Il y en a d’autres, mais ce sont des cassures visibles. » (2010 : 206-207)
La suite inscrit la littérature québécoise contemporaine dans un contexte plus global [l’extrait est long mais tout me semblait pertinent! – il rejoint l’idée de précarité] : « Plus encore, ce sont des cassures globales, qui ne sont nullement spécifiques au Québec, même si elles y ont un impact particulier. L’augmentation spectaculaire des flux migratoires et la globalisation des échanges économiques contredisent par exemple, de façon évidente, l’idée de littérature nationale qui est au cœur même de la définition de la littérature québécoise. De façon plus large, la dissolution de l’Histoire telle qu’on l’entendait jusqu’ici, c’est-à-dire indissociable de l’idée de progrès, oblige également à repenser le sens et la fonction de la littérature d’ici ou d’ailleurs. De même, le désenchantement religieux, à peine compensé par les croyances résiduelles et atomisées en des formes de spiritualité ad hoc, va de pair avec un désenchantement de la littérature elle-même. Celle-ci est par ailleurs de plus en plus marginalisée à l’ère électronique et n’occupe plus, c’est peu dire, la place centrale qui était encore la sienne dans les années 1960. Ces bouleversements propres au monde contemporain n’affectent pas seulement la littérature en tant qu’activité collective : c’est l’écrivain en tant qu’individu qui ne cesse de s’interroger sur lui-même, ne sachant plus trop s’il peut encore rêver de devenir celui qu’il croit être au fond ou s’il doit au contraire toujours élargir son moi en l’ouvrant à tous ses possibles, à tous ces autres auxquels on lui a appris à s’identifier. » (207)
« À côté de ces cassures abyssales, le lien brisé de l’écrivain québécois avec la France paraît presque secondaire, comme un détail ou un accident de parcours. Mais cette cassure est la seule, curieusement, qui ne suscite guère de commentaires, sauf sur le mode nostalgique chez ceux qui souhaitent revenir à l’époque des collèges classiques, ou sur le mode enthousiaste chez ceux qui se félicitent d’être pleinement d’Amérique. S’il s’agit peut-être en effet d’une cassure mineure en regard de ce qui se passe à l’échelle du monde, il n’en paraît pas moins étrange qu’on en parle si peu. Pourquoi ce silence relatif? Je risque une hypothèse : de toutes les cassures dont il vient d’être question, seule celle par rapport à la France nous renvoie à nous-mêmes et rien qu’à nous-mêmes. Les autres cassures sont générales, on l’a dit, nullement spécifiques à notre histoire. La cassure par rapport à la France, c’est notre cassure. Bien sûr, on parle ailleurs de postcolonialisme, mais le mot s’applique mal au cas québécois puisque nous sommes à la fois colonisateur et colonisé. Bien sûr aussi, on parle un peu partout du déclin de l’influence française sur le plan international, y compris le domaine littéraire. Mais cela n’empêche pas la littérature française d’exister fortement dans les consciences des autres écrivains francophones, de Patrick Chamoiseau à Alain Mabanckou. De toutes les littératures francophones hors de France, seule la littérature québécoise s’est dotée d’un système de production, de diffusion et de consécration aussi élaboré et aussi indépendant de Paris. […] L’idée d’une cassure ne peut sans doute être immédiatement interprétée que comme une dévalorisation du contemporain, conformément à une sorte d’imaginaire de la perte qui nous hante depuis déjà longtemps. […] » (2010 :207-208)