====== Michel Biron (2010), La conscience du désert, Boréal, coll. « Papiers collés » ====== [Notes prises dans une optique de complémentarité pour les chapitres de la première partie; les notes sont donc regroupées par « chapitre » et non suivant l’ordre de l’essai de Biron. Cela n’exclut toutefois pas que je tente de rendre compte de l’essentiel de sa pensée en ce qui concerne le contemporain.] Pour la version word: {{:fq-equipe:fiche_biron_conscience_du_desert_par_ma.doc|}} ===== INTRODUCTION (de l’ouvrage de synthèse) ===== Biron, dans « Portrait de l’écrivain québécois en autodidacte », remarque un changement dans la formation scolaire de l’écrivain. Essentiellement autodidacte jusqu’à la Révolution tranquille (là où, d’ailleurs, la figure de l’autodidacte est valorisée [note 1]), l’écrivain québécois contemporain est beaucoup plus « formé » – il ne se réclame donc plus de cette culture anarchique mais indépendante : « Désormais, l’écrivain fait de longues études, et souvent même des études en littérature qui lui valent un diplôme en création littéraire. C’est un écrivain de métier, non plus un autodidacte. Entre la génération qui s’impose au moment de la Révolution tranquille et celle qui émerge dans les années 1970, la rupture est saisissante. Elle est due en partie à la démocratisation du système d’enseignement qui modifie la dotation sociale et culturelle des écrivains. […] Bref, cette génération n’est plus autodidacte du tout et semble marquer la fin d’une filiation. » (2010 : 58) Biron signale toutefois que « la figure de l’autodidacte, même si elle appartient au passé, n’est pas absente de l’imaginaire littéraire contemporain » (2010 : 59) et il donne comme exemple Maryse de Francine Noël. Il signale également que le « motif inverse », celui de la « régression sociale » se rencontre dans plusieurs romans contemporains – ceux dont le personnage est un écrivain – et donne comme exemple le héros de La Rage de Louis Hamelin et l’héroïne de Gaetan Soucy dans La petite fille qui aimait trop les allumettes. Rapport de l’écrivain québécois à Paris (on rejoint ici la façon dont Ricard parle de la littérature québécoise contemporaine) : « Si Paris continue encore, aujourd’hui comme hier, d’exercer sa fascination sur l’écrivain québécois, celle-ci n’est pas fondamentalement différente de celle que ressentent des écrivains de l’extérieur de la francophonie. […] » (2010 : 70) « Puisqu’il se sent étranger au Salon du livre de Paris, l’écrivain québécois doit compter sur ses propres salons du livre pour se créer un milieu dans lequel il se reconnaisse. Il y en a beaucoup : à Montréal, à Québec, à Sherbrooke, à Rimouski, en Outaouais, sans parler des festivals littéraires annuels qui ont lieu à Trois-Rivières, à Laval et dans plusieurs autres villes. La vie littéraire au Québec ne manque pas d’événements de toutes sortes, et, en ce sens l’écrivain québécois dispose bel et bien d’un milieu de socialisation comparable à ce qui existe ailleurs. De toutes les régions littéraires francophones, nulle ne prétend avec autant de conviction à l’autonomie idéologique et matérielle que le Québec. Nulle part ailleurs au monde, peut-être, une littérature de si petite dimension ne s’est-elle dotée d’une institution littéraire aussi visible et aussi vivante, à tel point d’ailleurs qu’elle est vite apparue, de l’extérieur, à la fois comme un modèle enviable et comme une sorte d’aberration sociologique, l’exception qui confirme la règle du centralisme parisien. / Sur place, cependant, les choses se présentent assez différemment. Nombreux sont ceux qui savent que cette littérature, en dépit de l’impressionnante production d’œuvres en tous genres, reste en attente d’une reconnaissance internationale que l’institution locale n’a pas l’envergure symbolique qu’on lui souhaiterait. » (2010 : 71) » De façon plus générale, il est intéressant de noter que Biron lit le contemporain dans une forme de continuité, soit dans celle de la modernité québécoise. Dès lors, s’il n’étudie pas directement les ruptures qui s’opèrent à partir de 1980, il nomme toutefois cette période « contemporaine ». « [L’]écrivain québécois contemporain […] connaît plutôt bien sa propre littérature grâce à l’école. C’est sa culture de base, pour ainsi dire. » (2010 : 199) [Dans « La cassure invisible »] Dans « Le modèle belge », Biron compare la littérature québécoise à la littérature belge pour souligner à quel point la littérature québécoise est plus collective que singulière : « Je voudrais tout de même défendre ici, sans ironie, ce paradoxe d’un modèle littéraire belge, qui pourrait être instructif ailleurs dans la francophonie littéraire et en particulier au Québec. Posons les choses de façon grossière : quand je pense à la littérature francophone de Belgique, je vois des noms : Verhaeren, Maeterlinck, Rodenbach, Simenon, Ghelderode, Michaux, pour ne prendre que des auteurs internationalement reconnus; quand je pense à la littérature québécoise, je vois l’ensemble de cette littérature, je vois la littérature comme entreprise collective plutôt que des auteurs singuliers (même si quelques noms surgissent, comme ceux de Miron ou de Ducharme). La grande vedette de la littérature québécoise reste la littérature québécoise elle-même, et non pas tel ou tel auteur. En ce sens, la comparaison avec d’autres littératures francophones, comme la belge, a quelque chose de trompeur. C’est que la littérature québécoise existe plus fortement que n’importe quelle autre littérature francophone, et plus encore si on la compare à la littérature belge, dont le statut a été et demeure extrêmement problématique. » (2010 : 189-190, je souligne) Il remarque alors que « la littérature québécoise, on l’a souvent constaté, se comporte comme une grande littérature ». « Ce ne sont pas que des paroles en l’air : la littérature québécoise se donne vraiment les moyens d’une littérature de grande dimension, une littérature qui se développe, sur le plan de l’organisation institutionnelle, comme si Paris n’existait pas. Cette autosuffisante étonne habituellement les étrangers, et particulièrement les Belges, qui y voient une forme de résistance presque héroïque au centralisme parisien. » (2010 : 191) Cependant, alors que la Belgique a des auteurs qui se situent avant tout dans l’histoire de la littérature, et non dans celle de la littérature belge, le Québec lui ne tient pas compte de ce « grand contexte ». Conséquence : «[L’]écrivain québécois […] a souvent […] le sentiment de n’appartenir qu’à la littérature québécoise. » (2010 : 194) Par ailleurs, si, d’un côté, des écrivains belges se retrouvent aisément dans les programmes d’enseignement français, de l’autre, « les fonctionnaires québécois qui ont pour mandat de promouvoir la littérature de leur pays en France travaillent en vain depuis plusieurs années pour qu’un premier écrivain québécois soit enfin inscrit au concours français de l’agrégation. » (195) Il y aurait ainsi une leçon à tirer de cet exemple : « Il y a ici une leçon à tirer pour les études québécoises, qui auraient intérêt à considérer l’exemple belge comme un modèle atypique — et d’autant plus intéressant qu’il est atypique. L’écrivain belge ne cherche pas à liquider le pacte avec la nation : il n’y a à peu près jamais eu de tel pacte en Belgique. Ce n’est pas forcément un malheur. Il arrive que l’on y pousse le culte du grand contexte jusqu’à nier l’existence (tout de même bien réelle) du petit contexte. Cela donne des œuvres souvent mineures à force d’universalisme abstrait, des œuvres comme le roman néoclassique Saint-Germain ou la Négociation de Francis Walder, prix Goncourt 1958. Toutefois, en règle générale, il y a quelque chose de salutaire dans le désir du grand contexte qui caractérise l’histoire littéraire belge depuis le naturalisme et le symbolisme jusqu’aux surréalismes des années 1920 et 1930 et au minimalisme contemporain. Il y a une sorte de miracle belge si l’on regarde la richesse artistique de ce petit pays. Certes, plusieurs écrivains ou intellectuels belges diraient qu’ils sont simplement “condamnés” à l’international, étant donné la faiblesse du pôle national, l’exiguïté de leur espace littéraire et leur position décentrée, donc toujours malaisée, par rapport à Paris. Pour parler comme Bourdieu, on dira que les écrivains belges font de nécessité vertu. Mais la littérature y gagne beaucoup, et je me demande si le Québec n’aurait pas avantage non pas à se déclarer tout à coup libéré du pacte exclusif avec la nation (ce qui n’aurait guère de sens), mais à s’inspirer plus modestement du modèle belge, c’est-à-dire à miser moins sur la littérature québécoise en tant que projet collectif et davantage sur les écrivains singuliers, dégagés de leur fonction représentative, exposés pleinement au grand contexte. » (196-197) **Note 1 :** « On voit ainsi s’établir une corrélation nette entre la figure de l’autodidacte, pour qui la culture est une affaire personnelle, et les valeurs littéraires propres à la Révolution tranquille. L’autodidacte appartient à cette époque plus qu’à toute autre, car il est le mieux placé pour incarner la liberté à l’égard du passé et de la tradition littéraire et pour placer la littérature québécoise, fraîchement baptisée, sous le signe de l’invention. L’autodidacte est exemplaire parce qu’il constitue l’être du commencement, celui qui se construit un héritage de toutes pièces, par la seule force de son désir. Non seulement il entre par lui-même dans le monde de la culture, mais il donne l’impression d’être toujours en train d’y entrer. Quoi qu’on dise à son propos, il se perçoit comme un éternel débutant. » (2010 : 58) ===== I- Précarité : ===== Je ne sais pas si ça va précisément avec cette idée – ou bien avec celle du « romanesque » dans le chapitre d’Andrée –, mais Biron parle souvent de l’évitement du conflit qui serait le propre de l’époque contemporaine et de plusieurs personnages que l’on rapprocherait, d’une certaine manière, au personnage de Bartleby de Melville. Il y a, en tout cas, une perte d’autorité importante qui entraînerait la disparition possible sinon du roman, du moins du romanesque tel qu’on le connaît depuis le 19e siècle, dans la mesure où le personnage ne peut entrer en conflit ni avec les autres ni avec la société qui ne dicte plus aucune limite, si ce n’est celles que l’individu souhaite s’imposer. Biron s’écrit (avec une verve qu’il n’emploie pas souvent) : « Reste que le personnage romanesque a besoin de figures d’opposition, car il carbure à l’autorité (contestée ou désirée). Supprimez l’autorité, faites disparaître l’adulte, et vous n’aurez bientôt plus que des romans jeunesse, pleins de bons sentiments et vides d’intérêt romanesque, de romans où les conflits se résorbent d’eux-mêmes pour le plus grand bien de nos enfants. Autant dire que la disparition de l’adulte irait de pair, à terme, avec la disparition du roman. C’est peut-être le sujet véritable de notre inquiétude. » (2010 : 139) ===== II- Héritage et filiation : ===== ==== A) Michel Biron et le concept de « conscience du désert » :==== C’est le nom que prend son recueil d’essais publié chez Boréal dans la collection « Papiers collés », mais c’est une notion qu’il explique surtout en « Avant-propos », une notion qui est « tantôt le fait d’une “petite” culture francophone s’élaborant à distance de Paris, tantôt le fait de la culture contemporaine » (2010 : 9). Elle est liée, entre autres, à la question de la tradition, de l’héritage et de la rupture. Biron avance ainsi que l’écrivain québécois (en général mais aussi contemporain ) n’est pas en rupture parce qu’il écrit dans un désert : « L’écrivain canadien-français, comme l’écrivain contemporain en général, ne se définit pas comme un écrivain de la rupture. Ou plutôt si, il voudrait bien rompre, mais rompre avec quoi? Il n’y a personne autour de lui pour lui donner la réplique. Même lorsqu’il se révolte, cet écrivain se heurte le plus souvent au silence et finit par se plaindre à qui veut l’entendre qu’il écrit dans un désert. Comment écrire contre le silence? La plainte elle-même ne tombe-t-elle pas dans le néant? Si violente soit-elle, l’œuvre la plus audacieuse ne risque-t-elle pas de perdre son sens si elle ne s’oppose à rien qui lui offre une véritable résistance? » (2010 : 9) Ce sentiment du vide, ce « mythe dépressif » (expression empruntée à Gérard Bouchard, p. 28), n’est pas spécialement contemporain, puisque Biron le relève à l’époque de Crémazie. Il explique : « La rupture dont procède la poésie de Crémazie n’a guère de portée à l’époque : elle tombe à plat et n’entraîne ni scandale ni admiration. Elle ne s’oppose pas à quelque discours d’autorité contre lequel le poète appellerait à se battre. La censure ne vient pas ici d’un interdit : c’est l’exil, la solitude, l’absence d’un véritable milieu littéraire, c’est tout cela qui pousse l’écrivain au silence. » (2010 : 18) Mais qu’en est-il de l’écrivain contemporain? Pour Biron, en tout cas, il est aisé de mettre la censure dont semblait être victime Crémazie ou d’autres sur le dos de l’idéologie religieuse et de croire que l’époque contemporaine en serait enfin débarrassée. Sauf que, « si son texte [les lettres de Crémazie où il qualifie la société canadienne-française de « société d’épiciers » qui n’entend rien à la littérature] est aujourd’hui abondamment cité, c’est parce qu’il résonne encore à nos oreilles de façon douloureuse, c’est parce qu’il a quelque chose de cruellement actuel. » (2010 : 32) Selon Biron, ce sentiment de vide et ce silence auquel se heurtent les écrivains et leurs œuvres se poursuivent de la même manière après Crémazie. Il affirme : « C’est ce silence répété qui constitue l’horizon de sens de la littérature québécoise. » (2010 : 19) Ce silence et cette absence sont même des thématiques que l’on retrouve à même les œuvres d’Anne Hébert et de Saint-Denys Garneau. Plus loin : « Mais le sentiment d’écrire dans le vide, qui était celui de Crémazie, est-il vraiment disparu? Et ce sentiment n’est-il pas aussi, à bien des égards, ce qui donne à la littérature la plus neuve et la plus lucide, comme celle de Crémazie lui-même, une certaine désinvolture par rapport aux hiérarchies esthétiques? N’est-ce pas en assumant pleinement plutôt qu’en niant ce sentiment de vide que les meilleurs écrivains d’ici font œuvre? » (2010 : 28) Ou encore : « Nombreux sont ceux qui remarquent aussi que la solitude de l’écrivain québécois contemporain est à peine moins forte que celle de l’écrivain canadien-français du temps de Saint-Denys Garneau. Cette solitude n’est pas sans rapport avec le fait d’écrire en dehors du centre, là où la littérature devient un terrain vague, un espace mal délimité qui a quelque chose d’excessif et de terrifiant. La critique a plusieurs fois noté la propension de l’écrivain québécois à broyer du noir, comme hanté par le sentiment d’une absence, d’un vide, d’un manque fondamental souvent associé à l’exil (réel ou fictif) et à la difficulté de traduire sa non-présence au monde avec l’adresse tranquille de l’écrivain de métier. […]Tout se passe comme si l’institution littéraire québécoise ne reconnaissait pleinement que les écrivains qui refusent de se laisser enfermer dans la littérature. Ces écrivains n’ont pas à lutter hardiment contre une institution, contre un pouvoir extérieur qui menacerait la souveraineté même de la littérature. » (2010 : 72) […] « [L]’écrivain contemporain […] hérite du clivage déjà vieux entre la littérature et la société bourgeoise et le transpose dans un univers où rien d’extérieur ne s’oppose au désir d’écriture. » (2010 : 74) Biron lit (lire) également Buies depuis un point de vue contemporain – la conscience du désert (le silence qui règne) que dénonçait Buies nous le rend contemporain, comme Biron le dit dans ce passage qui met en relief l’idée que la véritable liberté intellectuelle n’est pas possible au Québec (selon Arthur Buies et Jean Larose, qui disent la même chose à un siècle de distance) : « Il est assez frappant que, dans des contextes qui semblent à première vue complètement différents, deux essayistes arrivent, à un siècle de distance, à la même conclusion aussi scandaleuse qu’offensante : la liberté, la vraie liberté intellectuelle, n’est pas possible au Québec. Le climat général ne la permet pas, comme si régnait un despotisme sournois, aussi indétectable que certains produits dopants. […] Le danger, chez nous, vient du calme qui règne, non des esprits révolutionnaires ou des lois répressives. Buies a peur de ce qui ne bouge pas, il se méfie du silence des siens. Il me semble que c’est par là, plus encore que par ses idées modernistes ou son anticléricalisme, que Buies est toujours notre contemporain. » (2010 : 44) Qui plus est, si l’écrivain québécois écrit « dans un désert », le personnage québécois, lui, est souvent un « déserteur », soit quelqu’un qui tente de s’éloigner du groupe et de la société, quelqu’un qui évite les conflits. Dès lors, toute la modernité québécoise aurait quelque chose de non romanesque : « À bien y penser, c’est peut-être la modernité québécoise tout entière qui a quelque chose de non romanesque : le personnage y est presque toujours un déserteur, il tourne le dos à la société au lieu de jouer les intrus. À l’enracinement dans le « nous » communautaire il substitue un enracinement plus mystérieux, plus archaïque et plus poétique que romanesque. Il va là où la société n’est pas, là où le conflit n’est pas. Pas de voisins, pas de groupe à l’horizon. Sa solitude chronique est son seul héritage. » (2010 : 90) Cette « tentation de s’effacer » dont parle Biron – et telle qu’on la retrouve d’abord dans la figure du père Chapdelaine – se retrouve également dans nombre de romans québécois contemporain (Jacques Poulin, Louis Hamelin, Monique LaRue, Gaétan Soucy, Suzanne Jacob, Christiane Frenette : 2010 : 85) Cette double position me semble tout de même légèrement contradictoire. D’un côté, il n’y aurait rien à opposer à la parole de l’écrivain, mais, de l’autre, celui-ci serait tenté par le repli et l’éloignement (comme le personnage du Père Chapdelaine qui sert ici d’exemple à cette explication). Mais Biron explique que cette solitude serait, en quelque sorte, une réponse à la question nationale (et que l’un n’empêche sans doute pas l’autre) : « La recherche paradoxale de la solitude constitue peut-être une forme de réponse à l’éternelle question nationale ou à l’épuisante demande de sens politique. Cela est vrai d’écrivains marginalisés par la Révolution tranquille, comme Saint-Denys Garneau, Gabrielle Roy ou Anne Hébert, mais ce l’est tout autant d’écrivains célébrés par la Révolution tranquille. Toute l’œuvre d’un Réjean Ducharme, pour prendre l’exemple le plus évident, thématise cet effort désespéré du sujet pour se dégager du groupe, pour éloigner du héros “les amateurs et les amatrices de fleurs de rhétorique” ou ceux qui s’obstinent à vouloir son bien. » (2010 : 88) « Dans tous ces exemples, même chez l’écrivain le plus ouvertement révolutionnaire, l’individu ne cherche pas à combattre directement la société par le biais de ses institutions ou de ses figures d’autorité. Il se retire et livre la société à la noirceur de la forêt, une noirceur venue du fond des temps. En d’autres mots, il n’y a pas de conflit possible ici : l’individu préfère se retirer, se sacrifier plutôt que d’engager le combat avec autrui. […] C’est cette absence de conflit qui caractérise la modernité au Québec : l’individu, qu’il soit défricheur comme Samuel Chapdelaine ou écrivain révolutionnaire comme Hubert Aquin, s’y oppose à la société non pas par l’épreuve du combat, mais par la violence du détachement. » (2010 : 89) ==== B) Autres notes sur la question de l’héritage ==== Rapport de l’écrivain québécois à la rupture (héritage, modernité) : « [L]’écrivain québécois, de façon générale, hérite d’une rupture déjà faite par d’autres. D’où sa méfiance, sa tiédeur à l’égard des formes les plus radicales de cette tradition de la rupture. Cet écrivain n’échappe pas à la rupture moderne, bien au contraire : elle constitue pour lui une évidence, un legs qu’il n’a pas les moyens de refuser (refuser la rupture, ce serait de toute façon une autre manière d’y adhérer). Or, au lieu de la revendiquer en tant que condition de son épanouissement littéraire, comme cela a été le cas de poètes européens aussi différents que Heine et Baudelaire, il semble la subir comme un vertige. Au lieu de l’exhiber comme l’objet d’une conquête, il la traîne comme une coquetterie, quand ce n’est pas comme une maladie ou une trahison. Le langage de la rupture a quelque chose d’insensé et d’exorbitant pour le poète québécois (ne parlons pas du romancier ou du dramaturge, qui n’auront recours à ce langage que bien après le poète) : il affaiblit la communauté, il divise au lieu de rassembler. Sorti des rangs, le poète moderne est condamné à une solitude qui ne peut se confondre, semble-t-il, avec la solitude magnifiée par le romantisme européen. Ce mot, “solitude”, partout présent dans la littérature québécoise jusqu’à aujourd’hui, pointe vers le vide, la folie ou l’exil. » (2010 : 15-16) Filiation de l’écrivain québécois [Biron se réfère à Crémazie, encore une fois, mais je crois que son propos s’étend à l’écrivain québécois en général – ou bien, justement, non : le propre de l’écrivain contemporain serait-il de faire l’inverse?] : « L’écrivain canadien prend son bien là où il veut, il se construit une filiation sui generis, de préférence en dehors des héritages contraignants, c’est-à-dire loin de la tradition dont il se sent la plus proche. » (2010 : 34) Désir de filiation, en régime contemporain, avec la figure de l’autodidacte : « La figure de l’autodidacte, à l’époque contemporaine, constitue une anomalie, une fantaisie, un anachronisme, un retour aux valeurs archaïques. Celui qui apprend autrement que par l’école est hors la loi : il vit ou espère vivre en marge de la société, comme les personnages plus ou moins primitifs et nord-américains de Hamelin, Soucy ou Lalonde. S’il a quelque chose d’excentrique et d’asocial, comme l’Autodidacte sartrien, il n’est jamais ridicule ou méprisable. Il rêve d’aller de la culture vers la nature, de refaire à l’envers le chemin de la civilisation, de retrouver une identité perdue, des racines enfouies, des histoires oubliées. D’où la filiation qui se crée à rebours entre certains écrivains d’aujourd’hui et cette figure ancienne de l’autodidacte pour qui la tradition est une coquille plus ou moins vide qu’il s’agit de remplir avec les moyens du bord. Si l’écrivain québécois n’a cessé de se reconnaître dans cette figure, si l’autodidacte jouit au Québec d’une faveur impensable dans un univers comme celui de Sartre, n’est-ce pas justement parce que le rapport fragile qu’il entretient avec le passé, avec la tradition, avec l’héritage classique ressemble à celui qui prévaut à l’échelle de la littérature québécoise? » (2010 : 61, je souligne) Sur les récits de filiation dont Rouge, mère et fils de Suzanne Jacob serait un bon exemple : « Fiction identitaire, Rouge, mère et fils appartient à la veine dominante dans le roman contemporain. Ce récit de filiation joue sur la délicate question de l’héritage, de la transmission ratée d’une identité. Celle-ci n’étant plus léguée par la famille, elle dépend exclusivement de ce que les autres disent à notre sujet. D’où l’extrême fragilité de l’individu contemporain, qui n’est pas vraiment libre d’exploiter la liberté qu’il reçoit pour seul héritage : exonéré de toute dette à l’égard du passé, Luc se voit comme une énigme en actes. Il n’est ni pauvre ni orphelin, il n’est pas non plus seul à proprement parler : il a une amoureuse, il pourrait avoir des amis. De quelque côté que l’on observe, il n’est pas à plaindre. Ses motifs de récrimination ne peuvent jamais s’élever à la hauteur de revendications collectives : le malheur de Luc est apolitique et a quelque chose de scandaleusement dérisoire. » (2010 : 126) Dans « La cassure invisible », Biron interroge le rapport des écrivains québécois contemporains à la tradition des œuvres québécoises. Il signale que, pour eux, il n’y a « ni travail d’appropriation de ses modèles ni distance esthétique, ceci s’expliquant d’ailleurs sans doute par cela. Les Ferron ou Ducharme sont là, tout près mais pas trop près, comme des figures bienveillantes et jamais encombrantes. » (2010 : 201) Le rapport à l’héritage québécois, le désir d’héritage de certains écrivains contemporains n’est plus le même qu’avant. Biron va même jusqu’à dire : « L’évolution de la littérature québécoise depuis 1960 s’explique par ce glissement subtil de la mémoire mieux que par les considérations générales sur l’identité nationale, sur le pluralisme contemporain ou sur l’essor des écritures migrantes. » (2010 : 202) Plus loin : « Telle serait, selon l’hypothèse examinée ici, la plus grande différence entre 1960 et aujourd’hui : l’impossibilité actuelle d’imaginer une bibliothèque idéale qui viendrait exclusivement de France. Cela ne signifie pas, bien sûr, que l’écrivain d’aujourd’hui se replie davantage sur sa seule culture. Plusieurs diront qu’au contraire l’éloignement de la France va de pair avec une ouverture beaucoup plus large, avec une passion étendue désormais aux littératures d’Amérique, ou même à toutes les littératures, quand ce n’est pas à la world literature. » (2010 : 204) Au début des années 1980, ce serait produite cette « cassure invisible », « celle qui fait de la littérature française une littérature quasi étrangère au Québec » (2010 : 204). Les nouvelles générations liront et étudieront côte à côte les écrivains québécois et français : les Nelligan, Ferron, Ducharme et autres Miron. « Tous formeront cet héritage littéraire commun transmis par l’école québécoise et qui constituera l’horizon culturel de nouvelles générations d’écrivains […]. Ce serait une erreur de croire que cet héritage littéraire national est venu occuper l’espace imaginaire laissé vacant par l’héritage littéraire français. Les choses sont plus compliquées que cela. La dilution progressive de l’héritage littéraire français s’accompagne de transformations profondes du processus de filiation. Ce n’est pas seulement, ni même peut-être d’abord, le contenu de l’héritage qui change : c’est le processus en tant que tel. Il ne s’agit pas de substituer Nelligan à Rimbaud ou Ferron à Gide. Il s’agit toujours d’ajouter quelque chose, de cumuler de nouveaux héritages, mais comme s’ils étaient au fond des choix personnels et quasi équivalents. Certes, cette multiplication a pour effet de réduire la part relative de la littérature française, mais là n’est pas l’essentiel. » (2010 : 205) L’adhésion à la culture devient « molle, peut engageante, acceptée plutôt que revendiquée » (2010 : 205) : « Être ducharmien (ou ferronien, ou mironien) n’oblige à rien et n’exclut rien, car l’écrivain contemporain, à l’inverse de Ducharme ou Ferron, s’est débarrassé sans le savoir des formes contraignantes de la mémoire héritée. Il ne veut rien savoir de l’héritage français, car c’est une tradition qui pèse lourd. De toute façon, il y a déjà longtemps que cette tradition ne lui “parle” plus, qu’il ne se reconnaît plus en elle, qu’il la range parmi d’autres traditions toutes aussi appréciables les unes que les autres. Mettre la France de côté est donc une manière d’affirmer à la fois sa liberté (à l’égard d’une tradition “forte”) et sa fidélité (à l’égard de sa propre identité nationale). Dans ce contexte, il devient plus facile au Québec, en tout cas plus légitime, d’être disciple de Ducharme ou de Miron que de Rimbaud ou de Proust. Il devient aussi plus facile et plus légitime de se dire disciple d’écrivains étrangers que d’écrivains français. C’est ce que proclameront par exemple Victor-Lévy Beaulieu et Jacques Poulin, qui, bien qu’appartenant tous deux à la même génération que Ducharme, sont davantage identifiés à l’époque contemporaine qu’à la Révolution tranquille. Le premier se réclame à la fois de Ferron, de Melville et de Joyce, le second, de Gabrielle Roy et de Hemingway. La référence française, elle, a pratiquement disparu. Un tel transfert culturel ne va pas de soi, mais le plus étrange est que tout se passe justement comme si cela allait de soi. C’est là que l’idée d’une cassure invisible prend tout son sens, comme s’il y avait quelque chose qu’on ne voulait pas voir, un immense refoulé qui détermine en profondeur les transformations de notre rapport à l’écriture. Cette cassure n’explique pas tout, bien sûr. Il y en a d’autres, mais ce sont des cassures visibles. » (2010 : 206-207) La suite inscrit la littérature québécoise contemporaine dans un contexte plus global [l’extrait est long mais tout me semblait pertinent! – il rejoint l’idée de précarité] : « Plus encore, ce sont des cassures globales, qui ne sont nullement spécifiques au Québec, même si elles y ont un impact particulier. L’augmentation spectaculaire des flux migratoires et la globalisation des échanges économiques contredisent par exemple, de façon évidente, l’idée de littérature nationale qui est au cœur même de la définition de la littérature québécoise. De façon plus large, la dissolution de l’Histoire telle qu’on l’entendait jusqu’ici, c’est-à-dire indissociable de l’idée de progrès, oblige également à repenser le sens et la fonction de la littérature d’ici ou d’ailleurs. De même, le désenchantement religieux, à peine compensé par les croyances résiduelles et atomisées en des formes de spiritualité ad hoc, va de pair avec un désenchantement de la littérature elle-même. Celle-ci est par ailleurs de plus en plus marginalisée à l’ère électronique et n’occupe plus, c’est peu dire, la place centrale qui était encore la sienne dans les années 1960. Ces bouleversements propres au monde contemporain n’affectent pas seulement la littérature en tant qu’activité collective : c’est l’écrivain en tant qu’individu qui ne cesse de s’interroger sur lui-même, ne sachant plus trop s’il peut encore rêver de devenir celui qu’il croit être au fond ou s’il doit au contraire toujours élargir son moi en l’ouvrant à tous ses possibles, à tous ces autres auxquels on lui a appris à s’identifier. » (207) « À côté de ces cassures abyssales, le lien brisé de l’écrivain québécois avec la France paraît presque secondaire, comme un détail ou un accident de parcours. Mais cette cassure est la seule, curieusement, qui ne suscite guère de commentaires, sauf sur le mode nostalgique chez ceux qui souhaitent revenir à l’époque des collèges classiques, ou sur le mode enthousiaste chez ceux qui se félicitent d’être pleinement d’Amérique. S’il s’agit peut-être en effet d’une cassure mineure en regard de ce qui se passe à l’échelle du monde, il n’en paraît pas moins étrange qu’on en parle si peu. Pourquoi ce silence relatif? Je risque une hypothèse : de toutes les cassures dont il vient d’être question, seule celle par rapport à la France nous renvoie à nous-mêmes et rien qu’à nous-mêmes. Les autres cassures sont générales, on l’a dit, nullement spécifiques à notre histoire. La cassure par rapport à la France, c’est notre cassure. Bien sûr, on parle ailleurs de postcolonialisme, mais le mot s’applique mal au cas québécois puisque nous sommes à la fois colonisateur et colonisé. Bien sûr aussi, on parle un peu partout du déclin de l’influence française sur le plan international, y compris le domaine littéraire. Mais cela n’empêche pas la littérature française d’exister fortement dans les consciences des autres écrivains francophones, de Patrick Chamoiseau à Alain Mabanckou. De toutes les littératures francophones hors de France, seule la littérature québécoise s’est dotée d’un système de production, de diffusion et de consécration aussi élaboré et aussi indépendant de Paris. […] L’idée d’une cassure ne peut sans doute être immédiatement interprétée que comme une dévalorisation du contemporain, conformément à une sorte d’imaginaire de la perte qui nous hante depuis déjà longtemps. […] » (2010 :207-208) ===== III- RETOUR DU RÉCIT (et minimalisme) ===== Note : Les premières notes sont tirées du chapitre « Le personnage non conflictuel chez Michel Houellebecq » qui est d’abord paru en article dans Études françaises, vol. 41, no 1, 2005. J’identifie ensuite où je prends les autres éléments. Par ailleurs, les notes que je prends ici pourraient aussi renvoyer à la question d’un minimalisme narratif. Le héros Balzacien ou Zolien, qui entre en conflit avec la société, aurait disparu pour laisser la place à un individu qui n’entre plus en conflit avec la société, puisque cette société n’attend plus de lui qu’il se conforme à ses règles mais au contraire qu’il adapte son univers social à ses besoins personnels; « d’où l’immense désarroi de l’individu dès lors qu’il s’aperçoit de la fragilité des relations qu’il entretient avec les autres ». « Habitué à rechercher partout les signes de sa propre identité et à fuir tout conflit éventuel, l’individu contemporain ne veut pas d’histoire. » (2010 : 92) Dès lors, le héros contemporain ressemblerait davantage à Bartleby, ce « héros » de Melville (2010 : 93) qui connaît, à notre époque, un retentissement certain : « Comme plusieurs personnages contemporains, on ne sait rien de son passé ou de sa famille. Il flotte hors du temps, dans une posture énigmatique qui demeurera inexpliquée jusqu’à la fin. » (2010 : 93) Ainsi : « Le personnage contemporain se distingue de ses prédécesseurs par l’extrême connaissance de son moi, mais il a perdu, en revanche, sa volonté proprement individuelle, c’est-à-dire ce qui le distingue des autres ou l’oppose à la société. Il ne cesse de retomber en lui-même, de s’affaisser dans sa lucidité stérile. Quelle valeur morale peut-on encore trouver chez un individu persécuté non par autrui, mais par lui-même? Le personnage réaliste traditionnel se heurte à une société rigide et opaque qui l’oblige à lutter pour s’élever au-dessus de sa condition. Dans le roman réaliste contemporain, le conflit entre soi et les autres se déroule à livre ouvert et peut désormais être parfaitement compris, soumis à la loi de la transparence, à la fois objective et intériorisé sous forme d’images sociales élevées au rang de clichés, de fantasmes immédiatement acceptables, de langages qui circulent un peu partout aussi bien dans les pensées intimes que dans le discours public. Ces images virtuelles s’offrent au personnage comme un ensemble limité des possibles. » (2010 : 96-97) Biron parle, avec Houellebecq, d’une « nouvelle grammaire romanesque qui ne vise pas à intensifier le réel, mais à l’aplatir en le réduisant à ses traits mécaniques, à ses Particules élémentaires, à sa Plateforme. […] [L]e langage du narrateur est chaque fois asséché, expurgé de toute émotion : c’est le rendu froid, l’antilyrisme et, plus généralement, l’antiromantisme. Quant au relief de l’intrigue, l’écrivain s’en prive volontiers. » (2010 : 98) Au contraire des héros modernes, le personnage de Houellebecq cherche à éviter le conflit qui le placerait en retrait des autres – il cherche à éviter la solitude, car il est un personnage médiocre que rien ne distingue des autres : « Le combat romanesque du personnage de Houellebecq ne consiste plus à s’affranchir de vieux déterminismes : l’héritage familial, le potentiel biologique, l’intérêt matériel, la compétition sexuelle, l’environnement professionnel, tout est là, et pèse lourdement sur l’individu. Mais ce dernier est plus conscient que jamais de ce qui le détermine et n’attend nulle délivrance de cette connaissance de soi. » (2010 : 105) Ce personnage pousse la « tentation de s’effacer » [titre de la 2e partie du recueil] jusqu’à disparaître complètement, et il rejoint par là une tendance du romanesque contemporain (il souligne aussi ce passage du collectif vers l’écrit intime) : « L’exemple de Houellebecq suggère qu’un personnage non conflictuel, dépourvu de volonté, ne peut jamais que tendre vers son effacement et devenir, malgré lui, une sorte d’abstraction souffrante. Même si tous les personnages romanesques ne sont sans doute pas aussi enclins que ceux de Houellebecq à disparaître, la force de cet effacement n’en demeure pas moins une des caractéristiques du roman contemporain. En ce sens, le congédiement du personnage au temps du Nouveau Roman n’est peut-être pas seulement une brève parenthèse expérimentale dans l’histoire du roman. La situation actuelle constituerait plutôt une variante radicale du même processus. Sauf que le personnage n’a plus besoin d’être écarté de force en vertu d’un programme esthétique : il s’évanouit de lui-même, corps et âme, il se déteste comme il déteste le monde dans lequel il se trouve. Ce qui, vers 1950, pouvait constituer une expérimentation formelle est devenu aujourd’hui une nécessité ontologique. Pour exister dans un monde non conflictuel, le personnage n’a d’autre choix que de prendre congé et de creuser le gouffre qui s’étend à ses pieds. Certes, il court le risque d’entraîner le roman dans sa chute, et ce n’est pas un hasard si le roman actuel va naturellement vers le récit de soi et des formes d’écriture très personnelles plutôt que vers de grandes fresques sociales. Puisqu’il semble impossible d’entrer dans le monde et de crier : “À nous deux, Paris”, il ne reste plus qu’à en sortir. D’où l’allure testamentaire d’un tel roman qui semble s’écrire d’on ne sait trop quel au-delà spatial ou temporel. Comme Michel Djerzinski, figure par excellence de l’ère post-individuelle, le personnage contemporain ne cherche plus à rétablir le lien avec la société : il s’invente un point de vue extérieur d’où regarder librement les ruines du monde. Il préserve ainsi l’essentiel, à savoir la distance romanesque. » (2010 : 106-107) Dans le chapitre suivant, qui porte sur Gros mots de Réjean Ducharme, Biron remarque que, dans ce roman également, ce qu’il reste comme possibilité au personnage, à la toute fin, est de disparaître (2010 : 117). Dans « Ris de veau et poutine : Rouge, mère et fils de Suzanne Jacob », Biron parle du personnage privé d’intérêt romanesque qui renvoie aussi aux œuvres minimalistes – et qui semble liée à la condition de l’écrivain actuel : « Que faire avec un personnage aussi manifestement privé d’intérêt romanesque? C’est la même question que soulèvent nombre de romanciers contemporains, de Jean-Philippe Toussaint à Michel Houellebecq. On peut penser que le sort de ce héros étrangement déprimé illustre celui de l’écrivain actuel, dont on ne sait jamais s’il va proposer du ris de veau ou une poutine, s’il va écrire un poème confidentiel ou un roman à succès. Le romancier comme son personnage habitent un monde où les anciens conflits se sont émoussés, où l’on ne sait plus pourquoi il faudrait choisir entre ris de veau et poutine. Comme Luc, le romancier contemporain ne rencontre nulle part celui que Nietzsche appelait le “loyal adversaire”. De plus, il n’a pas une conscience très nette de sa place dans l’Histoire. Il arrive après d’autres, et c’est à peu près tout ce qu’il peut dire avec assurance. Pour le reste, le passé se présente à lui comme un immense buffet dans lequel il est invité à se composer une assiette de son choix. Chacun se sert suivant son appétit, ses goûts, ses habitudes, ses mœurs, sa culture. Les histoires vraies et les histoires inventées se mêlent les unes aux autres et ont le même coefficient d’efficacité. » (2010 : 126-127) [Dans « Évitons les conflits », paru d’abord dans L’inconvénient, no 13 (mai 2003)] À propos de deux romans (Rouge, mère et fils de Jacob et La salle de bain de Philippe Toussaint) qui mettent en scène un adulte qui évite les conflits – ce qui est l’envers du roman d’apprentissage, une sorte de quête qui s’effrite pour le protagoniste : « Or, dans les deux romans cités, l’adulte n’est pas disparu. C’est sa force conflictuelle qui s’est évanouie, sa capacité d’ordonner le monde et de le soumettre à une logique de l’action. Ces deux romans (mais les exemples pourraient se multiplier) donnent l’impression que les choses ne changeront plus, que le désir même de changement n’y est plus. Le roman contemporain est le contraire d’un roman d’apprentissage dans lequel un héros entre dans le monde adulte au prix de la perte de son innocence. Les héros de Jacob et de Toussaint ne connaissent ni la honte ni la culpabilité. Ils ne veulent pas d’histoire, c’est tout. Ils ne veulent pas se battre contre la société. L’ivresse révolutionnaire, très peu pour eux. » (2010 : 134-135) Et encore, sur cet espèce de passage du collectif à l’individualisme (tendance que Biron relie à celle de ces personnages non conflictuels) : « “L’individu contemporain, écrit Marcel Gauchet dans La Démocratie contre elle-même, aurait en propre d’être le premier individu à vivre en ignorant qu’il vit en société.” Pas besoin de s’adapter à la société : chacun adapte celle-ci à ses besoins individuels, à sa sphère privée. Comme pour lui donner raison d’agir ainsi, la société le laisse faire, n’y voyant rien de mal. Dans le registre de l’intime, il n’y a pas de place pour la faute ni pour la honte. La société existe, bien sûr, mais elle a perdu de son pouvoir de sanction. Les personnages comme Luc et le narrateur de La Salle de bain flottent dans un tel monde. Même quand ils commettent un geste socialement inacceptable (Luc, on l’a vu, se met à quêter dans un cimetière; le narrateur de Toussaint, lui, envoie carrément une fléchette dans le front de son amie), ils ne subissent aucune punition. Leur folie n’étonne personne. » (2010 : 135) ===== IV- INTIMISME ET LE REPLI SUR SOI (?) ===== Dans « L’exotisme du proche : André Major et Pierre Nepveu », Biron présente comme constat que l’intimisme au Québec serait vu comme un désengagement de l’écrivain : « Parce que l’intimisme investit le “lointain intérieur”, il est tentant de conclure qu’il évacue le monde extérieur, la scène sociale, au profit de la seule sphère privée. Historiquement, et cela est particulièrement vrai au Québec, l’intimisme coïncide avec un certain “désengagement” de l’écrivain après des années d’effervescence politique. Une poète comme Marie Uguay illustre tout à fait ce moment historique : elle rejette le lyrisme des années 1960 tout comme le formalisme des années 1970, au profit d’une écriture qui se nourrit de l’expérience vécue et cherche à capter l’évidence “taciturne” du réel. Elle ne se reconnaît ni dans les combats politiques du féminisme ni dans l’exaltation de la poésie du pays. Chez elle, comme chez plusieurs autres poètes, romanciers ou essayistes des années 1980, de Jacques Poulin à Pierre Vadeboncoeur, l’écriture intimiste ne passe pas par la contestation ouverte des idéologies. C’est un regard tourné vers soi-même, et souvent vers l’expérience artistique telle que l’écrivain la vit, et non un discours d’opposition. La vieille dichotomie entre l’art pour l’art et l’art utile se répéterait ainsi, l’art intime étant peut-être une façon d’occuper la case ancienne de l’art pour l’art, mais en la débarrassant de son tape-à-l’œil, une façon de ne demander à l’art que ce qu’il peut donner au milieu du silence et de la solitude. C’est pourquoi sans doute l’intimisme est apparu aux yeux de certains comme un repli de l’écrivain sur lui-même, un refus d’embrasser le monde extérieur et d’assumer une fonction sociale qui avait été pendant vingt ans au cœur de l’activité littéraire. Mais ce retour sur soi, cette attention soutenue accordée aux détails de l’existence plutôt qu’aux grands événements historiques sont lourds de signification sociale. » (142-143) C’est du moins l’hypothèse qu’il veut défendre dans ce chapitre, à partir de deux romans contemporains, soit La vie provisoire d’André Major (1995) et Des mondes peu habités de Pierre Nepveu (1992). En conclusion : « Le drame des deux personnages ne provient pas de leur refus de participer au monde, comme on pourrait le penser à la première lecture, mais de leur désir de renouer avec lui, de communiquer avec autrui, de résister à la disparition de soi. Les deux romans imaginent un monde de l’après-rupture : les événements majeurs ont déjà eu lieu, le mal est fait, pour ainsi dire. Ce qui intéresse le roman, et c’est là que se marque l’intimisme des deux auteurs, ce n’est pas l’événement, mais la façon d’y survivre. Ce n’est pas l’intrigue, mais la manière d’habiter ce monde de l’après, de se reconstruire une microsociété, une communauté proche. Il y a bien là une vision du monde, qui passe par l’action communautaire, par une solidarité à l’échelle du quartier, du village. L’individu observe ce qui l’entoure avec l’attention d’un écrivain muni de son carnet de notes : il enregistre les histoires d’autrui au hasard des rencontres, sans chercher à percer quelque énigme, mais en restant sensible à ce qui existe et meurt autour de lui. Une telle fonction trahit une sensibilité qui n’est pas spécialement celle du romancier, et qui relève surtout de l’art de la description. […] Il y a, dans ces deux romans, un exotisme du proche selon lequel le lieu le plus intime, le plus familier devient l’espace même où l’individu fait l’expérience du détachement. » (2010 : 155) ===== V- AUTRES NOTES INTÉRESSANTES ===== La citation suivante est très pertinente, mais je ne sais exactement à qui elle convient le mieux! Il y a à la fois l’idée d’un héritage dégradé, d’une perte des repères, de l’abandon de la linéarité, du mélange des genres, etc… : « C’est le propre de la culture contemporaine que de reconnaître pour héritage un futur en loques, en morceaux, un futur décomposé, réduit à des fragments et réfractaire aux formes anciennes de récit. Le roman contemporain, si tant est que le mot “roman” convienne toujours, se présente comme une mosaïque ou, mieux encore, comme la toile du Web, forme complexe et surtout non linéaire, libérée de la servitude de la causalité rigide du post hoc ergo propter hoc, indifférente aux systèmes explicatifs. Ne cherchez pas dans quelle direction ça pointe : une mosaïque ou une toile ne pointe jamais. Ça va dans toutes les directions, par ramifications successives, comme dans la fresque romanesque de Marie-Claire Blais inaugurée par Soifs […], qui devait au départ constituer une trilogie et qui se poursuit aujourd’hui au-delà du troisième roman. Ici comme ailleurs, il n’y a pas de suite prévisible, pas de destin fixé d’avance, mais il n’y a rien non plus à conquérir, no future. L’écrivain contemporain a le sentiment d’arriver après une sorte d’immense catastrophe. » (2010 : 119-120) Biron aborde cette question de la réconciliation du savant et du populaire que nous avons mise de l’avant dans la nouvelle demande de subvention [et ça venait peut-être bien de lui tout compte fait!] – cela à partir de l’article « Ris de veau et poutine : Rouge, mère et fils de Suzanne Jacob » : « Une anomie aussi profonde finit par faire de ce personnage un héros énigmatique, socialement indéchiffrable. “C’est un spécial, celui-là, spécial du jour, on ne sait jamais si le mélange va finir par prendre, on ne peut pas prévoir s’il va commander le ris de veau ou la poutine”, dira le Trickster, un brigand rencontré sur la route et qui semble venu du fond des âges, porteur de vérités enfouies. L’image de Luc qu’il propose vaut qu’on s’y arrête un peu. Il n’existe probablement pas de restaurant où l’on trouve sur le menu à la fois des ris de veau et ce plat national québécois qu’est la poutine. Mais le côté “spécial” de Luc est en fait ce qui le rend si typique. Son portrait suppose un syncrétisme parfaitement intégré par l’imaginaire contemporain : de même qu’on peut aimer le ris de veau et la poutine, pourquoi n’écouterait-on pas Louis Lortie et Céline Dion, pourquoi ne lirait-on pas Suzanne Jacob et Marie Laberge? Entre la culture de diffusion restreinte et la culture populaire, la distinction tend à s’abolir, ou du moins à s’atténuer, à se diluer. L’individu contemporain n’aime rien tant que de se promener entre ces deux sphères que les sociologues de la culture opposaient naguère. Il ne veut pas se laisser situer, il n’aime pas paraître prévisible, il ne renonce pas aisément à être un autre que lui-même. Il est socialement mobile et conteste la frontière qui sépare les groupes. » (2010 : 123-124) Dans la suivante, on est sans doute plus prêt de la question de la labilité, du mélange des registres en régime contemporain : « Ainsi Suzanne Jacob sert à son lecteur des histoires en tous genres et s’inquiète relativement peu de savoir si le mélange va prendre, si tout cela obéit à quelque principe d’unité. Elle écrit un roman “très contemporain”, c’est-à-dire un roman pour lecteur contemporain, pour un lecteur qui ne se surprend pas de voir réunis, sur une même table de buffet, ris de veau, poutine et homard. Ne sont exclus de ce buffet que les lecteurs de jadis, ceux pour qui les distinctions entre le bon et le mauvais goût allaient de soi. Le lecteur contemporain, lui, sait très bien que le ris de veau et la poutine constituent une interface parmi d’autres. Il avance dans le roman comme on se promène d’interface en interface, suivant un modèle hypertextuel qui intègre toutes les formes de récit, y compris l’ancien modèle linéaire familier au lecteur de Zola. » (2010 : 127) Mais il y a tout de même un souci de structure dans cette œuvre (un centre ou plusieurs centres qui guident le récit), ce qui l’éloigne de l’éclatement postmoderne : « Reste que le passage d’un récit à l’autre, s’il s’accomplit dans l’absence de revendications esthétiques explicites, implique un changement profond de structure. Car le roman ne peut pas se contenter de zapper d’une histoire à l’autre : il y a malgré tout chez Jacob, comme chez la plupart des romanciers contemporains importants, un souci de convergence, de lisibilité. Les histoires ne font pas que s’accumuler : elles se croisent, s’imbriquent les unes dans les autres. Il est faux de penser que ce roman mime l’éclatement postmoderne : l’étoilement repose sur un art de la composition. Il faut un centre, ou plusieurs centres, pour que le roman soit autre chose qu’un espace informe. Et ces petits centres, à l’image des petits récits qu’ils produisent, n’ont l’air de rien, si minuscules, si peu contraignants, si peu visibles en somme qu’on finit par les oublier. » (2010 : 127-128) Dans « Écriture et compassion : Soifs de Marie-Claire Blais », Biron aborde la question de l’éthique du roman et rappelle que, pour Barthes, « le roman serait essentiellement hétérogène en ce qu’il fait alterner des choses inventées et illusoires, nécessaires à la durée romanesque, avec des notations vraies que Barthes associe à des instants prégnants, à des moments pathétiques ». « Ces instants sont si intensément vrais qu’ils emportent l’émotion du lecteur, en même tant que sa croyance. Il n’est plus question ici d’illusion réaliste, mais de “coalescence affective” : celui qui souffre et celui qui lit sont sur le même plan. » (2010 : 158). Biron élargit ce concept au roman contemporain : « Tout porte à croire que, dans le roman contemporain, l’hétérogénéité dont parle Barthes s’est non seulement maintenue, mais radicalisée. Ce qui se donnait comme un dispositif pathétique du texte s’est élargi au point de déplacer le centre de gravité du roman, qui trouve sa force non plus dans la cohérence du monde fictif, mais la multiplication des moments où l’affect prend le dessus sur tout autre valeur romanesque, où la compassion du lecteur (comme le romancier) éprouve pour tel ou tel personnage n’est plus limitée à quelques moments rares, mais devient cela même à partir de quoi le roman se construit. » (2010 : 158) Il s’agit d’une « intuition » que Biron veut préciser par l’étude de l’œuvre de Marie-Claire Blais, « associée de plus en plus par la critique à l’idée de compassion », plus précisément à partir d’Une saison dans la vie d’Emmanuel (1965) et de Soifs (1995), le premier étant un des romans phares de la Révolution tranquille et le deuxième « marquant le début d’un cycle romanesque considéré par plusieurs commentateurs québécois comme une sorte de monument littéraire contemporain » (2010 : 159). Biron remarque ainsi que : « Marie-Claire Blais se trouve ainsi identifiée tout autant aux années 1960 qu’à la période actuelle. En cela, elle se distingue des autres écrivains québécois de sa génération, même ceux qui n’ont jamais cessé de publier, car ils demeurent associés, quoi qu’on dise, soit aux années 1960, comme Réjean Ducharme, soit aux années 1980, comme Jacques Poulin. Seule Marie-Claire Blais participe aussi fortement à la fois au renouveau esthétique de la Révolution tranquille et à celui de la période contemporaine. D’où l’intérêt de son cas, qui permet d’observer les mutations définissant plus largement l’évolution récente de l’écriture romanesque. » (2010 : 159) Le roman Soifs serait en quelque sorte dépolitisé, car il met en jeu une « lutte sans fin, et peut-être même sans objet, une lutte qui dépasse le contexte immédiat et qui trouve son sens non plus dans quelque mouvement politique, mais dans une sorte de communauté nouvelle fondée sur les débris de la famille et de la nation ». Dès lors : « C’est en cela peut-être qu’un tel roman est exemplaire d’une certaine écriture contemporaine : il ne s’agit plus de représenter le malheur des hommes par quelque récit d’émancipation plus ou moins vraisemblable, mais de témoigner du malheur, de le rendre manifeste par l’émotion même qu’il suscite et à laquelle, moi, lecteur, je ne peux pas me dérober. » (2010 : 167) Biron pousse toutefois plus loin le questionnement : « Mais si une telle réponse semble moralement satisfaisante, en quoi est-elle romanesque, ou même, plus largement, en quoi est-elle littéraire? » (2010 : 167). Il inscrit dès lors ce « roman » non dans une tradition romanesque bien établie, mais dans une tradition plus large du roman « éthique » dont Blais élargie les frontières : « La romancière tend la main aux personnages qu’elle crée et les arrache à la froideur et aux ténèbres du monde qui les entoure. Son roman est un chant poétique qui refuse le cynisme et exige du lecteur qu’il ressente, lui aussi, les malheurs du monde comme si c’étaient les siens, qu’il se sente responsable […] des drames de l’Histoire, mais sans pouvoir intervenir de quelque façon que ce soit. » (2010 : 168) Ainsi, la voix du narrateur « enveloppe le texte et répand sa chaleur et sa compassion sur la multiplicité des personnages, sans faire de hiérarchie » (2010 : 169).