Richard MILLET (2010), L’enfer du roman. Réflexions sur la postlittérature, Paris, Gallimard.

« Avant-propos » (11-13)

« […] la majeure partie du roman contemporain, où s’incarne la postlittérature, est la version sentimentale du nihilisme. » (11)

Pas de définition du postlittéraire, et objet du livre (*):

« La définition du postlittéraire, qui peut se comprendre d’elle-même, ne sera pas donnée d’emblée, ni d’un seul coup, mais selon des éclairages changeants. On trouvera donc là des approches multiples, des notations de natures diverses, parfois paradoxales : notes prises au fil de lectures, réflexions sur l’écriture, sur mon travail d’écrivain, fragments d’autoportrait. Car c’est un écrivain qui parle, doublé d’un lecteur professionnel; et c’est peut-être là une manière de mieux cerner mon objet, non par une charge contre le roman, mais en un acte d’amour envers lui, par opposition à ce qu’il est devenu en tant que genre hégémonique : un instrument de promotion, voire de domination sociale. Pour donner d’emblée une idée simple de mon propos, je dirais que ce livre tente une définition du cauchemar contemporain nommé roman et qu’on appellera ici tantôt tel, tantôt roman international, tantôt postlittérature. Une définition qui s’éclairera à mesure qu’on avancera dans une lecture qu’on peut aussi effectuer par à-coups, piqués, retours en arrière. Ce que j’appelle postlittérature correspond à ce que d’autres appellent “posthumanisme”, “ère de l’épilogue”, “spectaculaire intégré”, et qui est non pas ce qui se survit à soi-même dans un monde dévasté par la technique, mais l’imposture qui se produit universellement sous le nom de roman et qui n’est qu’un instrument du mensonge général, une falsification, un dévoiement au service du Nouvel Ordre moral ou, si l’on préfère, du moralisme postéthique américain. » (12-13)

Encore : « Dévoué au cynisme comme seule posture d’authenticité mais son langage sonnant faux, le postécrivain, ou le néoromancier (ces termes ne sont guère heureux, mais leur laideur dit assez ce dont il s’agit), est bien plus occupé de la représentation narcissique de la littérature que par l’essence de la littérature : falsification qui peut faire passer la représentation pour l’essence, donc pour la vérité. C’est cette imposture que je tente ici, au moins pour l’honneur, de mesurer — et d’inverser, en rappelant que la littérature ne se réduit pas au roman et que celui-ci peut encore échapper à lui-même, étant en fin de compte une expérience de l’enfer. » (13)

p. 15-276 = 555 fragments [ils seront identifiés ainsi que le numéro de la page dans ces notes et citations]

Prononcé comme une évidence dans le fragment 1 : « […] la littérature se retire du monde civilisé, comme la nature s’est définitivement éloignée de nous, ne nous laissant que des terres dévastées et des gens appliqués à jouer leur rôle d’humains. » (1; 15).

La langue se dégrade : « L’ignorance de la langue en tant que gage d’authenticité : voilà un élément de l’esthétique postlittéraire. » (3; 16-17)

La postlittérature favoriserait l’anglais : « À force d’entendre vanter partout les vertus supérieures de la langue anglaise, notamment sa malléabilité, son vocabulaire, sa dimension démocratique, on se sent presque honteux, sinon coupable, d’écrire encore en français, langue réputée difficile, aristocratique, en un mot trop littéraire — autre condamnation lancée par le postlittéraire, pour qui écrire est une façon de se débarrasser non seulement de ces carcans que sont les langues nationales, mais de l’écriture elle-même en tant que style. » (4; 17)

Le roman postlittéraire tue les autres genres : « Que nous soyons entrés dans l’ère postlittéraire se vérifie non seulement par l’inflation d’un genre hégémonique, le roman, mais aussi par la mort quasi clinique des autres genres, le théâtre, la poésie (eux-mêmes hantés par le roman comme celui-ci l’est par le cinéma) et surtout ces textes dits inclassables dans lesquels réside souvent le meilleur de la littérature. » (6; 18)

Paradoxe qui menace la littérature : « Quelque chose de paradoxal menace la littérature : le succès du roman, et le prestige social qu’elle conférerait. Perspective trompeuse : plus il y a d’écrivains (de romanciers, devrais-je dire), moins il y a de lecteurs. Les “gros lecteurs” (ceux qui faisaient leur profit de tous les genres littéraires et des sciences humaines) ont déjà disparu. On en est à la lecture allégée, voire à l’allégement de la lecture, ce que nul, professeurs, éditeurs, écrivains, libraires, journalistes, ne veut reconnaître publiquement, de peur de scier la branche sur laquelle ils perpétuent un mensonge officiel. Au moins devraient-ils proposer l’ennui comme remède : l’ennui ayant disparu avec la tuberculose, l’infini et le silence, lire est devenu une activité antisociale. » (9; 19)

Le roman n’est plus possible sans la visibilité de son auteur (*) : « L’obscène accroissement de la production romanesque comme effet de la permissivité morale : jusque-là le roman avait pour principe de faire oublier la personne même de l’auteur; dans la postlittérature, c’est le roman que fait oublier la liberté (ou le fantasme) de tout dire, ce qui ne peut avoir lieu sans la visibilité de l’auteur […]. » (11; 19-20)

La littérature disparaît à cause du roman : « […] c’est la littérature en tant que telle qui est en train de s’éteindre, partout, pour avoir noué avec le seul roman un pacte servile. L’idée de décadence n’est qu’un motif du nihilisme, et la littérature celui de l’épuisement des langues — la mort littéraire des langues, la littérature ne pouvant plus rendre compte de sa propre disparition autrement que par l’inflation romanesque où s’achève l’immense songe qu’elle fut (et sinon le songe même, du moins une manière de s’y abandonner). » (12; 20)

Il n’y a plus de grande littérature et les auteurs français traduits en anglais le sont puisqu’ils ont écrit dans une langue déjà traduite : « De même qu’il n’y a plus de “grande musique” (comme on disait naguère pour désigner la musique savante), de même la littérature ne saurait plus être répartie entre grande et populaire, encore moins moyenne; c’est pourtant une des caractéristiques de la postlittérature que d’être médiocre, à l’heure où la haute culture s’est diluée, honteuse, dans la démocratie. Plus encore, des folliculaires voient un signe de la bonne santé littéraire française dans le fait que soient traduits des auteurs tels que Marc Levy, Guillaume Musso, Bernard Werber, Anna Gavalda, Éric-Emmanuel Schmitt, sans voir que ces auteurs écrivent dans une langue déjà potentiellement traduite, donc littérairement annihilée par son indigence : l’anglais international, qui est le mode d’être de l’insignifiance littéraire. Des écrivains? Non, des romanciers gallo-ricains qui n’ont pas franchi le pas de la non-traductibilité : la littérature n’étant plus que traduite (de l’anglais), le romancier français est voué à se rêver comme écrivain et non à l’être, campant dans sa langue natale en ressassant le meurtre de sa mère. D’où sa recherche de compensation éthiques : l’écriture, dès lors, comme fonction restrictive, intime, quasi honteuse. » (16; 22-23)

* Le roman n’est plus qu’un instrument de présentification : « Condamné à se reproduire, à s’imiter lui-même infiniment, le roman n’est plus qu’un instrument de présentification, de légitimation sociale, comme la télévision, le cinéma, le rock et ses dérivés, le Prozac et le Viagra, et l’accroissement de la tolérance. » (19; 24)

Le roman se raréfie chez les écrivains : « Historiquement, le roman tend à se raréfier chez les écrivains dont l’œuvre, dès lors, enregistre la trace de cet épuisement : il n’existe plus qu’en sa dimension réflexive, comme réflexion sur la littérature, laquelle se lit comme un roman. Blanchot n’a pas renoncé au roman mais est entré plus avant dans l’espace littéraire où la notion de genre n’a plus cours. Gracq n’est pas passé du roman à la critique : ses recueils de notes sont d’autres romans, ou l’autre du roman, ressortissant à un romanesque puissant, tout comme chez Malraux l’étonnante réflexion sur l’art, chez Pessoa le rapport entre la notation intime, le poème et l’étoilement hétéronymique, et chez Borges, où le conte vaut presque tous les romans de son époque et dont les essais sont l’autre version des contes, leur double ironique, la mise à mort de la redondance romanesque. » (23; 25)

Il n’y aurait plus d’amitié possible entre les écrivains, aujourd’hui : « L’article de Balzac sur La Chartreuse de Parme ne serait pas possible aujourd’hui; non que le milieu littéraire soit plus corrompu qu’au XIXe siècle (dans Illusions perdues, il suffit de modifier les noms de la gent journalistique et littéraire pour avoir un tableau de notre temps); mais l’inversion du vrai et du faux fait que l’amitié entre écrivains est devenue impossible, le respect aussi. Toute louange doit être perçue comme dangereuse. Si je l’accepte, cette louange, c’est que je ne suis pas assez seul, ou que je suis tenté par le faux. » (40; 35)

La littérature américaine serait impossible sans le cinéma parce que ses décors sont télévisuels : « La puissance littéraire de l’Amérique réside moins dans les vertus de la langue anglaise ou dans les qualités de ses écrivains que dans l’ingéniosité de ces derniers à s’appuyer sur un paysage naturel ou urbain dont le cinéma a planté le décor et qui n’existerait plus sans le septième art. C’est donc d’une littérature télévisuelle qu’il faut parler, plutôt que de littérature véritable — à l’exception bien sûr de quelques écrivains auxquels nous pensons en tant que tels et non comme Américains. » (45; 38)

La mort du style comme condition de la postlittérature : « […] Conception si naïve (mais pas étonnante chez un écrivain issu d’ateliers d’écriture, comme tant d’autres Américains) qu’on est en droit de se demander si ce n’est pas là un des mots d’ordre de la postlittérature : la mort du style comme condition de l’écriture, ce qui nous fait passer du domaine esthétique à une espèce d’ontologie démocratique où l’on serait écrivain de fait — sinon de droit. » (47; 40)

Millet considère le familier comme du « mal écrit » et pose Dostoïevsky comme « précurseur de l’absence de style » du postlittéraire : « Dostoïevski, que j’aime avec la passion qu’on peut vouer à un frère, serait-il un des précurseurs de l’absence de style par quoi se caractérise le roman postlittéraire? Un traducteur a récemment retraduit toute son œuvre afin de rendre justice au familier, au mal écrit, de l’original. Cette langue, qui refuse le bien écrire pour privilégier l’efficacité narrative, n’est pas seulement hantée par l’oralité ou contaminée par les innombrables conversations dont sont constitués les romans dostoïevskiens; elle est encore moins l’objet d’une visée pédagogique, comme chez Tolstoï; elle est, loin du populaire comme du populisme, la proie d’une fièvre à nulle autre pareille qui, avec les plongées dans les bas-fonds de l’âme, en fait le prix, la garde extraordinairement jaillissante, par contagion du vivant. » (65; 50)

* Parallèle avec la conscience du désert de Biron : « Y aura-t-il, dans les années à venir, des lecteurs pour ce que nous écrivons? Serons-nous bientôt seuls, ou bien aimé pendant quelque temps encore? L’évacuation de la littérature comme champ référentiel pédagogique et le bradage de la langue à la sphère médiatico-publicitaire font de l’écrivain un marginal de fait dans un monde où la redéfinition génético-cybernétique de l’homme a lieu non plus dans les songes mais dans un nouvel ordre de langage dont le roman postlittéraire est le code civique. » (68; 52)

Le roman est jetable (parallèle avec Alain Nadaud et Henri Raczymow) : « […] le petit roman […] : un produit de consommation courante, voire jetable, et qui ne survit pas plus dans l’esprit qu’un épisode de série télévisée. Écrire, aujourd’hui, c’est donc bien en appeler à l’oubli, à la haine de la mémoire, des abîmes personnels, de la littérature non pas en tant qu’elle est le “tout le reste” verlainien, mais en son essence même. » (70; 53)

La littérature ne serait plus que « ce qui se dérobe à l’hégémonie romanesque » : « Ce qu’on appelle universellement littérature, aujourd’hui, n’est que la prépondérance glossolalique du roman tel que le XIXe siècle l’a fixé et qui se perpétue sous divers grimages, dont ceux d’une postmodernité qui se rêve post-postmoderne. D’une certaine façon, la littérature n’Est donc plus que ce qui se dérobe à l’hégémonie romanesque, laquelle a sinon digéré, pour les annihiler, du moins intégrer les autres genres au système par lequel elle préserve son hégémonie, son arme majeure restant l’insignifiance, par quoi tout ce qui est faux se donne pour vrai, le vrai même n’étant qu’une ruse du Diable. » (83; 59)

L’écrivain postlittéraire est un amnésique volontaire : « La postlittérature a toujours été là, de manière congénitale, non seulement chez les mauvais écrivains, comme dégradation perpétuellement anticipée de l’idée de postmodernité (laquelle était déjà une dévaluation horizontale de la littérature), mais aussi dans l’ambivalence du discours littéraire, notamment dans l’usage de la rupture, cette fois non plus poussée à son comble comme effet avant-gardiste mais comme refus d’hériter : le romancier postlittéraire écrit adossé non pas aux ruines d’une esthétique obsolète, mais dans l’amnésie volontaire qui fait de lui un agent du nihilisme, avec pour unique argument l’immédiateté de l’authentique. » (92; 63)

Le mot « roman » désigne désormais la condition d’objet de l’auteur : « […] le “livre” doit être “convivial”, “éthique”, “sympa”, tout ça pouvant aussi se dire de l’auteur, si bien qu’il n’y a aucune différence entre celui-ci et son livre — l’un étant le roman de l’autre, et inversement, le mot de roman ne désignant plus seulement un objet mais la condition objectale de l’individu nommé auteur. » (98; 66)

* Le roman postlittéraire est hanté par le cinéma : « Le cinéma satisfait en deux heures le besoin de tuer le temps propre à l’homme posthumaniste. L’ennui a disparu avec les grandes vacances, la nuit noire, les épidémies, Dieu; et, avec l’ennui, les gros lecteurs, et à plus moins long terme [sic], la littérature en tant qu’elle faisait l’objet d’un consensus qui pouvait recevoir le nom de civilisation. Au fond, nous devrions nous réjouir que le cinéma nous débarrasse du roman, rendant la littérature à elle-même, c’est-à-dire au silence des langues. Or, il ne nous en débarrasse pas : l’ennui reste tapi dans les replis du temps comme mauvaise conscience, et le roman est hanté par le cinéma au point de se réduire à un scénario. Le roman postlittéraire n’est que du scénario potentiel : un passe-temps dégradé, qui cherche son salut par nostalgie dans l’art qui l’a détrôné. » (103; 68)

!!* Ethnocentrisme incroyable de Millet! : le roman ne repose que sur la dialectique France-Angleterre, le reste n’étant qu’excroissance et imitation : « Dans une certaine mesure, le roman repose sur une dialectique franco-anglaise; les autres nations, même l’américaine, qui domine à présent le monde, n’en sont que des excroissances, ou des herbes folles poussées entre les pavés de ces deux allés royales qui n’ont cessé de se croiser au cours du XIXe siècle, au bout duquel est arrivé la sauvagerie de la steppe russe. Le reste n’est aujourd’hui qu’un terrain vague sur lequel se couche un soleil plein de brume et de sang, dans la poussière de la parodie et du plagiat. Cette histoire, quelques noms la résument, de Chaucer à iris Murdoch, et de Villon à Perec, grosso modo, l’affaire se jouant principalement au XIXe siècle, où la dialectique franco-anglaise fonctionnait comme moteur d’universalité, jusqu’à ce que l’Angleterre reçoive, au XXe siècle, le soutien romanesque de son empire colonial perdu, tandis que la France ne comptait que sur quelques isolés, Belges, Suisses, Québécois, Haïtiens, Roumains ou Libanais, qui n’ont guère donné de romans, la dialectique symbolique s’effondrant au profit de la seule langue anglaise, et la littérature mourant de cet effondrement dans le tout-romanesque. » (136; 84)

(Intéressant!) Disparition du passé simple dans la narration : « Le passé simple a quasiment disparu de la narration moderne, à l’exception du roman policier, où il se maintient surtout à la troisième personne du singulier, avec l’efficacité stéréotypique propre à ce genre, et chez quelques contemporains, où il ne semble pas moins figé, ou précieux, ou bien le fruit d’un compromis narratif assez instable, comme chez Kundera ou Quignard, l’essentiel se jouant sur d’autres plans, et où il est en fin de compte moins insupportable, sinon plus moderne, par contrecoup, que le présent narratif qui est devenu le temps général de la doxa narrative. » (154; 94)

Il n’y a plus de description : « Peu de romanciers savent encore décrire; des pans entiers de langue s’effondrent; la précision a disparu avec la verticalité, et les slogans publicitaires remplacent le génie des expressions populaires. On suggère, évoque, crayonne : l’à-peu-près est devenu règle. L’ignorance des termers de métiers est proportionnelle à celle des armatures de la langue et des textes qui l’ont portée. On écrit comme on parle : sous un ciel vide, dans la socialisation culpabilisante de l’espace littéraire. » (163; 99)

! « De bons romans paraissent sans doute en français au Québec; mais il n’y a là-bas qu’un seul grand écrivain — et encore vit-il caché : Réjean Ducharme, maître de la dérision, comme Gombrowicz. […] » (169; 102)

* Petite définition (haineuse) du roman postlittéraire : « Le roman postlittéraire? Un mixte de roman policier, de gnose sociologique et de psychologisme de magazine féminin, rédigé dans un sous-état de langue par quoi l’idéologie du Bien se répand irrésistiblement. » (175; 105)

* L’anglais est la langue de la postlittérature (comme le français aurait été la langue de la littérature, peut-être? — ethnocentrisme une fois de plus, même s’il est entre les lignes) : « On n’a pas assez médité ce fait : quand Conrad arrive au port de Lowestoft, en 1878, il ne connaît pas l’anglais. Vingt ans plus tard, il est un écrivain anglais important; quarante ans après, un des géants de la littérature universelle. Avec l’apport ultérieur de Nabokov à la littérature de langue anglaise, s’opère un basculement symbolique à mettre en parallèle avec le déplacement du processus de légitimation artistique et littéraire de Paris à New York. À présent, il semble bien que l’émigration linguistique soit un élément constitutif du fait littéraire, à condition qu’il ait lieu en anglais. Ce qui était vrai pour les sciences exactes le sera bientôt pour les sciences humaines. Quant au roman, il n’accède déjà à la notoriété qu’en anglais, ce que les indiens ont compris, par exemple. L’anglais est bien la langue de la postlittérature : non seulement une langue neutre dans laquelle tout effet de style serait vain, mais aussi le lieu d’effondrement de toute langue, y compris l’anglaise. Écrire en anglais est donc une forme de renoncement à la littérature. » (176; 106)

Encore à propos du cinéma : « Une des raisons pour lesquelles le roman sera définitivement anglophone, c’est que les États-Unis ignorent l’idée de déclin, n’ayant pas intégré celle de Temps modernes, vivant dans une utopie perpétuelle, y compris celle du “grand roman américain”, lequel n’est autre que sa scénarisation hollywoodienne, même pour les plus européens d’entre les écrivains : Poe, Melville, James, Faulkner… » (184; 109-110)

Fin de la civilisation européenne : « Il ne saurait y avoir de discours sur la fin de la littérature sans que ce discours intéresse ceux qui, iréniques ou cyniques, contribuent à la falsification du monde. Nous vivons réellement la fin de quelque chose : celle de la civilisation européenne et de ce qu’il y avait d’européen aux États-Unis, mais le dire ainsi me rend complice de ce que je dénonce, car relevant d’un discours endoxal. Reste à écrire là où la domination linguistique anglophone empêche l’herbe de repousser : après tout, il faut se rappeler que la culture humaniste est morte de sa généralisation autant que des montres dont elle a accouché, en dernier lieu le politiquement correct. » (195; 115)

* Ne pas confondre postlittérature et postmodernité : « La postlittérature ne saurait être confondue avec la postmodernité, c’est-à-dire, pour parler comme Lyotard, avec une “incrédulité à l’égard des métarécits” à quoi se réduisent la raison, l’Histoire et le sens. La postlittérature est pleine de foi dans la posture mimétique par quoi elle reproduit l’idéal littéraire à partir de la pulvérulence ludique du langage, chacun revendiquant son langage, qui plus est sa “culture”, celle-ci se réduisît-elle à une façon de porter des jeans, des tatouages, des piercings. Ce ludisme identitaire n’a rien à voir avec l’ironie joyeuse et savante d’un Rabelais ou d’un Queneau; il est en réalité de nature prudente et morale, sinon servile et réactionnaire. Pour parodier une formule célèbre, le roman postlittéraire est à la littérature ce que le protestantisme est au catholicisme : une écriture de la sortie de la littérature. Il s’agit d’en finir avec la littérature comme espace sacral ou solipsiste; refusant d’hériter, l’écrivain postlittéraire n’est plus qu’une figure sociale dont le roman est l’insignifiant curriculum vitae. » (199; 117)

Si le roman est mort avec Proust, la littérature serait morte avec Gracq (à peu près) : « Je rouvre En lisant en écrivant, pour vérifier que le roman se résume pour Gracq à une période qui va de Laclos à Proust (Céline, Montherlant, Bernanos ou Butor n’étant pour lui que des arbres ayant poussé au-delà des bornes), je me demande quel autre âge d’or romanesque pourrait être évoqué avec autant de pertinence et de goût, et sur lequel il s’établisse pareil consensus, sinon en ouvrant un peu plus le compas pour tracer un autre cercle qui aille de la mort de Proust à celle de Gracq lui-même, soit une centaine d’années au bout desquelles il semble, cette fois, que le compas ne s’ouvre plus et que ce soit la littérature elle-même qui ait accompli son temps dans le roman, lequel n’en finit pas de dire le bruit de sa propre mort, de plus en plus ténu, énigmatique et beau. » (216; 126)

* Le roman postlittéraire : « Qu’est-ce qu’un roman postlittéraire? Un livre où l’on se déshérite soi-même, où l’on accepte d’écrire pour s’effacer non plus dans la langue mais dans l’extériorité de l’insignifiance sociale, dans l’incantation humanisante. » (225; 131)

L’écrivain postlittéraire, et le cinéma : « Pas de mot pour désigner l’écrivain postlittéraire. Auteur pourrait convenir, mais il est ambivalent. Écrivain est dévalorisé, tout comme artiste, et poète semble appartenir à un règne disparu. Scénariste conviendrait mieux, vu que la plupart des romans contemporains sont hantés par le cinéma, quand ils ne se réduisent pas à un scénario, le “pitch” à quoi tout roman doit se résumer pour être “lisible”. En vérité, le romancier postlittéraire est un écrivain sans littérature, et son quasi-anonymat n’est pas de même nature que celui de l’écrivain véritable, lequel travaille dans l’innommable. » (231; 134)

Évacuation de la mort et positivisme du tout-romanesque : « […] La postlittérature est de la littérature qui se divertit elle-même (ou d’elle-même), entrée dans une déviance telle qu’elle ne sait non seulement plus ce qu’elle est mais aussi qu’elle souhaite en finir avec toute origine; la postlittérature comme réfutation du généalogique. C’est pourquoi la mort ne saurait être, sauf exception ou élément du spectaculaire, un sujet pour la postlittérature. Je me rappelle une éditrice qui refusait que le mot mort figure dans aucun titre de roman. Je me souviens d’une autre donnant le sous-titre de roman à n’importe quel livre, y compris à ce qui relevait de l’essai. Le destin du postlittéraire se joue entre l’évacuation de la mort et le “positivisme” du tout-romanesque. » (233; 135)

La postlittérature n’existe que pour servir le cinéma (encore!) : « Vers quoi se précipite la grosse cavalerie anglo-saxonne, Américains en tête, suivie de l’infanterie anglaise, de voltigeurs australiens et néo-zélandais, de Gurkhas indiens et de tirailleurs africains? Vers le lieux de capitalisation symbolique, Londres, New York, et Hollywood, le cinéma étant, à l’ère du faux, le destin du processus planétraire par lequel les romans ne s’écrivent plus que pour devenir des films, lesquels sont souvent d’une facture aussi médiocre que les romans, l’exemple type pouvant être Le Patient anglais, dont le style sent l’atelier d’écriture, qui donne un film tout aussi académique. La Ferme africaine était supérieure au film qui en a été tiré, Karen Blixen étant un écrivain véritable, mais Le Coup de grâce ou Le Mépris semblent supérieurs dans leur version cinématographique, alors que l’auteur du Patient anglais Michael Ondaatje, appartient à la postlittérature, laquelle n’existe que pour servir l’industrie cinématographique, un grand roman donnant rarement un grand film, ces deux arts du temps entrant en contradiction l’un avec l’autre. » (274; 154)

Les écrivains qui ne sont pas sur Internet sont voués à la marge : « Un écrivain qui n’a ni blog ni site, et qui ne fréquente pas les espaces prostitutionnels de Facebook et de Twitter, n’est-il pas voué à la marge, voire à l’inexistence, sachant que c’est là que se font et se défont aujourd’hui les réputations, que le silence, le retrait, la discrétion, l’ombre, sont suspects au nouvel Ordre moral et que le making of d’un roman devient non pas un bonus mais une sorte de devoir plus important que le livre lui-même? » (281; 157)

À propos des prix Nobel : « Il y eut un temps où le prix Nobel couronnait un Bergson, un Milosz, un Canetti, c’est-à-dire des œuvres philosophiques ou en grande partie dévolues à la pensée : qu’on songe à des livres majeurs tels que La Pensée captive de Milosz et Masse et puissance de Canetti, lequel n’a commis qu’un seul roman (Auto-da-fé) tandis que Milosz a romancé des souvenirs d’enfance dans Sur les bords de l’Issa. Le dernier lauréat du prix Nobel qui soit un écrivain majeur est Claude Simon, ce qui a suivi n’étant que de la littérature plus ou moins conventionnelle, idéologiquement formatée, confortablement révoltée, ou positivement discriminée : Morrison, Jelinek, Gornimer, Saramago, Naipaul, Pamuk, Coetzee, etc., ne représentent que cette faculté de la littérature romanesque à se conformer à son propre mythe, lequel, dans ce mouvement de normalisation, ne peut que déchoir. » (283; 158)

Toujours le cinéma « en attente de lui-même » : « J’ai été probe : pendant plusieurs mois, je me suis efforcé de lire du roman international recommandé par la propagande culturelle : Rushdie, Eco, Murakami, Auster, Pamuk, Franzen, Oates, Sepúlveda, Barrico, Ishiguro, etc. Ennui, ennui profond, parfois vertigineux : du rôti dont on n’a pas ôté les ficelles, du cinéma en attente de lui-même, et non de la littérature, mais ces auteurs se voulant écrivains par nostalgie roublarde, autant dire pour ne pas mesurer leur néant. » (291; 162)

Et l’Amérique, encore (!) : « Être reconnu par les Américains, être américain, même, tel est le profond souci des écrivains européens et, en fin de compte, de tout le monde, chacun écrivant dès lors comme les publicitaires utilisent le paysage américain pour vendre leurs produits. L’américanisation devient un moment symbolique, l’internationalisation remplaçant l’universalité — et l’illusion mondialiste, globalisante, inclusive, ruinant la valeur intrinsèque de chaque langue. Cette langue dont usent les romanciers contemporains (je ne puis juger que du français mais gage qu’il en va de même pour la plupart des langues européennes) est une langue quasi morte : une langue posthistorique, vidée d’elle-même, un simple idiome de communication hanté par la version américaine de l’anglais. » (306; 168-169)

Le roman aujourd’hui : « Ce qui se publie aujourd’hui sous le nom de roman est la plupart du temps ce qui échappe à la littérature, ou la refuse au nom de la littérature même (en détournant, par exemple, le sens du vers verlainien devenu proverbe : “Et tout le reste est littérature”). Nous appelons donc littérature de l’après ce refus d’hériter qui est en vérité le consentement servile à l’héritage du roman dix-neuviémiste, tandis que la littérature, elle, continue de se confronter à elle-même en un mouvement désespéré mais fécond, cette fécondité eût-elle le silence pour espace. » (336; 183-184)

Contre les ateliers d’écriture (précédemment décriés ailleurs dans le bouquin) : « La notion d’échec, en littérature, si manifeste chez Amiel, Melville ou Joubert, peut devenir un élément de falsification littéraire dès lors qu’elle est revendiquée comme refus de l’académisme. Le refus du style, lui, ne saurait se confondre avec le refus du dessin chez Matisse, ou de la gamme tempérée chez Webern. Chez les postlittéraires, tout est dans la posture, c’est-à-dire dans l’ignorance de la tradition et dans la foi dans les pouvoirs immédiatement expressifs du langage. Refuser le style signifie aussi qu’on pourrait l’apprendre hors de l’expérience solitaire qui consiste en grande partie à lire et à écouter la langue : d’où l’idée, américaine, d’ateliers d’écriture, qui ouvrent la voie à une idée spécifique de la littérature, qui serait arrachée à l’inenseignable. Cette poudre aux yeux repose sur un principe démocratique vicié : la culture et l’écriture accessibles à tous. La culture ne suppose pas la création ni la connaissance. Lire ne revient pas forcément à écrire. À ce compte-là, je connais des lecteurs qui, dans leurs lettres, et sans éprouver le besoin de publier une seule ligne, écrivent mieux que bien des romanciers américains sortis de cours de creative writing par quoi le roman postlittéraire a conquis le monde au lieu de s’y perdre. La perte comme modalité quasi heureuse de l’échec, l’éclat plus ou moins sonore ou brillant ou lointain de ce qui est perdu, voilà qui diffère absolument de cette perdition, de cette maladie de la postmodernité qu’est le roman contemporain. » (346; 187-188)

Misogynie : « Dans une société où la littérature devient l’apanage des femmes, il est probable qu’écrire un roman deviendra un prolongement des fonctions naturelles féminines. Cela n’implique pas que toute femme soit écrivain : même les vaches stériles ne peuvent s’empêcher de lécher un veau. Le roman postlittéraire est ce veau qui a désormais sa statue; et celle-ci est d’or. » (350; 189-190)

* Sur le sort des littératures nationales : « Qu’est-ce que le roman russe, français, allemand, italien, aujourd’hui? Cette précision nationale a-t-elle encore de la pertinence quand tous les romans s’imitent les uns les autres en un mouvement d’américanisation et de traductibilité qui n’est que le reniement de soi au sein même de la langue, pour ne pas dire le refus (non littéraire) de sa propre langue? N’y a-t-il pas une extraterritorialité scripturaire que nous devons opposer à l’hégémonie romanesque? » (360; 194)

Les littératures nationales qui ne sont pas mortes survivent grâce à leur « expansion américaine » : « Que la France, l’Allemagne, l’Italie, la Hollande, la Russie soient mortes comme nations littéraires, rien de plus certain, malgré les figures grimées qu’on tire régulièrement des magasins de l’optimisme national. L’Angleterre, l’Espagne, le Portugal ne survivent que grâce à leur expansion américaine, dans un glissando posthistorique, les uns et les autres échouant tous au rivage des États-Unis comme des boat people ayant fui les territoires où l’on mourait pour la littérature. » (396; 212)

Les États-Unis (encore!) : « Quoiqu’elle soit informelle et anhistorique, la postlittérature n’a rien d’un chaos : bien au contraire, elle fonctionne comme un ensemble de séries apparemment divergentes (nationales, linguistiques, ethniques, sexuelles, politiques, éditoriales, etc.) dont le point de convergence est la doxa de leur mimétisme infini, et l’asymptote la reconnaissance symbolique américaine. On n’écrit de romans que dans la mesure où ils sont potentiellement “américain”. » (400; 214)

Le cinéma est le grand roman américain : « Norman Mailer semble avoir couru toute sa vie après le mythe du “grand roman américain”, sans se rendre compte qu’il ne l’avait jamais approché d’aussi près, pour le manquer, que dans son premier livre, Les Nus et les Morts, d’ailleurs bien meilleur dans son adaptation cinématographique par Raoul Walsh. Le grand roman américain est le cinéma, comme l’opéra est le roman italien. » (425; 225)

Responsabilité des traducteurs dans la dégradation du sentiment linguistique : « La responsabilité des traducteurs est aussi grande que celle des romanciers, des journalistes et des professeurs dans la dégradation du sentiment linguistique : la plupart ignorent la langue d’accueil. Rares les livres étrangers dans lesquels on sente non seulement l’épaisseur de la langue originelle mais aussi l’aplomb de la langue française; et comme nous sommes entrés dans le règne de la traduction, autre figuration infernale puisqu’elle impose le roman anglo-saxon comme unique modèle, il est impossible qu’on n’écrive pas à la longue en “américain traduit”. » (455; 239)

* Il n’y a pas de grand roman francophone et la littérature francophone est impossible : « À l’exception de quelques Roumains, Libanais et Haïtiens, et de philosophes grecs ou baltes, la francophonie n’a pas donné de grands écrivains, et sa récupération “ethniciste” par les université américaines lui a sans doute porté un coup fatal : le politiquement correct pratique l’inclusion, voire la ghettoïsation dorée au sein d’une fiction “littéraire”. Car le roman est une épreuve de vérité, et nul francophone (i.e. Africain) n’est capable d’écrire le roman fondateur de cette francophonie dont Paris ne serait plus le centre : non pas par impuissance, mais parce que le roman francophone n’attend plus que de s’écrire en anglais. » (457; 239-240)

* Mais la littérature ne serait pas morte : « Postlittéraire signifie non pas que la littérature soit morte mais qu’elle connaît dans le roman un processus continu de dévalorisation, dont la falsification générale n’a plus que la misère des langues pour communauté spirituelle. » (476; 247)

Fonction du roman contemporain (qui est la même que celle de la télévision) : « Le roman contemporain a la même fonction régulatrice que la télévision, avec cependant des effets moindres qui lui permettent de se glisser plus noblement dans la sphère “culturelle”. Nul besoin d’alibi : un processus d’objets mimétiques dégradés — et en fin de compte dégradants : voilà le destin des langues dans le roman, qui n’est plus qu’une version du journalisme planétaire. Au lieu de rapprocher en créant l’accès à la vérité, il en éloigne par la distance d’une représentation falsifiée. Cet éloignement a lieu tout à la fois dans le nombre et dans le faux événement du spectaculaire. » (488; 251-252)

« La globalisation romanesque n’est rien d’autre que la réduction anglophone du monde. » (512; 260)

Ce qu’il advient des livres écrits dans un français « correct » : « Il y a une épithète qui court les salles de rédaction et les maisons d’édition pour se débarrasser à bon compte de livres qu’on disait il y a peu “trop littéraires” : c’est “surécrit”, ce qui veut dire, tout simplement, écrit en un français qui respecte la syntaxe et la déploie dans un style personnel, la haine de la grammaire et celle du style étant désormais la chose du monde la mieux partagée. » (522; 264)

L’auteur « disparaît » petit à petit : « Viendra un temps où on ne pourra plus publier chez de grands éditeurs les livres que nous désignons sous le nom de littérature. L’édition sera semblable à l’industrie cinématographique américaine, qui ne rend plus possible le tournage de films dits d’auteur — expression singulière qui suggère que la plupart des films sont sans auteur, ou que l’auteur soit un collectif, comme pour le roman international. J’en veux pour preuve tel roman américain (peu importe son titre, ils se ressemblent tous), à la fin duquel l’auteur remercie une trentaine de personnes, la page de “remerciements,, presque un genre en soi, comportant cette naïveté de taille : “Ce livre doit sa forme définitive à l’intervention cruciale de nombreuses autres personnes…” La plupart des livres, et particulièrement les romans, qui se présentent sous un nom d’auteur sont donc, on ne le rappellera jamais assez, retravaillés, parfois réécrits par leurs “éditeurs”. Outre sa médiocrité, qu’en est-il dès lors de l’authenticité de cette production qu’il faut bien qualifier d’industrielle, d’inflationniste, de fausse monnaie, l’auteur n’étant en fin de compte qu’un moment de ce mensonge et le prête-nom d’un ensemble de collaborateurs, un peu comme un architecte signe pour l’ensemble des membres du cabinet travaillant pour lui? La liste horripilante personnes remerciées à la fin des romans américains dit bien que nous sommes sortis de la solitude et de la question de l’œuvre, dont la postlittérature réfute jusqu’à la possibilité. » (530; 267-268)