Table des matières

Fictions biographiques

INFORMATIONS PARATEXTUELLES

Auteur : Anne-Marie Monluçon et Agathe Salha (dir.)

Titre : Fictions biographiques : XIXe – XXIe siècles

Lieu : Toulouse

Édition : Presses universitaires du Mirail

Collection : Cribles

Année : 2007

Pages : 365

INTRODUCTION

Anne-Marie MONLUÇON et Agathe SALHA, « Introduction. Fictions biographiques XXIe – XXIe siècles : un jeu sérieux ? », p. 7-32.

L’introduction est divisée en quatre sections, annonçant chacune une des parties du recueil. Dans « Questions historiques : chronologie et généalogie », les auteurs soulignent que l’essor de la fiction biographique après 1984 est explicable par les convergences entre littérature et sciences humaines, soutenant qu’à partir de cette date, on s’intéresse moins à la société dans son ensemble qu’à certains individus qu’on considère représentatifs de leur milieu. L’influence de Marcel Schwob, auteur des Vies imaginaires, parues en 1896, est évoquée notamment à cause des liens entre cet ouvrage et les Vies minuscules de Pierre Michon. La seconde partie, « Questions génériques », montre comment la fiction biographique emprunte à plusieurs genres, particulièrement le roman et le discours historique, en intégrant une des caractéristiques fondamentales de l’un et de l’autre. Ainsi, la littérarité et la valeur heuristique constituent des traits habituels de la fiction biographique. « Problèmes épistémologiques : fiction et vérité » insiste sur le consensus qui existe entre les différents auteurs : « La fiction biographique échappe à l’alternative du vrai et du faux, mais constitue bien souvent un détour pour aboutir à une forme de savoir ou de vérité » (2007 : 23) Cet aspect, par ailleurs, est souvent problématisé au sein des œuvres elles-mêmes. Dans le cas de textes qui s’intéressent à des artistes, les auteurs soutiennent que l’investigation cherche à dévoiler un savoir qui est généralement l’objet d’entreprises critiques ou essayistiques. La dernière partie de l’introduction, « Question éthiques : un jeu sérieux » traite des fonctions occupées par la fiction biographique, notamment le renouvellement de l’histoire sociale, la sauvegarde de mémoires occultées (celles de la Shoah, par exemple), ou encore la mise en lumière d’éventuels errements idéologiques des personnes biographées.

Citation : « Les travaux de ce volume ne mettent pas seulement en évidence les rapports entre cette forme hybride et l’éclatement des genres, caractéristique de notre époque. Le biographe ne cache plus, désormais, ni ses doutes à l’égard du savoir biographique qu’il parodie gaiement à l’occasion, ni les lacunes de ses sources et de son propre savoir. Ces limites assumées induisent une esthétique qui, sans toujours relever du fragment, affiche le manque, fait le deuil de la complétude ou de la totalité, et intègre tous les acquis du roman moderne concernant, par exemple, le traitement de la temporalité ou du personnage. » (2007 : 31)

PARTIE I : THÉORIE ET HISTOIRE DE LA FORME

Dominique VIART, « Naissance moderne et renaissance contemporaine des fictions biographiques », p. 35-54.

Le texte de Viart se penche essentiellement sur les Vies minuscules de Pierre Michon, qui inaugurent selon lui le genre des fictions biographiques contemporaines. Viart s’intéresse aux influences de Michon, ainsi qu’aux textes qui les avaient influencé, afin d’identifier les modèles possibles de la fiction biographique, espérant ainsi déterminer le genre de littérature dont elle procède. Les deux influences principales de Michon dont traite Viart sont Suarès et Foucault. Le cas de Suarès permet à Viart de montrer les liens de Michon avec le portrait littéraire, genre pratiqué surtout au XIXe siècle, qui s’intéresse davantage à dépeindre un caractère qu’à énumérer des biographèmes. Viart remarque, à propos de ces portraits, qu’ils servaient généralement de discours détourné sur la littérature elle-même, fonction qui subsiste aujourd’hui dans la fiction biographique : « Il s’agit à chaque fois d’interroger la création dans son nouement à une existence […]. Et donc de centrer le propos sur la littérature et l’art par le truchement de diverses incarnations singulières. » (2007 : 42) Foucault, dans ses Vies des hommes infâmes, passe du portrait à la nouvelle, c’est-à-dire de la description d’un caractère au récit à proprement parler.

Enfin, Viart s’arrête à décrire les nombreux décentrements qui sont à l’œuvre dans les fictions biographiques : biographique, puisque le biographe traite de lui-même en parlant d’autrui; méthodique, car le biographé peut servir de prétexte pour parler soit du biographe lui-même, soit de la littérature en général; formel; épistémologique; heuristique et hiérarchique, car plutôt que de s’arrêter à des traits évidents, on désigne des détails; cognitif, parce que le biographe, au lieu de faire lui-même une enquête, récupère plutôt des discours déjà constitués. Ce dernier point est le plus important, selon Viart, puisqu’il permet de comprendre que les fictions biographiques sont fondamentalement tournées vers la littérature elle-même, plutôt que vers le réel.

Foucault : « Envisager la manière dont la critique et l’histoire littéraire au XVIIe et au XIXe siècle ont constitué le personnage de l’auteur et la figure de l’œuvre – en utilisant, en modifiant et déplaçant le procédé de l’exégèse religieuse, de la critique biblique, de l’hagiographie, de la biographie des héros ou de personnages historiques, de l’autobiographie et des mémoires. » (Cité : 2007 : 50) Viart ajoute que les fictions biographiques ne sont pas la continuation de ce corpus, mais plutôt son « déplacement critique ».

Alexandre GEFEN, « ‘‘Soi-même comme un autre’’ : présupposés et significations du recours à la fiction biographique dans la littérature française contemporaine », p. 55-75.

Le texte d’Alexandre Gefen se penche sur les rapports entre la discipline historique et la littérature, affirmant que la biographie littéraire et la biographie historique se sont échangé leurs caractéristiques générales. La biographie littéraire se caractérise selon Gefen par une mise de l’avant de personnages marginaux ou obscurs, la production de personnages virtuels ou hypothétiques, ainsi que d’outils de représentation de la vie intérieure et d’assouplissement des contraintes de la narration, mais aussi par des pratiques de réflexivité. La biographie historique, quant à elle, privilégie l’établissement des faits, la construction d’une mémoire collective et la pensée de cas exemplaires. (2007 : 60-61) Gefen traite également de la question de la biographie comme écriture de soi, point de vue que certains, à son avis, radicalisent trop, allant jusqu’à considérer que c’est la fiction qui, dans la biographie, implique une écriture autobiographique de la part du biographe. Enfin, Gefen rappelle que la biographie contemporaine est dans un constant rapport avec le passé, qu’elle cherche à faire surgir dans le présent. Il souligne également que le récit biographique n’est pas une technique de fixation définitive d’un savoir sur des faits, mais plutôt un art de la mobilité qui mise sur la mémoire sans s’embarrasser des éventuelles lacunes de celle-ci.

« [L]e face-à-face contemporain de la biographie et de l’autobiographie définit un trait fondamental de la culture littéraire contemporaine : le besoin de penser ‘‘soi-même comme un autre’’, pour paraphraser le titre d’un célèbre ouvrage de P. Ricoeur, de se voir dans autrui et de retrouver autrui en soi. » (2007 : 69)

« Sentiment de l’antériorité, nécessité du témoin, suspension des distinctions de personnes et des écarts temporels, ‘‘mélancolie du roman’’ comme genre (Dominique Rabaté), mises en doute et réaffirmations dialectiques des pouvoirs du verbe, qu’accompagnent sur le plan esthétique la bascule entre une écriture délibérément appauvrie et une emphase lyrique : telles sont ainsi les orientations des fictions biographiques de la fin du XXe siècle. » (2007 : 74)

Anne-Emmanuelle DEMARTINI, « Le retour au genre biographique en histoire : quels renouvellements historiographiques ? », p. 77-89.

Demartini explique que la biographie historique a été, pendant presque tout le XXe siècle, dévalorisée. Cependant, à la faveur de remises en question épistémologiques qui bouleversent le monde de l’histoire dans la décennie 1970, la biographie est revenue en grâce auprès des historiens dans les années 1980, prenant même une place centrale dont elle n’avait jamais pu se prévaloir auparavant. Cependant, la manière dont on pratique la biographie a changé : de genre réputé facile naguère, on le considère désormais presque impraticable à cause de la nécessité de prendre en considération la nature fragmentée et contradictoire de l’identité individuelle. À cause de ces contraintes, la biographie historique raffine ses techniques, « en affichant le souci de problématiser la démarche, d’articuler plus rigoureusement l’individuel et le collectif, et de manière moins mécanique l’homme et son temps. » (2007 : 83) Demartini montre enfin que l’utilisation de la fiction dans l’étude d’un cas individuel peut néanmoins servir à dégager une vérité historique générale.

PARTIE II : ENTRE HISTOIRE ET ROMAN

Julie ANSELMINI, « Fiction biographique moderne et roman historique romantique : La San Felice d’Alexandre Dumas », p. 93-103.

La démarche de Julie Anselmini vise à déterminer les liens entre le roman historique romantique, tel que pratiqué par Alexandre Dumas, et la fiction biographique contemporaine. Elle explique que Dumas, écrivant La San Felice, s’est inspiré de l’esthétique et des techniques de la biographie, mais qu’il a mélangé éléments historiques et fictifs, et qu’il a délibérément ajouté des traits romanesques ou dramatiques à ses personnages. Anselmini explique que Dumas a procédé ainsi non seulement pour rendre son roman plus efficace, mais également pour faire passer un message politique. Elle montre enfin que la démarche de Dumas se distingue des fictions biographiques actuelles, car il n’avait pas une conscience très nette du clivage entre réel et fictif, puisque sa conception de l’histoire était différente de la nôtre. Ainsi, Dumas, comme ses contemporains, visait à une résurrection du passé par l’histoire. Les conceptions de l’histoire de l’époque de Dumas « justifient la démesure du roman historique romantique et l’opposent à la réflexivité ludique, à la subjectivité et à la conscience inquiète de la fiction biographique moderne. Pour celle-ci, fille du soupçon et d’une spécialisation poussée des savoirs, le roman historique et son bel optimisme totalisateur pourraient apparaître comme un lieu regretté, un paradigme perdu. » (2007 : 103)

Fictions biographiques modernes : « textes courts, souvent fragmentaires, volontiers ludiques et démystificateurs, qui visent à restituer la vie d’un personnage imaginaire ou la vie imaginaire d’un personnage réel tout en constituant pour l’écrivain un lieu privilégié de réflexion sur lui-même. » (2007 : 94)

Éléonore REVERZY, « L’hagiographie au risque de la fiction : Huysmans », p. 105-116.

Ce texte est une analyse de Sainte Lydwine de Huysmans. Reverzy montre comment Huysmans a produit une œuvre paradoxale, à mi-chemin entre hagiographie et romanesque. Reverzy explique notamment comment Huysmans, qui a rejeté très tôt le réalisme littéraire tel qu’il était pratiqué à son époque, recherchait au contraire le réalisme médiéval à travers l’hagiographie de sainte Lydwine. (En somme, cet article n’aborde pas vraiment la question du biographique, et ne s’intéresse pas à la littérature contemporaine.)

Huymans « entasse ‘‘les observations et les menus faits’’ et dévide, suivant le modèle biographique, les aventures d’une sainte, faisant alterner temps forts (les attaques de la maladie, les visites des Picards, les exactions diverses) et temps faibles (les visions de la sainte, ses promenades dans l’au-delà ou dans le reste de la chrétienté). » (2007 : 115)

Dominique MASSONNAUD, « L’Évangile selon Louis : fiction biographique et théorie de l’histoire dans La Semaine Sainte d’Aragon », p. 117-129.

Massonnaud se donne pour objectif de montrer comment le roman La Semaine sainte d’Aragon est constitué par un entrelacs de vies imaginaires. Soutenant que l’œuvre d’Aragon constitue une sorte de relais entre Schwob et les auteurs de fictions biographiques contemporaines, il évoque les références à l’auteur des Vies imaginaires que contiennent les textes d’Aragon antérieurs à La Semaine sainte. Massonnaud souligne également que dans ces œuvres, Aragon mettait en scène un mélange de personnages réels et fictifs. Dans La Semaine sainte, la mise en scène de Théodore Géricault, personnage présenté comme plutôt banal, et qui lui-même dans son œuvre artistique peignait des gens ordinaires, rappelle les choix faits par Schwob dans les Vies imaginaires. Massonnaud rappelle aussi l’influence de Schwob dans la représentation des personnages secondaires. Enfin, il s’intéresse à l’impact de l’œuvre de Victor Hugo sur celle d’Aragon, et évoque la similarité entre la structure de La Semaine sainte et celle du Radeau de la Méduse, chef-d’œuvre de Géricault.

« [L]’espace de projection autobiographique, et la forte présence d’une instance métatextuelle semble un topos de ce type de fiction […]. » (2007 : 118)

Martine CARRÉ, « D’Austerlitz au paradigme d’Auschwitz ou : la biographie entre fiction et histoire dans Austerlitz de W. G. Sebald », p. 131-143.

Dans son texte, Martine Carré analyse le roman Austerlitz de W. G. Sebald, qui met en scène la quête identitaire du personnage, qui découvre à l’âge de quinze ans sa véritable identité, et qui recherche des traces de ses parents, Juifs disparus pendant la Seconde Guerre mondiale. Le roman, qui se présente comme un récit de vie, est pris en charge par un narrateur fictif. Carré relève le renversement des postures qui s’opère ici, car c’est le biographé qui choisit son biographe, et qui est en quête de lui-même. L’analyse de Carré s’intéresse aussi à la manière dont les recherches du personnage aboutissent à un investissement de soi dans l’Histoire (ici, la Shoah). Elle conclut en affirmant que s’il existe un lien entre le roman de Sebald et les fictions biographiques contemporaines, c’est dans une utilisation de la fiction qui a pour fin l’accès à une vérité.

« Conformément à la logique de la biographie moderne qui, déterminée par l’émergence des sciences humaines, éclaire la cohérence entre une personne et ses comportements, les faits relatés ne le sont que pour permettre à Austerlitz d’accéder à l’auto-compréhension, et au narrateur de rapporter ce qu’il perçoit de lui à des éléments explicatifs. » (2007 : 136)

Bernadette BOST, « L’œuvre dramatique de Denis Guénoun : portraits de grands hommes et figure d’auteur », p. 145-154.

Le texte de Bernadette Bost se penche sur la trilogie « des hommes illustres » de Denis Guénoun : Le Printemps, La Levée, Le Pas, correspondant à trois périodes historiques, le début du XVIe siècle, le XVIIIe siècle et le début du XXe siècle, que l’auteur perçoit comme trois moments d’élan positif de l’histoire. Ces pièces mettent en scène des personnages historiques importants, Michel-Ange, Jeanne La Folle et Serguei Eisenstein. La démarche de Guénoun est liée au théâtre, bien sûr, mais aussi au récit historique et à l’épopée. T. Todorov, dans sa préface à Printemps, écrit à propos de cette « nouvelle épopée » que pratique Guénoun : « ici, la fiction généralise l’histoire (il ne s’agit pas de tel événement particulier mais de cet événement dans son exemplarité) en même temps que l’histoire authentifie la fiction (on cherche, ici comme là, la vérité). » (2007 : 150) Cette citation met en lumière les liens de l’entreprise de Guénoun avec la fiction biographique. Bost souligne ensuite le caractère autobiographique de certains éléments de la trilogie théâtrale. Enfin, elle se penche sur Monsieur Ruisseau, une pièce ultérieure à la trilogie, mettant en scène J.-S. Bach, œuvre qui réfléchit sur le rapport entre l’individu et la communauté.

Selon Bost, Printemps de Guénoum fait partie de certaines fictions biographiques, « en particulier celles qui relient l’Histoire avec majuscule aux histoires personnelles, sans exclure un glissement des biographies à l’autobiographie. » (2007 : 146)

PARTIE III : FORMES BRÈVES EN RECUEIL

Evanghelia STEAD, « ‘‘Des graines pleines d’une essence violente’’ dans Vies imaginaires : Marcel Schwob et les Élisabéthains », p. 157-175.

Ce texte se propose d’étudier les rapports entre M. Schwob et le théâtre élisabéthain. Stead en profite pour relever la grande connaissance qu’avait Schwob de la culture anglaise, et en particulier celle de l’époque élisabéthaine (huit personnages qui font l’objet des Vies imaginaires appartiennent à cette culture). Elle souligne également l’intérêt de l’auteur pour les personnages banals, qu’il sort de leur insignifiance en les mythifiant, ce qui les fait apparaître comme s’ils étaient véritablement l’essence de leur temps. Stead se penche en particulier sur la « vie » de Cyril Tourneur, dramaturge élisabéthain à propos de qui on dispose de très peu d’informations biographiques. Stead s’arrête à montrer comment Schwob a fait de Tourneur un personnage de sa propre œuvre, en lui prêtant une existence semblable à celle qu’il mettait en scène dans ses pièces.

À propos du fait qu’on ait découvert, depuis l’époque de Schwob, que Tourneur était bel et bien mort de la peste, comme Schwob l’avait imaginé dans sa « vie » : « [U]ne utilisation à la fois intuitive et savante – toujours passionnée – de la littérature dans la fiction biographique finit par faire accoucher la fiction d’une part de réalité, parfois curieusement confirmée par certaines découvertes. Cette part active, agissante de la littérature dans la fiction biographique, fondée ici sur une connaissance intime et mythifiée du théâtre élisabéthain, montre bien à quel point l’aventure violente est littérature pour Schwob et la littérature, passion sombre de l’aventurier. » (2007 : 170)

Anne-Marie MONLUÇON, « Le corps et la maladie dans trois recueils de vies brèves et imaginaires : détails, destin ou singularité ? », p. 177-190.

À travers l’étude de trois recueils de « vies » (Vies imaginaires de M. Schwob, Histoire universelle de l’infamie de J.-L. Borges et Rêves de rêves de A. Tabucchi), Monluçon s’intéresse à la question de la maladie physique et mentale. Elle postule, s’inspirant de la préface de Schwob aux Vies imaginaires, que ces auteurs partagent le désir d’inscrire le détail physique et mental dans leurs textes. Toutefois, elle présente plusieurs exemples tirés de ces recueils où des maladies mentales graves sont représentées non chez des personnages principaux, mais plutôt chez des personnages secondaires (ce qui a pour effet que les textes possèdent quand même le pouvoir de fascination qu’inspirent les malades mentaux). Les infirmités physiques, lorsqu’elles sont évoquées, ne sont pas déterminantes quant au destin du personnage, contrairement à certaines manies psychologiques apparemment banales, mais qui ont souvent un impact très important. Monluçon s’arrête ensuite à considérer les recueils dans leur ensemble, et remarque que les traits qui sont censés faire des personnages des êtres singuliers reviennent souvent d’un texte à l’autre (par exemple, les recueils regorgent de personnages issus de bas-fonds). Cependant, elle constate que « les notations, corporelles ou mentales, constituent moins le signe distinctif d’un personnage qu’une signature de l’auteur. » (2007 : 188)

Michel LAFON, « Histoires infâmes, biographies synthétiques, fictions : vies de Jorge Luis Borges », p. 191-202

Lafon ouvre son texte sur une interrogation relative à l’appellation générique « fiction biographique », se demandant où se situe la frontière entre celle-ci et la biographie fictionnelle. Il se propose de pousser cette interrogation en se penchant sur trois périodes dans la vie littéraire de Borges. La première période est celle de la Revue multicolore des samedis, où Borges publie des textes sous la rubrique « Histoire universelle de l’infamie », pour l’écriture desquels il s’inspirait de l’Encyclopaedia Britannica et dont sept d’entre elles ont été éditées dans le recueil du même nom. Ces textes, qui se caractérisent par les « effets de résumés » (G. Genette) qu’ils contiennent, sont contradictoires à plusieurs niveaux : « l’histoire n’est pas plus universelle que les biographies ne sont totales ». La seconde période est celle du magazine El Hogar, dans laquelle Borges publie de courtes vies, réduites à quelques moments, sous le titre « Biographies synthétiques ». Il y écrit également des biographies d’auteurs imaginaires à qui il attribue deux textes réels et dissemblables. Enfin, la troisième période correspond aux années où Borges participait à la prestigieuse revue Sur. Lafon souligne que les textes parus dans cette revue n’avaient pas d’indication générique, et que par conséquent les biographies fictionnelles de Borges pouvaient être prises pour de vraies biographies.

Lafon effectue enfin une classification des quatre types de biographies qui sont parues dans ces trois publications : - Biographies fictionnelles, par exemple des nécrologies où l’auteur évoque l’œuvre d’un disparu imaginaire; - Biographies fictionnelles de personnages plus ouvertement fictionnels, c’est-à-dire de personnages faisant partie de l’imaginaire collectif; - Fictions critiques, où il est question de textes qui n’existent pas; - Fictions autobiographiques.

« Ces étapes borgésiennes, du journal au magazine, du magazine à la revue, de la revue au recueil, exhibent bon nombre des caractéristiques clé de notre genre possible [la fiction biographique] : l’urgence, la brièveté, l’infime, le résumé, l’ellipse, la fragmentation, le saut, le trouble narratif ; le culte du biographème, de l’effet de réel, de l’effet de biographie ; l’écriture blanche, entre pathétique et parodique, la quête d’un certain classicisme ; une vocation au rassemblement, au recueil, au réinvestissement, à la recontextualisation ; la connivence culturelle (le supplément, le magazine, la revue ont leurs habitués), le deuxième degré, le recul, la parodie encore ; l’autobiographisme, parfois discret, parfois irrépressible ; une double pente, à la fois littéraire et au dictionnel, indissociablement, qui semble bien être devenue une signature majeure du genre quand la modernité le voit proliférer : la fiction biographique tend au littéraire et elle tend au dictionnel (et c’est sans doute une des justifications majeures de l’écriture blanche). » (2007 : 201-202)

Lafon parle de « la prégnance paradoxale, dans notre monde de moins en moins livresque, des mythèmes du ‘‘grand écrivain’’. » (2007 : 202)

« Borges semble bien être en tout cas celui qui donne l’impulsion décisive pour que, justement, la bipartition entre fiction biographique et biographie fictionnelle devienne de plus en plus indécidable et pour que cet objet nouveau et ancien, ce genre possible et polymorphe entretienne avec la modernité des rapports de plus en plus nécessaires, de plus en plus intimes et, surtout, de plus en plus savoureux. » (2007 : 202)

Marie-Odile THIROUIN, « Les Récits apocryphes de Karel Čapek : fragments d’une apologie de la vie ordinaire », p. 203-222.

Le texte de Thirouin s’intéresse aux Récits apocryphes de Čapek, recueil de textes dont la réunion ne s’est pas faite à l’initiative de l’auteur, et qui mettent en scène des personnages littéraires ou historiques. Thirouin souligne que l’unité entre les textes est issue de l’intertextualité qu’ils mettent de l’avant. Elle montre également comment Čapek tente de désacraliser le sacré et le tragique. La thèse de l’article concerne la philosophie pragmatique que Čapek, selon Thirouin, expose dans son œuvre, et qui consiste en une « conviction qu’il n’y a pas de vérité en tant que telle, que la vérité ne se définit que dans une individualité qui la crée comme action. » (2007 : 215) Ainsi, pour Čapek, c’est à travers l’expérience d’un individu qu’on peut comprendre la vie. Thirouin aborde enfin la question des modèles français de Čapek, en particulier Marcel Schwob, dont les Vies imaginaires ont plusieurs points communs avec Les Récits apocryphes. Cependant, ces deux auteurs ont une approche opposée : alors que Schwob interroge le sujet afin d’y découvrir la singularité, Čapek recherche plutôt le commun qui relie chaque singularité.

Ariane EISSEN, « Le récit de rêve comme récit de vie chez Antonio Tabucchi », p. 223-233.

Ariane Eissen analyse les relations entre récit de rêve et récit de vie dans Rêves de rêves de Tabucchi, ouvrage qui en plus de contenir des récits de rêve d’artistes, comprend aussi des notices biographiques que le lecteur sera amené à mettre en relation avec le rêve. Eissen s’intéresse notamment au rêve comme révélateur de l’univers créatif d’un écrivain, soulignant cependant l’aporie potentielle de cette approche, susceptible de présupposer faussement que l’œuvre a un contenu biographique. Eissen s’intéresse notamment à la question du temps (époque où le rêve est fait, durée du rêve), point de tension essentiel qui se révèle souvent fragmentaire, et difficilement représentatif de l’ensemble de la vie du sujet. Eissen traite également d’un second point de tension du récit tabucchien : la fonction référentielle. Alors que dans certains textes, l’univers référentiel est très bien établi, dans certains autres cas ce qui se présente comme référentiel est en fait fictif. Ainsi, le texte de Tabucchi « se dérobe à toute certitude » (2007 : 231) Enfin, Eissen conclut son article en attirant l’attention sur le premier « rêves » du titre, qui implique un dédoublement de l’onirisme, et qui accentue l’aspect énigmatique des textes qui composent l’ouvrage de Tabucchi.

« Si l’on admet que le biographe dispose de la liberté de l’écrivain, et qu’il peut par exemple, faire tenir un discours à son héros, en l’absence de tout document écrit, comme le faisait déjà Tite-Live; si, pour revenir vers la modernité, on lui permet d’annexer des moyens littéraires d’abord élaborés pour des œuvres de fiction, comme le monologue rapporté, alors le rêve inventé peut servir un propos biographique. Il suffit pour cela que le rêve dessine une image du rêveur récupérable dans un récit de vie. » (2007 : 224) « Sauf indication contraire, une biographie (même fictive) entend rendre compte d’une vie dans sa totalité. » (2007 : 227) À propos de l’impossibilité de tout dire dont témoigne l’œuvre de Tabucchi : « Par cette humilité affichée, la fiction biographique prendrait une valeur critique à l’égard des biographies traditionnelles. » (2007 : 229)

Laurent DEMANZE, « Les illustres et les minuscules : Pierre Michon, lecteur de Plutarque », p. 235-246.

Laurent Demanze cherche à établir les relations entre les écrits de Plutarque et les Vies minuscules de Pierre Michon, notamment la commune « fabrique du sujet » écrivant que favorisent l’œuvre de ces deux auteurs. Demanze montre d’abord comment l’écriture de soi constitue le point de fuite de l’œuvre de Plutarque. Il convoque également Montaigne et Rousseau comme relais entre Plutarque et Michon. Ainsi, il évoque la préférence de Montaigne pour le modèle biographique, par rapport au modèle historiographique qui lui semble moins propice à toucher l’intimité, que ce soit celle de la personne dont parle le texte ou de celle qui l’écrit. Pour Montaigne, souligne Demanze, les Vies parallèles de Plutarque constituaient un bréviaire, « recueil d’instants décisifs, d’actions exemplaires ou de mots révélateurs » (2007 : 239). Quant à Rousseau, ses évocations de Plutarque servent à Demanze à montrer comment une identité se construit à partir d’identifications à d’autres identités. L’auteur montre ensuite comment Michon lui-même se place dans la continuité de Plutarque, en le nommant directement dans les Vies minuscules. Cependant, constate Demanze, Michon se distingue de son modèle par trois déplacements : renversement éthique, resserrement phénoménologique et restriction de champ. Demanze remarque aussi que le rapport à l’histoire de ces deux auteurs est opposé : alors que pour Plutarque, le passé est garant de l’avenir, pour un auteur moderne comme Michon, au contraire, l’histoire ne préfigure plus l’avenir. Ses personnages ont donc en commun une absence d’expérience et le fait que leur vie ne se transforme pas en histoire. Les personnages de Michon forment donc une communauté défaite, impossible à réunir. Enfin, Demanze parle des « minuscules » qui peuplent l’œuvre de Michon comme autant de métaphores de l’auteur lui-même, renforçant l’aspect autobiographique des Vies minuscules.

« Mais l’intimité dont il s’agit [chez Montaigne] n’est pas seulement celle du modèle, que Plutarque saisit à merveille par un détail insolite, c’est également celle du biographe qui se dénonce dans la composition même d’une vie. » (2007 : 238) « Le sujet moderne se voit dès lors dépossédé de sa mémoire collective, exilé d’une communauté défaite, privé d’une tradition organique par lesquelles le passé adhérait au présent, et l’individu à une communauté fondatrice. » (2007 : 244)

Ann JEFFERSON, « Imposture et croyance dans les Vies minuscules de Pierre Michon », p. 247-256.

L’article de Jefferson traite de la manière dont les fictions biographiques poussent à considérer la littérature. Ainsi, elle pose l’hypothèse que la littérarité est constamment en cours de redéfinition. Prenant comme exemple les Vies minuscules de Pierre Michon, elle cherche à voir comment celui-ci met de l’avant sa vision de la littérature, mélange de croyance et d’imposture. Par croyance, Jefferson soutient que Michon entend le « miracle » de l’écriture, par opposition à une vision théorique de la littérature. L’imposture, c’est celle qu’incarne la littérature en se désignant elle-même comme tel. La littérature est donc à la fois authentique et frauduleuse. Jefferson montre ensuite comment cette vision se déploie dans les Vies minuscules.

« [L]’exemplarité est l’un des traits fondateurs du genre biographique, comme Plutarque nous le rappelle. » (2007 : 248) « Les Vies minuscules se donnent à lire comme le fruit d’une conversion – topos s’il en fut des récits de vie […]. » (2007 : 248)

PARTIE IV : VIES D’AUTEURS : DES « ESSAIS-FICTIONS »

Marielle MACÉ, « Un ‘‘Total fabuleux’’ : biographies intellectuelles et mobilisation de la fiction », p. 259-274.

Macé cherche à démontrer la manière dont la fiction est convoquée dans des ouvrages comme Introduction à la méthode de Léonard de Vinci de Paul Valéry et L’idiot de la famille de Jean-Paul Sartre, qui se veulent des biographies intellectuelles. Ces textes rejettent le détail, le singulier, et cherchent plutôt la généralité, comme l’exprime Valéry : « Qu’importe […] ce qui n’arrive qu’une fois ? » (2007 : 262) Refusant l’érudition, Valéry mise plutôt sur l’hypothèse, le possible. Chez lui, la fiction est donc une projection de la loi d’un intellect. Pour Sartre, la fiction consiste dans l’« élaboration d’un univers intellectuel complet » (2007 : 262), mais concerne aussi le tempo intellectuel imposé par le sujet de la biographie. Sartre et Valéry ont en commun le rejet de la fiction romanesque, trop totalisante. Dans l’Introduction à la méthode de Léonard de Vinci et L’idiot de la famille, l’« événement biographique s’évanouit devant le triomphe de l’herméneutique. » (2007 : 270) Enfin, Macé traite de la figure de la spirale, appliquée par les deux auteurs auxquels elle consacre son article : « La spirale est une étrange image temporelle, qui permet aussi au texte biographique de se constituer : solution discursive à l’impossible biographie, elle incarne un ordre imaginaire, qui réorganise l’information disponible, énumère des implications, mais se passe du grand ordre narratif. » (2007 : 271) Ce procédé dialectique permet donc à Sartre et Valéry d’éviter les procédés habituels par lesquels la fiction est utilisée dans la biographie.

Michael SHERRIGTON, « Sartre et la compréhension du vécu », p. 275-287.

Le texte de Sherington se penche sur l’application de l’idée de Verstehen (compréhension du vécu) chez Sartre, qui rapproche son œuvre des fictions biographiques contemporaines. Il évoque d’abord le débat qui oppose Sartre et Raymond Aron, qui ne partage pas l’idée sartrienne de vérité totalisante qui serait accessible d’emblée. Sherington explique ensuite le noyau de la philosophie de Dilthey, dont Sartre s’est grandement inspiré. Il montre ensuite comment, à partir d’exemples tirés de L’idiot de la famille, Sartre utilise le terme « compréhension » dans le sens du Verstehen de Dilthey.

« [L]e biographe, grâce à sa capacité d’aller et de venir dans le temps, de convoquer des débuts et des fins, de régresser et de progresser dans la vie qu’il déploie […], possède non seulement la capacité d’ausculter la compréhension préréflexive, le ‘‘temps vécu du sujet’’, mais aussi d’identifier les mouvements de méconnaissance et de mauvaise foi qui font partie du rapport à soi de la personne étudiée. » (2007 : 284)

Daniel MADELÉNAT, « Le vrai, le faux, le figuré : à propos de David Bellos, Georges Perec. Une vie dans les mots (Seuil, 1994) et d’Antibiotiques (Cahiers Georges Perec, no7, Le Castor Astral, 2003), p. 289-304.

Le texte de Daniel Madelénat se penche sur les conditions à partir desquelles le contenu d’une biographie peut être reçu comme « vrai », prenant comme point de départ les critiques adressées à David Bellos, auteur d’une biographie de Perec, dans Antibiotiques, recueil d’articles publiés dans les Cahiers Georges Perec. Madelénat montre par exemple comment le vrai acquiert le statut d’axiologique, s’opposant au faux, mais aussi à l’approximatif et à l’incertain. Il s’arrête également à souligner certaines des apories auxquelles se heurte la vérité, notamment le manque de connaissances du biographe, qui dans un monde idéal serait un expert dans tous les domaines, mais aussi le fait que la vérité présentée dans la biographie se doit d’être recevable par le lecteur. Par exemple, un public anglo-saxon voudra que la vérité soit présentée de manière empirique, tandis qu’un public français souhaitera au contraire que la vérité, en quelque sorte transcendante, découle d’une herméneutique du sujet. Enfin, s’inspirant des travaux de Paul Ricœur, Madelénat s’arrête aux trois étapes de la figuration : préfiguration (la manière dont le biographe conçoit la vie du biographé avant d’entreprendre à proprement parler son projet ), configuration (la manière dont le biographe organise la vie du biographé dans son texte) et refiguration (effectuée par le lecteur). Selon Madelénat, la figuration se divise en deux pôles principaux, chacun porteur d’une vérité : d’une part, la fiction, c’est-à-dire une biographie qui mise sur des procédés littéraires pour faire apparaître le réel et, d’autre part, l’ensemble des modèles biographiques « plus ou moins dociles aux documents » (2007 : 302) L’article de Madelénat montre donc à quel point le concept de vérité est mouvant.

« Ainsi, en rupture avec les raideurs archétypales du mythe ou de la légende, et avec les fidélités nostalgiques ou sentimentales de la mémoire, le biographe contemporain allègue souvent un idéal vériste ou hyperréaliste (l’authenticité, le refus des conventions qui briment la représentation) qui oriente et dynamise des pratiques composites, un savoir-faire éclectique, un sage discernement […]. » (2007 : 291) « C’est que l’objet de la biographie est complexe et indéterminé : agent, acteur, caractère, personne, type, âme, psyché (et ses facettes) ; hasards d’un itinéraire, milieux traversés, poids respectifs de l’inné de l’éducation, de l’intention ; possibles non réalisés et potentialités embryonnaires… On n’en finirait pas d’énumérer les champs problématiques et disciplinaires que doit frôler et survoler un biographe condamné à une polymathie sauvage et mal maîtrisée qui dégénère souvent en psychologisme naïf […]. Aucune biographie ne peut donc […] métamorphoser une vie en livre. » (2007 : 296) « Dans tous les cas, la communication [entre le biographe et son lecteur] exige la correspondance du récit avec un espace d’intelligibilité (au prix d’une sélection et d’une hiérarchisation des informations) : idées, valeurs, styles de pensée et de narration, tonalités affectives, communs à l’auteur et au lecteur, conditions du ‘‘vrai’’; car la ‘‘vérité’’ qui rompt le consensus d’une culture risque de paraître fausse ; elle doit être conventionnelle pour convaincre, s’insinuer, rencontrer nos besoins, nos désirs et notre attente, produire un ‘‘effet de vérité’’. » (2007 : 297)

Emmanuel BOUJU, « Auctor in fabula / opus a fabula : le double-fond de la fiction biographique », p. 305-315.

Le texte de Bouju s’intéresse aux fictions biographiques mettant en scène des écrivains qui ont vécu à des époques qui ont mis à l’épreuve l’intégrité de leur œuvre. À travers l’étude de la configuration narrative d’un jugement moral qui se trouve porté sur l’écrivain par le biographe, Bouju analyse le double fond qu’implique le procès fait par le lecteur : l’écrivain biographé et l’écrivain biographe. L’analyse du roman de Pierre Mertens, Les Éblouissements, met en évidence le fait que celui-ci déculpabilise les errements idéologiques de Gottfried Benn en les expliquant par une sorte d’éblouissement dont le poète lui-même parle dans son œuvre. Ce faisant, Mertens lui-même s’attribue une lucidité à laquelle Benn ne pouvait accéder. Le deuxième exemple convoqué par Bouju, L’année de la mort de Ricardo Reis, hétéronyme de Pessoa, fait le procès du détachement de Pessoa face à la montée de l’autoritarisme. Bouju montre comment l’auteur, José Saramago, « s’établit dans l’histoire du Portugal, de sa politique et de sa littérature, aux dépens de son modèle et faire-valoir. » (2007 : 312) L’auteur s’arrête également aux raisons pour lesquelles les auteurs de ces textes enchâssent les œuvres de ceux sur qui ils écrivent : selon lui, il s’agit d’une mise à distance de soi-même. Il souligne cependant que d’autres textes laissent « l’œuvre-modèle » à l’écart, ce qui non seulement met de l’avant l’auteur, mais transforme la nature du rapport entre l’œuvre et la vie. Le dernier texte sur lequel se penche Bouju, Comme un sanglier, de Lawrence Norfolk, consacré à un écrivain fictif, est censé démystifier l’expérience d’un écrivain par le biais d’une lecture critique de l’œuvre de cet écrivain fictif. Cette dernière analyse mène Bouju à conclure que le « double fond de la fiction biographique dépend […] de la capacité d’un auteur à prendre possession de l’œuvre de son amphitryon littéraire » (2007 : 315), mais que c’est, en fin de compte, au lecteur de choisir s’il accepte ou non l’autorité que se confère l’auteur.

« Mais si l’écrivain trouve sa propre légitimité dans la dénonciation des erreurs et des errements de son double fictionnel, l’enchâssement des œuvres devient un moyen de contrôler son propre procès virtuel, en en désamorçant la charge. « Cela pourrait expliquer la fréquence de cette mise à distance de soi par la médiation de la fiction d’écrivain. Il s’agit presque même d’une dissection (ou d’une leçon d’anatomie) de l’écrivain, qui expulse l’œuvre source de son ordre, pour lui substituer les règles de sa propre esthétique. « Cette pratique, qui a pour vertu de relancer l’interrogation sur les fins de la littérature, n’est pas marginale, bien au contraire, dans le roman contemporain (pas seulement européen d’ailleurs) – et prend même parfois la forme de biographies fictionnelles d’écrivains qui n’ont pas publié ou ont cessé d’écrire […] ou de fictions biographiques qui effacent volontairement toute trace de l’œuvre écrite […]. » (2007 : 312-313)

Robert KAHN, « Ce labyrinthe, une coupe transversale de mon cerveau : fiction et réalité dans Les Anneaux de Saturne, de W. G. Sebald », p. 317- 327.

Robert Kahn se propose d’examiner les personnages des Anneaux de Saturne de Sebald afin de voir quel rapport ils entretiennent avec la fiction. Reprenant une classification effectuée par Dorrit Cohn, Kahn sépare les personnages en quatre catégories : personnages réels, personnages fictifs, personnages au statut incertain, auteur-narrateur. Pour les personnages réels, Kahn montre comment Sebald greffe des éléments de fiction à des faits documentés. D’un point de vue stylistique, ce procédé implique une prose hybride, mélangeant le style de l’auteur lui-même et celui de plusieurs de ses personnages. Quant aux personnages dont l’existence ne peut être confirmée grâce à aucune source extérieure à l’œuvre de Sebald, Kahn soutient que leur caractère fictif apparaît par le lien privilégié qu’ils entretiennent avec la pensée de l’auteur lui-même. En ce qui concerne le troisième type de personnages, leur statut est incertain parce qu’ils présentent certaines caractéristiques qui les rattachent au monde réel, mais leur représentation contient également des indices de fiction. L’instance narrative, enfin, semble mixte puisqu’elle n’est ni vraiment un double de l’auteur, ni tout à fait sans rapport avec sa personnalité. Kahn, dont l’analyse porte non seulement sur le texte de Sebald, mais aussi sur les documents graphiques que celui-ci contient, conclut en évoquant la métaphore de l’œuvre contenue dans le titre : on n’atteindra jamais le noyau des personnages, pas plus que les anneaux ne cesseront de graviter autour de Saturne.

Julie AUCAGNE, « La mise en scène de la relation biographique dans Le Médecin de Lord Byron de Paul West », p. 329- 340.

Le texte qu’analyse Julie Aucagne est un roman inspiré par le journal tenu par le médecin de Byron, Polidori, pendant un voyage qu’il fait en Suisse avec celui-ci en 1816. Publié pour la première fois près d’un siècle plus tard et amputé de certaines pages par la sœur de Polidori, ce texte a été récrit par Paul West. Aucagne s’intéresse d’abord à l’instance narrative de ce texte, qui fait coexister le point de vue de Polidori et celui du personnage. Elle montre en outre comment le « créateur [Byron] est en passe de devenir la création du biographe [Polidori] » (2007 : 335) à force d’être circonscrit par l’écriture de celui-ci. Cependant, les rôles sont également inversés dans la vie de Polidori, puisque son œuvre littéraire est créée par celle de Byron, dont il subit l’influence à plusieurs niveaux. Celui qui se fait donner par Byron le nom qu’on réserve généralement aux perroquets, « Polly », semble donc condamné au mimétisme. Pourtant, West renverse cette situation en faisant en sorte que son personnage tire parti de son état de médecin (qui lui vaut d’ailleurs d’être traité comme un vulgaire employé par Byron) : ce qui apparaît d’abord comme un obstacle à l’écriture permet à Polidori de voir autrement son modèle. Ainsi, il voit en Byron le corps, et rêve d’en faire une sorte de Frankestein, c’est-à-dire de « faire de l’autre sa créature. » (2007 : 338) Enfin, Aucagne montre comment les rôles du créateur et du « créé » sont réversibles en recourant à la figure du vampire : dans la relation biographique entre Polidori et Byron, chacun se nourrit de la vie de l’autre.

CAUDA

Jean-François LOUETTE, « Henri Michaux, ‘‘Une vie de chien’’ (Mes propriétés) », p. 343-357.

Louette, soulignant le rejet par Michaux de la forme biographique, évoque les contre-vies écrites par le poète, qui sont dans certains cas des élaborations imaginaires à partir d’un fragment réel. Son analyse porte sur « Une vie de chien », texte tiré de Mes propriétés. Louette s’arrête d’abord aux influences qui ont amené Michaux à s’intéresser à la thématique canine (Charlie Chaplin et Diogène). Il montre que la figure du chien sert à Michaux, qui le décrit comme « maigre et sec », à représenter un poète rejetant la tradition littéraire. Louette évoque également la pieuvre, autre animal qui permet de comprendre l’œuvre de Michaux, son aspect tentaculaire désignant la manière dont le poète pille et défait l’œuvre d’autres auteurs. Le second volet de l’analyse de Louette s’arrête à la question du langage, et montre que Michaux rêvait d’une sorte de langage canin. En effet, Michaux était fasciné par la simplicité de la condition animale, qu’il aurait voulu prolonger dans le langage. La conclusion de Louette, et celle du recueil, est celle-ci : « Comme la poésie, comme le poème ‘‘Une vie de chien’’, toute vie demande, en vain, sa traduction. » (2007 : 357)

Lectrice : Mariane Dalpé