Québec, Nuit Blanche éditeur, coll. « Les conférences publiques de la Cefan ».
Notes de lecture - par Manon Auger
Conférence donnée le 23 mars 1994. But du cycle de conférences organisé par la CEFAN = « Faire connaître et partager le savoir de grands intellectuels sur les formes culturelles de nos sociétés, en particulier celle du Québec. » (1995 : 7) – Dans un exergue, Dumont précise que la version imprimée est une version augmentée mais qui demeure à l’état d’« esquisse ». (1995 : 13)
Dans sa présentation, Joseph Melançon écrit : « Les civilisations sont certes aussi mortelles que toute vie, sauf que cette mort est celle de la mémoire. L’inquiétude de Fernand Dumont concerne précisément cette mémoire, car les Québécois semblent souvent amnésiques dans leur recherche inquiète d’un avenir plus certain et mieux défini. » (1995 : 10)
En se référant à l’idée que, dans les sociétés modernes, le passé n’est plus garant de l’avenir, Dumont demande : « Nos sociétés seraient-elles devenues impuissantes devant l’avenir parce qu’elles ont perdu la mémoire? » (15) Il précise que cette question pourrait sembler paradoxale dans la mesure où les cultures de l’Occident sont « historiques » (sciences, histoires, archives, intérêt populaire pour l’Histoire, etc.), mais que précisément cette surhistorisation pourrait « faire illusion » (16) : « Partout répandu, le sentiment aigu du changement n’entraîne pas nécessairement un raffermissement de la mémoire, s’il n’en provoque pas au contraire la désintégration. » (16)
Méthode : « Pour répondre à notre interrogation sur l’avenir de la mémoire, ce sont les caractéristiques majeures de la mutation présente de la culture qu’il nous faut considérer. » (17) Dans la mesure où la culture est un héritage, elle pose la question de la mémoire comme enjeu primordial (18). Il faut toutefois entendre « culture » au sens large (techniques, savoir, croyances, imaginaires, etc.)
« Si la culture contemporaine est menacée de perdre la mémoire, nous ne parviendrons à nous en expliquer qu’en reconstituant d’abord la genèse de ce drame collectif. » (19) = retour sur des civilisations passées; coutumes et traditions qui sont une mémoire tendue vers l’origine. Perte rapide des coutumes et traditions avec l’industrialisation = effet déstabilisateur (22) : « L’avènement massif du prolétariat au siècle dernier doit être vu non pas seulement sous les figures de l’oppression économique et de la vie infernale des fabriques, mais comme la perte d’un patrimoine longtemps partagé. Coutume et tradition s’étant estompées, le passé pouvait surgir avec toute sa puissance d’interrogation; le vide ainsi apparu n’appelait-il pas le travail de la mémoire? » (23). Dumont propose : « En fait, la défection des traditions a donné libre cours à l’exceptionnelle expansion du savoir historique dont le XIXe siècle a été le promoteur. » (24)
Science historique vs tradition = « La science historique que nous connaissons n’est pas le prolongement de la tradition; elle est son renversement. La tradition renvoie au passé; elle ne le raconte pas. L’homme des sociétés traditionnelles ne parvient à remonter dans le passé qu’au-delà de quelques générations. La science, au contraire, se mettant en quête d’événements grâce aux documents et aux traces de toute espèce, prolonge la mémoire vive par la mémoire de papier. » (25) Si les historiens ont toujours été, il n’y a rien de comparable avec l’ampleur que prend la science historique au XIXe siècle : « Sous la poussée des révolutions politique, économique, technique, la brisure envers le passé est devenue évidente ; le passé s’est donc imposé comme une énigme à déchiffrer. Du même coup, l’avenir s’est avéré problématique; lui aussi appelait des projets à promouvoir plutôt que des coutumes à perpétuer. » (26) Arrivés de « groupements nouveaux » (bourgeois, ouvriers, etc.) dont il fallait légitimer l’existence (26). + « Par ailleurs, chaque peuple se découvre une mission historique dont il confiait aux historiens la justification » (27).
Évolution de la discipline historique = Au début du 19e, siècle, politique et histoire se mélangent, mais l’histoire s’écarte rapidement vers son propre développement scientifique : « À peine née d’un besoin social, le science historique allait se refermer sur elle-même », poursuivant « désormais sa route selon deux voies divergentes » (28) : 1. « reconstituer des événements du passé pour en dégager les causes » (28) = positivisme historique et « retrait de la mémoire historique dans le laboratoire des historiens » (29), objectivation du passé (plutôt que constitution « d’une mémoire orientée vers l’action historique » - 30). 2. « Faire revivre les temps évanouis, par l’établissement de séries d’événements et de causes, mais en éprouvant à son tour ce qui a été vécu » (30) = âge de l’exaltation romantique; Michelet Augustin Thierry; redonner aux morts leur « mémoire » qui est un héritage, leur rendre hommage; « la subjectivité de l’historien devient le lieu d’ancrage de la mémoire historique. Et, à travers elle, les acteurs de l’histoire sont réhabilités. » (32)
Pertinence de s’attarder au savoir historique pour le propos central de Dumont = « Le destin de l’historien éclaire au mieux le sort de la mémoire dans le plus vaste contexte des transformations de la société et de la culture contemporaines. » (32) À un double titre : 1. Solitude de l’historien : « [l]a condition de l’historien est symptomatique par la solitude où il se trouve. Il a pris le relais des traditions. Au passé partout présent mais opaque, il a substitué la mémoire d’événements de plus en plus fidèlement reconstitués. Ce travail n’a été possible que par un resserrement de la mémoire dans le cercle de ses artisans. Se souvenir est un métier. On aura beau vulgariser les recherches dans des essais ou des romans, ces retombées ne seront que consommation de loisir pour un public restreint, alors que le peuple faisait autrefois de la tradition le rouage essentiel de sa vie quotidienne. D’une certaine façon, le passage de la tradition à la connaissance historique s’est soldé par une dépossession. »(32) 2. Exemplarité de l’historien : « Son double rapport à l’histoire reproduit et symbolise la dualité qui s’introduit dorénavant dans la participation de tous à la vie collective. L’historien […] est divisé entre deux modes de représentation du passé : d’une part, la quête des lois et des structures; d’autre part, la rencontre des hommes d’autrefois à partir de sa propre sensibilité aux valeurs. D’un côté, l’histoire est une donnée qui s’impose en tant qu’une réalité dont la distance engage à l’objectivité; d’un autre côté, les hommes d’autrefois sont tout proches de la subjectivité de l’historien, au point où cette contamination devient la condition de la compréhension. Ce dédoublement de l’historien est exemplaire, car telle est aussi foncièrement la condition des hommes d’aujourd’hui. » (33-34)
Ces deux façons de faire de l’histoire – ces deux tendances antinomiques (organisation selon des règles systématiques qui paraissent obéir à des déterminations immanentes et repli sur la vie privée et dans l’enceinte de la subjectivité – correspondent aussi à « deux façons de vivre l’histoire et, par conséquent, d’en faire mémoire. » (35)
Dans cette partie : examen de cette dualité caractéristique qui s’affirme dans les principaux secteurs de la vie sociale et ses conséquences sur la conscience historique.
1. L’économie : Formation graduelle d’une « sphère de l’économie dotée de ses éléments spécifiques : le marché comme mécanisme censé régir l’autonomie de cet univers, avec ses lois qu’il faut respecter, sinon vénérer; la propriété et la travail comme traits caractéristiques de la nature humaine. » (36) « La production devint peu à peu l'objectif et le modèle de toute activité sociale. » (37) « Dans la situation que lui crée ainsi l'économie, l'individu n'a qu'à se soumettre à des phénomènes qui exercent leur inéluctable contrainte. Certes, il lui reste sa faculté de choisir, s'il en a les moyens, les biens variés qui s'offrent à sa liberté de consommateur. Mais, puisqu'il ne peut prendre conscience de l'histoire qui se produit sans lui, comment en ferait-il la mémoire, pourquoi rattacherait-il les aléas du présent à quelque déroulement passé de l'histoire? » (38)
2. La sphère politique : […] abandonnant peu à peu toute référence à quelque transcendance extérieure pour ne se réclamer que de sa propre souveraineté, l’État s’est attribué des moyens de contrainte qui lui ont conféré le monopole de la violence légitime. […] L’expansion de la gestion correspond à celle de la production. Au XXe siècle, l’État-providence s’est immiscé dans tous les secteurs de la vie sociale. S’il recule actuellement un peu partout devant les puissances économiques, c’est par des transferts de pouvoir qui ne vont en rien diminuer les contrôles qui pèsent sur nos existences; ces contrôles n’en deviendront que plus obscurs. » (38-39) = désintérêt pour le politique, aménagement des vies des citoyens à l’écart de l’état, remise à contrecoeur des impôts et taxes, etc.
3. La culture : « La culture est à la fois un legs qui nous vient d’une longue histoire et un projet à reprendre; en un certain sens, elle n’est rien d’autre qu’une mémoire. » (40) Il constate que : « Des composantes majeures de la culture donnent maintenant l’impression de se détacher des sujets historiques que nous sommes pour se former en des univers autonomes. » (40) C’est le cas (i) de la technique qui, « en se développant, a acquis une sorte d’autonomie »; (ii) du savoir (croissance et spécialisation); (iii) de l’imaginaire qui n’est plus construit autour de grands mythes organisateurs du passé; (iv) de la littérature et des arts confinés à l’expérimentation; (v) des croyances maintenant éclatées (40-41). Dumont demande alors s’il n’y a pas des compensations pour tout ça, dans la mesure où nous disposons d’une surabondance de culture « qui devrait nous permettre, faute d’une mémoire historique qui n’a plus d’appuis ailleurs, de nous situer quand même dans le monde et d’interpréter les situations qui sont les nôtres? » (41) La réponse semble être non, les médias produisant une culture quotidienne qui « remplace une remémoration qui permettrait de situer autrement le présent de l’existence » (42) et dans laquelle un événement chasse l’autre : « Nous assistons à un émiettement du temps plutôt qu’à un remembrement qui en ferait une mémoire. » (42-43) « Enfin, la publicité omniprésente contribue à fabriquer des modes de vie, de l’alimentation aux relations humaines, en passant par l’environnement quotidien. Elle n’y parvient qu’en rendant perpétuellement périmé ce qu’elle a auparavant rendu indispensable. Elle rejoint l’information, en consacrant la pérennité de l’éphémère. » (43)
Prise de vue d’ensemble du problème. « Dans une existence confinée, l’individu se sentait quand même appartenir à la grande histoire dont la tradition était le témoignage. Avec l’évanouissement des coutumes et des traditions se produit l’avènement de l’histoire. De l’histoire à écrire : reconstitution du passé qui provoque une extension de la mémoire aux dépens de la tradition. De l’histoire à faire, en simultanéité : production dans la sphère de l’économie, manipulation des rapports sociaux par la gestion politique, fabrication de la culture particulièrement par les médias. » (45-46)
Passage à une forme d’anonymisation et d’individualisme : « Bien davantage que l’homme d’autrefois, l’individu d’aujourd’hui est impliqué dans les mouvances des grands ensembles sociaux; pourtant, il possède peu d’initiative dans la production économique, politique, culturelle. Travailleur, consommateur, contribuables, auditeurs ou spectateur de messages destinés à de vastes auditoires, sa présence ou sa disparition ne change en rien le fonctionnement des grands mécanismes collectifs. Impliqués à titre d’atome anonyme, pourquoi s’attacherait-il à intégrer à sa mémoire ce qui ne requiert pas sa participation? C’est à l’écart que la personne retrouve un emplacement significatif, des solidarités et des préoccupations qui sont à sa mesure. Là se déroule sa véritable histoire : histoire surtout subjective, plus fragile que celle de ses ancêtres; histoire qui s’exprime infiniment mieux dans les itinéraires individuels racontés par le roman moderne que dans les récits de la grande histoire. Les événements du monde que le journal ou la télévision nous rapportent en abondance se muent en spectacles et non pas en une participation à l’histoire. En tant que conscience historique, la mémoire est en crise. » (46-47)
Toutefois, certaines conventions continuent de régir et de soutenir la vie en société (47), mais elles seraient de plus en plus de l’ordre du consensus que d’une véritable intégration qui irait de soi. (48) Secteurs où il est « de plus en plus nécessaire de créer des consensus plutôt que de les entériner comme un acquis qui irait de soi » : 1. La famille : « Après avoir été longtemps le lieu de mémoire par excellence, où se transmettaient les normes et les valeurs, la famille subit une crise évidente. Contrairement à ce qu’on affirme un peu partout avec légèreté, les solidarités familiales sont loin de disparaître; néanmoins, la fragilité des unions, la disparité des liens, l’insuffisance des appuis extérieurs ont ébranlé une institution qui avait déjà connu des transformations majeures au cours des siècles. » (48) 2. Les espaces sociaux : ils se sont singulièrement élargis; « les modèles culturels se multiplient et s’engrènent mal les uns dans les autres » (48). Conscience des différences qui peut engendrer la précarité des valeurs.
Recul de l’éthique au profit du droit : « Par suite de la pluralité, de la relativité, de l’usure rapide des normes de conduite, les accords spontanés le cèdent, en bien des secteurs de la vie, à des règles formelles justifiées autrement que par la longévité de leurs applications. La production de la norme, bien plus que sa réception, s’accompagne d’un recul de l’éthique au profit du droit. L’éthique fait d’abord appel à des aptitudes qui s’expriment sans qu’on doive s’interroger sans cesse sur leur fondement; tandis que le droit provient d’un départage où la raison se combine à la force pour imposer ses diktats. » (49)
« Enfin, à l’effacement du recours au passé correspond, sinon une abolition de la transcendance, du moins le brouillage de figures tangibles susceptibles de rallier de haut l’accord des esprits. Il n’y a guère de significations-limites culturellement définies auxquelles puisse se confronter la multiplicité des quêtes du sens que poursuivent les individus et les groupes. Encore [50 :] une fois, le conformisme n’a pas disparu puisqu’il est indispensable aux relations sociales et qu’il est nourri au surplus par l’industrie de la consommation, qui est aussi une industrie des valeurs. Mais la conformité ne repose plus sur des croyances largement partagées reçues du passé. » (49-50)
Dumont formule alors une hypothèse – qu’il juge lui-même excessive – voulant que ces faits prennent une dérive fatale entraînant une perte de l’éthique au profit des conventions, une perte des traditions ainsi qu’une ingérence toujours plus grande de la technocratie dans tous les rapports sociaux (50-51). Il prône, pour éviter cela, « une mutation de conscience », « une mutation de culture susceptibles de donner à la tradition un nouveau visage. » (50-51) La prochaine partie permettra de dessiner les contours de cette « utopie » (?).
« Si les coutumes se défont irrémédiablement, en est-il de même pour la tradition? » (53) La tradition et la mémoire historique sont liées; une mémoire perdue peut entraîner la fin d’une civilisation (ex : les Aztèques, les Romains, etc.) ou un recours différent au passé (ex : passage du judaïsme au christianisme comportant une nouvelle lecture de l’Ancien Testament) = « Rien n’est assuré quand la mémoire est mise en suspens; la disparition n’est pas plus fatale que la reviviscence. » (54)
Aujourd’hui : « Cependant, pour ce qui nous concerne, gens d’aujourd’hui, la compromission de la mémoire revêt un caractère tout à fait inédit. L’histoire semble dorénavant d’une seule coulée où l’esprit ne distinguerait plus, dans le flot des événements, ce qui pourrait être la continuité d’un sens; de [55 :] sorte qu’il serait vain de discuter de l’acceptation, du rejet ou du remplacement de telle ou telle version d’un héritage historique. À un passé reçu sans être connu se seraient substitués, en principe, des récits susceptibles de dissiper les anciens préjugés et de disqualifier les comportements qui s’en inspirent encore. » (54-55)
La suite est difficile à résumer, l’auteur allant surtout du côté de l’hypothèse sans pouvoir y apporter de réponse claire. Il parle du fait que, en dépit d’une forme d’objectivation du passé, nous avons encore besoin de nous souvenir pour établir certaines valeurs au sein de la multitude qui nous est offerte. Nous adopterions face à cela deux positions, deux lectures : l’objective et la subjective (rappelant celles décrites plus haut) qui renvoient au passé comme « documents » ou comme « témoignages » : « En somme, ce qui nous vient du passé, ce sont des traces, susceptibles de deux lectures. Je les considère comme des documents à propos desquels je peux m’interroger : cela s’est-il déroulé tel qu’on le rapporte, dans quelle mesure puis-je m’y fier? Les traces du passé, il m’est loisible aussi d’y voir des témoignages, dont je me sente solidaire sans nécessairement m’y identifier tout à fait, et dont je témoignerai à mon tour; si je les récuse alors, ce n’est pas parce qu’ils n’auraient pas existé, mais parce qu’ils contredisent les valeurs que j’ai élues dans la conduite de ma vie. » (58) Donc : « Deux options sur le passé, deux voies ouvertes à la mémoire : reconstitution de l’histoire où prédomine la preuve, où la compréhension de ma propre vie est mise au service de la vérification; recours à la tradition qui, sans crédulité envers la légende, dépend d’abord de ma recherche du sens de mes solidarités et de mes refus. Rien ne m’oblige à [59 :] écarter l’une de ces option au profit de l’autre, pas plus que je suis contraint de les adopter toutes les deux. Et puis, j’aurai toujours à choisir entre des explications possibles et entre des traditions offertes : dans tous les cas, j’ai affaire à des constructions; la tradition aussi bien que le savoir historique renvoient maintenant à des tâches. » (58-59)
Note : ces deux « lectures » pourraient constituer des pistes pour l’analyse (la passé comme « trace » qu’on peut appréhender comme « document » ou comme « témoignage »)
La tradition est toujours possible en principe. Reste à savoir quelle forme elle peut prendre. (61)
L’histoire constituerait désormais « l’arrière-monde » sur lequel on pense les reconstitutions du passé. Malgré notre rejet des philosophies de l’histoire, « nous n’avons pas supprimé pour autant le renvoi plus ou moins implicite à ce devenir qui se profile derrière nos reconstructions partielles du passé » (63). Recherche après-coup, par certains historiens, d’une tradition pour expliquer des événements historiques de leur pays. Développement considérable, de nos jours, de l’historiographie (histoire de l’histoire) : « Loin d’être une redondance de la recherche historique, l’historiographie éclairerait à la fois ce qu’on peut bien appeler les traditions d’un savoir et la plus large conscience historique des sociétés elles-mêmes. » (67) La question qu’il lance et qu’il dit « décisive » : « n’est-il pas permis d’entrevoir dans le travail même de l’historien, plutôt qu’un retour à la tradition d’autrefois, une figure nouvelle de la tradition qui importerait non seulement au savoir mais à la culture contemporaine? » (68)
Fin des grands récits, telle qu’expliqué par Lyotard (philosophie de l’histoire, marxisme, christianisme) = désaffections envers des traditions historiques + désintégration de la politique « puisque celle-ci suppose des projets d’avenir et donc quelque perspective sur le passé » (70). Dumont pose toutefois un bémol : « Le déclin des “grands récits” n’est pas plus incontestable que celui des philosophies de l’histoire; ce déclin s’accompagne d’une nostalgie de l’identité qui est l’un des phénomènes les plus frappants de notre époque. » (70)
« Coupé de la grande histoire, dont les échos lui parviennent sans qu’il puisse s’y sentir engagé par une participation effective, l’individu se replie sur la vie privée, non sans ressentiment ni regret. » (70) Signe le plus évident : résurgence du nationalisme dans tous les coins du monde qui « témoigne d’un besoin de se rattacher à des communautés où l’on épouse des solidarités plus étendues que celles de l’entourage immédiat, où l’on peut se réclamer d’une histoire commune, d’une mémoire partagée ». (70-71) → « Plus s’accélèrent la mondialisation de l’économie et la croissance de structures politiques de grande envergure, davantage se manifeste un mouvement de renverse ou de compensation. » (71) Exemplifierait une sorte de résistance de la tradition : « […] le phénomène est significatif : alors que l’expansion des communications, la consolidation des pouvoirs économiques multinationaux, le métissage des cultures préfigurent une homogénéisation du monde, s’accentuent les revendications des cultures particulières et des aires politiques plus limitées. Dans ces mouvements contraires, ne reconnaît-on pas la dualité de la production de la société et de la résistance de la tradition? » (72) + « […] la tradition ne sera plus possible que par une tension entre le particulier et l’universel. » (74)
→ « Ce qui disparaît irrémédiablement, ce sont les vastes vues déterministes sur le passé. » (72)
À propos de la perte des grands récits, les observations de Dumont rejoignent celle d’Hartog lorsqu’il explique : « Ce n’est pas un plus grand réalisme politique qui les rend périmés, mais la montée de l’angoisse suscitée par l’histoire contemporaine : les rêves qui nous promettaient la cité idéale se sont écroulés devant les boucheries des deux guerres mondiales, les génocides, les dictatures édifiées au nom du prolétariat. Le triomphe actuel de la spéculation néolibérale n’a rien qui nous laisse espérer quelque “grand récit” de remplacement. » (72-73)
Sa proposition : « Après la fin des isolements de toutes sortes et des coutumes conservées grâce à l’ignorance du passé, on peut souhaiter que, dans la même mesure où se renforcent des traditions identitaires singulières, s’affirme une conscience universelle qui devienne, elle aussi, une tradition. Désormais relatives, les traditions doivent entrer en dialogue, aucune ne prétendant englober les autres, chacune refusant de se dissoudre dans une unité abstraite. » (74) L’idée d’une recherche de transcendance et d’un dialogue entre les traditions et les cultures, ce qui permettrait un « nouveau » « grand récit », ce qui permettrait de se « refaire une mémoire » (75-77).
Retour sur ce qui précède; l’hypothèse a conduit à un parcours en deux volets : perte de la tradition mais émergence ou résistance de nouvelles traditions. « Dans tous les cas, les traditions dont nous pressentons la présence ne sont pas des répliques [80 :] de la tradition ancienne. Dorénavant, déchiffrer dans l’histoire des traditions d’humanité consistera autant à promouvoir qu’à accueillir. La mémoire est devenue un chantier. Et ce travail de mémoire paraît commander deux grandes tâches solidaires, qui sont de l’ordre de la pédagogie et de l’ordre de la politique. Elles ont un trait commun : la constitution, au sein de l’histoire, d’un espace spécifique où puisse s’explicité et se transmettre la mémoire historique. » (79-80)
Sur le rôle de l’école à qui revient « le maintien et l’entretien d’un héritage » (81) : « L’idée plus ou moins floue d’une tradition de culture perdure à l’école, ne serait-ce que par la présence, à côté des connaissances les plus utilitaires, de disciplines dont la gratuité est évidente. » (81) Crise actuelle de l’école dont l’originalité de la mission n’est plus claire (82). Il y va de quelques suggestions, puis : « Dans le vide actuel, comment ne pas espérer que, de divers côtés, s’annonce au moins l’espérance d’une renaissance pédagogique qui fasse retour à la mémoire? » (84) Souhaite que la mémoire fasse de l’individu un agent actif de l’histoire (84). Pour cela, il faut une « restauration concurrente de la participation politique » (84-85) : « Pour cela, la personne doit être convoquée hors de la vie privée par de grandes idéologies qui lui permettent d’entrevoir un avenir qui ne concerne pas seulement l’existence individuelle. On nous prédit périodiquement la fin des idéologies; comme si c’était la fin des illusions, alors que ce serait la fin de l’espérance. Que nous importerait une société sans projet que des citoyens puissent partager? Autant laisser aux pouvoirs, anonymes ou non, le soin de faire l’histoire, de substituer leurs desseins et leurs intérêts à ce qui devrait être plutôt des visées collectives ouvertement discutées. » (85) Souhait d’une ouverture d’un espace public. « À l’exemple de l’école, la politique doit se placer en surplomb du flux indéfini de l’histoire. » (85) La démocratie comme tradition (87).
Retour sur l’usage de la notion de tradition dans son questionnement. « Alors, ce n’est largement qu’un espoir que je tiens à désigner par la notion de tradition; mais c’est pour illustrer, par-delà les ruptures qui nous séparent des civilisations disparues, une continuité plus profonde. Pour indiquer, au surplus, que l’abandon des coutumes qui faisaient vivre les Anciens constitue sans doute pour nous une libération, mais qui nous contraint aussi à un devoir : assurer des assises pour l’interprétation de l’histoire et la participation politique. » (91-92) « Si l’on ne veut pas de cet ensommeillement, on doit convenir que se préoccuper de l’avenir de la mémoire n’est pas un divertissement d’esthète ou d’intellectuel nostalgique mais la volonté de garantir l’avenir de la liberté. » (92)