FICHE DE LECTURE INFORMATIONS PARATEXTUELLES Auteur : CITATI, Pietro Titre : Portraits de femmes Lieu : Paris Édition : Gallimard Collection : L’arpenteur Année : 2000, 2001 pour la traduction française par Brigitte Pérol. Pages : 376 Cote UQAM: PN472C58.2001 Désignation générique : Aucune, mais le titre laisse évidemment présager qu’il s’agit de « portraits » biographiques. Bibliographie de l’auteur : « Auteur de récits biographiques consacrés à Alexandre le Grand, Goethe, Tolstoï, Proust et Kafka. » (quatrième de couverture) Aussi un essai : La lumière de la nuit. Le recueil Portraits de femmes contient également la « Brève vie de Katherine Mansfield », mais il n’en sera pas question ici puisque deux fiches très complètes ont déjà été faites sur cette œuvre. Voir aussi les autres fiches : Proust et Kafka par Citati. À venir : Goethe par Citati. Biographé : Mystiques italiennes en plus de douze portraits : sainte Thérèse d’Avila, Mme de Staal-Delaunay, Jane Austen, Lou Salomé, Virginia Woolf, Karen Blixen, Marina Tsvetaïeva, Simone Weil, Anna Maria Ortese, Cristina Campo, Ingeborg Bachmann et Flannery O’Connor. Quatrième de couverture : Sur la méthode biographique de Citati et son art du portrait : « Portraitiste hors pair, Pietro Citati accorde toujours son « métronome intérieur » au rythme de l’artiste ou de l’écrivain dont il nous conte la vie et l’œuvre. L’intrépide acuité du regard, la finesse de l’analyse, la vivacité du récit, l’élégance du trait et le charme de l’expression caractérisent ses Portraits de femme. » À propos des biographées comme telles et des thèmes les plus souvent exploités dans le recueil: « La concentration spirituelle, le courage de l’intelligence, la fermeté de l’esprit, le désespoir, le feu, la fureur, le rêve de l’âme pure culminent dans ces figures féminines qui nous conduisent du Moyen Âge à la fin de XXe siècle. » Aussi une très brève bio-bibliographie ( « né à Florence en 1930 ») où sont citées ses œuvres majeures. Voir la rubrique « Bibliographie de l’auteur », avec en plus un commentaire de l’écrivain Italo Calvino à propos des portraits composés par Citati. Préface : Non, mais le premier chapitre qui traite des mystiques italiennes est une sorte de préambule au volume entier, qui veut donner la place qui leur revient aux grands écrivains qui furent des femmes. Comme l’auteur annonce douze portraits, ce premier chapitre, qui est un « portrait collectif », ne ferait pas partie de l’ensemble. Tel en est l’incipit : « Au cours des derniers siècles, la société et la culture italiennes ont presque entièrement ignoré la part féminine de leur âme, qu’elles cherchaient à réduire au silence. Tandis que l’histoire de la littérature se déroulait à la lumière de Pétrarque, de l’Arioste et de Manzoni, souterrainement, dans l’obscurité des couvents, se dessinaient des événements mystérieux et grandioses. » (11) Dans la suite du texte, il sera évident que ces premiers propos pourront être attribués – en partie – à d’autres figures féminines éludées de l’histoire littéraire – à exclure : Jane Austen et Virginia Woolf. Rabats : Non Autres (note, épigraphe, photographie, etc.) : À remarquer : la filiation entre ces portraits que propose Citati et les Portraits de femmes publiés par Sainte-Beuve. Le parallèle n’est assurément pas anodin, surtout que Citati s’intéresse beaucoup aux écrits de cet écrivain dans son épilogue. LES RELATIONS (INSTANCES EXTRA ET INTRATEXTUELLES) : Auteur/narrateur : C’est sans aucun doute Citati l’auteur et narrateur des récits biographiques. Sa voix personnelle est reconnaissable à plusieurs endroits, comme dans son « sainte Thérèse d’Avila » où il s’exprime de façon trop engagée pour que ce soit simple interprétation de sa part (malgré l’utilisation d’un « nous » qui met l’auteur à distance) : « À ce moment-là, Dieu descend dans l’esprit tout à fait passif et abandonné, et nous apporte le don souverain du repos : l’esprit n’ose se distraire; il lui semble qu’au moindre mouvement ce bien lui échappera; parfois, il ne sait même plus respirer. […] L’âme se sent comme un bassin construit sur une source abondante : l’eau ruisselle en profondeur avec profusion, calme et douceur, sans que l’on sache d’où elle jaillit, ni comment. Il lui semble que ses parois se dilatent, se distendent, s’emplissant de biens obscurs, et nous sommes incapables de comprendre ce que nous recevons. Nous sentons une sorte de parfum, comme s’il y avait en nous un brasier dans lequel sont jetées d’exquises essences odorantes. Le feu ne se voit pas; mais sa chaleur et sa fumée embaumée pénètrent l’âme, et viennent envelopper le corps. » (25-26) Plus que le simple récit d’une vie, Citati intègre ici ce qui semble être le témoignage d’une puissante expérience mystique, donnant par là une profondeur étonnante à ses écrits. Certains passages offrent des réflexions critiques à propos des œuvres des biographées, comme cet extrait qui porte sur Le parc de Mansfield de Jane Austen : « Presque tout ce qui brille a disparu, ainsi que les traits ironiques, du moins dans la partie centrale; de vastes palais aristocratiques emplissent l’espace; l’action s’étend sur plusieurs années, une immense quantité de temps peuple les pages; et le rythme est lent, pesant, laborieux. Quelque chose, dans la construction et dans certaines scènes ou figures, nous rappelle un chef-d’œuvre de la même époque : Les affinités électives de Goethe. » (58) Cette dernière mention dévoile également un autre écrivain auquel s’intéresse Citati. Réflexion du même genre à propos du personnage principal de La promenade au phare de Virginia Woolf : « Mrs. Ramsay forme une grandiose création allégorique, à laquelle Virginia Woolf a confié l’essence de sa métaphysique. Nous avons constamment l’impression qu’elle vit en elle, qu’elle habite délicatement son esprit et son corps – alors que chez Mrs. Dalloway, une clarté bleutée empêchait une identification absolue. Mais nous aurions tort de croire que Mrs. Ramsay représente Virginia Woolf et lui ressemble : car celle-ci lui a attribué tous les dons, ou presque, qu’elle ne possédait pas et qu’elle savait ne pas posséder. » (96) Encore à propos de Virginia Woolf, Citati écrit : « Quant à nous, nous demeurons complètement fascinés. En aucun autre cas, semble-t-il, nous n’avons l’impression d’habiter de façon aussi intime au cœur d’une personne et de la connaître de près, comme nous ne nous connaissons pas nous-mêmes. » (104) Petite critique comparatiste entre les correspondances de Karen Blixen et son œuvre majeure : « C’est une merveilleuse correspondance, que je préfère à Une ferme africaine. La discrétion profonde, la mélancolie, l’ardeur, l’angoisse, la délicatesse du cœur, la gravité morale, la tendresse familière s’unissent, dans ces lettres, à une grâce parfaite. » ( 119) Un peu plus loin : « On aimerait que la conteuse laisse de côté ses charbons lisses comme de la soie, ses pierres précieuses scintillantes, pour représenter sans écran le mal du monde. Je crois que Karen Blixen aurait acquiescé à ces reproches avec une ironie bienveillante. » (137) Plusieurs passages sont aussi carrément romanesques – c’est le cas de la plupart des descriptions plus psychologiques qui se trouvent dans le volume –, tels ceux-ci qui concernent Marina Tsvetaïeva : « Elle avait choisi son destin, avait été choisie par son destin – inflexible comme un rocher. Toute sa vie, jusqu’au dernier moment, la gorge dans le nœud coulant, elle ne fit que jouer superbement son rôle : passionnée, altière, orgueilleuse, royale, agressive, totalement pénétrée, avec une gravité sans faille. Quoi qu’il arrivât, jamais elle ne changea, prisonnière des paroles qui lui avait été confiées. Elle était toute en limites, toute en non, en murs, en refus. Et, ce qui accroît notre admiration, elle ne s’ignora jamais. » (148) Plus loin : « Elle revint en regardant derrière elle, comme Orphée ramenant Eurydice, fixant tendrement le visage de cette Europe qu’elle n’était pas parvenue à aimer. » (157) Narrateur/personnage : Le narrateur ne s’intègre pas en tant que personnage aux récits de vie qu’il conte, mais il propose souvent sa propre expérience vis-à-vis des textes et de leurs créatrices. Lorsqu’il est question de Cristina Campos, Citati témoigne : « Un jour où elle m’introduisait dans son appartement de Rome, me montrant depuis le seuil les meubles élégants de sa maison, sa petite table de travail, une chaise-fauteuil du XIXe siècle, dans une atmosphère de netteté, de précision et d’ascétisme, elle me demanda : « Ne dirait-on pas la chambre d’Emily [Brontë]? » Elle vécut également ainsi, dans une parfaite imitation : le meilleur moyen d’être introduit dans la demeure de la littérature. » (213) Biographe/biographé : Le choix des biographées témoigne nécessairement d’un attachement pour ces figures particulières, mais également du désir de faire re-connaître ces femmes écrivains. Son approche n’est pas du tout comparatiste (sauf peut-être en ce qui concerne les œuvres d’un même auteur en regard de différents moments de sa vie) : c’est précisément à des « incomparables » qu’il s’intéresse en exposant et vantant le talent de chacune d’entre elles. Ici à propos de sainte Thérèse d’Avila : « Entre le milieu du XVIe siècle et le milieu du XVIIe siècle, époque où apparurent dans la culture européenne les grands organisateurs de la pensée humaine, il n’y eut pas d’intelligence plus limpide, d’architecte spirituel plus robuste et plus délicat que sainte Thérèse. À la lecture de la Vie et du Château intérieur, l’on est séduit par cette prodigieuse aptitude à distinguer les sensations, les sentiments, les inclinations, les causes, les différentes régions et diverses profondeurs de l’esprit, et à construire l’édifice systématique de la pensée. Comme nous nous sentons grossiers, avec notre « Ça », nos « complexes », nos « refoulements », devant la puissance de cette intelligence! » (24-25) Et à propos de Jane Austen : « En Italie au moins, mais pas seulement en Italie, nous ne reconnaissons pas encore sa grandeur. Tous se souviennent d’une très belle phrase, certainement auto-ironique : « le petit morceau d’ivoire (long de deux pouces) sur lequel je travaille avec un pinceau si fin qu’après bien des efforts l’effet est minime. » […] Mais nous oublions qu’à l’arrière-plan de ces peintures si fines, il y avait un esprit d’une vaste ampleur, qui conçut un monde immense. » (55-56) Citati continue plus loin en adoptant véritablement la « posture du biographe » médusé devant le résultat de ses recherches : « Tout propos concernant Jane Austen butte inévitablement contre une question et un mystère : nous avons lu quantité de lettres et de romans; nous avons admiré l’infinie délicatesse de la main, la puissance du regard, l’habileté de la construction, l’irruption du divertissement; mais qui a écrit ces livres? De la personne qui a vécu, une « brunette » lumineuse aux vifs yeux sombres, nous ne savons presque rien. Les lettres sont un monument de discrétion et d’effacement de soi. En chaque écrivain, il y a une autre personne, profonde et dissimulée : celle qui compose les livres; elle se révèle à certaines images, certains thèmes récurrents, à des personnages favoris, à une sorte de double qui vit dans les livres, comme une présence dominante. Ce double aussi – la vraie Jane Austen – nous échappe-t-il? Derrière ses méthodes d’écrivain, qui semblent si évidentes, n’y a-t-il pas d’âme, ou cette âme est-elle inaccessible? » (59) L’auteur finit par conclure que les personnages de Jane Austen sont des projections d’elle-même, sans pourtant arriver à expliquer comment celle-ci a pu demeurer aussi silencieuse sur sa propre personne, cela dans tous ses récits. Il arrive à certains endroits que le biographe confonde sa perception et son interprétation des choses, influencées par son biographé, avec les informations qu’il détient. À propos de Karen Blixen : « Elle avait construit sa maison à Ngong, au milieu d’un grand bois, parmi les chèvres et les moutons et les enfants kikuyus, qui jouaient de la flûte. Près de là s’étendait la plantation de café; et une chouette, une cigogne, un canard, un héron domestiques lui faisaient croire qu’elle était la reine-enchanteresse des animaux. » (117) Plus loin, le biographe éprouve beaucoup de sympathie pour cette même femme : « Elle ne pouvait abandonner la plantation, qui était la seule œuvre de ses mains et de ses rêves. Elle n’avait jamais fait autre chose : elle avait cultivé le café, commandé les indigènes, soigné des enfants malades, éduqué des cuisiniers; elle ne possédait rien d’autre au monde; et si sa plantation sombrait dans le néant, c’était l’échec total de sa vie. Failure, répétait-elle, failure et failure. » (125) Autres relations : L’ORGANISATION TEXTUELLE Synopsis : Citati ne suit pas un modèle particulier pour la présentation de ses vies brèves. Le chapitre sur les mystiques italiennes s’intéresse à plusieurs femmes: Angela da Foligno, Camilla Battista Varano, Caterina Fieschi, Marie-Madeleine de’ Pazzi, Veronica Giuliani, mais aussi aux mystiques en général. C’est davantage un prélude au volume entier qu’une « vie » à proprement parler. Certaines des vies ne couvrent qu’une dizaine de pages (sainte Thérèse d’Avila, Mme de Staal-Delaunay, Marina Tsvetaïeva, Ingeborg Bachmann, Flannery O’Connor) alors que d’autres occuperont plusieurs chapitres; c’est notamment le cas de Jane Austen (2 chap.), Virginia Woolf (2), Karen Blixen (2), Anna Maria Ortese (3), Cristina Campo (2). La dimension romanesque est toujours très présente dans les récits de Citati, qui ne se privent pas de faire, à partir des vies et œuvres de ses biographées, des suppositions : « Jane Austen ne partageait pas la dévotion angoissée de Fanny pour l’aristocratie et le convenances. Mais elle ressentait assurément en elle-même, dans un recoin de son immense profondeur de créatrice, cette souffrance, cette tristesse, cette passivité, ce terrible silence, et le désir que rien, jamais, ne change dans l’univers. » (62); des présomptions, ici à propos de Marina Tsvetaïeva : « La souffrance ne lui suffisait plus. Elle voulait autre chose. Elle brûlait toutes ses expériences avec un courage de plus en plus implacable; elle brûlait ses passions en feu pourpre, en feu blanc; ses mots aussi. À la fin, sur le théâtre de sa vie, s’embraserait le grand bûcher, le bûcher rituel et immortel d’Hector et de Patrocle, qui pendant dix jours brûlerait son corps, son âme, ses vers – cette unité que personne ne pouvait rompre. La mort ne lui avait jamais fait peur. » (153-154); des interprétations de l’écriture : « Derrière les lettres, il existait pour Virginia Woolf un deuxième niveau d’écriture, celui du journal. La voix pétillante de la conversation et de la correspondance s’apaisait alors : elle parlait à voix basse, presque en silence, avec elle-même et quelquefois avec son âme. Plus besoin de séduire qui que ce soit, ni d’être séduite. Elle pouvait tout le temps écrire dans son journal, même lorsqu’elle était trop agitée pour lire ou composer des romans. Il était le confident absolu, l’ami avec lequel elle pouvait toujours s’ouvrir; et pourtant, elle ne lui dit jamais tout, car le lieu de la révélation absolue, c’était la littérature seule. » (84) Citati se lance aussi souvent dans des descriptions psychologiques encore très près d’un discours romanesque / fictionnel. Sur Mme de Staal-Delaunay : « Ce qui vivait par-dessus tout en elle, c’était une ardeur et un désir de passion qui s’appliquait à toutes les causes – et en même temps la haine de cette ardeur capable de la rendre prisonnière des hommes et des causes : au point qu’ardeur et haine, toute deux unies, formaient dans son âme une sorte d’obsession dont elle, si amoureuse de sa liberté, ne parvenait pas à se libérer. Elle était dure, violente, orgueilleuse, intransigeante, jamais indulgente avec elle-même ou avec les autres; fidèle à ses amis et à son propre caractère; et, parfois, courageuse jusqu’à l’héroïsme. Je n’aurais pas tout dit si je n’ajoutais pas que cette femme extraordinaire ne s’aimait pas : elle était saisie de violentes et profondes aversions pour elle-même, et vivait constamment avec le sentiment terrible d’être née sous une mauvaise étoile. » (34-35) En somme, chacune des biographies présentées par Citati est fidèle aux vies de chacune des biographées : longue, courte, lyrique, violente, tourmentée, mystique, etc. L’auteur adopte manifestement ces caractéristiques qui qualifient les vies et les œuvres de ses sujets d’étude pour constituer ses portraits. Ancrage référentiel : Citati connaît avec profondeur non seulement les œuvres de ses biographées, mais également beaucoup – si ce n’est la presque totalité – des événements de leurs vies. Il cite en alternance les œuvres mêmes, les correspondances, les études faites par des tiers, des témoignages de contemporains. « Ainsi commencèrent les années mondaines de Virginia Woolf – cette créature « de rire et de mouvement », comme l’a définie Elisabeth Bowen. » (82) Plus loin : « J’aimerais rappeler ses très belles lettres à un ami peintre, Jacques Raverat, qui se mourait lentement en France. Pas la moindre marque de pitié ou de compassion […] » (84) Encore à propos de VW, Citati intègre un extrait tiré du journal intime de sa sœur : « Durant l’été puis l’automne-hiver 1925, les forces de la maladie et de la folie revinrent à l’assaut, quoiqu’il soit difficile de les décrire et de les identifier. Nous avons connaissance d’épuisements, de dépressions, de migraines, de longues périodes au lit – « j’ai vu Virginia aujourd’hui, incroyablement délicieuse et fragile, étendue sur deux sièges, sous un manteau d’or, avec sa voix ténue et ses mains fuselées » –, de guérisons partielles et de rechutes. » (93) Tous les éléments d’ancrage référentiel qu’il possède pour rédiger ses vies sont introduits de différentes manières dans les portraits soit, comme je viens de le montrer, par des citations classiques, ou par des allusions qui prennent diverses formes. Citati fait aussi souvent des liens entre un événement de la vie et certains écrits (voir aussi la rubrique « Rapports vie/œuvre »), comme ici avec Simone Weil : « Lorsqu’elle était jeune, au lycée ou à l’usine, Simone Weil avait vu dans la nécessité le mal de l’univers; elle en vient maintenant à voir, et à étreindre en elle, l’un des visages de Dieu. Que de tension, que de souffrance, que d’effort cette étreinte dut lui coûter! Au point d’écrire : « Ce consensus est une folie, la folie propre de l’homme, comme la création, l’incarnation, la Passion constituent la folie propre de Dieu. » » (174-175) À un moment de sa vie de Karen Blixen, Citati va même contredire des écrits intimes de celle-ci, ses recherches lui ayant permis d’en voir la fausseté : « Bien des années plus tard, alors qu’elle habitait à Rungstedlung, Karen Blixen tenta de faire croire que tout s’était passé le mieux du monde, comme dans l’un de ces contes enchantés qu’elle aimait à écrire. « Je suis merveilleusement bien ici; pour moi, c’est vraiment merveilleux que les choses soient restées exactement comme avant… Les domestiques sont adorables et c’est comme si toute cette chère vieille demeure se refermait autour de moi pour me protéger […]. » Quelle grâce, quelle candeur apparente, quelle paix voilée – alors que nous connaissons parfaitement les blessures dont cette paix est tissée! » (128) Un peu la même chose, cette fois chez Flannery O’Connor : « Dans ses héroïques accès de stoïcisme, elle en vint à déclarer qu’elle n’avait jamais « beaucoup souffert ». En réalité, elle souffrit énormément : tout ce qu’on peut souffrir dans son corps, et probablement dans son âme, bien qu’un mystérieux et délicat rideau de glace la maintînt éloignée des émotions. » (230) Indices de fiction : L’auteur conclut de manière très romanesque et personnelle sa vie de Jane Austen : « Jane Austen avait donc été toutes ces projections dont j’ai parlé? Elinor et Marianne? Elizabeth et Jane, Fanny et Mary? Emma et Jane Fairfax et Anne Elliott? Et puis la réalité elle-même avec ses couleurs, la voix de mille voix? Elle avait été l’ombre et la lumière, la raison et la sensibilité, l’intelligence ironique et la tendresse, le douloureux silence et la séduction, le bonheur, la tranquillité, la froideur et l’épanouissement? Tel fut, je crois, son multiple visage. Et elle aurait pu être encore bien d’autres voix, si le 18 juillet 1817, elle n’avait caché pour toujours sa tête sur l’épaule de sa sœur, invoquant ce Dieu qu’elle avait rigoureusement aboli dans ses romans. » (65) Citati comble également certains « blancs » dans sa documentation en tentant de comprendre les conséquences d’événement dont il ne sait presque rien. Ici dans sa vie de Lou Salomé: « Quelques mois plus tard, à Tautenburg, [Nietzsche] dit à Lou, à mi-voix : « Sacro Monte – le rêve le plus charmant de ma vie, c’est à vous que je le dois. » Nous ne savons pas ce qui s’est passé, même si ces quelques heures sont restées à jamais gravées dans la mémoire de Nietzsche, tel un éclair tragique et jamais renouvelé. Selon toute possibilité, Nietzsche révéla à Lou la lumière cachée de sa philosophie, qui l’avait ébloui l’année précédente à Silvaplana, l’éternel retour. » (72) Procédé semblable avec Karen Blixen : « Mais nous n’avons pas les merveilleuses lettres de Karen Blixen, qui demeurent cachées dans la Bibliothèque royale de Copenhague : rien, seulement quelques fragments, quelques étincelles soudaines et passionnées. Ainsi, nous ne savons rien de ce qui s’est passé au cours des dix-huit mois fébriles et mystérieux où prirent formes les Sept contes gothiques. Elle avait quitté le but de son existence, le lieu de ses pensées; elle avait perdu l’homme qui l’avait fascinée, et n’emportait avec elle que quelques récits, ou quelques fragments, tapés sur une vieille machine à écrire. En peu de mois, avec sa volonté démoniaque, son espoir que, cette fois, les dieux seraient enfin de son côté, non seulement elle trouva la force de survivre, mais elle transforma sa défaite en un triomphe grandiose. Ragnarök était loin de nouveau. Les étoiles brillaient dans le ciel. » (129) Encore la même chose chez Marina Tsvetaïeva : « Au matin du 28 août, Marina retourna à Ielabouga. Elle resta deux jours seule avec son fils. Nous ne savons pas ce qu’ils se dirent; ni même s’ils se parlèrent. En ces journées, Marina dut avoir l’impression que son destin – ce destin qu’elle s’était obstinément construit de ses mains – ne l’avait mené là, dans cette « voie sans issue » où il n’y avait plus la consolation de la poésie, que pour y trouver un morceau de corde. Le matin du 31 août, les maîtres de maison la laissèrent seule : les uns pour aller à la pêche, les autres pour déblayer un champ. […] Il n’y avait personne. Elle alla dans l’isba. Elle chercha un morceau de corde. Elle prit une chaise, lança la corde au-dessus d’une poutre, et donna un coup dans la chaise – comme Stavroguine. » (159) Dans son portrait de Simone Weil, Citati se base sur un extrait de l’oeuvre de celle-ci pour tenter d’expliquer son rapport à Dieu, et se laisse emporter par le récit : « Dans le robuste langage des mystiques, elle révéla à un ami que le Christ était descendu en elle « et l’avait prise ». « Peut-être que Dieu se plaît à utiliser les déchets, les pièces loupées, les objets de rebut. » Elle apprit par cœur le texte grec du Pater, et chaque matin elle le récitait, recommençant depuis le début si son attention faiblissait. Il lui semblait qu’elle était transportée dans un lieu hors de l’espace, où il n’y avait ni perspective ni point de vue. L’espace s’ouvrait. […] Elle faisait le vide en elle, laissait des brèches s’ouvrir entre deux pensées, deux sentiments. Alors elle ressentait comme un déchirement intime et, dans ce vide, descendait la fluidité de la grâce. » (168) L’ancrage référentiel sert ici à accréditer un passage de pseudo-fiction – puisqu’on imagine que tout n’est pas que pure invention mais plutôt extrapolation imaginative… – qui s’intègre avec cohérence au reste du récit. Le plus bel exemple de passage fictif se trouve à la toute fin du portrait de Cristina Campos, où l’auteur contredit les « apparences » pour dévoiler les « vraies » circonstances de sa mort : « C’est ainsi qu’au petit matin du 10 janvier 1977, Cristina Campos mourut. Elle avait cinquante-trois ans. En apparence, elle était morte d’une crise cardiaque. Bien que jusqu’à la fin elle ait été resplendissante d’esprit et de légèreté, je ne puis m’empêcher de croire qu’elle s’est immolée par angoisse de la perfection : la plus terrible de toutes les angoisses humaines. » (211) Rapports vie-œuvre : Cet aspect est évidemment primordial dans les portraits de Citati. L’intérêt principal est de montrer l’importance des œuvres de ces femmes dans l’histoire littéraire, et c’est par l’engagement que celles-ci ont démontré tout au long de leurs vies envers la littérature que leurs œuvres s’avèrent intéressantes. Citati fait notamment des parallèles entre la personnalité de personnages et des traits de caractères de leur créateur. Chez VW : « Clarissa manque de chaleur, de vitalité; elle est très dure et fragile en même temps; bien qu’elle « pénètre dans les choses comme une lame », elle s’en éloigne aussitôt, vit dans la distance et à travers la distance, laissant un abîme s’étendre entre elle et ses impressions. Les autres personnages l’accusent d’aimer trop les parties, les fêtes, les dîners. Virginia aussi aimait les mondanités; et Clarissa préparait ses dîners dans le même esprit que l’écrivain composant ses livres – comme des offrandes, chargées de tenir soudés les innombrables éléments de la réalité. » (88) Le meilleur exemple de rapport vie-œuvre se trouve dans le portrait de Marina Tsvetaïeva, qui croyait que « le poète existait avant ses vers : comme une force sacrée de la nature, une immense possession démoniaque, une impulsion sombre et éblouissante, qu’il aurait pu ne pas écrire. […] Les vers étaient son corps, son corps était les vers; et entre elle et sa poésie, entre ses lettres et ses poèmes, il n’y avait jamais la moindre distance, la moindre faille. Son chef-d’œuvre, c’était elle, vivante union du corps et des vers. » (151) Cet extrait rappelle l’idée de « l’écrivain sans œuvre » imaginée par tant d’écrivain, de Valéry (Monsieur Teste) à Jean-Benoît Puech (L’apprentissage du roman). Citati explique comment cela se traduisait dans la vie de l’écrivain qui ne faisait pas de différence entre sa vie et son œuvre. « Marina Tsvetaïva conçut le projet d’existence tragique le plus extrême qu’un écrivain ait jamais imaginé. Il y avait eu d’autres existences tragiques, mais un léger épisode comique, un petit jeu, une variation venaient de temps en temps interrompre le drame. La tragédie en cinq actes que fut la vie de Marina Tsvetaïeva ne fut interrompue ou entamée par rien – quoique vivre toujours selon le mode tragique soit, à la rigueur, impossible. Tout donne à penser qu’elle voulut être malheureuse, en amour et dans la vie, pour rester fidèle à son projet. » (149) Plus loin Citati montre précisément comment cette fusion entre la vie et l’œuvre se traduisait dans l’écriture : « Sans cesse il fallait balayer, aller chercher de l’eau, laver le linge, monter le charbon, allumer le poêle, faire cuire une infecte viande de cheval, laver la vaisselle, descendre les ordures. Il n’y avait jamais d’argent pour rien : la note du gaz, du charbon, de la lumière, celle du laitier, du boulanger excédaient ses maigres ressources. Elle n’avait pas de place. Pas de temps. Elle n’avait pas de chaussures pour marcher. Tout était sale. « Je suis éternellement au milieu de la saleté, éternellement les brosses et le balai à la main, éternellement pressée, éternellement au milieu des fagots, du charbon et des cendres : un dépotoir vivant!.. À genoux, je fais la servante – d’on ne sait quoi! Je suis toute tachée de cendres, j’ai des mains de charbonnier – je ne parviens pas à faire partir le noir. » » (155) Thématisation de l’écriture et de la lecture : Cet aspect est très présent dans les portraits, d’abord parce qu’il s’agit de portraits d’écrivains, puis parce que l’auteur tente de cerner la pensée globale de ces femmes en matière d’écriture. Plus que sa propre pensée sur l’écriture, qui est toutefois présente en certains endroits, c’est donc principalement aux conceptions personnelles de ses biographées qu’il s’intéresse. À propos de Jane Austen, il explique sa difficulté, en tant que biographe, à atteindre la pensée profonde et constante de l’écrivaine, chez qui la transparence était loi : « L’on trouve dans les lettres une acceptation de la réalité absolue, compacte et sans faille, comme si Jane Austen était une pierre de Chawton ou de Bath, ou un simple élément de sa famille (entre la servante et le chien), ou encore une tranche de tarte aux pommes pleine de saveur, qu’on a tôt fait de manger. Or, je n’entends pas nier qu’un écrivain a d’abord besoin d’accepter l’existence, d’y adhérer, d’être lumière, arbre ou passant; que la totale acceptation porte souvent en elle une absolue liberté intellectuelle; et que le conflit ou la révolte peuvent au contraire altérer la grâce du regard. Mais il est frappant que ces lettres ne révèlent jamais la trace, l’ombre ou le signe d’une blessure. Alors que la littérature moderne, dont Jane Austen est l’une des divinités protectrices, n’a jamais su fleurir sans que, dans les membres d’un livre, on devine la propagation d’une déchirure qui avait marqué l’esprit de son auteur. » (45-46) Plusieurs passages dans le même portrait présentent des réflexions du même genre à propos de l’oeuvre de cet écrivain (dont à la page 56 sur le « schéma mathématico-musical » des romans). Dans son Virginia Woolf, il explique la méthode – inconsciente – d’écriture de celle-ci : « Elle était une ratée. Et surtout un être à part : une étrangère, comme Kafka. Si elle voulait écrire, et tentait de devenir tout à fait étrangère pour trouver une patrie, il lui fallait tremper sa plume dans ce manque, ce fond nu, misérable, dépouillé, qui gisait là, sous ses splendeurs apparentes et ses richesses de perroquet. » (85) Dans la conclusion de son portrait de Cristina Campos, Citati s’oppose à la pensée pessimiste de cette dernière : « Autrefois, j’aurais moi aussi souscrit à ces propos. Aujourd’hui, je crois que le crépuscule et la fin, pour la littérature su moins, n’existent jamais. Seul existe le Commencement – le crépuscule, la mort, la résurrection et le nouveau commencement, comme le rapportent les contes. C’est là peut-être la seule chose qu’un écrivain puisse croire aujourd’hui. » (218) Sur Ingeborg Bachmann : « [Elle] révèle une passion si amoureuse pour l’exactitude du détail, qu’elle rappelle à la mémoire les romancières anglaises : Jane Austen, Katherine Mansfield, une certaine période de Virginia Woolf. Nous nous souvenons qu’un vrai narrateur aime surtout le détail précis : pour raconter la visite d’une femme chez le coiffeur, pour extraire les couleurs, les gestes, les sensations dissimulées dans cet espace et à ce moment, pour comprendre la poésie d’un fer à friser et d’un bigoudi, il faut une imagination non moins grande que celle qui conçut La Divine Comédie ou Les frères Karamazov. » (226) En donnant l’exemple de Proust, sur l’œuvre littéraire en général (dans l’Épilogue) : « Toute œuvre littéraire véritable constitue un cosmos : un système solaire dans lequel toutes les pages. Les images, les personnages, le style, l’architecture, la ponctuation, les espaces blancs, les intentions déclarées ou sécrètes, les allusions et les lapsus sont unis selon une loi d’airain. Dans un tel livre, tout ce qui est écrit signifie. Ni le hasard ni l’arbitraire, ces divinités qui rendent notre existence si absurde et si capricieuse, n’osent se glisser dans la structure impénétrable d’un grand livre. » (372-373) Thématisation de la biographie : L’épilogue est centré sur une réflexion autour du biographique, du portraitiste littéraire et de l’art du portrait. J’en rapporte ici les extraits les plus significatifs (à mon sens!). Sur sa propre pratique de biographe, Citati explique : « Aussi le portraitiste littéraire s’efforce-t-il de consacrer la réalité lointaine et lacunaire de son modèle une attention toujours présente, toute sa délicatesse et sa souplesse psychologique, un instinct de policier sur les traces d’un criminel; et sa main devient tout à la fois nerveuse à l’extrême et privée de nerfs, afin de suivre chaque mouvement de cette âme. Si le peintre use de toutes les couleurs de sa palette, il emploie, lui, les instruments de la psychologie de chaque époque. […] Le portraitiste littéraire fait très rarement poser son personnage. Il le laisse se déplacer dans une pièce, ou sur le fond indéterminé de la nature – et devient beaucoup plus mobile que lui, se déplaçant, le saisissant sous tous les angles, le surprenant dans un moment d’abandon, passant des laques à la légère touche de l’aquarelle, ou au burin, au clair-obscur. […] Nous sommes un fouillis de fragments psychologiques. » (366-367) Il est également fait mention de Sainte-Beuve (à qui il a emprunté le titre de ses Portraits de femmes) (p. 368), avec qui l’auteur semble avoir plusieurs affinités. « [Le citant :] « Si je devais me juger moi-même, je dirais : Sainte-Beuve ne trace pas un portrait sans s’y mirer; sous le prétexte de dépeindre les autres, c’est toujours un profil de lui-même qu’il nous décrit. » Étrange condition : vivre toujours dans l’ailleurs, jamais chez soi; et multiplier les ailleurs parce que, dans ce jeu de métamorphoses successives, l’on découvre une demeure qui n’a peut-être jamais existé. En tout cela, comme derrière l’apparente bonhomie souriante de Sainte-Beuve, il y a une extase et une horreur de l’autre : un désir d’expansion et d’absence de limites, que quelque force obscure maintient miraculeusement en équilibre. » (369) Topoï : Je reprends ici un extrait du quatrième de couverture qui résume assez bien les thèmes principaux des portraits: « La concentration spirituelle, le courage de l’intelligence, la fermeté de l’esprit, le désespoir, le feu, la fureur, le rêve de l’âme pure. » J’ajouterais : la mort. Hybridation : Romanesque et biographique. Différenciation : Transposition : Par les nombreuses descriptions physiques et psychologiques, Citati effectue une transposition du portrait pictural dans des portraits littéraires, procédé dont il parle dans son épilogue. Autres remarques : LA LECTURE Pacte de lecture : L’auteur se propose de donner des vies brèves et concises de ses biographées. Il ne s’encombre pas de dates et de détails inutiles, mais va droit au but, à la source de l’écriture qui faisait avancer ces écrivains dont il parle. Attitude de lecture : Ces textes sont très intéressants pour notre recherche puisque plusieurs passages s’approchent d’une écriture plus romanesque que biographique et que le biographe y occupe une place considérable. À travers ces vies qu’il raconte, on sent l’aisance et le style de Citati qui s’accordent le plus souvent possible à l’écriture des différentes biographées. Lecteur/lectrice : Catherine Dalpé