====== Alain Farah - Pourquoi Bologne ====== ORION + POROSITÉ - FICHE DE LECTURE ===== I- MÉTADONNÉES ET PARATEXTE ===== **Auteur :** Alain Farah **Titre :** Pourquoi Bologne **Éditeur :** Le Quartanier **Collection :** Série QR **Année :** 2013 **Désignation générique :** Roman (couverture) **Quatrième de couverture :** « Un écrivain dédoublé entre deux époques ne se sent bien dans aucune. Nous sommes à McGill en 1962 et en 2012, en même temps. Mais le problème est ailleurs : sur le campus, un psychiatre se livre à des expériences de déprogrammation sur ses patients. Nab Safi, l’oncle de l’écrivain, en sait quelque chose, mais il n’est bientôt plus là pour en témoigner. Commence alors une enquête où se téléscopent les lieux, les objets, les souvenirs et les gens. Une mère du ghetto libanais joue son fils aux dés pour régler ses dettes. Une adjointe opère un ordinateur à cartes perforées. Le veilleur Diop monte la garde, les dinosaures reviennent, et un drôle de fusil décidera de l’issue des choses, si on y croit assez. Par le truchement d’une vieille photo et d’une piscine gothique, on atteindra les profondeurs traumatisantes de Ravenscrag, le manoir lugubre aux trente-six chambres. À la fois roman de S. F. rétro et autofiction, Pourquoi Bologne est un livre sur la résilience et la littérature comme remède, sur la nécessité de raconter des histoires pour s’en sortir. » **Notice biographique de l’auteur :** Aucune ===== II - CONTENU ET THÈMES ===== **Résumé de l’œuvre :** Le roman est séparé en quatre parties distinctes : « Ravenscrag », « La dolce vita », « 36 chambers » et « Plus jamais ». Dans les trois premières parties, le narrateur – Alain Farah – voyage de façon fluide et inexpliquée entre 2012 et 1962, sur les traces du docteur Cameron, directeur de l’institut psychiatrique Allen Memorial Institute (Ravenscrag), soupçonné d’avoir joué un rôle dans la mort de son oncle en plus de procéder à de monstrueuses opérations de déprogrammation mentale. Dans cette quête, qui est loin d’être linéaire, vont intervenir quantité de personnages aux noms et aux identités changeantes, dont l’assistante Candice, chargée à la fois d’écrire le dernier roman d’Alain Farah et d’élucider les opérations de la CIA, et Umberto Eco, sorte de sémiologue playboy et gangster, que le narrateur nous décrit explicitement comme inventé de toutes pièces. À la fin de la troisième partie, le narrateur, ayant peaufiné à l’aide de son cousin, de Candice et d’Eco un plan d’assassinat du docteur Cameron, pénètre l’enceinte de Ravenscrag en traversant les différents bassins du réservoir McTavish en même temps que les époques. Il se fait capturer par l’ennemi avant de, dans une scène finale qui nous laisse imaginer qu’Alain Farah et le docteur Cameron ne sont en fait qu’un seul et même personnage, se retrouver soudainement aux commandes d’un vaisseau spatial survolant le Mont-Royal, abattant calmement des passants à coups de rayons gamma. La quatrième partie, beaucoup plus courte que les autres, prend la forme d’une lettre ou d’un témoignage écrit par une certaine Marion Blouin (mise en scène plus tôt dans le roman comme ayant pris contact avec le narrateur), et dans lequel elle relate les expériences ratées de déprogrammation et de reprogrammation mentales qu’elle a subies lors de son enfance. De nombreux éléments de ce récit coïncident avec des détails des trois premières parties, laissant soupçonner « l’authenticité » de ce dernier « document ». Mais cette intrigue de roman d’espionnage est rapidement renvoyée au second plan (rappelant bien sûr Prochain épisode, d’autant plus qu’un personnage du roman est baptisé Hamadou Diop), noyée, d’une part, dans un système intertextuel et référentiel loghorréique et, d’autre part, par la rapide dégradation mentale et psychique du narrateur, paranoïaque à l’extrême. Les références, extrêmement nombreuses et variées, vont de la littérature au jeu vidéo, en passant par le cinéma, auquel elles laissent une large place. La philosophie côtoie la science-fiction, et un intertexte n’est bien souvent pas annoncé ou même trompeur (lire plus loin au sujet de Zero Wing). Tout cela rend improbable la reconnaissance de l’ensemble des références par le lecteur. La dégradation mentale et psychique s’exprime principalement dans la rupture de la continuité de l’intrigue et, dans une moindre mesure, des différentes références faites par le récit. **Thème principal :** la dégradation ou la diffraction mentales **Description du thème principal :** Au-delà de l’intrigue de roman d’espionnage, c’est la dégradation de la psyché du narrateur et de son sens des réalités qui ressort principalement de l’œuvre. Cette dégradation s’exprime au tout début par l’instabilité temporelle du récit (entre 2012 et 1962), mais s’accentue plus tard dans un flou narratif de plus en plus grand : les personnages se confondent, les références sont moins expliquées. Paradoxalement, la perte de l’intégrité psychique du narrateur s’exprime aussi par une baisse des commentaires d’ordre métatextuel, donnant au récit une structure plus linéaire où l’intrigue est davantage importante. **Thèmes secondaires :** La littérature comme remède et poison (pharmakon), l’histoire de McGill (et plus particulièrement de Ravenscrag). ===== III- CARACTÉRISATION NARRATIVE ET FORMELLE ===== **Type de roman (ou de récit) :** roman autofictif **Commentaire à propos du type de roman :** Le roman est autofictif si on en reste aux caractéristiques fondamentales de l’autofiction : narration homodiégétique, coïncidence des noms du narrateur et de l’auteur. D’autres éléments appuient la proposition : le narrateur est récemment embauché comme professeur de littérature à McGill et mentionne son premier roman (Matamore n° 29), faits facilement vérifiables. D’autres encore sont invérifiables mais plausibles (l’orphelinat, sa famille, etc.). Finalement, certains éléments, notamment ceux relevant de la science-fiction, sont évidemment inventés. On peut donc parler d’un pacte autofictif relativement faible, quoique la dégradation mentale du narrateur laisse soupçonner un décalage entre le récit et la réalité. **Type de narration :** autodiégétique **Commentaire à propos du type de narration :** La narration est, tout au long du roman, autodiégétique : l’histoire nous est racontée par Alain Farah. Le narrateur change dans la dernière partie (très courte), où Marion Blouin raconte son histoire. Cette partie prend les apparences d’une lettre ou d’un témoignage fait par Marion Blouin et, on le devine, adressé à Alain Farah. Si on imagine que le document est reproduit par le narrateur-auteur, Marion Blouin devient narratrice intra-diégétique. **Personnes et/ou personnages mis en scène :** Alain Farah, plusieurs membres de sa famille (véridicité ambigüe), Umberto Eco (explicitement décrit comme inventé). **Lieu(x) mis en scène :** L’institut Allan Memorial (Ravenscrag), l’Université McGill, Cartierville (le ghetto libanais). **Date(s) ou époque(s) de l'histoire :** 1962, 2012, le crétacé. **Intergénérité et/ou intertextualité et/ou intermédialité :** Intertextualité foisonnante et étourdissante. Notons tout d’abord que la structure du récit suit bien souvent un découpage cinématographique, en scènes rapides, coupées, clairement séparées. Les références au cinéma, explicites ou implicites, sont d’ailleurs nombreuses. À cela s’ajoute une référence générique évidente, de par la forme du roman d’espionnage, à Prochain épisode. Les intertextes sont donc extrêmement nombreux, et vont du cinéma populaire à la philosophie antique, en passant par la sémiologie et le jeu vidéo. La science-fiction (Blade Runner, Do Androids Dream of Electric Sheep?, The Matrix, etc.) semble occuper une place particulièrement importante. Une référence précise, ouvrant la premièrement et clôturant la troisième, semble d’une importance particulière. Je recopie en annexe le dialogue cité en ouverture du roman. Au courant du roman, le narrateur fera continuellement référence à ce passage en précisant qu’il s’agit d’une « série japonaise mal traduite ». Cependant, il ne s’agit ni d’une invention, ni d’une série japonaise. C’est plutôt le dialogue d’introduction du jeu vidéo japonais Zero Wing, sorti en 1989 sur consoles d’arcade, notoire pour sa piètre traduction, que j’ajoute aussi en annexe. Il n’y a, à ma connaissance, aucune traduction française officielle de Zero Wing. On peut donc imaginer que la traduction est d’Alain Farah lui-même. À noter que l’année dans le texte original (2101) est remplacée par 2012. Mais la question de cette citation est encore plus complexe. Plus connu que le jeu vidéo, et plus récent, le phénomène All your base are belong to us est un mème Internet datant du début des années 2000. Remarqué pour son exceptionnellement piètre traduction, le dialogue fait rapidement le tour d’Internet, où il est adapté à toutes les sauces (voir la page Wikipédia « All your base are belong to us »). Il est maintenant considéré comme un mème fondateur de ce que qu’on peut appeler la « culture Internet », reconnu en principe par toute sa communauté. À propos du mème. Le mot, inventé par Richard Dawkins dans Le Gène égoïste en 1976 à partir de « gène » et « mimesis », désigne un élément culturel reconnaissable par un groupe et reproduit par les individus le composant. La notion est à la base de la mémétique. Le mème, en l’occurrence, est le moyen principal par lequel se développe la culture Internet et sa communauté virtuelle qui, en l’absence de d’éléments matériels, doit trouver cohésion à partir d’idées. On peut donc, sans risque, affirmer que la citation de Zero Wing intégrée à Pourquoi Bologne fait référence davantage au mème qu’au jeu vidéo, et par le fait même à la culture Internet qu’il fonde. Et comme cette référence encadre littéralement l’intrigue du roman (si on fait abstraction de la dernière partie), on peut facilement postuler son importance dans le système référentiel mis en place par Farah. Il m’est difficile d’envisager ce que tout cela implique dans la compréhension de Pourquoi Bologne. Voici une piste : les références du roman, comme toute référence, reposent sur la compréhension de celles-ci par le lecteur. Il y a toujours un jeu mis en place dans les situations d’intertexte : celui de trouver la référence, d’être « de mèche », en quelque sorte, avec le narrateur. En ouvrant et fermant son roman avec cette référence, Farah annoncerait d’entrée de jeu l’aspect mémétique de son œuvre. Il y aura reproduit quantité de mèmes (Internet ou pas) qu’il faudra savoir reconnaître, mèmes qui n’ont pas nécessairement de fonction autre que référentielle au sein du récit. Note finale : Pourquoi Bologne se présente, par sa caractérisation formelle complexe de même que par l’appartenance universitaire de son auteur, comme un roman « académique ». Cette proximité au public universitaire, pas nécessairement en phase avec la culture Internet mentionnée plus haut, rend curieuse la référence au mème à travers la citation de Zero Wing; le « lecteur modèle » de l’œuvre est difficile à saisir, d’autant plus que les autres références sont, nous l’avons dit, d’ordres extrêmement variés : science-fiction « culte » ou « populaire », philosophie classique et moderne, cinémas, littératures, etc. **Particularités stylistiques ou textuelles :** Récit découpé à la manière d’un montage cinématographique. La focalisation de la narration suit bien souvent celle qu’on s’attendrait à retrouver dans un film. Par exemple, description de la foule, puis, sans transition, d’un personnage vu de dos et se retournant alors même qu’il est décrit. D’ailleurs, les références directes au cinéma sont très nombreuses dans l’œuvre. ===== IV- POROSITÉ ===== **Phénomènes de porosité observés :** Porosité référentielle, porosité du populaire et du savant, porosité des postures d’écriture (académique et populaire). **Description des phénomènes observés :** La porosité référentielle est, il me semble, la plus importante, d’une part parce qu’elle est la plus patente, d’autre part parce qu’elle ouvre la voie à d’autres types de porosités. J’entends, par porosité référentielle, l’intégration implicite ou explicite de références, d’intertextes, de citations, etc. Il y a donc en jeu une porosité qu’on pourrait dire de « premier degré » : l’ensemble de la culture (savante, artistique, populaire, etc.) « pénètre » le récit, comme malgré lui; la fiction, poreuse à l’extrême, ne semble pouvoir exister qu’en se laissant pénétrer de cette façon. Il y a aussi une porosité de « second degré » dans cette porosité référentielle, qui vient coordonner et mettre sur un pied d’égalité toutes les références. La science-fiction, la philosophie antique et moderne, la littérature québécoise et mondiale, le folklore, l’histoire, le cinéma, le jeu vidéo, la culture Internet, le discours académique, etc., en arrivent donc à s’interpénétrer par leur simple côtoiement, dans leur position nécessairement secondaire par rapport au récit qui les rassemble. L’utilisation de la notion de mème décrite plus haut vient aider à penser cette cohabitation poreuse des références. Le mème, par sa nature même, est vide de sens ou, plutôt, a un sens circulaire : on le reproduit uniquement pour le reproduire. Il est autoréférentiel à l’extrême, contenant sans contenu. Cette piste d’analyse du système référentiel à l’œuvre dans Pourquoi Bologne mènerait donc à un anéantissement du sens, compatible il me semble avec le propos de l’œuvre. Auteur(e) de la fiche : Alex Tommi ===== V- ANNEXE ===== Incipit de Pourquoi Bologne « Dans l’espace intergalactique, là où il fait bon parfois se réfugier, notre vaisseau flotte au milieu des étoiles. J’approche du téléviseur et une voix grave dit : − Dans la futur, en l’an 2012, la guerre était commencée. Une explosion secoue le bâtiment. Le capitaine s’écrie : − Quoi arrive? Le machiniste ne tarde pas à répondre : − Quelqu’un a mis nous sous la bombe! Je sifflote un air léger et glisse une main dans ma poche. Je saisis la dosette que m’a donné le docteur Cameron, puis non, je la lâche. Les yeux collés sur le téléviseur, je rassure le capitaine. − Nous avons signal. Écran primaire allume. Le visage d’un nain se multiplie sur les écrans de la console. L’arrière-plan passe du bleu au rouge. Le commodore maléfique s’adresse à nous d’un air narquois : − Messieurs, comment allez-vous? Toutes votres bases sont appartiennent à nous! Vous êtes en chemin de destruction. Je tente d’avertir le capitaine, en criant à tue-tête pour que mes mots traversent l’écran. Je luis dit de ne pas céder au chantage du nain, que je suis en route avec des renforts. Mais je ne suis pas sûr qu’il m’entende et, comme de fait, l’instant d’après, il demande : − Quoi vous dites? Le commodore nous interrompt. Gracieux dans sa cape améthyste, qui lui donne un teint de cadavre, il lève les bras au ciel en s’adressant au capitaine, au machiniste et à moi : − Vous n’avez aucune chance de survivre, faites votre temps, ha ha ha ha... Ça ne va pas, j’angoisse. J’ai peur de mourir. Je ferme la télévision. Édouard m’appelle à ce moment là. » (p. 11) Dialogue d’introduction de Zero Wing « In A.D. 2101 War was beginning. Captain: What happen ? Mechanic: Somebody set up us the bomb. Operator: We get signal. Captain: What ! Operator: Main screen turn on. Captain: It's you !! Cats: How are you gentlemen !! All your base are belong to us. You are on the way to destruction. Captain: What you say !! Cats: You have no chance to survive make your time. Ha Ha Ha Ha ... Operator: Captain !! Captain: Take off every 'Zig' !! You know what you doing. Move 'Zig'. For great justice. » [Source : http://fr.wikipedia.org/wiki/All_your_base_are_belong_to_us] Capture d’écran de l’introduction de Zero Wing