Novembre 2009
« La littérature fait rarement bon ménage avec l’écriture au présent. » (Samoyault, 2001 : 7)
Le travail de synthèse fait à partir de la lecture des fiches de Kim Leppik a donné lieu à trois documents : le premier, « notes de lecture », se veut une synthèse générale de mes observations suites à la lecture des fiches ; le deuxième, « Petit glossaire des notions et des étiquettes génériques », est, comme son nom l’indique, un document réunissant le foisonnement assez intéressant d’étiquettes génériques données par les théoriciens français ; le troisième, « Lien avec les notions du plan », est un document qui réunit à la fois les données trouvées dans les fiches de Leppik mais aussi sur l’ensemble du wiki, afin de commencer à articuler les différentes parties du plan de l’ouvrage collectif. Par commodité, une seule bibliographie a été produite pour ses trois documents, soit la « Bibliographie – État du discours critique français ».
Dans ce document, je m’attarderai, dans une première partie, à dresser un portrait rapide de la littérature narrative contemporaine française tel qu’on peut le faire à partir des données recueillies. Dans une deuxième partie, je donnerai quelques enjeux critiques et institutionnels qui semblent être les plus grands enjeux de la littérature française (mais j’ai exclu volontairement ici tout ce qui pouvait être reporté au document 3 sur le plan). Finalement, en conclusion (qui se veut une ouverture…), je tente d’établir quelques postulats concernant les discours critiques français et québécois pour l’éventuelle poursuite de la réflexion.
Dans ce document, j’ai essayé d’articuler le mieux possible les différentes notes que j’avais prises, mais qui se résument essentiellement à un copier/coller des fiches de Leppik. La plupart des phrases qui ne sont pas entre guillemets sont tirées de ses fiches et donc de ses reformulations, bien que ma propre prose s’y mêle à l’occasion. Je tiens également à souligner que, en aucun cas, ces documents ne se veulent un substitut aux divers rapports de recherche produits par Kim Leppik; ils en sont plutôt un complément. On excusera toutefois le style quelque peu télégraphique des divers documents.
Dans ces rapports de recherche, Leppik insistait sur deux citations concernant la méthodologie que nous aurons à adopter pour la production de l’ouvrage de synthèse. Ces deux citations m’ont frappé également, la première, de Blanckeman, schématise (sans doute à l’extrême) ce qui est à faire… :
« Mesurer la littérature, c’est donc repérer, dans la suite des œuvres contemporaines, la tension qui se joue entre une dépossession et une réappropriation par voie d’influence renouvelée. » (Blanckeman, 2002a : 115)
Tandis que celle de Viart, ce qui est à dépasser :
« [C]e dossier [sur « Les mutations esthétiques du roman français contemporain] nous alerte sur l’insuffisance de toute vision globale du contemporain qui se limiterait à en poser l’origine historique (le début des années 80), la caractéristique générale (la transitivité de l’oeuvre littéraire), le principal pari (écrire avec/malgré le soupçon) et les postures essentielles : incrédulité, désenchantement, dérision, mais aussi : souci critique, interrogation de l’héritage culturel, dialogique avec les sciences humaines et sociales. (2002 : 11)
Finalement, je signale que, au terme de cette lecture, il m’apparaît qu’il n’est pas nécessaire de poursuivre outre mesure la lecture d’ouvrages théoriques sur le corpus français, sauf à le faire dans une perspective précise, encore à déterminer…
Dans l’ensemble, le discours critique français sur le contemporain semble relativement homogène. Cela, sans doute parce qu’il est le fait de quatre figures majeures (ce qui n’est pas rien, tout de même) qui, à elles seules, représentent les piliers de l’étude de la littérature contemporaine, soit Dominique Viart, Bruno Blanckeman, Matteo Majorano et Dominique Rabaté. Tous les trois semblent d’ailleurs s’entendre sur les phénomènes et les grands enjeux de la littérature contemporaine française et la plupart de ceux qui commentent aussi cette production s’inscrivent en quelque sorte dans l’ombre de ces figures tutélaires.
Cette homogénéité du discours fait en sorte que le champ de la littérature narrative semble assez bien cartographié du côté français, d’autant plus qu’un grand nombre de synthèses existent déjà. D’une manière générale (et c’est maintenant un lieu commun), trois éléments caractérisent la littérature française contemporaine : 1- le plaisir du récit 2- l’expression du sujet 3- la confrontation avec le réel (autrement dit, les trois retours) = Depuis le début des années 80, le roman français est entré dans une période de renouvellements. Le déclin de la recherche formelle donne lieu à de nouvelles pratiques qui ne renoncent pas à la recherche mais se permettent également le plaisir du récit, l’expression du sujet et la confrontation avec le réel (Viart, interviewé par Millois, 1996a, reformulé par Leppik).
Selon Viart et Vercier, les traits principaux de la littérature française contemporaine (1980-2005) se déclinent comme suit :
La littérature française contemporaine est « réancrée dans le monde après décennies de relatif solipsisme, elle est une littérature ‘‘transitive’’, qui se redonne des objets : l’écriture du sujet, de l’Histoire, du réel, l’engagement social. Ce faisant, elle entre en dialogue avec les sciences humaines et avec les autres disciplines artistiques auxquelles elle mesure ses perceptions et ses réflexions, fondant une ‘‘épistémologie’’ proprement littéraire. Héritière du ‘‘soupçon’’ que les générations précédentes ont posé, elle ne s’y dérobe pas, mais travaille avec, et interroge constamment ses propres pratiques. Aussi ne prétend-elle pas diffuser un ‘‘savoir’’ dont elle serait garante : sa légitimité, elle la trouve au contraire dans le scrupule avec lequel elle avance. Car elle n’a pas rompu avec la modernité : si elle prend distance avec ce que celle-ci pouvait avoir de péremptoire et de théorique, elle en conserve en revanche la profonde dimension critique. Aussi est-ce une littérature inquiète souvent, nostalgique parfois, drôle autant que sombre, mais combien exigeante et tonique. » (2005 : 495-496)
En fait, cette citation résume à merveille l’ensemble des propositions élaborées par le discours théorique français – et donc, on peut le supposer, l’ensemble des phénomènes qui caractérisent cette période. J’en ajoute quelques autres, dont une de Blanckeman :
« L’impossibilité pour la littérature de se penser comme universelle, la perte d’un certain esprit de système pourtant fortement ancré dans les traditions y compris contemporaines, imprègnent la littérature romanesque fin de (vingtième) siècle. Elle conditionne l’esthétique et ses modes d’expression : peu d’effets de groupe ni d’écoles, pas de manifestes, plus d’avant-garde auto-proclamée. Elle se répercute sur le statut de l’écrivain en deuil de la figure prestigieuse de l’Intellectuel, et peut-être en simple mal de reconnaissance. Elle régit enfin la pratique du texte, moins épris que jamais d’appartenances génériques, en recherche de formes mutantes et hybrides, accordées à un univers dont le sens se recompose. […] » (2000 : 11)
Une synthèse de Leppik aussi, faite à partir d’un texte de Viart :
La littérature se penche sur le passé, comme en témoignent les romans sur la mémoire, l’Histoire, etc. La société contemporaine se trouve en déshérence et cherche à construire sa filiation, à s’y inscrire, comme en témoignent la quantité de romans de filiation. La littérature insiste sur le silence des pères, essaie de restituer ce qui n’a pas été transmis ou dit, mais cela par scrupule. Elle n’essaie pas de parler à la place des générations trop silencieuses, mais de mener une enquête, tout en mettant en doute ses propres investigations. À cet égard, elle est héritée du soupçon, mais elle l’exerce aussi à son endroit. (faite à partir de Viart, 2005b)
Plus spécifiquement, le roman contemporain rassemble, selon Viart, quatre sortes de questionnements :
1. « les incertitudes majeures du narrateur, son interrogation sur la matière même de ce qu’il rapporte ou reconstitue », la « quête cognitive » ; 2. « une interrogation sur la façon dont il va mettre en récit cette matière et sur les déformations, les trahisons, les falsifications qu’une telle narration suppose », « l’hésitation narrative » ; 3. « une interrogation sur les modes d’appropriation de cette matière, comment l’a-t-il reçue, d’où vient-elle, qui la garantit », « la question de la transmission » ; 4. « une interrogation enfin sur le présent de l’individu et sur tout ce qui le constitue lui-même – identité, histoire, conscience de soi – qui demeure hypothéqué par le soupçon que les sciences humaines ont introduit », « l’inquiétude existentielle ». (1999a : 150)
Divers schèmes semblent ainsi se dessiner, dont celui des rapports entre (auto)biographie et fiction et ceux des rapports entre sujet et histoire, fiction et critique, fiction et vérité, invention et souvenirs, présent et passé, etc. C’est, je crois, ce que Rabaté nomme les « écarts » de la littérature, lorsqu’il soutient que la question de genre n’est plus prioritaire, car c’est plutôt dans la force de « l’écart », « le travail aux marges, dans les espaces indécidables, ou le refus d’assignation générique » que la littérature contemporaine ne cesse de « remettre en jeu et en mouvement les formes héritées. » (2006 : 80, reformulé par Leppik)
Ajoutons à cela l’impureté et le métissage, ce qui fait qu’il y a un mélange entre récit et discours, fantaisie et réalité, sérieux et non-sérieux, etc. Ce que Viart nomme une « posture dialogique » (entre l’héritage et la modernité, entre le sujet et l’autre, entre la réflexion et la fiction, entre l’histoire et l’imaginaire, entre le présent et le passé) et qui caractérise peut-être le plus la littérature de nos jours (Viart, 2001d). Cette « impureté » (Scarpetta), ce métissage, cette hybridation est aussi celui des formes et des genres littéraires.
De plus, « perte », « deuil », « mélancolie » sont des termes qui reviennent aussi sous une forme ou une autre et pour désigner divers phénomènes de la littérature contemporaine. La notion d’ « écriture du ressassement » que propose Rabaté et al. (2001) pour désigner des modes d’écriture propres à notre siècle [XXe siècle] s’inscrit dans cette mouvance. Ou encore, Viart : « L’écrivain écrit dans le soupçon envers ses propres représentations : le présent de son écriture ne cesse de revisiter cette perte de toute immédiateté qui agit et régit l’œuvre. Cette aporie de toute écriture est aussi une expérience du deuil. » (2001b : 72) À partir du début des années 80, les « récits de la mémoire et de la perte font l’épreuve d’un deuil impossible, car le passé n’est jamais suffisamment constitué pour que l’on puisse l’enfouir. » (Viart, 1998 : 23)
M. Borgomano attire quant à lui l’attention sur la question de l’Écriture de la mort des parents, du deuil : « ce thème de la mort des parents a pris une telle ampleur depuis les années 80 qu’il paraît nécessaire d’interroger cette présence massive. D’ailleurs, plutôt qu’un ‘‘thème’’, il faudrait parler d’un carrefour, ou d’un réseau de thèmes axés sur la refondation d’une identité personnelle par le recours à une identité non pas “narrative” mais plutôt “scripturale”. » (2004 : 249)
Le deuil, c’est aussi une prise de conscience (ou toutes les prises de conscience) de l’impossibilité de faire de la littérature « comme avant », comme, par exemple, le deuil d’un idéal du discours (auto)biographique comme lieu d’évidence et de vérité transparente, comme le propose Viart : Le choix du romanesque pour dire le biographique ne relève pas seulement d’un « tour de force esthétique, imposant une contamination d’un genre par l’autre, mais d’une prise de conscience de la nature même du biographique. » (2001c : 17) Finalement, le deuil, c’est aussi celui du « Grand écrivain », mais aussi de la littérature, tel qu’il est véhiculé en grande partie par les critiques et se répercute dans leur façon de parler de la littérature.
Cela conduit, semble-t-il (et entre autres) vers une esthétique de la « fin », des limites de l’art, des croyances, etc. : « À travers l’appropriation de l’outil critique de la “fin”, les écrivains d’aujourd’hui interrogent les limites de l’art en remettant en question la mimésis traditionnelle. » (Termite, 2006 : quatrième de couverture, je souligne)
La fin de l’idée de progrès dégage deux possibles réactions : « Les individus se réfugient dans un présent vécu au jour le jour ou cherchent dans le passé à comprendre comment ils en sont arrivés là. La littérature est le lieu où de telles interrogations se manifestent le plus nettement, au point de modifier sensiblement la forme et le contenu des œuvres qui paraissent. » (Viart, 2004b : 66) L’incapacité générale à se projeter dans l’avenir et les formes diverses de nostalgie conduisent la littérature à s’immerger dans un pur présent et à favoriser une thématique du quotidien, ou de renouer avec un passé dont on a gardés les traces de mémoire. (Reformulé par Leppik)
En cours de lecture, j’ai tenté de repérer les dates et événements importants qui marquent, selon les commentateurs, l’avènement du contemporain. Ceux-ci sont de divers ordres : événements historiques ou politiques, mais aussi littéraires, artistiques ou esthétiques.
Les faits historiques :
Mentionnons, bien sûr, la double-chute, soit celle du mur de Berlin (1989) et celle du communisme symbolisée par les « statues déboulonnées » de Moscou.
Les faits « institutionnels » :
Parution de l’ouvrage de Lyotard : La condition postmoderne: rapport sur le savoir (1979)
La fin du mouvement avant-garde qui voit sa fin en 1982 avec la fin de la revue Tel Quel. En 1983, la décision d’arrêter la publication de Tel Quel coïncide, sur un plan général, avec la crise des idéologies, le reflux des discours théoriques et l’épuisement créatif de la littérature textuelle, autoréflexive et parfois illisible. La période qui s’ouvre, marquée par les trois retours - au récit, au sujet au réel - est caractérisée par la notion de « post-modernisme ».
Vers 1980 l’historiographie « s’infléchit du scientifique vers le littéraire » - elle aussi aurait connu un retour au récit. (Demartini, 2007 : 80-81) La littérature, quant à elle, aurait achevé de « se défaire » à l’aube des années 1980 : elle s’est défaite, par exemple, de « certains espaces d’investigation privilégiés, par la psychanalyse et par le développement des sciences humaines ensuite, par l’apparition des sciences cognitives, peut-être. » (Blanckeman, 2002a : 115)
En 1984, plusieurs publications marquantes concernant la biographie : Vies minuscules de Michon, Tablettes de buis d’Avitia Apronenia de Quignard. Dans la domaine de la critique, La Biographie de D. Madelénat, et chez les historiens, Guillaume le Maréchal ou le meilleur chevalier du monde de G. Duby. En 1989 Pontalis lance la collection L’Un et l’Autre, en 1991 Alain Buisine est le premier à s’emparer de la question et appelle le phénomène « biofiction ». Tout cela crée la « renaissance contemporaine de la fiction biographique » (Monluçon et Salha, 2007 : 10) – Dans les années 1980-1990 une réaction se fait jour : Sarraute et Robbe-Grillet écrivent leur autobiographie, signalant ainsi l’apparition d’une nouvelle génération d’écrivains et d’œuvres centrés sur le « moi ». Cette période est aussi dominée par des romans familiaux.
Selon Henri Raczymow, la mort de la littérature s’est faite autour de l’année 90, quand Pivot a démissionné du « dernier salon littéraire », son émission Apostrophes (1994). Et aussi avec le décès de Sartre : « Pour nous, aujourd’hui, en France, la littérature est une histoire close. On peut dater précisément cette clôture avec la mort de Sartre, le 15 avril 1980. » (1994 : 196)
À partir de 1990, en France, il y a une certaine hégémonie de la forme romanesque (comme au Québec) : Chaque année à la rentrée littéraire sortent quelques 600 titres, pour la plupart des romans, en France. Jamais le roman n’aura été si « hégémonique » dans le paysage littéraire (Rabaté, 2007 :10).
En somme, les années 80-85 sont citées comme moment du tournant intellectuel : mort des maîtres à penser de la modernité, arrêt de Tel Quel, conversion des néo-romanciers à l’autobiographie (Sarraute, Robbe-Grillet, Duras, Sollers). À partir de ce moment, on constate une concurrence de la littérature par l’image. (Baudelle, 2006)
Les faits « esthétiques » :
Au début des années 80, quatre phénomènes déterminent, selon Dominique Viart, un renouvellement de la fiction :
1) Un retour à la littérature transitive après deux décennies de recherches formelles et de solipsisme littéraire. Mais ce n’est pas pour retourner au réalisme : le réel n’est pas décrit par un narrateur omniscient, mais plutôt advient par des consciences immergées. Il ne s’agit plus du réel vu mais plutôt du réel vécu.
2) La fin du régime des « activités séparées ». Après le cloisonnement des années 70, la littérature réinvestit les autres sphères de la société.
3) Une sévère critique de l’idéologie, entre amertume et désillusion.
4) Une réorientation du regard critique. On vit encore dans la suspicion à l’égard de toutes les « téléologies » et dans la perte de l’idée d’avenir. (Viart, 2006, Reformulé par Leppik)
Au delà des années 90, il faut souligner le retour aux romans de génération sur fond d’Histoire ou de chronique, et le récit subjectif, intimiste, centré sur une expérience intérieure avec une dimension de parabole poétique (par exemple chez Millet ou Michon). « Le réel revient avec le sujet, à travers un retour aux sources, aux origines terrines, à tous les enracinements par le terroir ou la famille » (Modiano, Le Clézio) (Gosselin-Noat, 2005 : 222-223) [Extrait d’une fiche de Leppik sur Gosselin-Noat]
Voici une petite liste des phénomènes propres à la période contemporaine. Il y en a bien sûr beaucoup d’autres que l’on retrouvera dans le document « Liens avec les notions du plan ». Je n’ai retenu ici que ceux qui ne me semblaient pas entrer directement dans le plan – bien qu’ils pourraient éventuellement s’y intégrer.
La résurgence du narratif est un phénomène majeur et incontournable de la littérature contemporaine (tant française que québécoise). On peut parler de retour du récit ou de renarrativisation sans citer personne… Mais, en voici une : « Ce qui caractérise le plus profondément peut-être la nouvelle littérature post-moderne, c’est la renarrativisation du texte, c’est l’effort de construire de nouveau des récits. » (Varga, 1990 : 16) Blanckeman parle, pour sa part, d’une « attraction renouvelée du romanesque » (2000 : 17)
Par ailleurs, ce serait par la « narrativisation » de la littérature que les conditions d’émergence du retour du sujet auraient été rendues possibles – soit dans la mise en œuvre du sujet qui profite de sa présence dans le texte pour interroger le processus d’écriture et de représentation lui-même. (Bertho, 1991) De même, la fin de l’Histoire aurait entraînée la renarrativisation des existences, mais d’une façon parcellaire, dans des formes d’écriture relevant de la répétition, de la réécriture et du minimalisme. (Bertho, 1993)
Phénomène assez connu sur lequel je ne m’attarderai pas trop longuement, mais qui peut être poussé très loin, voire, jusqu’à « l’impureté » (Scarpetta, 1985). Viart parle aussi d’une « créolisation constitutive de la littérature contemporaine, qui refuse désormais d’en passer pas des catégories génériques, sauf à les faire jouer entre elles, à les utiliser comme “opérateurs de fiction.” » (2001c : 27) Ce qui conduit à la nécessité d’élaborer de nouveaux outils pour « lire » le contemporain : « Sans doute faudrait-il alors substituer à la critique des genres, au moins pour la littérature contemporaine, une critique des enjeux et des moyens mis en œuvre pour les atteindre. » (2001c : 29)
Retenons aussi que les enjeux liés à la crise des genres semblent se synthétiser par la question du renouveau des écritures biographiques : Les vingt dernières années du XXe siècle constitueraient le second âge d’or de la biographie. Le terme de « vies » réapparaît pour désigner les formes biographoïdes les plus variées, en allant de l’autofiction à la biographie pure, en passant par le roman historique. Le « biographique désigne désormais souvent moins un espace conceptuel précis, que l’éclatement et la privatisation des genres canoniques, peu à peu contaminés par l’autofiction et la biofiction, au point où se brouillent parfois les distinctions entre récit homodiégétique (autobiographique) et hétérodiégétique (biographique), récit fictionnel et récit référentiel, récits personnels et vies littéraires, témoignages ou mémoires fictionnels – à la première personne – et récits biographiques, essais et récits fictionnels. » (Gefen, 2007 : 58) Et tout cela, dans la dernière décennie du XXe siècle, sous l’étiquette de « vie ». [Reformulé par Leppik]
Omniprésent dans le discours et, on peut l’imaginer, dans la production actuelle, comme le constate Ruffel : « L’époque qui s’ouvre alors est celle d’un nihilisme qui peut lui-même céder le pas à la négation. La mémoire est donc un enjeu essentiel. Il s’agit de rétablir, avant même une hypothétique vérité historique, le souvenir de l’histoire, sa consistance. […] Loin d’être une lutte d’interprétation, leurs livres [aux auteurs qu’il appelle maximalistes] luttent avant tout pour l’existence et contre la falsification ; ces enjeux sont aussi ceux, nous le verrons, d’une partie de la littérature contemporaine. » (Ruffel, 2005 : 35) Et, plus loin : La « littérature du dénouement », qui dégage plutôt des vingt dernières années du siècle, doit manifester la triade « héritage-fidélité-transformation ». (Ruffel, 2005 : 44)
D’ailleurs, cette citation d’Huglo résume bien l’ensemble du phénomène : « Mais le retour du récit contemporain indissociable d’une quête mémorielle ne se borne pas aux fictions érudites ou parodiques se retournant sur la mémoire des lettres et des discours. Il concerne aussi le vaste corpus autobiographique et romanesque qui se retourne sur un passé individuel, familial, historique, culturel, social, et qui non seulement intègre mais aussi interroge et réfléchit notre connaissance de ce passé. Cette tendance s’inscrit dans le contexte contemporain de la fin des idéologies et de l’accélération de l’histoire qui impliquerait, selon François Hartog, un changement de régime d’historicité. Au lieu d’une temporalité moderne orientée vers le futur, le temps présent serait omniprésent, sans horizons futur ni passé mais néanmoins soucieux d’un futur incertain, obsédé par la mémoire et les archives. » (Huglo, 2007 : 35)
== Cependant, il est à noter que, du côté de la littérature féminine, le rapport à l’histoire se déclinerait différemment, dans la mesure où les femmes n’ont pas de « mémoire littéraire » (intertextualité) ou de tradition forte. Les textes, plutôt, se replieraient sur le corps (Sarrey-Strack, 2002 : 10-11). – On pourrait d’ailleurs comparer avec le collectif dirigé par Daniel Marcheix et Nathalie Watteyne (2007), L’écriture du corps dans la littérature québécoise depuis 1980.
Aussi, sur mémoire et narration : « La voix du récit moderne est une voix en rupture de mémoire, une voix qui raconte en dehors du souvenir, une voix, aimerais-je proposer, qui pour ordonner le monde doit tabler sur la mémoire d’autrui. » (Daunais, 2004 : 24-25) « Nous entrons ici dans l’espace inédit où le récit se décline hors de toute mémoire, et où la voix narrative sert moins à ordonner le monde qu’à dire l’impossibilité de sa cohérence. » (Daunais, 2004 : 37)
De façon plus spécifique, quelques éléments…
Selon Jean-Claude Lebrun et Claude Prévost, l’une des caractéristiques majeures des textes de la nouvelle génération est le « retour massif de l’Histoire dans le champ littéraire. […] L’Histoire se situe à l’horizon d’une majorité de romans ; toutes les époques se voient convoquées, de notre siècle à l’ère napoléonienne et jusqu’aux temps reculés de la légende et du mythe. » Cette Histoire ne revient pas comme fil conducteur, mais comme poids énorme d’une « présence décisive mais apparemment immatérielle et muette. » (1990 : 48)
Mais ce mouvement vers l’histoire irait dans deux sens, car, selon Viart, ce que la critique a appelé postmodernité combine « le retour et la déshistoricisation des récits, la déhiérarchisation des valeurs, le repli sur la sphère individuelle et favorise l’émergence de textes consacrés au présent immédiat, aux “petits bonheurs” familiaux ou individuels comme Philippe Delerm ou Dominique Barbéris. La même distance ironique s’observe chez les écrivains que leur éditeur qualifie d’impassibles : Jean-Philippe Toussaint, Patrick Deville, Christian Oster, voire Jean Echenoz… » (2006 : 189-190.) Dans un mouvement inverse, plusieurs écrivains (Rouaud, Ernaux, Millet, Bergounioux) tentent une réhistoricisation. Ils essayent de « restituer ce passé que nous semblons si mal connaître et non moins mal “digérer”. » (2006 : 190) Ainsi, la structure narrative du roman historique contemporain diffère des romans historiques traditionnels : le récit linéaire est remplacé par « une reconstruction hésitante et inquiète d’expériences partielles, habitée par une double question : comment en est-on arrivé là ? L’homme a-t-il encore un quelconque avenir ? » (Viart et Vercier, 2005 : 126)
Histoire et sujet semblent être deux entités liées dans la réflexion sur la littérature contemporaine : « Du côté de la réécriture, c’est souvent le roman historique qui sert de base, donnant le roman historique postmoderne – ce dernier « présente une option anthropologique et ontologique plus vaste [que celui de la modernité] : faire revivre les histoires, c’est-à-dire les intrigues et leurs motivations, dans leur vertigineuse pluralité, c’est repartir, au-delà du politique, à la recherche du sujet, c’est recontextualiser l’homme aujourd’hui. » (Varga, 1990 : 19-20)
La mise en scène de l’histoire est aussi un moyen d’interroger le couple fiction/représentation : « [L’histoire] est l’objet, dans ces récits [Bon, Didier, Daeninckx , Le Touze, Desarthe, N’Diaye, Darrieussecq, Rosset, Ravey] qui refusent en effet résolument le roman historique, d’un questionnement spécifiquement romanesque portant sur les limites entre fiction et réalité, ainsi que sur les modalités d’inscription de l’événement historique dans le récit. » (Michel, 1996 : 61)
En somme, pendant les deux dernières décennies, la littérature française a ainsi renoué un rapport avec l’histoire qui a été perdu pendant les années 60 et 70. Ce rapport est thématisé (représentation des événements les plus marquants du 20e siècle) mais il est également formalisé, il devient « véhicule de questionnement, la source et le but d’une quête et d’une enquête » : les écrivains semblent montrer une volonté d’interroger le passé comme origine et/ou repoussoir du présent. Ce renouvellement d’intérêt historique vitalise le récit et valorise la fonction narrative. (Rubino, 2006 : 9) A lieu de sous-estimer le caractère problématique du travail de mémoire, le roman contemporain l’assume. Par exemple, l’exploration autobiographique, travail foncièrement subjectif, est souvent accompagné de l’usage de points de repère matériels (photos, lettres, journaux, etc.), et l’archive/l’archéologie sont souvent convoqués quand il s’agit d’interroger un passé plus lointain. (Rubino, 2006 : 10)
L’un « des traits éminemment postmodernes (par son hybridité) de notre rapport au passé repose sur la bousculade des époques, […]. Mais le roman s’oriente aussi volontiers vers une quête inquiète ou nostalgique des origines, que celles-ci soient familiales (Yourcenar, Le Clézio, Ernaux, R. Millet…) collectives (Chamoiseau, Glissant, Condé…) ou les deux (Simon, Modiano, Bergounioux, S. Germain). (Baudelle, 2006 : 21 ?)
Ce rapport conflictuel au passé et à l’histoire entraîne un renouveau du romanesque, tant dans sa forme que son contenu :
[L’écriture] « apparaît ainsi travaillée par la tension entre le désir d’un romanesque hérité pour une part de la tradition du roman [..] et la difficulté de l’adapter aux fractures de la réalité contemporaine. C’est bien la problématique de la postmodernité qui se joue là, partagée entre la double exigence de la déconstruction et d’une mémoire active, et c’est dans cet effet de torsion que se propose un certain renouveau du romanesque. » (Cousseau, 2004 : 370)
« J’ai parfois l’impression que la littérature française contemporaine est confrontée à cette tâche nostalgique : se tourner vers le passé mais ne plus être sûr qu’il vous soit redonné ; voir bien plutôt dans la fiction qui était faite pour ressusciter les signes multipliés de sa perte, de son éloignement, être gagné par la multiplication des marques de l’absence et de l’effacement. » (Rabaté, 1999 : 285)
La réactivation des figures d’écrivains (donc d’un certain héritage littéraire) est un phénomène très important en France. N. Secondino (entre autres, je crois) remarque que c’est particulièrement les écrivains du XIXe siècle qui sont l’objet d’une réactivation et pose l’hypothèse que cette réactivation serait axée sur une volonté de rallier l’ensemble des publics :
« Il apparaît que la nature insaisissable des textes contemporains n’est pas un produit exclusif de notre temps, mais un héritage du XIXe siècle. La présence de cette époque dans la prose actuelle parvient ainsi à rapprocher d’un côté, les critiques et les “lecteurs professionnels” de l’actualité littéraire et de l’autre, les “lecteurs amateurs”, qui ne s’intéressent qu’à l’extrême contemporain, des classiques. » (2007 : résumé, p. 329)
Tout cela est aussi lié à la question de la filiation….
« La récupération des données culturelles n'est pas propre à la post-modernité […]. Mais il est certain qu'elle s'est accentuée après le tournant des années 1980, et qu'elle va donc dans le sens d'un mouvement de reflux, caractéristique majeure de la littérature à la fin du XXe siècle. » (Brunel, 1997 : 193, je souligne)
« Où va donc la littérature française aujourd'hui? Moins, me semble-t-il, vers le néant dans une course folle à la modernité que vers une post-modernité où le nouveau se conquiert à partir du donné culturel. » (Brunel, 1997 : 206)
C’est aussi, ce me semble, le phénomène du « recyclage », de l’ « écologie »…
Il y a méfiance par rapport aux discours, mais les écrivains s’appuient sur des documents, des objets, des archives, etc.
« L’un des lieux où ces mutations se nouent de façon particulièrement dense est celui de l’archive : là où la mémoire assimilée et transmise entraîne un oubli et une transformation constante du passé en fonction du présent, l’archive conserve des traces qui, faisant surgir le passé dans le présent, en fait apparaître toute l’hétérogénéité. Les archives sont l’une des formes de l’étirement interminable du présent vers un passé qui, même s’il est relativement proche, apparaît souvent comme étranger, éclaté, résiduel. » (Huglo, 2007 : 35)
« La présence seconde, qui ramasse selon moi les principaux enjeux critiques de la voix dans les récits contemporains, constitue en elle-même une expérience devenue courante : au cinéma, les images défilent sous nos yeux, elles viennent nous toucher ici et maintenant, mais elles sont aussi des traces, l’enregistrement d’un présent qui n’est plus. On pourrait multiplier les exemples de présence seconde qui, détachée du vif et de la performance, constitue une temporalité désormais banale ; là n’est pas mon propos. Ce qui m’intéresse vient de ce que la secondarité implique un troisième déplacement lié au précédent celui de l’anachronisme : le retour du récit dans la littérature contemporaine peut être compris comme l’émergence d’un “revenir” dans le récit, où des modes de subjectivité, des façons d’entendre, de dire, de raconter et de voir le monde conjugueraient comme un “feuilleté” d’archives. Au sujet/récit “tramé de voix”, on pourrait substituer un sujet/récit tramé d’archives et de mémoires. » (Huglo, 2007 : 37-38)
Sur la question de l’archive et de l’autobiographie, voir l’article de Sherigham (2002)
C’est bien connu, la période contemporaine serait marquée au départ par la fin des avant-gardes, mais celles-ci auraient tout de même une certaine postérité, dans la mesure où c’est « contre » elles que s’affirme la littérature contemporaine, du moins si on en croit Scarpetta :
Entre le modernisme et le postmodernisme, une ligne de démarcation : pour le premier, « la représentation devait être subvertie par l’irruption du “réel“ », alors que pour le deuxième, « assumer le simulacre en tant que tel repousse le réel dans l’“impossible” : tout est artifice, rien n’est à prendre au premier degré – il n’y a pas de métalangage parce qu’il n’y a que du métalangage. » (Scarpetta, 1985 : 29) L’idéologie du mineur « se caractérise, en gros, par trois postulats : 1 La revendication d’une totale liberté dans le choix des styles et des matériaux (par opposition au “purisme” des avant-gardes), d’un primat du plaisir (par contraste avec leur ascétisme) ; 2 Le constat de la fin des avant-gardes, justement, de leur exténuation, et le soupçon porté à partir de ce constat sur l’ensemble des arts majeurs (c’est tout une culture qui est rejetée sous prétexte des impasses de sa toute dernière période ; 3 Le “populisme”, soit l’idée d’un recours aux éléments culturels populaires comme signes d’authenticité, forces de subversion, ou “lignes de fuite”. » (Scarpetta, 1985 : 78-79)
Ainsi, l’avant-garde (ou devrait-on dire son fantôme?) ne serait pas totalement absente du paysage littéraire, elle est seulement déplacée ou, pour employer un terme à la mode, « décentré », démultipliée dans les œuvres elles-mêmes. C’est du moins ce qui se dégage des propos de Blanckeman qui postule qu’il y aurait un déplacement des avant-gardes vers un travail de la forme, un renouvellement des esthétiques narratives : « Par l’ironisation de ses modes de représentation, l’écriture suscite une dynamique romanesque à plusieurs vitesses. Entre le récit et sa propre intrigue, elle se fait agent de tension, de distance, de vertige, oscillant à la légère entre une éthique minimaliste et une esthétique de la dérision. […] [C]ertaines fictions s’autogénèrent en adoptant parfois par programmation un jeu de conduite strictement textuel. Un esprit avant-garde se maintient donc, contrairement à ce que l’on affirme parfois […]. Plusieurs écritures mènent ainsi à bien une mutation des formes narratives usuelles et une recherche de règles qui sachent produire des ressources alternatives. » (Blanckeman, 2002b : 8-9)
Les jeunes auteurs de Minuit seraient ceux qui poursuivent un certain débat sur la littérature, sans théoriser, mais plutôt par une sorte de réappropriation des codes littéraires : « Contrairement à la génération précédente, la nouvelle génération ne participe pas en groupe aux débats sur la littérature et n’avance pas de théorie commune. On peut isoler, depuis 1989, un « banc, ou bien l’unique banc » de la littérature actuelle, soit les JAMs. Ces derniers se distinguent par la réduction des techniques narratives et par leur relation (de continuité ET d’opposition) aux Nouveaux Romanciers. Ce minimalisme, considéré comme l’une des tendances par laquelle le postmoderne se distingue par rapport au moderne, peut-être un minimalisme de forme (brièveté de mots, phrases, paragraphes, récits, œuvres), de style (ton impassible, démantèlement du vocabulaire, syntaxe et rhétorique), ou de contenu narratif (réduction des personnages, exposition, mise en scène, intrigue). » [Extrait de la fiche de Leppik sur CRIN, « Jeunes auteurs de Minuit », n° 27, 1994]
La littérature est ainsi « critique » (tout comme l’époque), mais n’est pas engagée.
L’homogénéité du discours critique, évoquée au début de ce document, me semble présente aussi du côté québécois, sans pour autant que ces discours de part et d’autre se recoupent. Des phénomènes similaires sont pourtant observables dans les deux littératures. Par exemple, la question des différents retours est la même des deux côtés (et pose les mêmes enjeux d’un point de vue littéraire), celle de la question de la littérature féminine également, de même que celle de l’éclatement des genres, du passage du collectif au solipsisme ou celle d’une littérature devenue beaucoup plus critique (dans tous les sens du terme) sans être pour autant engagée.
D’autres phénomènes, remarqués plus ponctuellement par certains critiques, sont aussi observables des deux côtés, comme celui de l’esthétique ou du processus de recyclage, proposé par Nepveu au Québec et par F. Briot, dans « La littérature et le reste », pour caractériser la littérature contemporaine française (mais avec sans doute des différences qu’il serait peut-être pertinent d’étudier) :
Chez Nepveu, la notion de « recyclage » est un « un des aboutissements désormais réalisés de la modernité et des idéologies qui s’y rattachent. L’écologie est l’au-delà du non-sens moderne, la reprise de celui-ci à même la vision d’un système complexe de forces, d’une organisation des ressources vitales. » (1989 : 151)
Chez Briot, « ces récits fonctionnent donc sur un principe d’égarement. Dans cet univers du plagiat, où toute écriture est forcément une réécriture, une mémoire, le plus important n’est pas la reconnaissance de la source, la reconstitution d’un état d’“avant la poubelle”, mais le simple soupçon, ludique, que cela vient d’ailleurs, et a servi, ailleurs et en d’autres temps, à d’autres intentions, d’autres fonctions. » (Briot, 1998 : 171)
De même, d’autres enjeux, reconnus comme étant les plus marquants de la littérature contemporaine, vont au delà des frontières géographiques. Par exemple, ce que propose L.Nissim à propos de « l’extrême contemporain » :
altérité : le destin babélique (et non monolingue ni monoidéologique ni monothéiste), marginalité : sa fonction de colloque des mondes, de dialogue des cultures à un niveau partenaire : écouter l’autre et se dire, pour sauver les différences, pour sauvegarder les complexités, contre la globalisation monoculturelle. métissage : la contemporanéité se reconnaît dans une identité complexe et métissée qui réunit plusieurs cultures. [Tiré de L. Nissim (2002), reformulé par Leppik]
Cependant, la majorité des phénomènes qui sont similaires dans les deux littératures se déclinent aussi selon des impératifs différents, une tradition différente, un passé différent, etc., et, en ce sens, ils semblent plutôt être des phénomènes proprement « contemporains » plutôt que spécifiques à une littérature (à un contexte géographique) – il sera alors pertinent pour le collectif, comme il l’avait été suggéré, de fournir des concepts qui « traversent » les deux littératures (et pourraient même éventuellement s’appliquer à d’autres littératures).
La question de la perte et du deuil, par exemple, dont parlent nombre de critiques français, bien que moins fréquemment évoquées en ce qui concerne la littérature québécoise, n’en est pas moins présente, puisque la perte du grand écrivain et plus encore la mort de la littérature (Nepveu et Ricard) ont été largement commentées. Sur ces questions, il serait intéressant de comparer leur propos avec celui de Raczymow (1994) ou des contributeurs du collectif Le cadavre bouge encore (2002) [fiche à venir]
Autre exemple : la question des « décentrements dont parlent Biron, Dumont et Nardout-Lafarge pour caractériser la littérature contemporaine québécoise (par rapport à la nation, à l’Histoire, à la France, à la religion catholique, à la littérature elle-même) peuvent s’observer aussi dans la littérature française dans la mesure ou ces décentrements « se ramènent peut-être au fond à un seul », comme le suggère les auteurs, « qui est celui du sujet individuel lui-même, lequel doit reconstruire son identité dans un monde où la nation et la famille se sont décomposées » (Biron, Dumont, Nardout-Lafarge, 2007 : 534) – phénomène donc proprement contemporain. Qui plus est, en plus du phénomène social d’individualisation que la littérature tant française que québécoise reflète, tout cela s’inscrit aussi dans le cadre plus général de la pensée postmoderne qui, elle-même, serait une pensée du décentrement :
« La pensée postmoderne met donc au premier plan, contre l’idée de centre et de totalité, celle du réseau et de dissémination. Tandis que la modernité affirme un universel (unique par définition) la postmodernité se fonde sur une réalité discontinue, fragmentée, archipélique, modulaire où la seule temporalité est celle de l’instant présent, où le sujet lui-même décentré découvre l’altérité à soi, où à l’identité-racine, exclusive de l’Autre, fait place l’identité-rhizome, le métissage, la créolisation, tout ce que Scarpetta désigne, dans le champ esthétique par le concept d’“impureté”. » (Gontard, 2001 : 285-286, je souligne)
Enfin, dernier exemple : La question du retour massif de l’histoire qui revient comme « poids énorme » pourrait s’apparenter à ce que Nicholas Xanthos, au Québec, a nommé les « fictions du contemporain », dans lesquels le passé et l’histoire ne cessent de surgir dans le présent pour l’empêcher d’advenir.
Phénomènes communs à l’ensemble de la littérature, donc, mais avec bien sûr des variantes par rapport à l’Histoire (singulière à chaque littérature), comme le suggère Blanckeman :
« La mise en question simultanée des identités narratives (développement de formes d’écriture mixtes) et ontologiques (interrogation sur le subjectif et le collectif) incite pourtant à penser que certaines pratiques romanesques se redéfinissent en phase avec l’histoire, et qu’une adéquation par le trouble, par le pari, par les agencements tentés, lient, dans l’urgence réciproque, le littéraire et son temps. Simplement, les urgences historiques varient d’un continent à l’autre : à mouvements de civilisations différentes, romanesque désaccordé. » (2000 : 18-19, je souligne)
Dans un autre ordre d’idées, je me demande si on peut considérer que l’essai de Scarpetta (1985) n’annonce pas la littérature française contemporaine au même titre que le fait l’essai de Nepveu… Cela mériterait d’être fouillé plus avant. Mais je retiens, en terminant, la synthèse des propos de Scarpetta :
4 motifs dans l’art postmoderne : i- impureté – la contamination des arts les uns par les autres, capacité du roman de tout avaler ii- recyclage - du baroque, de sa gratuité, dépense, luxe, sensualité, impureté iii- traitement du mal par le mal – il ne s’agit pas d’assumer innocemment ce sur quoi le soupçon porte, mais de le pervertir de l’intérieur, le combattant plutôt par excès que par défaut iv- déréalisation - l’art du simulacre généralisé et assumé, de l’hyperspectactularisation, de la représentation paroxystique, de l’impureté généralisée (1985 : 380-382)