FICHE DE LECTURE THÉORIQUE
Auteur : Pierre Bayard Titre : Et si les livres changeaient d’auteur ? Lieu : Paris Édition : Minuit Collection : Paradoxe Année : 2010 Pages : 156
Dans le prologue, l’auteur donne trois justifications aux changements d’auteurs qu’il se propose d’effectuer dans son ouvrage. D’abord, il affirme qu’on ne connaît somme toute que peu les auteurs, que ceux-ci aient vécu à une époque éloignée ou récente : « Chacun sait aujourd’hui, depuis les enseignements de Proust et de Valéry, à quel point le créateur de l’œuvre diffère souvent de la personne réelle que nous pouvons rencontrer dans la vie courante. » (2010 : 11) Il affirme ensuite que l’erreur – volontaire ou non – peut conduire hors des sentiers battus, c’est-à-dire à porter un regard différent sur les textes. Enfin, les changements d’auteurs constituent une véritable création, un travail fictionnel, de la part de ceux qui les effectuent. Bayard écrit que « l’activité imaginaire […] ne constitue nullement une part secondaire de la lecture, mais le cœur même de la relation que nous entretenons avec les œuvres » (2010 : 13).
Dans la première partie de son ouvrage, Bayard étudie le cas de célèbres attributions incertaines. Il se penche en premier lieu sur l’Odyssée qui, selon l’éminent helléniste britannique du XIXe siècle Samuel Butler, aurait été écrit non pas par Homère, mais bien par une jeune Sicilienne. Le second chapitre est consacré à Hamlet, dont la paternité a souvent été discutée. Bayard, quant à lui, choisit d’étudier la piste privilégiée par Freud, qui soutenait que l’œuvre shakespearienne aurait été écrite par Edward de Vere. Le dernier chapitre se penche sur l’attribution à Corneille des toutes les pièces importantes de Molière, en particulier Dom Juan.
Le cas de l’Odyssée conduit Bayard à réfléchir à proprement parler à la notion d’auteur. Il écrit : « Mais la question de savoir si Butler a ou non raison – l’auteur de l’Odyssée est-il un homme ou une femme ? – et si ses arguments sont historiquement fondés perd beaucoup de son importance si l’on admet que son hypothèse ne relève pas de la science, et n’a donc pas à être soumise au crible de l’érudition, dans la mesure où tout nom d’auteur est une fiction. » (2010 : 27) Bayard montre en effet de quelle manière un nom d’auteur « attire autour de lui toute une série d’images ou de représentations, tant personnelles que collectives, qui viennent interférer avec le texte et en conditionnent la lecture » (2010 : 27). Ainsi, l’auteur est également concerné par le travail imaginaire effectué lors de la lecture du texte, jusqu’à constituer selon Bayard l’un des personnages de son propre texte. C’est ce qu’il décrit comme « l’auteur imaginaire », et qu’il définit en ces termes dans le lexique qui figure à la fin de l’ouvrage : « Représentation que les lecteurs se font de l’auteur d’une œuvre. » (2010 : 155)
Dans le second chapitre, Bayard explique que le nom d’auteur recouvre trois référents distincts. D’abord, l’auteur réel, c’est-à-dire la personne physique. Ensuite, le moi intime, profond : l’auteur intérieur. Bayard illustre cette idée en évoquant la différence soulevée par le narrateur proustien lorsqu’il découvre que le véritable Bergotte n’est pas le beau vieillard qu’il avait imaginé. Enfin, l’auteur imaginaire. Selon Bayard, c’est cette vision imaginaire produite par le lecteur qui l’empêche d’avoir véritablement accès à l’œuvre, d’autant plus qu’elle est systématiquement confondue avec les deux autres référents. « Si le nom d’auteur fige, c’est qu’il interdit de voir, ou contribue à faire oublier, que nous avons affaire en réalité, en lisant les auteur et en parlant d’eux, à une série mouvante de représentations, où interfèrent des éléments venus de notre scolarité, les autres œuvres du même auteur dont nous avons eu connaissance, les rêveries que nous développons autour de leur nom. » (2010 : 39-40) Toutes ces images influencent notre accès au texte.
Dans le troisième chapitre, l’auteur montre comment le fait d’attribuer les pièces de Molière à Corneille permet d’une part de mettre de l’avant certains éléments de ces pièces qu’on passe généralement sous silence, et d’autre part de modifier notre perception des autres pièces de Corneille. Il s’agit selon Bayard de passer de la simple comparaison à la métaphore, donc au lieu de dire que Dom Juan de Molière fait penser à Corneille, d’affirmer que Dom Juan est de Corneille. C’est qu’il appelle une métaphore active : « Comparaison entre deux auteurs menée à son terme, et conduisant à la substitution de l’un à l’autre. » (2010 : 156) En marge de ces métaphores actives collectives, qui conduisent à substituer deux auteurs qui peuvent être associés aisément, Bayard propose de valoriser les métaphores actives individuelles, c’est-à-dire les substitutions effectuées par le lecteur lui-même, selon les ressemblances qui relèvent de sa propre perception. Ces substitutions « témoignent […] que nous ne sommes pas seulement les habitants d’une bibliothèque collective anonyme où peuvent être comparés des auteurs objectivement proches selon des critères historiques, mais aussi de cette bibliothèque individuelle que nous habitons en secret, où voisinent des livres apparemment disparates, venus de tous les lieux et de tous les temps, dont la rencontre heureuse nous constitue comme sujets » (2010 : 52).
La seconde partie se penche sur Gros-Câlin d’Émile Ajar/Romain Gary, en insistant sur le fait que le changement d’attribution imaginé par l’auteur lui-même a permis de faire découvrir son œuvre à de nombreux lecteurs qui auraient été rebutés par l’image de l’écrivain résistant. Le cas de J’irai cracher sur vos tombes de Boris Vian, d’abord publié sous le pseudonyme de Vernon Sullivan et dont Vian clamait n’être que le traducteur, a la particularité d’effectuer un déplacement culturel radical. Enfin, Bayard s’intéresse à Alice au pays des merveilles, en déplaçant Lewis Carroll dans le temps afin d’en faire un écrivain surréaliste. Dans cette deuxième partie, l’auteur introduit la notion de mise en perspective, qu’il décline à travers chaque chapitre.
Le changement d’auteur opéré par Gary est, selon Bayard, un exemple d’erreur créatrice, car au lieu de couper le lecteur de la réalité, l’erreur lui permet au contraire de percevoir l’œuvre de manière plus juste que si sa lecture avait été biaisée par la réputation de l’auteur. C’est ce que Bayard nomme la mise en perspective : « Remettre en perspective, et donc pour ce faire fausser délibérément la perspective, c’est ainsi se donner les moyens de faire lire un texte sans que l’image de l’auteur ne vienne en perturber la réception. Et si ce rétablissement de perspective peut impliquer de ne pas tenir compte de l’auteur, il peut aussi impliquer parfois de se résoudre à lui en substituer un autre, comme l’ont bien compris les écrivains qui recourent à des pseudonymes, décidés à restituer à leur texte, contre tous les écrans biographiques, un peu de sa nouveauté perdue. » (2010 : 61)
La mise en perspective effectuée par Boris Vian est plus radicale encore que celle de Gary, puisqu’il s’agit dans ce cas d’un changement radical de culture. Bayard explique que, plus encore que la volonté de ne pas assumer directement la paternité de ce texte choquant, c’est le désir de faire authentique qui motivait Vian à publier ce texte sous un pseudonyme. En effet, il s’agit de placer le lecteur dans les dispositions qui lui permettront d’apprécier pleinement l’œuvre, ce qui n’est pas possible dans le cas de J’irai cracher sur vos tombes si on croit que le roman a été écrit par un auteur français. Par ailleurs, souligne Bayard, ce mensonge mène à une vérité, car Vian ne fait pas que situer l’action de son roman aux États-Unis, il cultive aussi activement son américanité, notamment par sa passion pour le jazz. Des mises en perspectives comme celles de Gary et de Vian permettent donc aux auteurs de montrer une partie de leur personnalité qui sans cela serait occultée par les attentes du lecteur. Car l’inconvénient du nom d’auteur « est de geler l’identité, en la restreignant à une partie d’elle-même, et en immobilisant les images extérieures qui en sont données. » (2010 : 70) « Le recours à un nom d’emprunt, ajoute Bayard, permet au contraire d’accroître la polysémie du texte, non pas en le transformant – il reste identique à lui-même –, mais en multipliant les significations virtuelles dont il est porteur. » (2010 : 70)
Le chapitre consacré à Alice au pays des merveilles est différent des deux précédents, puisque la mise en perspective a été ici effectuée par Bayard et non par les auteurs eux-mêmes. Cette mise en perspective permet de faire apparaître des convergences entre le livre de Lewis Carroll et le courant surréaliste (logique en rupture, imagerie, jeu sur le langage, intérêt pour la psychanalyse et pour le rêve). Ainsi, l’œuvre de Carroll, généralement considérée extérieure à tout courant littéraire, aurait très bien pu être produite à une autre époque. Sur le modèle de l’intertextualité, Bayard propose la notion d’intercréativité, qu’il définit de la manière suivante : « Travail de création effectué en commun par des auteurs appartenant à des périodes différentes. » (2010 : 156) L’intercréativité, explique-t-il, « a nécessairement une dimension subjective, au sens où il faut un lecteur particulier avec sa culture et sa sensibilité propres pour percevoir les autres auteurs virtuels qu’un texte aurait pu connaître dans une autre version du monde et dont il porte à son insu les inscriptions discrètes. » (2010 : 78) Bayard conclut donc la deuxième partie de son ouvrage en insistant sur l’importance du lecteur dans le processus de réattribution des œuvres.
Dans la troisième partie de son ouvrage, Bayard va plus loin en effectuant lui-même la réattribution des œuvres. Il attribue L’Étranger d’Albert Camus à Franz Kafka, Autant en emporte le vent de Margaret Mitchell à Léon Tolstoï et intervertit les auteurs des Sept piliers de la sagesse et de L’amant de Lady Chatterley, T.E. Lawrence et D.H. Lawrence. Bien que l’exercice auquel se livre Bayard soit fascinant, je ne m’arrêterai pas longuement à rendre compte de cette partie, puisque l’auteur, ayant déjà mis en place dans les parties précédentes la réflexion sur laquelle il fonde sa démarche, se contente ici de la mettre en application. Son analyse, comme il l’évoquait dans le chapitre sur Dom Juan, bénéficie autant aux œuvres qu’aux écrivains à qui elles sont attribuées, puisque ce nouveau regard porté sur les textes et sur les écrivains met en évidence des caractéristiques réelles, mais auxquelles on porte généralement peu d’attention. Par exemple, l’attribution de L’Étranger à Kafka met en évidence la thématique judiciaire et la culpabilité du personnage principal, qui, bien que présentes dans le texte de Camus, sont délaissées au profit du thème de l’absurdité.
Dans la dernière partie de son ouvrage, Bayard effectue des réattributions ailleurs que dans la littérature. Le premier chapitre attribue L’Éthique de Spinoza à Sigmund Freud, le deuxième chapitre soutient que Le cuirassé Potemkine de Sergei Eisenstein est un film d’Alfred Hitchcock et, enfin, le dernier chapitre traite du Cri d’Edvard Munch, attribué au musicien Robert Schumann. C’est ce dernier chapitre qui se révèle le plus intéressant, puisque Bayard y traite de la correspondance entre les arts. « Cette correspondance entre les arts à laquelle Schumann nous invite est essentielle, car elle tend, elle aussi, à réduire la place de l’auteur, en tout cas sous sa forme habituelle. Dans la perspective ainsi ouverte, tel écrivain aurait pu, dans un monde différent, être peintre ou musicien, et son œuvre, en certains moments qu’il faut apprendre à percevoir dans leur fugacité, persiste à porter les traces de ce destin inachevé. » (2010 : 145-146)
En conclusion, Bayard fait le point sur les avantages qui découlent des changements d’auteurs. En premier lieu, mettre en valeur une problématique délaissée. Ensuite, montrer la modernité d’une œuvre (par exemple, la modernité de L’Éthique de Spinoza). Le changement d’auteur permet également de modifier le regard qu’on porte sur une œuvre, en modifiant l’horizon d’attente du lecteur. Enfin, permettre un dialogue entre les différents arts. En somme, les changements d’auteurs permettent de préserver le dynamisme des œuvres. En terminant, Bayard met cependant ses lecteurs en garde : il faut éviter que les changements d’auteurs mènent à une nouvelle forme de fixité ; il vaut également mieux ne pas faire les changements d’auteurs au profit d’écrivains à qui il est facile d’attribuer l’œuvre, car ce changement n’apporterait aucune nouveauté. Bayard conclut : « Préserver le dynamisme du texte et l’intérêt de la lecture en prônant le recours systématique à l’attribution mobile, c’est donc prendre la mesure de tous les mondes possibles qui se rencontrent en chaque œuvre et de tous les auteurs qui auraient pu l’écrire, et, loin de s’arrêter à une telle filiation définitive, nouer sans cesse, entre les écrivains et les textes, de nouvelles unions. » (2010 : 151-152)
Lectrice : Mariane Dalpé