Auteur : VIART, Dominique Titre : « Filiations littéraires », in États du roman contemporain : actes du colloque de Calaceite Fondation Noesis, 6-13 juillet 1996 / textes réunis par Jan Baetens et Dominique Viart Lieu : Paris-Caen Édition : Lettres modernes Minard Collection : La revue des lettres modernes. Écritures contemporaines 2 (dirigée par Dominique Viart) Année : 1999 Pages : 115-139.
Rupture de la rupture, le sujet contemporain en manque de (re)pères : le récit de filiation
A) Définition synthétique :
Le récit de filiation est un récit du sujet posé comme sujet à travers l’interrogation de ses origines biologiques ou familiales et de son héritage littéraire ; ce sujet est inquiet de sa narration, autocritique d’un discours − malgré la faillite du discours et de l’idéologie − « autogénéré » et, du coup, marqué par l’enlisement. Cette forme de récit relèverait − c’est ma lecture − d’une sensibilité nouvelle du sujet contemporain − le reste est de Viart − qui se distingue du sujet moderne puisqu’il ne fait pas de la rupture son principe esthétique. Le récit de filiation est un récit de filiation en raison du thème qui redevient un élément du récit disons… utilisable, autrement dit le récit de filiation est écrit par un sujet posé comme sujet par le fait même qu’il parle de quelque chose − même si, après l’épisode structuraliste, il est impossible de revenir innocemment à l’illusion réaliste d’un pur mimétisme du réel.
B) Le récit de filiation (en long et en large) :
Le « filiation » du « récit de filiation » doit être compris avant tout comme une thématique trans-générique intéressant une part des fictions narratives contemporaines, thématique qui, si le thème de la filiation n’est pas nouveau (p. 118), participe cependant de ce que je nommerais une sensibilité ou une subjectivité que Viart estime nouvelles : « l’approche de telles questions se fait aujourd’hui de façon assez radicalement nouvelle et le retour massif, à la fois quantitatif et qualitatif, de cette thématique n’est pas indifférent. » (p. 118)
Le récit de filiation marque, en France, le retour du sujet et aussi le retour de la notion de thème − peu importe quel est ce thème. « Le récit de filiation, qu’il prenne des formes autobiographiques ou fictives, est donc le mode privilégié d’écriture du sujet » (p. 124)
D’abord, le récit de filiation s’articule autour d’interrogations liées aux origines du sujet écrivant. « Or de telles interrogations prennent souvent la forme d’un regard rétrospectif vers les grands modèles littéraires du passé. Loin de mettre la rupture au principe de son esthétique, une grande part de la littérature contemporaine […] se pose ainsi avec une certain acuité la question de son héritage [littéraire]. » (p. 116)
Ainsi : « En effet, qu’il s’agisse de s’interroger sur ses ascendants, de reconstruire le récit de ce qu’ils furent et de s’interroger sur ce qu’il en vient [sic?] − ou de réfléchir dans une sorte d’appropriation fictive sur la littérature qui précède […], finalement les démarches ne sont pas bien différentes. » (p. 126)
Pour résumer : « Dans la plupart des textes [“étudiés” par Viart et qui sont mentionnés plus bas] […] se rejoignent des réflexions sur la famille au sens strict et sur les héritages littéraires. » (p. 127)
Cette articulation entre ces deux filiations qui « paraît ici essentielle » (p. 128) pour Viart confirme une quête de références et montre qu’à l’opposé des modernes le sujet contemporain dans ses œuvres n’est plus dans une négation (« une perspective moins négatrice » p. 128) de son héritage, de la littérature. « De fait, c’est la notion même de “rupture” qui a perdu de sa force et de sa pertinence » (p. 128).
D’où la rupture de (ou avec) la rupture, paradigme de l’esthétique moderne qui ne convient plus au sujet contemporain − à cause du discrédit dont sont marqués l’idéologie et le discours et qui rend impossible le regard en avant et toute finalité dans le dépassement. Ainsi, « lorsque les modèles de pensée ont failli, ce sont la loi et les références qui font défaut. Il n’y a rien à quoi s’opposer pour se poser, rien à quoi s’identifier ni rien à détruire. Le sujet individuel est alors mis en situation de rechercher en lui et non dans ou à partir d’une quelconque extériorité à la fois les éléments d’un discours de la loi et les dynamiques de cohérence de ce discours. » (p. 121)
« Mais penser le contemporain comme ce qui rompt avec la rupture serait encore le penser dans la ligne même de la modernité. » (p. 128) ⇒ Ce que Viart fait, malgré toutes ses précautions. Surtout lorsqu’en introduction il avance que ce seraient les ex-« nouveaux-romanciers » qui auraient somme toute ramené au goût du jour le sujet en rompant avec leur esthétique de démembrement − je choisis ce terme − des codes romanesques réalistes, voire des codes du récit en général, qu’ils répudiaient. En donnant dans l’autobiographie, les nouveaux-romanciers ont retourné leur chemise de bord, permettez, ils ont rompu avec leur paradigme esthétique de déconstruction systématique des illusions du romanesque…
Bref, le sujet contemporain entre en rupture avec un certain discours esthétique qui a été « dominant » (c’est relatif) mais son esthétique n’en est pas une qui relève de la rupture.
Le récit de filiation, ou encore le thème de la filiation, relève avant tout de la pratique d’écriture où le sujet écrivant interroge (ou parle de) quelque chose et ainsi évacue peu ou prou la notion de texte (intransitif) : « loin d’être l’occasion d’une narration pleine et entière, sûre d’elle-même […], ces “tentatives de restitutions” […] interrogent l’écriture en même temps qu’elles entreprennent de la tenir. » (p. 116) En somme, « cette thématique est liée à une “crise” particulière de l’écriture. » (p. 119) « Loin de la décision concertée d’auteurs dont la finalité était une radicale mise en crise des lois habituelles du récit, nous avons ici un phénomène entièrement produit par la situation d’écriture. » (p. 126)
La narration n’est peut-être pas sûre d’elle-même, le récit de filiation a beau « déployer ses interrogations du sujet sans tomber dans l’illusion autobiographique […] ou dire sa perplexité face au réel sans tomber dans l’illusion réaliste (puisque l’écriture contemporaine est désormais consciente que tout est représentation) » (p. 132), il n’en demeure pas moins que, même si Viart hésite et tergiverse beaucoup, « toute écriture est “écriture de quelque chose” » (p. 133) − donc thématique et surtout référentielle −, même si on persiste à croire que « l’écriture est une pratique de l’effet et non une fallacieuse représentation des faits. » (p. 133)
C) Les pères (biologique et littéraires) et l’Histoire :
« Dans l’égarement qui est le sien, le sujet cherche à reconstruire l’Histoire dont il est issu, afin sans doute de mieux comprendre sa propre situation. Les pères n’apparaissent plus comme garants d’un système de pensée, mais comme les victimes d’une Histoire qui s’est jouée d’eux. » (p. 121)
« Les figures parentales sont destituées de leur valeur paradigmatique. Ce sont des identités mal épanouies, incertaines, inachevées. » (p. 121)
« Le problème est bien en effet celui de la transmission familiale de quelque chose − un héritage − et de l’inscription dans une Histoire. » (p. 123) Viart renchérit : « mon identité dépend de ce que je reçois d’autrui. » (p. 123)
D) La langue et l’adresse dans le récit de filiation :
Après avoir abordé la notion de lecture critique qui déterminerait autant le récit de filiation que celui qui le produit (le sujet contemporain − cette notion est d’ailleurs abordée dans la partie suivante dédiée au sujet contemporain), Viart poursuit avec celle d’écriture, qui met, elle, l’accent sur l’idée que tout est reconstruction a posteriori (p. 132) et donc que « la suspicion [du sujet contemporain] s’exerce sur les formes immédiates et pseudo-mimétiques de l’écriture. » (p. 133)
Il y a donc un travail du style et de la forme, le travail sur la langue est voué non à l’établissement d’un art poétique (p. 133) mais bien à un réinvestissement (à une ré-incarnation?) de l’écriture par le sujet (p. 134).
« Mais bien conscient que le sujet ne se retrouve que dans la langue, et qu’il est à la fois révélé par elle en même temps que déformé et trahi par elle, l’écriture contemporaine s’installe dans cette conviction que l’épreuve de la langue est une épreuve du sujet. » (p. 134) « Chaque sujet en effet se configure dans l’économie même de sa langue au moins autant sinon plus que dans le propos qu’il tient ou la fiction qu’il met en œuvre. » (p. 134) Donc le récit de filiation ne relève pas du témoignage mais bien de l’expérience de la langue (p. 135).
⇒ Je me demande ici à quel point Viart ne tente pas d’anoblir un corpus, de l’ériger en littérature. Est-ce que pratiquer une forme de témoignage − chose qui serait tout à fait appropriée dans le récit de filiation − est si infamant car trop populaire, populiste ? Est-ce que le témoignage ne peut pas, lui, entrer dans cette ère du doute, se méfier du langage et s’inscrire dans celui-ci ?
L’originalité de l’écriture contemporaine, donc, est qu’elle est pleinement consciente de la falsification de la langue (p. 136), pleinement consciente qu’elle est une médiation et que cette médiation est inévitable (elle « n’est pas un choix », p. 136). « L’écriture d’aujourd’hui assume cette position incertaine et y trouve son identité. » (p. 136) Ce qui fait d’elle une écriture critique et réflexive.
Viart termine son texte en insistant brièvement sur le fait que la plus grande avancée du récit du filiation est que la littérature de filiation « [n]on seulement […] entreprend de le restituer [le récit de ses ascendants], mais en plus elle dédie cette restitution à ceux dont elle parle. » (p. 137) C’est ce que Viart nomme la vocation d’adresse (p. 137)
Le « sujet contemporain se sent redevable d’un héritage dont il n’a pas véritablement pris la mesure et qu’il s’obstine à évaluer, à comprendre, voire à creuser » (p. 122).
« Le sujet de notre temps, qui n’advient pas à ses propres désirs et s’aperçoit ne pas pouvoir même les identifier vraiment, ne peut se connaître que par le détour d’autrui. » (p. 123)
« Le sujet est ainsi renvoyé à la connaissance imparfaite de soi, à son propre passé insu. » (p. 123)
C’est par l’Autre − par le détour de l’autre − que se construit le sujet contemporain. (p. 123) « Car le sujet apprend son origine de sa parenté. » (p. 124)
« Le sujet contemporain s’appréhende comme celui à qui son passé fait défaut. » (p. 124)
Encore : « il ne s’agit plus de désincarner le sujet [Beckett dans L’Innommable, par exemple], mais au contraire de lui reconstruire cette inscription historique » (p. 125).
« À la rupture, le sujet contemporain substitue l’interrogation de son héritage. » (p. 128)
« La réalité [attention!] de la littérature contemporaine c’est qu’elle n’est pas en situation de proposer quelque chose qui ressemble à un dépassement [la modernité est à elle-même son propre dépassement] : elle manque de critères axiologiques, elle est dans le désarroi qui ne permet ni l’affirmation ni la négation. » (p. 128)
Pour la même raison, Viart croit la littérature contemporaine plus mature ou moins naïve, elle n’est plus au stade juvénile du meurtre du père à tout pris…
Bref, dans « la période contemporaine qui manque d’idéal, il ne s’agit plus d’un déchirement, mais d’une incertitude, laquelle instruit un nouveau rapport à l’autre de la culture, comme ce à quoi le sujet contemporain peut mesurer ses questions. » (p. 130)
⇒ Je me demande à quel point cette phrase, prise seule, peut signifier quelque chose, peut représenter la réalité de la littérature française contemporaine, mais voilà à quoi veut en venir Viart : il met en rapport deux « attitudes » esthétiques et occidentales (la classique qui prône l’imitation et la moderne qui « institue la rupture comme fondement et [qui] confine au geste radical de la table rase les avant-gardes » p. 128) à une troisième, la contemporaine, qui « privilégie donc un geste de lecture, sans exclusive ni exclusion. […] Il s’agit bien d’une lecture critique qui retourne sur soi le travail critique lui-même. » (p. 128) L’incertitude est sa marque et provoque une lecture critique de la culture mais à la fois instaure un dialogue.
La lecture est à entendre ici comme appropriation, comme retour à soi ; il s’agit de « rendre sien » un discours, une esthétique, un vécu, etc., mais jamais de manière passive − appropriation critique et non assimilation de « données ».
Viart voit, dans l’essai-fiction plutôt que dans l’autofiction, la « forme idéale », la plus parfaite, de son récit de filiation, car le récit de filiation abandonne quelque peu la narrativité au profit d’un discours (affolé, paradoxal et autogénéré).
Dans un récit de filiation littéraire comme Rimbaud le fils de Pierre Michon − Viart souhaite sûrement que le lecteur de son texte élargisse ça à (presque) toutes les biographies littéraires écrites par un auteur qui parle d’un autre auteur −, le métadiscours (au sein du texte littéraire voire fictionnel) qui fait l’examen de l’héritage littéraire et aussi de la critique littéraire qui entoure l’héritage « produit bien sûr […] un abandon relatif de narrativité. » (p. 125)
Pour résumer et si je comprends bien : Viart tente d’avancer que les récits de filiation littéraire, en questionnant l’héritage abandonnent (quelques fois, relativement) la narrativité. Bref, le discours est du discursif et non du narratif…
« Le texte fait ainsi preuve de l’arrêt et du figement, de l’enlisement ou de l’épuisement du narratif [parce que le narratif relève aussi d’une idéologie?] au profit d’une forme plus discursive. Ce n’est sans doute pas le moins paradoxal que la tentation discursive s’empare de textes qui eux-mêmes doivent leur incertitude à une époque caractérisée par la défaillance des discours. Mais la part discursive qui s’élabore au sein d’un matériau plus narratif n’est pas pour autant très assurée. N’est ici discursive que la stase qui interrompt le schéma narratif » (p. 125).
Plus bas : « Aussi est-ce à un discours paradoxal que nous avons affaire, sans autres repères ni structurations que ceux que lui confère son propre mouvement. » (p. 125)
Un peu plus bas, Viart s’explique : « il conviendrait plutôt d’évoquer une sorte d’affolement du discursif sans discours véritable, où le discours n’est donné finalement que dans une exhibition critique qui en défait les avancées. » (p. 125)
Le rapport vie-œuvre :
Même si, dans « Filiations littéraires », Dominique Viart croit à l’instar d’un Lacan que tout sujet s’éprouve dans une ligne de fiction − donc que la langue en tant que médiation rend impossible tout discours objectif voire qu’il ne peut parler directement du monde sans toujours le réinventer, le transformer ou du moins le « fictionnaliser » dans sa langue −, le rapport possible, potentiel entre la vie et l’œuvre d’un auteur est un des présupposés qui soutiennent l’article. La vie, d’ailleurs, y est entrevue de manière carrément biographique − vie privée d’une part, familiale et amoureuse, et trajectoire sociale de l’autre. Jeunesse, maturité, déclin.
Le sujet contemporain, dans une quête de références, interroge la vie de ses parents par l’intermédiaire d’un récit − fictif ou non − qu’il crée et qui le crée, qui le met ou du moins le place au monde et l’inscrit dans l’histoire par la recherche de son identité propre puisque le sujet contemporain ne peut plus être supporté par des discours avec lesquels il se confond idéologiquement et qui de facto l’inscrirait dans le mouvement de l’histoire.
Comme aussi l’auteur entre en dialogue avec ses « pères littéraires » − avec l’héritage que ceux-ci lui lèguent et contre lequel il n’entre pas en rupture mais au contraire dont il fait une lecture critique –, le rapport vie/œuvre peut-être ici entrevu comme celui qui se crée entre la vie d’un lecteur influencé, inspiré (dont on peut répertorier théoriquement la bibliothèque), et les propres titres qu’il ajoutera lui-même à l’édifice littéraire − titres traversés de ses influences de lectures, d’intertextes et de parodies ou d’hommages, titres, donc, que le critique pourra étudier à partir des lectures de l’être empirique qu’est le lecteur-écrivain. Bakhtine, ce monument à lui seul… La vie est « dans » l’œuvre par le langage, entendre la pratique d’écriture (une bataille avec et une quête du langage) d’un écrivain empirique dont on peut retrouver la trace dans le texte, et la vie des autres devient un thème… dans l’œuvre.
Autres remarques :
Au Québec : Beaulieu, toujours Beaulieu, cet écrivain de plain-pied dans le récit de filiations, avec ses sagas, son Héritage, et avec son Melville et son Joyce et cie… Beaulieu, qui n’a pas tout à fait attendu les postmodernes.