====== Notion : le grantécrivain (Noguez) ====== ===== I- INFORMATIONS PARATEXTUELLES ===== Auteur : NOGUEZ, Dominique Titre : « Le grantécrivain : La figure du "grand écrivain", en France et ailleurs, d’André Gide à Marguerite Duras », in Le grantécrivain & autres textes Lieu : Paris Édition : Gallimard Collection : L’Infini Année : 2000 Pages : 9-35. ===== II- CONTENU (descriptif) ===== === 1 - Définition : === Le grantécrivain est une figure sociologique, parmi d’autres, faisant partie des « types intellectuels » (p. 12) d’écrivants jouant ou tenant un/des « rôles idéologiques » (p. 12). Ce texte de Noguez s’efforce donc de replacer, dans « ce qu’on appelait hier encore l’idéologie » (p. 9), la figure du grand écrivain, français de préférence , ayant pour canons Gide et Sartre − et pour « prototype » imaginaire Aschenbach de Mort à Venise de Thomas Mann. Le grantécrivain n’est pas le grand écrivain consacré et mythifié posthume. C’est « un individu dont la "grandeur" a été reconnue [et utilisée, mythifiée] de son vivant même. Le grantécrivain, c’est cet auteur non seulement de la scène littéraire, mais de la scène culturelle et de la scène publique en général, qui se promène sur terre non seulement […] en représentant des commerces de lui-même, mais aussi en incarnation de la conscience universelle, non seulement en élégant phénomène de foire invité dans les dîners en ville, mais en sombre demi-dieu tombé du ciel des idées ». (p. 13) Ce rôle de grantécrivain sera schématisé, comme pourrait l’être ceux de poète de cour, de philosophe universitaire ou de psychanalyste mondain, « par rapport à quelques pôles ou quelques clivages simples. » (p. 12) 1- le type d’opération intellectuelle pratiquée (création ou commentaire). 2- le type d’œuvre élaborée (fiction ou discours). 3- la principale aptitude psychologique mobilisée (observation/imagination, analyse/synthèse). 4- le mode d’élaboration (inspiration, intuition, travail méthodique). 5- la situation dans la société (participation organique à une classe sociale ou marginalité, proximité du pouvoir ou dissidence, tour d’ivoire ou intervention active, etc.). (tout ça, p. 12) === 2 - Description par cinq traits et deux symptômes === __A) les cinq traits__ **1- LE CRÉATEUR** . Il est écrivain (type d’opération intellectuelle et type d’œuvre élaborée) : « un individu imaginatif qui se prend pour Dieu et qui s’adonne à ce vice impuni, la littérature. […] Car il n’y a pas d’écrivain sans volonté de refaire le monde, de faire son monde […] pour qui, donc, le verbe "écrire" n’est jamais tout à fait, jamais seulement transitif [de là le vice] » (p. 15-16.) Donc FICTION et STYLE… Ce qui distingue l’écrivain du grantécrivain (sphère de production dans le champ littéraire) : ce dernier vend − mais il n’est pas obligé de vendre tout de suite, il peut commencer par quelques années de misère. « Cinquante ans, c’est le bon âge pour le succès. C’est l’âge où le grantécrivain a des fans et des groupies […] C’est l’âge où il est la référence obligée de l’intelligentsia. » (p. 18) Encore écrivain, il l’est en assurant le service après-vente. L’aspect médiatique, donc, et non seulement objet de la critique littéraire savante. (p. 19) **2- LE POLYVALENT**. « Le grantécrivain est un trans-écrivain » (p. 21) (type d’œuvre élaborée). « Il est d’abord écrivain dans plusieurs genres » (p. 20) : romans, récits, essais, poésie, puis les écrits inclassables comme les éloges, les pamphlets, fragments de journal, puis le théâtre (« il convient qu’il sorte de la littérature de papier. » p. 21). Mais aussi, poursuit Noguez, « il peut [doit?] […] dessiner, peindre, faire des collages (comme Prévert), sculpter, filmer » (p. 21). **3- LE CRITIQUE, L’ÉDITEUR.** « Le grantécrivain est aussi […] un méta-écrivain. » (p. 21) Il « est altruiste et modeste [et donc] un grand critique. » (p. 22) Critique des grands prédécesseurs (p. 22) et des contemporains (p. 22) et ainsi « il contribue à faire la littérature de son temps. » (p. 23) (en étant un critique et un lecteur généreux, mais en dirigeant aussi une revue ou une maison d’édition…) Il lance aussi les jeunes prometteurs des avant-gardes (dont il ne fait pas partie) (p. 23). Donc (3) a à voir avec situation/position dans la société, sinon dans le champ littéraire. Aussi, il correspond et reçoit, mais il ne peut répondre à toutes les lettres et recevoir tout le monde (p. 24). **4- L’INTELLECTUEL.** « Le grantécrivain est généralement un "écrivain d’idées" (selon l’expression de Julien Benda) » (p. 25), un maître à penser, un maître à vivre, un moraliste ; « théoricien ou éthicien, bon connaisseur des Anciens, traducteur des Modernes − aussi bon, en somme, en histoire, en philosophie, en langues anciennes ou vivantes qu’en français » (p. 25). (Type d’opération intellectuelle et d’œuvre élaborée, principales aptitudes psychologiques mobilisées.) **5- L’ENGAGÉ/L’ENGAGEMENT DANS SON TEMPS.** Il « est présent au monde. » « Il intervient dans la vie publique, même dans la vie directement politique. » (p. 26). « Cet engament peut se faire dans le sens de l’ordre − chez Barrès, voire chez Claudel −, mais il se fait plus fréquemment dans celui de la dissidence. » (p. 27) Sartre et mai 68, Sartre et les boat people, Sartre et son Qu’est-ce que la littérature?, Sartre et on a compris… (La situation dans la société.) Présent au monde sous-entend aussi qu’il est l’opposé du poète maudit, donc il meurt vieux (Sartre, 75, et Gide, 82), reçoit généralement le prix Nobel et est publié dans la bibliothèque de la Pléiade. C’est aussi ça, pour Noguez, être présent au monde, l’humanisme et l’aspiration à l’universel (qui font partie, d’après Noguez, de la situation dans la société – p. 12). __B) les deux symptômes__ **1- « Dans quelle mesure le grantécrivain est-il un intellectuel ? » (p. 30) ** Noguez fait semblant de se demander si « l’écrivain, forme dévoyée d’intellectuel et même pseudo-intellectuel − s’appelât-il Mallarmé, Gide, Proust, Valéry ou Alain − [s’oppose] à l’intellectuel véritable. » (p. 30) C’est, d’après Noguez, la « spécificité de l’écriture littéraire, c’est-à-dire le travail du signifiant et la fiction » (p. 30) qui vient enlever quelque peu, si on suit Noguez, de la légitimité de l’intellectualisme du métier d’écrivain. MAIS « on s’accordera sur le fait que l’écrivain, comme le philosophe ou le linguiste, l’archéologue ou le physicien, […] est un intellectuel. Simplement, c’en est une figure particulière, voire atypique, pouvant s’écarter beaucoup de la moyenne, de même que le poète est une figure particulière, voire atypique de l’écrivain. (L’inverse, bien entendu, n’est pas vrai : tout intellectuel n’est pas écrivain − ni même écrivant −, tout écrivain n’est pas poète.) » (p. 30) Les trois derniers traits (le critique, l’intellectuel et l’engagé) amènent Noguez à avancer l’hypothèse selon laquelle « le grantécrivain est la forme la plus intellectuelle de l’écrivain. » (p. 31, Noguez souligne) **2- Le « temps des granzécrivains est-il passé ? » (p. 30)** Depuis les années soixante-dix, en France, oui. Mais pas ailleurs, avec Allen Ginsberg ou Norman Mailer, avec Soljenitsyne, Vaclav Havel ou Ismaïl Kadaré, avec Pablo Neruda ou Octavio Paz, ou encore avec Salman Rushdie. En France, puisque les philosophes, les historiens, les sociologues, les écologistes, les économistes, les scientifiques, les médecins, les sportifs, les chanteurs, les acteurs voire les « repreneurs d’entreprises » (p. 30) ont pris le relais de la conscience universelle et repris le flambeau de la protestation politique − et pas ailleurs ? − les voix des granzécrivains ont tendu vers la singularisation − « l’écrivain peut paradoxalement tirer de son retirement et de sa relative invisibilité une audience accrue. » (p. 34) Il y a donc un renversement, la voix devient invisible et silencieuse : « À l’avenir, et le cas de Guy Debord pourrait préfigurer ce renversement, il le deviendra peut-être [l’écrivain deviendra grantécrivain] en l’étant moins. On prête plus volontiers l’oreille à une voix singulière, surtout si, quand les autres beuglent, elle parle, simplement, ou ricane, ou murmure, ou conseille. » (p.34-35) ===== III – LECTURES ET COMMENTAIRES ===== **Le rapport vie-œuvre :** La figure sociologique du type intellectuel qu’est le grantécrivain est tout à fait pertinente par rapport à la problématique vie-œuvre. Toutefois, la vie doit ici être entendue non comme le vécu intime ou privé d’une personne mais comme l’activité sociale d’un individu à travers les divers champs disciplinaires (de l’écrit, entre autres) qu’il a traversés. Aussi, l’œuvre, au sens où Noguez l’entend, est d’abord complète (allant de ses journaux à ses articles critiques ou journalistiques et polémiques, de sa correspondance à ses essais philosophiques, de ses dessins d’enfants à ses scénarios ou réalisations pour le grand écran en passant par les poèmes d’amour qu’il a gribouillé sur le coin d’une table) ; elle est ensuite thématiquement connotée : l’œuvre doit faire œuvre utile (humanisme, universalité) ; elle doit finalement revêtir un caractère quasi sacré, l’œuvre doit porté dignement un O et un E majuscules. L’œuvre du grantécrivain, en somme, ne peut se résumer qu’à la simple et vulgaire bibliographie complète de l’écrivain (pfff…), mais plutôt doit être le dépositaire d’une conscience universelle renouvelée, doit être à elle seule une solution pour la suite du monde, de l’Histoire. La figure du grantécrivain telle que conçue par Noguez n’est pas − il le dit lui-même − pas très réaliste. Son article gagne en vitalité, en pouvoir d’évocation ou en « esprit » ce qu’il perd en rigueur synthétique, mais Noguez écrit ce texte en écrivain et, dirait-on, pour son seul plaisir… Il n’en demeure pas moins − et c’est là surtout que mon commentaire redevient pertinent par rapport à la problématique vie/œuvre − que la vie et l’œuvre du grantécrivain sont des miroirs qui se réfléchissent l’un l’autre, si on me permet l’expression. En théorie il pourrait toujours y avoir de faux humanistes − dont on découvre sur le tard leur misanthropie ou leurs penchants, par exemple, racistes −, mais un papier tel que le « J’accuse » de Zola risque fort − a le devoir, en fait − d’être en adéquation avec la pensée qui traverse l’œuvre. En somme, Noguez, avec sa figure du grantécrivain, présuppose une philosophie ou un moralisme transversaux qui circulent entre l’homme − ou la femme! − et l’œuvre (complète, je le redis). Sa conception de la figure sociologique du grantécrivain et les rapports entre la vie et l’œuvre sont, donc, « holistiques ». Il ne reste qu’à savoir si un grand écrivain bientôt statufié a le droit de se contredire, de faire entorse à son Œuvre d’une quelconque manière, il ne lui reste qu’à savoir si la sainteté lui sied bien… ** Autres remarques :** Au Québec : En France, l’idée est évidente et donc évacuée par Noguez, mais si on souhaitait adapter cette figure sociologique de l’écrivain au Québec, devrait-on rajouter le trait plutôt important de la reconnaissance internationale ou translinguistique ? Bref, Beaulieu, qui « observe » grosso modo, sinon en tous points, les caractéristiques du grantécrivain (fiction/style demi-dieu, polémiste, moraliste, intellectuel érudit, biographe, engagé, etc.) est un des premiers auxquels on pourrait penser ; se verrait-il refuser de justesse la « palme » du grantécrivain, n’étant pas, comme on dit, exportable ? ===== ANNEXE 1 - NOTES D'ANNE-MARIE CLÉMENT ===== La figure du grantécrivain a fleuri particulièrement en France, entre la fin de la Première Guerre mondiale et le début des années soixante. perspective « d'une sorte de sociologie ou d'ethnologie des activités intellectuelles » (9) « les activités intellectuelles constituent un champ dont les délimitations internes changent selon les époques, que des figures variées s'y concurrencent et s'y succèdent, s'équilibrant un moment en configurations stables avant d'entrer de nouveau en conflit et de donner lieu à des répartitions nouvelles et à des rôles inédits. » (11-12). Noguez en construit un modèle par induction et par collage en cinq traits et deux symptômes. 1. C'est un écrivain (différent de l'auteur ou écrivant) « Un écrivain est donc un individu imaginatif qui se prend pour Dieu et qui s'adonne à ce vice impuni, la littérature. » (15-16) [c'est-à-dire qui dit je plus souvent qu'à son tour ; avec une volonté de refaire le monde ; qui s'adonne à un vice – l'écriture intransitive] personnages du grantécrivain Gustave Aschenbach dans La mort à Venise de Thomas Mann, de Jean-Sol Partre dans L'écume des jours, d'Arnheim dans L'Homme sans qualités. 2. est un écrivain de plusieurs genres (trans-écrivain) 3. est un métaécrivain : n'est pas refermé sur lui-même, il est critique de grands prédécesseurs et critique des contemporains; le plus souvent en lecteur généreux, voire enthousiaste. Parfois entretient une énorme correspondance. Et il reçoit. Et il donne des conseils (Rilke à un jeune poète, Gide au jeune écrivain). 4. est généralement aussi un écrivain d'idées (philosophe ou maître à penser) « Ainsi, trans-écrivain, méta-écrivain, théoricien ou éthicien, bon connaisseur des Anciens, traducteur des Modernes – aussi bon, en somme, en histoire, en philosophie, en langues anciennes ou vivantes qu'en français –, le grantécrivain est comme un khâgneux supérieur – ou, tout simplement, c'est un khâgneux qui a réussi. » (25-26) 5. est présent au monde; intervient dans la vie publique, politique. Peut prendre des formes solennelles (reçu par des présidents, conférences, etc.) ou simples (radios, journaux au quotidien). Et il vit vieux. Noguez précise qu'il existe de grands écrivains, même très très grands écrivains qui ne peuvent être considérés granzécrivains (dont Proust, Genet, Céline, Michaux). Rapport grantécrivain/intellectuel : les trois derniers traits éloignent le grantécrivain de la figure de l'écrivain pur et simple et le rapprochent des autres figures de l'intellectuel. Fait l’hypothèse que « le grantécrivain est la forme la plus intellectuelle de l’écrivain. » (31) le modèle tient-il le coup aujourd'hui. Noguez semble croire qu'il y a changement : « l'écrivain, jusqu'ici, devenait grantécrivain en devenant plus proche, plus présent, plus visible. À l'avenir, et le cas de Guy Debord pourrait préfigurer ce renversement, il le deviendra peut-être en l'étant moins. On prête plus volontiers l'oreille à une voix singulière, surtout si, quand les autres beuglent, elle parle, simplement, ou ricane, ou murmure, ou conseille. » (34-35)