FICHE DE LECTURE « Les postures du biographe » INFORMATIONS PARATEXTUELLES Auteur : Peter Ackroyd Titre : Charles Dickens [Dickens] Lieu : Paris [Londres] Édition : Stock [Sinclair-Stevenson] Collection : Année : 1993 [1990] Pages : 1235 p. Cote BaNQ: Niveau 3 928.21 D548a 1993 Biographé : Charles Dickens Pays du biographe : Angleterre Pays du biographé : Angleterre Désignation générique : Biographie Quatrième de couverture ou rabats : Passage extrait de l’introduction faite par le traducteur. Préface : Introduction du traducteur, Sylvère Monod = Il tente d’expliquer la pertinence de son entreprise de traduction. Je ne retiens ici que quelques commentaires : «Certes, un Peter Ackroyd, grand expert en matière de biographie d’écrivains, rattache pour sa part la vie à l’œuvre ; il est convaincu que la connaissance de l’homme Dickens et des faits de sa vie aide à comprendre ses écrits ; il fait partager au lecteur sa conviction.» (7-8) «Peter Ackroyd n’a pas écrit une biographie banale. Il n’est pas le premier, loin de là, à s’être attaqué à cette tâche vaste et difficile. Mais il l’a abordée avec des atouts considérables. Le biographe a en effet su associer les vertus de l’érudit et le talent du romancier.» (8) Sur les «Interludes» : «Pour le Dickens qu’on va lire, Peter Ackroyd a inventé les “Interludes”, sept brefs passages d’une grande originalité lui permettent de prendre un utile recul par rapport à son œuvre. Il y déploie son charme en même temps qu’il y avoue ses inquiétudes. Les interludes sont comme des paliers, des instants de détente au cours de l’ascension où il convie son lecteur à l’accompagner.» (8) Préface de Peter Ackroyd pour l’édition française = Ackroyd met à l’avant plan dans cette préface les rapports de Dickens avec la France et Paris. Sa dernière remarque est particulièrement intéressante : «J’espère seulement que ma biographie va augmenter la masse de connaissances utiles, tant sur l’homme que sur sa période, et qu’elle contribuera d’une certaine manière à faire comprendre la nature et le génie des Anglais en général.» (15) Prologue de Peter Ackroyd = Trois incipit, dont un emprunté à Nabokov dans La Véritable vie de Sebastian Knight et qui instaure un pacte de lecture ambigu : «Rappelez-vous que ce qu’on vous raconte est en réalité triple : façonné par le raconteur, remodelé par l’auditeur, dissimulé à l’un comme à l’autre par le défunt sujet de l’histoire.» (17) Ce prologue raconte la mort de Charles Dickens et, dans celui-ci, le biographe s’implique plus directement que dans le reste de la biographie. Retenons les passages suivants qui, déjà, donnent le ton de l’ensemble de la biographie à venir : «De même que les romanciers russes du XIXe siècle ont saisi l’âme de leur peuple dans sa ferveur, sa piété et sa prodigieuse tendresse, de même Dickens a-t-il saisi l’âme du peuple anglais dans sa mélancolie songeuse et son gros humour bruyant, avec sa poésie et son intrépidité, son indignation, sa piété, son ironie et sa timidité. Peut-être doit-on voir également quelque chose du caractère national dans la façon qu’eut Charles Dickens d’arpenter la face du monde de son pas vif et inquiet, en homme habité de tant de certitudes et de doutes.» (20) «Ainsi, quand nous contemplons Dickens ou ceux qui le pleuraient, il se peut que les années qui nous séparent disparaissent. C’est nous-mêmes alors que nous pleurons, tout comme les visiteurs venus à l’abbaye se contemplaient eux-mêmes. Ceux qui l’ensevelirent et entourèrent sa tombe de roses et d’autres fleurs enregistraient de façon symbolique la fin d’une époque dont Dickens était le représentant le plus visible; plus que Palmerston, déjà défunt, plus que Gladstone, dont les relations avec la période encore à venir étaient difficiles, et plus que la reine elle-même, car elle n’avait pas été, comme Dickens, le témoin de toutes les transitions du siècle. Il ne s’était pas contenté de les observer, il les avait ressenties, vécues et proclamées dans ses romans. Il incarnait donc les temps dont il avait surgi. Au cours des pages qui vont suivre nous verrons comment son génie personnel consista à transformer sa propre existence en emblème de cette période, à la dramatiser instinctivement, presque aveuglément.» (21) «Il ne faut pas anticiper sur notre récit; Dickens, plus que tout autre écrivain, nous enseigne que l’esprit vit surtout dans les détails. Et s’il est vrai, comme le dit David Copperfield, que “la vie toute entière est faite de bagatelles”, allons-nous découvrir dans les “bagatelles” de la vie de Dickens les éléments constitutifs de ses grandes œuvres, allons-nous y trouver la forme véritable du monde dans lequel il vécut? Tel est bien le défi : faire de la biographie un instrument de connaissance réelle. Découvrir dans un jour, un instant, une image ou un geste fugitif, la source et l’origine même de sa créativité, et y voir en même temps et dans le même détail le reflet d’un siècle en marche.» (22) Autres informations : Dans la version anglaise, Ackroyd propose, plutôt que des notes de bas de page, un essai à la fin de sa biographie, essai qui reprend et commente les principales études sur Dickens. C’est la méthode qu’il choisit afin d’éviter d’encombrer le texte lui-même des références des citations. «Il a donc préféré agrémenter chacun de ses chapitres d’une sorte d’essai indiquant globalement les principales sources utilisées.» (10) Malheureusement, ces «essais», fort intéressants pour le projet, n’a pas été conservé dans la traduction et mériteraient d’être consultées dans l’édition anglaise. Textes critiques sur l’auteur : Voir dossier joint. Bref résumé des trois articles : James KINCAID : Déplore la longueur de la biographie, voire son inutilité et sa prétention. Déplore aussi le fait qu’Ackroyd ne soit pas héritier de la tradition structuraliste et post-structuraliste (bien que, selon moi, les Interludes témoignent de cet héritage alors que Kincaid les trouve inutile : «six quite ghastly interludes featuring imaginary meetings of such figures as… […] complete with weird dialogues») et propose plutôt des liens vie/œuvre et des rapports entre l’homme et son temps. Par contre, il apprécie le fait que Ackroyd fait de Dickens une figure mystérieuse, complexe, «open to the strange» (par exemple, son étrange relation avec Ellen Ternan). Laura LEIVICK : L’auteur de cet article a passé quelques jours avec Peter Ackroyd – pour, peut-on présumer, mousser la vente de Dickens qui vient de paraître ; elle offre un survol de sa carrière, quelques citations de l’auteur et des faits marquants. J’ai annoté quelques passages = 1-Une remarque de l’agent d’Ackroyd : «Peter Ackroyd only wants to be the most succesful author on earth» - Il est intéressant de noter cette similitude entre Ackroyd et Dickens, mais plus intéressant encore de noter qu’un auteur aussi ambitieux s’adonne ainsi au genre biographique. Par contre, et c’est sans doute une piste de recherche éventuelle, le fait qu’il réinvestisse constamment cette forme mais à travers diverses variantes génériques, nous indique son statut et sa notoriété. 2- Peter Ackroyd, selon ses propres dires, craint sans cesse de manquer d’argent – et sur ce point aussi il ressemble beaucoup à Dickens (à tout le moins, à sa représentation de Dickens). Cela explique peut-être aussi qu’il publie autant d’œuvres de valeur inégale. Catherine BERNARD : situe Ackroyd dans l’esthétique postmoderne (je ne suis pas tout à fait certaine de comprendre son point, par contre…); parle des rapports entre fiction et biographie dans l’œuvre d’Ackroyd. Elle parle d’une «spécularité multiple» dans l’écriture d’Ackroyd : «celle qui apparaît entre les figures d’écrivains et leur monde, celle qui se lit aussi entre fiction et réalité et enfin entre passé et présent.» (1999 : 227) J’ai éparpillé plusieurs citations à même les rubriques. SYNOPSIS Résumé ou structure de l’œuvre : Nous sommes devant une biographie monument, un pavé biographique (!). Ackroyd suit scrupuleusement le parcours chronologique, de la naissance de Dickens (incluant les portraits biographiques de ses parents) à sa mort. Les chapitres sont longs, mais tous équilibrés les uns par rapport aux autres et couvrent presque toujours une année ou deux (ces années figurant dans le titre). L’œuvre est donc extrêmement structurée et foisonne de détails – mais ces détails sont si bien amalgamés à la trame narrative qu’il n’y a jamais de longueurs. Sur ce point, il est évident qu’Ackroyd est fort bien documenté et qu’il fait montre d’un talent de conteur incroyable (dire que j’ai lu ces 1200 pages sans jamais m’ennuyer!). Remarquons aussi qu’Ackroyd s’intéresse davantage à la vie et parle peu des œuvres elles-mêmes, évoquant leur contenu que dans la mesure où celui-ci éclaire l’œuvre. Topoï : > Dickens comme premier auteur à avoir écrit sur les pauvres et les bourgeois, mais aussi premier auteur à avoir tenu compte du public, de ses goûts et de ses intérêts : «Il prit tout de suite conscience d’un public auquel il devrait s’adresser, et dont il lui faudrait satisfaire les goûts, s’il voulait être pris le moins du monde au sérieux.» (186) > Le traumatisme que causa à Dickens ses quelques années de jeunesse à la fabrique de cirage et l’influence que cela aura constamment sur sa vie. Je n’ai pas relevé toutes les occurrences, mais cela revient systématiquement : « Seulement, maintenant qu’il l’avait obtenu, ce succès, et que la nouveauté s’en était affadie, toutes les souffrances de son enfance revenaient avec une force redoublée. La célébrité et la fortune marquant ses années comme romancier avaient efficacement refoulé tous les symptômes de sa peur et de sa maladie d’autrefois; mais maintenant, au moment où il pénétrait dans l’âge mûr, ils se réaffirmaient. Il ne s’était jamais évadé de son passé – il le savait aussi bien que quiconque -, il avait seulement réussi à ne pas se laisser dévorer par lui. » (787) « Se peut-il que Dickens ait eu lui-même le sentiment de se trouver très près de la fin de son cycle personnel, en revenant aux anxiétés et aux privations de l’enfance? » (957) «Le petit garçon qui s’était tordu de douleur sur le plancher de l’entrepôt de cirage était maintenant le plus célèbre écrivain du monde.» (1123) «Cela n’était pas aussi tragique que le prétend Carlyle, mais il s’agissait du processus inéluctable de la vie : Charles Dickens, malgré son génie et sa célébrité, retourne à son enfance. Comme si rien de tout ce qui lui était arrivé n’avait pu réussir à exorciser sa première impression du monde.» (1135) > Dickens comme être de paradoxes : «Il existait chez lui d’autres paradoxes, que notre biographie s’est efforcée de monter et d’expliquer; il était impulsif et pourtant discipliné, agité et pourtant méthodique, modeste dans son attitude mais toujours poussé par un besoin d’être au premier rang. Il avait un tempérament cordial, mais il possédait aussi une volonté inflexible et souveraine. Souvent il affichait un comportement calme et grave, alors même qu’il cachait le “sauvage” ou le “fauve” dont il sentait parfois la présence en lui. Il a plusieurs fois parlé de la vie comme d’un “rêve”, et pourtant une de ses caractéristiques permanentes était son activité incessante et implacable dans le monde réel. Il se moquait des conventions théâtrales tout en restant lui-même toujours instinctivement théâtral. Il se faisait beaucoup de souci, et pourtant gardait sa résolution de triompher de toutes les difficultés. Il était convaincu d’avoir toujours raison, et pourtant il était extraordinairement sensible à la critique. Mais par-dessus tout sa susceptibilité craintive et sa sympathie imaginative étaient associées à son obstination, à son endurance, à son besoin de faire l’impossible, à sa constante tentation de prendre du recul pour se contempler avec stupeur.» (1051) > Les rapports entre la vie et l’œuvre; > l’obsession de Dickens à vouloir toujours gagner plus d’argent (alimentée par sa crainte de la pauvreté); > l’ambition de Dickens à s’élever au-dessus de sa condition, mais aussi à être le plus grand romancier; > etc. Quelques citations : > «…le gamin “lisant avec autant d’acharnement que si sa vie en dépendait” devint un homme qui écrivait comme si sa vie en dépendait, un homme qui n’avait de cesse de recréer le monde dans une forme consolante.» (71) > « Dickens n’évalua probablement jamais ce que coûtaient ses portraits aux êtres humains qu’il prenait pour modèles. Il se montra longtemps remarquablement désinvolte sur ce point ; cela révèle jusqu'à un certain point son aveuglement quand il composait son œuvre. Dans la vie ordinaire il voyait tout – jamais homme ne fut plus observateur que lui – mais quand il écrivait il ne voyait plus que la réalité inventée par lui. » (292-293) > « Et cela confirma Dickens dans sa croyance la plus chère : il était donc bien vrai qu’en fin de compte il avait toujours raison. » (941) > À propos du rapport de Dickens à la religion catholique (rappelons qu’Ackroyd est catholique et défend, d’une certaine manière, cette religion à travers ses œuvres) : « Il était si peu en sympathie avec l’Église catholique qu’il ne voyait pas de différence réelle entre le Vatican et le théâtre de Portsmouth. D’une certaine façon, l’héritage culturel ou théorique lui échappait; il voyait seulement les illusions et les absurdités du présent, non les survivances du passé. » (505) « Mais, de même que les sermons, les tracts et les textes religieux faisaient partie de la littérature de base à cette époque, de même les croyances religieuses personnelles de Dickens revêtent une importance cruciale quand on examine ses relations avec son époque. Néanmoins cette question du sentiment religieux chez Dickens est l’objet de vives controverses, et cela surtout parce que la plupart de ses critiques et de ses biographes se sont contentés de l’ignorer délibérément ou de le définir comme une vague attitude pickwickienne de bienveillance universelle. Bien souvent, il est vrai, Dickens paraît posséder une sensibilité religieuse sans avoir de croyances religieuses spécifiques. Mais on sait clairement, par exemple, ce qu’il n’aimait pas. Le catholicisme resta sa bête noire, de même que le renouveau de l’anglo-catholicisme parmi ses contemporains… » (557) Rapports auteur-narrateur-personnage : Nous sommes ici dans une posture de biographe assez traditionnelle, l’apport d’Ackroyd au genre de la biographie dans cette œuvre précise étant à chercher ailleurs. L’auteur est donc le narrateur biographe qui, à quelques reprises (plutôt rares), se pointe le nez en tant que biographe, didacticien et/ou homme qui réfute les arguments des autres et se pose en connaisseur : «En peignant le caractère des êtres qui jouent un rôle dans ce récit, nous ne devons pas les replacer dans le contexte de notre propre époque, car en réalité tout a changé, et il n’est pas facile de reconstituer les relations sociales et économiques entre les individus, non plus que l’atmosphère et la qualité de leur environnement – qu’il faut envisager comme un monde moins rassurant, plus déplaisant, plus “anguleux” que le nôtre. Si un individu de la fin du XXe siècle débarquait soudain dans une taverne ou une maison de cette époque, il serait littéralement écoeuré – par les odeurs, par la nourriture, par l’atmosphère autour de lui. Le voyage que nous devons entreprendre est donc un retour en arrière dans le temps.» (33) «C’est pourquoi, s’il est légitime de parler de ces romans, de les utiliser comme témoignages dans le récit des premières années, on doit toujours agir avec circonspection; la réalité figurant derrière les mots choisis avec soin par Dickens devaient être plus sale, plus dépenaillée, plus ambiguë, plus amorphe et interminable.» (108) «Beau sujet de réflexion pour ceux qui, à notre époque, prétendent que Dickens, parce qu’il fut un si “populaire” auteur de feuilletons, aurait nécessairement écrit au XXe siècle pour la télévision. Rien n’est plus éloigné de la vérité, puisqu’il est certain que Dickens était incapable d’écrire pour la scène.» (219) «Si ces passages inspirent l’horreur, c’est une horreur subjective, celle que Dickens aurait éprouvée dans une telle situation, et rien dans son livre ne ressemble à la description “objective” des maux sociaux ou scolaires, qu’on dit pourtant parfois constituer par excellence son apport au roman anglais. Dickens ne se montre presque jamais un écrivain “réaliste” en un quelconque sens du mot; ses dons de polémiste et d’observateur sont au service des thèmes et des états d’âme plus généraux grâce auxquels il insuffle la vie à ses récits. Ce qu’il voyait et gardait en mémoire était déterminé par ce qu’il ressentait; son tempérament, grave ou gai, emplissait le monde de ses formes propres.» (291) « …et nous mesurons la distance qui sépare son univers du nôtre quand nous apprenons que la vitesse d’un train express était alors de quarante-deux kilomètres à l’heure. » (593) « Dire qu’il se trouve encore des gens pour accuser Dickens d’exagération mélodramatique! » (643) Amusant : « Il est impossible d’imaginer des rédacteurs en chef chevronnés, des journalistes et des romanciers aujourd’hui occupés à jouer ensemble à saute-mouton; ce fait permet de mesurer la distance qui nous sépare du milieu du XIXe siècle. » (703) « En réalité ce n’est pas en termes d’“humeur” ni même de “thèmes” qu’on peut le mieux comprendre le développement d’un romancier, mais plutôt en suivant le lent travail d’expérimentation et d’élaboration qui transforme sa technique de prosateur. » (747) « Certains critiques affirment que c’est au contraire Dickens qui a bénéficié de l’enseignement de Collins […], mais ces critiques devraient bien réexaminer les documents. Il se peut que Collins ait donné à Dickens certaines leçons, mais pas d’ordre littéraire. » (843) De plus, je n’ai pas relevé toutes les remarques sur le sujet, mais Acroyd se pose véritablement en connaisseur de l’époque victorienne, réfutant sans cesse les arguments de ceux qui ont présenté cette époque selon une vision contraire à celle d’Ackroyd; il souligne, par exemple, que les hommes pleuraient… Aussi (je n’ai pas retenu toutes les occurrences) : « …ces deux sorties montrent en tout cas que la rectitude compassée, qu’on prête si volontiers aux victoriens, n’a jamais existé. » (547) Rapports biographe-biographé : Il y a, lorsqu’on lit un peu sur Ackroyd, des liens évidents entre le biographe et son biographé (son ambition, sa crainte de manquer d’argent), mais il y a aussi une identification entre écrivains, une filiation certaine qui fait qu’Ackroyd se place dans l’héritage Dickensien, non pas tant dans son écriture, mais en tant que figure d’écrivain anglais. I. ASPECT INSTITUTIONNEL Position de l’auteur dans l’institution littéraire : voir autres fiches Position du biographé dans l’institution littéraire : Assez évident… Je reprends donc ici les éléments de la biographie même. Pour Ackroyd, Dickens est «le plus grand romancier qui ait jamais écrit en anglais» (36) : «… mais il est surtout significatif que le plus grand romancier de langue anglaise ait tout d’abord reçu une formation de journaliste et de reporter.» (186) « … encore un don stupéfiant chez un homme qui ne cesse de nous étonner. » (471) « Beaucoup de gens avaient considérés Martin Chuzzlewit comme un échec, mais l’énorme retentissement du Chant de Noël ainsi que la portée des romans écrits dès avant l’âge de trente ans suffisaient à indiquer quel extraordinaire auteur possédait l’Angleterre. » (472) / « … jamais écrivain ne fut plus précis, plus consciencieux, plus méticuleux dans ses plans. » (616) / « Dickens, qui fut peut-être le plus grand artiste de son siècle… » (645) / « du plus grand écrivain de son temps » (804) / « …lui qui était le plus grand romancier de son temps » (814) / « Le romancier le plus grand, le plus populaire de son temps, n’était pas vraiment à l’aise dans le monde. » (925) / « Sa conversation était tellement agréable, si authentiquement aimable que ceux qui le rencontraient avaient peine à croire qu’il fût le romancier le plus populaire de son temps. » (926) / « Il pouvait parler d’innombrables sujets et son humour de causeur rappelait parfois à ses interlocuteurs qu’il était bien, en fin de compte, le plus grand romancier comique qui eût jamais écrit en anglais. » (927) / « Mais dès cette époque on ne doutait pas que, malgré ses “imperfections”, il fût l’écrivain le plus significatif de son temps. » (944) / « … et qui était le plus grand écrivain de son temps. » (963) / un «des plus grands représentants de l’époque victorienne» (1179) Ackroyd a cette habitude de toujours souligner en quoi son biographé est original et innovateur et Dickens est sans doute une figure phare dans cette façon de faire : «Tout opérait dans le même sens – tout préparait l’époque, proche, où Dickens, encore jeune homme, émergerait comme chroniqueur incomparable de cette civilisation urbaine particulière qui commençait tout juste à se développer.» (145) «Mais il ne s’agissait pas d’une simple question d’ambition individuelle – dans ses romans, grâce à ce phénomène d’identification générale qui fait de lui, et de loin, l’écrivain le plus puissant de sa période, il injecte à toute la bourgeoisie en lutte sa vie et son animation personnelles, de telle sorte qu’il incarne instinctivement les préoccupations de ces gens et exprime les changements qui à ce moment même transformaient le pays au point de le rendre méconnaissable. C’est ainsi que les couches inférieures et moyennes de la bourgeoisie deviennent, presque pour la première fois en littérature, l’objet d’une attention sympathique : on ne se trouve plus en face d’une populace, ou d’une statistique (la malédiction de cette époque fut à certains égards le développement des enquêtes statistiques), mais en face des hommes et des femmes d’Angleterre dont la sensibilité particulière constitue le cœur même de l’imaginaire dickensien.» (166-167) «Tel était l’exploit extraordinaire et saisissant accompli dans les Pickwick Papers : pour la première fois le monde contemporain devenait intelligible parce que Dickens avait trouvé un terrain commun à tous où les éléments les plus extraordinaires comme les plus familiers, les plus désagréables ou les plus drôles pouvaient être organisées et maîtrisés.» (224) «Par un miracle du génie il avait trouvé une voix qui pénétrait les cœurs des grands comme des petits. Il avait bel et bien créé un public national.» (229) «… et l’on dit à juste titre qu’Olivier Twist est le premier roman écrit en anglais qui prenne un enfant pour héros ou personnage central; si c’était une révolution, elle ne fut guère remarquée sur le moment. Les “histoires d’orphelins” authentiques étaient en réalité très courantes à l’époque, et Dickens lui-même avait lu bien des autobiographies relatant les souffrances et les privations de l’enfance…» (248-249) «Dickens savait bien qu’il avait donné naissance à une œuvre absolument sans précédent dans l’histoire de la littérature anglaise [Les Pickwick Papers].» (272) « Il semble donc indiscutable que les sinistres descriptions de Nicolas Nickleby eurent un effet durable sur le monde réel; à lui tout seul Dickens avait réussi, par l’exagération et la caricature, à éliminer un scandale national [les écoles du Yorkshire]. » (292) « … et que Dickens lui-même, romancier aux milles facettes, est aussi d’abord et par-dessus tout le plus grand auteur comique de langue anglaise. » (296) « Leur principale destination était Manchester, car il semble que Dickens avait pris ses dispositions pour visiter certaines usines de coton avec l’intention arrêtée de les introduire dans son intrigue, pour affirmer sa position de principal romancier anglais capable de traiter des questions d’actualité. » (309) « Il fut peut-être le premier auteur professionnel à agir en professionnel, et à tirer parti de capacités qui eussent pu faire de lui un remarquable homme d’affaires victorien. » (327-328) « … cette fois, c’est un vrai roman, beaucoup plus soigneusement agencé qu’aucun de ses prédécesseurs, un roman dont l’envergure historique allait solliciter la comparaison avec les œuvres de Walter Scott et qui, par sa peinture de la populace révolutionnaire, constituerait une tentative pour créer un effet tout à fait nouveau dans le roman anglais. » (370) « Assurément aucun romancier, aucun écrivain n’avait jamais été pareillement acclamé par la nation. » (923) « Un tel résultat aurait dû paraître évident et la stupeur de Dickens devant ce fait indique combien ce phénomène que nous appelons la “publicité” était peu familier au XIXe siècle. On pourrait dire que de tous les auteurs de ce XIXe siècle (à l’exception d’Oscar Wilde), Dickens est celui qui fit le plus pour renforcer et développer ce concept. » (929) « … jamais écrivain ne fut plus habile que Charles Dickens à jauger ses lecteurs. Il savait exactement quel effet il fallait obtenir, et il savait exactement quel était le moyen d’y aboutir. » (946) Transfert de capital symbolique : Toute l’œuvre d’Ackroyd est construite sur un désir de filiation avec les grands auteurs de son pays (Ce n’est pas un secret ni une découverte). De plus, chacun d’eux se voit, par Ackroyd, positionner dans cette toile d’influence. Ainsi, le rapport de chaque auteur à Shakespeare se retrouve dans presque toute son œuvre. Ici = «Si Dickens était fortement influencé par Shakespeare (son œuvre en fournit toutes les preuves voulues), il le comprenait aussi assez bien pour avoir envie de le parodier, d’autant qu’il était particulièrement prompt à tourner en ridicule ce qui lui tenait le plus à cœur.» (171) À propos de Blake et de Dickens : «deux visionnaires dans l’ombre tutélaire desquels se place Ackroyd» (Bernard, 1999 : 235) Aussi, dans le passage suivant, on peut voir un clin d’œil intéressant (quoique probablement pas voulu) à sa propre pratique : « Dickens était en réalité quelque peu ventriloque, et le talent qu’il montra plus tard dans sa vie pour faire entendre “toutes les voix” de ses personnages dans ses lectures publiques avait été annoncé par sa capacité, déployée comme une sorte de divertissement en société, d’imiter de nombreuses voix à la suite l’une de l’autre. » (303-304) Bien sûr, la capacité de ventriloquie d’Ackroyd se manifeste non pas à travers ses personnages mais à travers ses biographés. II. ASPECT GÉNÉRIQUE Oeuvres non-biographiques affiliées de l’auteur : voir autres fiches Place de la biographie dans l’œuvre de l’auteur : Voire autres fiches. J’aime bien la remarque suivante que je verrais bien en exergue d’un chapitre ou d’une demande de bourse ;) : «L’inspiration court d’un genre littéraire à l’autre, tournant d’abord autour de l’œuvre principale et irradiant tous les autres écrits.» (224) Stratégies d’écriture et dynamiques génériques : Rapports vie/œuvre = Toute cette biographie semble s’articuler sur les rapports vie/œuvre, comme si l’un permettait d’expliquer l’autre. Par contre – et c’est sans doute là la force d’Ackroyd –, ces liens n’ont jamais l’aspect d’un positivisme facile, mais sont sans cesse imbriqués les uns dans les autres, comme une mosaïque très complexe et s’inscrivent dans une sorte de renouveau post-moderniste. Aussi, il est amusant, voire même déconcertant, de voir apparaître une remarque comme la suivante : «Le fait se vérifiait également dans sa vie familiale; alors que ses romans sont pleins d’images de maris doux ou faibles dominés par des femmes méchantes et énergiques, c’est un des nombreux cas où la vie de Dickens n’a aucun rapport avec son œuvre.» (244) Mais la remarque suivante explique mieux encore : «On observe toujours une profonde ressemblance entre un écrivain et son œuvre, qui n’a rien à voir avec les pensées ou les sentiments qu’il exprime : c’est que la forme de son œuvre incarne la forme de sa personnalité. On peut définir les livres comme des représentations globales de Charles Dickens – sa présence par le langage rattachée à sa présence au monde – même si ses livres en retour parvinrent à le changer et à le “récrire”. Ils contribuèrent à créer sa personnalité d’homme mûr. Les humeurs ou les sentiments de Charles Dickens ne sont pas formulés et exposés de façon analytique dans ses œuvres; ce qu’on observe est un faisceau d’impulsions en lutte, dont quelques-uns seulement peuvent recevoir des noms appropriés. Le Charles Dickens qui se dessine à travers les pages d’Olivier Twist ne devait pas être immédiatement ni facilement identifiable pour les gens qui le connaissaient.» (265) «“Cette immense fatigue, subie six jours sur sept, écrivait-il [Dickens dans Mémoires de Joseph Grimaldi], laissait Grimaldi à la fin de la semaine complètement fourbu et absolument épuisé; et sans aucun doute, parce qu’elle poussait ses ressources physiques bien au-delà de leurs possibilités naturelles, elle sema les premiers germes de cette extrême débilité et de cet affaiblissement total dont il souffrit tant dans ses dernières années.” On devait un jour dire exactement la même chose du romancier. De fait, la description par Dickens de l’enfance misérable de Grimaldi, de son extrême ponctualité, de son incapacité d’interrompre son travail […], son horreur de décevoir un public quelconque, tout cela ressemble fort à une projection de l’image de Dickens lui-même. Mais Dickens n’était pas un contemplatif et ne possédait pas de conscience de soi au sens habituel du terme; il est donc probable qu’il composa ces phrases sans penser à son propre destin, et assurément sans se rendre compte qu’en commençant à décrire “la vieillesse prématurée et le déclin précoce” de Grimaldi, il bénéficiait d’une claire prémonition des dernières années de sa vie.» (274-275) «Il faut donc être très prudent avant de relever des correspondances faciles entre sa vie et son œuvre. Il prenait plaisir au “sentiment” plutôt qu’à la “chose”, et cet homme qui s’exaltait à propos de repas gigantesque mangeait très peu lui-même.» (282) « Certains des plus anciens souvenirs de Dickens fusionnent ici et reçoivent une forme si complètement nouvelle qu’il est peut-être vain de reconstituer les diverses “sources” éparses de ce Chant de Noël. Il suffit de dire que sa puissance provient des souvenirs enfouis qui lui donnent vie. » (458) Ackroyd insiste très souvent sur les liens étroits de Dickens avec son enfance difficile et y fait constamment allusion, comme si chaque roman ou presque faisait ressurgir les fantômes du passé : « Comme il souffrait de nouveau de douleurs torturantes au côté, il n’est pas impossible que le retour à l’enfance d’Olivier [Twist] ait une fois de plus fait revivre en lui un peu de sa propre enfance tourmentée. » (486) « Il savait transférer dans un monde symbolique élargi ses préoccupations personnelles pour en faire l’image même de son temps. » (610) « Donc, tandis qu’il y réfléchissait, tout se mit en place une fois de plus. L’un des plus étranges aspects de la composition romanesque chez Dickens est sa façon très poussée de transformer chaque circonstance de sa vie en un élément du roman qu’il envisage. » (610) « Ce spectacle était à la fois semblable aux scènes de son enfance et différent d’elles, tout comme David Copperfield allait être à la fois semblable aux souvenirs de sa petite enfance et différent d’eux. » (611) « Un fait donne la mesure de son éclatant génie : il réussit à introduire tous les éléments personnels de la fabrique de cirage et de la prison pour dettes sans se départir un seul instant de son ton d’objectivité et d’assurance; il sut se rattacher pleinement à son enfance tout en la transformant en une fiction parfaitement accomplie, de sorte qu’elle est à la fois massive et obsédante, à la fois étonnamment réelle et en même temps fantastique, magique, bizarre. » (628) « Ainsi se poursuit cette navette entre la littérature et la vie, cette fécondation croisée. » (637) « Le roman de Dickens [La petite Dorrit] n’est pas une entité séparable, mais plutôt un extrait de la substance même de son existence. » (662) « Cela nous conduit à la question la plus vaste, et la plus difficile. Comment les romans de Dickens reflètent-ils le tempérament de leur auteur? On dispose de quelques indices préliminaires. » (770) « Sa vie intérieure était une sorte de chaos fertile, assumant la forme des personnages qu’il créait, et sa nature informe n’est pas moins une indication du génie de Dickens que sa timidité latente. » (916) « … assurément, en mettant l’accent sur des sources probables, on a tendance à oublier que, comme pour tous ses romans, Dickens s’était préparé toute sa vie à écrire celui-ci. » (950) « Ce ne serait pas la preuve que Dickens ait souhaité leur mort, mais cela montrerait plutôt combien les événements de sa vie pénétraient puissamment dans son œuvre romanesque : même les réalités les plus tristement visibles se métamorphosaient pour prendre la forme de ses craintes et de ses préoccupations personnelles. » (973) «Le roman était-il donc une façon pour Dickens d’exprimer toutes les pulsions agressives qui ne pouvaient pas se manifester dans sa vie ordinaire en état de veille?» (991) «Pour quelle raison se projette-t-il donc dans un être aussi radicalement imparfait que Pip? S’agit-il d’un accès soudain de connaissance de soi, d’une perception refoulée et tenue à distance au cours des difficiles dernières années, car elle ne pouvait vraiment se laisser explorer que par la fiction?» (993) «Du moins y a-t-il là une façon de présenter les choses, et sans nul doute un lecteur attentif percevra ce thème – parmi beaucoup d’autres – du début à la fin du récit. Cette quête des thèmes, des symboles, ou des significations équivaut strictement aujourd’hui aux tentatives faites autrefois pour rattacher des lieux, des auberges, des personnes réelles, aux récits de Dickens; elle fait partie de notre effort pour apprivoiser, expliquer, donc pour maîtriser l’œuvre. » (1069) Un autre trait fort important de l’écriture d’Ackroyd est cette concomitance qu’il voit et établit toujours entre un auteur et son époque, comme si le génie était à la fois un mélange de dons et de circonstances. Je relève donc quelques allusions parmi d’autres à cette corrélation directe (voir aussi l’article de Bernard dont quelques citations sont reproduites plus bas) : « Cependant, Dickens était fils de son temps, et la conception esthétique la plus durable de cette époque est la croyance en la dimension sociale de l’art. » (514) « Ses instincts créateurs étaient directement aux prises avec son expérience générale du monde, mais les motifs et les méthodes qu’il choisissait étaient tout à fait de son époque. » (554) « Mais, de même que les sermons, les tracts et les textes religieux faisaient partie de la littérature de base à cette époque, de même les croyances religieuses personnelles de Dickens revêtent une importance cruciale quand on examine ses relations avec son époque.» (557) « Il savait transférer dans un monde symbolique élargi ses préoccupations personnelles pour en faire l’image même de son temps. » (610) « Ces romans appartiennent exclusivement au génie de Dickens, mais en même temps ce génie est une composante de la période où l’auteur a vécu et écrit. Derrière Dickens, comme derrière Faraday et Darwin, agissait la croyance à l’existence de lois fixes de l’univers qu’on pouvait découvrir et expliquer – leurs écrits ne laissent aucune place à l’incertitude, à la “relativité” – et cette certitude, cette croyance dans le caractère intelligible du monde matériel et la continuité de tous les êtres vivants, confèrent au monde imaginaire de Dickens sa cohérence et sa stabilité. Nous comprenons aujourd’hui que les interprétations des savants et des géologues du XIXe siècle étaient en un sens des fictions, produites par leur époque, tout comme La Petite Dorrit et David Copperfield. » (735-736) « Cela soulève alors la question de l’œuvre romanesque de Dickens comme simulacre et imitation de la “vie réelle”. Certes, Dickens affirmait que tout ce qu’il écrivait était “vrai”, et de tous les reproches qu’on lui adressait, celui qu’il détestait le plus était l’accusation d’irréalité. C’est en partie parce qu’il se faisait désormais une si haute idée de la littérature qu’il se voyait en un sens chargé de la mission d’instruire, comme un écrivain important dont les déclarations devaient être prises au sérieux. Mais cette croyance était celle de l’époque, qui faisait de l’écrivain le gardien, ou le porte-parole, de la “vérité”. La tendance de certains écrivains victoriens au dogmatisme et la croyance non moins fervente à l’existence de certains principes absolus et fondamentaux signifiaient qu’un romancier sérieux avait toutes chances d’adopter la position de Dickens. Ce qu’il disait était vrai, ce qu’il décrivait était réel. » (768) «Dickens n’avait jamais eu peur de marcher avec son temps. Ce fut même l’un des secrets de son succès constant et grandissant.» (1162) Synthèse = L’extrait suivant synthétise bien les deux stratégies présentées : « Mais dès cette époque on ne doutait pas que, malgré ses “imperfections”, il fût l’écrivain le plus significatif de son temps. Les Instituts ouvriers et les sociétés littéraires organisaient des débats sur ses mérites : “Quelle est l’influence des écrits de Charles Dickens sur la société? Relèvent-ils ou abaissent-ils le niveau de notre littérature?” On le reconnaissait comme un homme de génie, un écrivain qui avait changé la forme du roman anglais. Mais ce n’était pas tout, car en un sens on reconnaissait déjà en lui une figure représentative. “Charles Dickens est de façon exemplaire un homme du milieu du XIXe siècle”; “un fils de son temps”; “le romancier de son temps”. Sir Arthur Helps déclara un jour à la reine Victoria que le nom de Dickens “sera plus tard étroitement associé à l’ère victorienne”. Néanmoins, cette identification avec le XIXe siècle devait se révéler étroite à un point qui aurait probablement choqué ses contemporains; personne en ce temps-là n’aurait pu deviner que l’adjectif “dickensien” allait devenir une épithète péjorative pour flétrir tous les aspects désagréable du siècle, et personne n’aurait cru que sa réputation de romancier serait intacte plus de cent ans après sa mort. Certes, il exerça aussi une influence prodigieuse en son temps; il le savait, il y comptait même. » (944) Le post-scriptum, reproduit dans son intégralité (voir photocopies), synthétise lui aussi ces deux éléments : la vie et l’œuvre et le rapport entre biographé et son époque. Quelques remarques de Catherine Bernard sur le sujet = «Le principe de causalité qui établit une relation organique entre vie et contexte ou entre vie et causes psychologiques en vient peu à peu à embrasser la totalité de l’époque et construit ainsi une relation métonymique complexe entre auteur et contexte. Parallèlement les modes d’interprétation de l’auteur objet se font plus ouvertement textualistes. C’est autant la construction mythopoétique d’emblèmes culturels qui retient l’attention d’Ackroyd que les liens entre l’homme et l’œuvre, le biographe parvenant ainsi à opérer ce retour sur notre historicité qu’évoque Gadamer. C’est autant le déterminisme herméneutique (la manière dont la figure de l’auteur est toujours déjà encodée culturellement qui l’intrigue), que les déterminismes psychologiques, voir psychanalytiques.» (Bernard, 1999 : 227) «Dickens systématise le principe de relation causale et métonymique déjà postulé dans T.S Eliot entre la vie et l’œuvre, entre le génie et son contexte, entre son mythe et la culture qui l’éclaire et qu’il façonne.» (Bernard, 1999 : 229) «L’œuvre de l’écrivain est perçue comme un processus de cristallisation de forces latentes, que seul le travail poétique peut expliciter, peut faire accéder à une identité historique. C’est donc plus le double labeur de configuration du génie national par l’écrivain et de reconfiguration mythopoétique subséquente qui fascine Acroyd.» (Bernard, 1999 : 232) «Deux paradigmes sous-tendent la biographie d’Eliot qui seront érigés dans Dickens en principes structurants grâce auxquels Ackroyd bâtit son interprétation de l’auteur-objet : la capacité nostalgique du poète à se laisser habiter par les voix du passé afin de forger une voix impersonnelle faisant parler le présent, et la notion d’ordre transcendant (ou “absolute order”).» (Bernard, 1999 : 229) Thématisation de la biographie : N’est que très peu thématisée compte tenu de la longueur de la biographie. Aussi, est-ce avec surprise que l’on voit surgir cette remarque, au beau milieu d’un chapitre : « Il alla avec Catherine rendre visite à ses parents dans la maison qu’il leur avait trouvé à Alphington. “Ils ‘ont l’air’ d’être parfaitement heureux et satisfaits, écrivit-il à Forster. Je ne te donnerai aucune autre nouvelle, sinon de vive voix.” Cette dernière phrase, évidemment, rappelle les difficultés du biographe; comment peut-il deviner ce qui fut communiqué de vive voix, avec des expressions inattendues et des formules spontanées? Tout le sens d’une vie se résume en de tels moments, aujourd’hui disparus comme la vie elle-même, ne laissant que de simples documents écrits à partir desquels nous ne pouvons qu’essayer de la reconstituer soigneusement. Le biographe a pourtant connaissance de certaines choses qui pouvaient rester obscures à Dickens lui-même tandis qu’il allait ardemment de l’avant dans le monde. Nous savons par exemple que ses parents n’étaient pas du tout heureux et que John Dickens n’allait pas tarder à confectionner de faux billets portant la signature de son fils. » (354) Après avoir exposé quelques idées en les présentant comme des vérités (comme il le fait régulièrement – ce que permet la biographie traditionnelle), il écrit : « S’agit-il là d’une simple fantaisie du biographe? Cette hypothèse semble confirmée par… » (553) Ce procédé, excessivement rare dans cette biographie, est intéressant dans la mesure même où il surgit ponctuellement, non pas pour qu’on remette en doute la véracité des propos énoncés ici, mais pour, au contraire, asseoir la crédibilité d’Ackroyd qui montre que, dans certains cas seulement, il est bon de se questionner et de douter. À cette occasion, Ackroyd prend la peine de déployer ouvertement son argumentation, de nous montrer quelques coutures de son travail, ce qui, loin de nous rapprocher de la réalité, nous propose plutôt de considérer la vérité du biographe, de s’intégrer dans sa propre démarche. Jolie mise en abyme à propos de A Child’s History of England : « On a souvent affirmé que le récit historique, comme la biographie, en dit plus long sur la période où il est écrit que sur celle qui en constitue le sujet; en un sens, la tentative de Dickens confirme cette idée. » (643) Autres remarques ponctuelles : « La description de ces deux femmes divergent donc; en la circonstance, le biographe doit se contenter d’une sorte de portrait composite… » (848) « Ainsi, dans une partie de sa biographie où l’on a inévitablement insisté sur les aspects les plus sombres et les plus tristes de son caractère, il importe de relever… » (927) « On ne dispose que d’allusions isolées, d’insinuations, de brèves mentions et pourtant ces bribes elles-mêmes ont leur place dans l’histoire; car elles nous indiquent que beaucoup de choses restent dissimulées au regard, et que nos efforts les plus grands sont condamnés à n’obtenir que des résultats incomplets. » (975) Une déclaration de Dickens sur la biographie : «La biographie de presque tous les hommes possédant de grands dons, écrivit-il, serait pour eux-mêmes une triste lecture.» (1161) Rapports biographie/autobiographie : Ne s’applique pas. III. ASPECT ESTHÉTIQUE Oeuvres non-biographiques affiliées du biographé : Toute l’œuvre de Dickens est mentionnée. Œuvres biographiques affiliées du biographé : Dickens n’a pas d’œuvres biographiques. Échos stylistiques : à moins que je ne me trompe, cela ne s’applique pas; l’œuvre de Dickens s’éloigne de beaucoup de l’écriture biographique que l’on retrouve ici. Échos thématiques : Puisque toute cette biographie se constitue sur les interactions vie/œuvre, il y a bien sûr beaucoup d’échos thématiques, Ackroyd cherchant à recréer l’univers Dickensien qui sera reproduit dans ses livres. IV. ASPECT INTERCULTUREL Affiliation à une culture d’élection : Toute l’entreprise biographique d’Ackroyd est une relecture et une valorisation de sa propre culture. Je note donc ici des passages de l’article de Catherine Bernard sur le sujet : «Le devenir historique qui se dessine dans les biographies d’Ackroyd est, nous le verrons, rien moins que contradictoire, puisqu’il semble désindividuer le sujet dont Ackroyd n’a de cesse, de roman en biographie, de dire l’essence impersonnelle, la voix du poète n’étant que l’écho d’un esprit national, l’accomplissement d’un devenir cette fois esthétique, le talent individuel naissant de la tradition. On aura bien sûr déjà compris quelle est la dette d’Ackroyd envers T.S. Eliot à qui il consacra sa deuxième biographie. On aura compris comment ce double devenir historique et esthétique du poète trouve son aboutissement presque téléologique dans la figure d’Eliot, les biographies qui suivirent se déclinant à partir de cette première lecture de l’identité poétique, comme si T.S Eliot tout à la fois préfigurait et résumait par anticipation les autres essais sur l’identité littéraire d’un pays que sont Dickens ou Blake.» (Bernard, 1999 : 226) «Le double devenir esthétique et historique de l’écrivain impose dès lors que l’on repense la mystique du génie créateur hérité du romantisme et qu’on la remplace par celle du génie culturel national, de l’esprit esthétique d’une nation, l’identité de l’artiste se fondant (aux deux sens du terme) dans celle de la nation et réciproquement.» (Bernard, 1999 : 233) Bernard, évoquant les interludes qui sont une façon de déconstruire la biographie (et donc d’inscrire Dickens dans une esthétique postmoderne), postule du même coup que cela sert au contraire à renforcer l’idée d’un génie national : «Cette ambiguïté entre fiction et faits, qui caractérise les interrogations postmodernistes sur la fragilisation des critères épistémologiques, mais qui est aussi propre à la déconstruction anti-fondationniste de la métaphysique moderne de la présence, suffirait à faire de Dickens une biographie postmoderniste qui brouille les modes de production du sens. Le fonctionnement de la logique herméneutique globalisante et systémique de la culture a cependant un effet plus paradoxal, plus difficile à cerner encore puisque des stratégies visant à fragiliser le sens débouchent, au contraire, sur la consolidation des bases d’une identité culturelle nationale.» (Bernard, 1999 : 237) Apports interculturels : Allusions à l’Angleterre et à Londres : «S’il faut trouver à Dickens une origine, mieux vaut sans doute la chercher ici, parmi ces générations de Londoniens. Assurément l’image de la ville que crée Dickens vient de sources aussi profondes que lui-même, aussi profondes que son héritage personnel.» (26) «Quant à ce grand mythe de Londres qu’il sut créer – avec ses rues surpeuplées, ses ténèbres, son mystère -, est-ce dès ce jour qu’il commença à prendre vie en lui, tandis que la rase campagne de son enfance défilait à vive allure et que devant ses yeux se dressait, menaçante, la cité?» (79) «C’est à dix ans que David Copperfield comme à travailler chez Murdstone et Grinby – comme tâcheron –, dix ans, précisément l’âge qu’avait Charles Dickens en arrivant à Londres. C’est pourquoi il fit de Londres le symbole de la pauvreté et de la misère, alors que la campagne avoisinante du Kent fut toujours pour lui synonyme de paix et de solitude.» (84) «C’est cette ville, dont le cœur habitait encore le XVIIIe siècle qui, ne l’oublions jamais, façonna l’imagination de Dickens. Il ne serait pas faux de dire, en fait, que le Londres de ses romans resta toujours celui de sa jeunesse; même à la fin de sa vie, dans L’Ami commun, il ne prête aucune attention aux grandes transformations urbaines de son temps mais retourne à sa vision première du fleuve effrayant, des misérables constructions qui l’entourent, des impasses fétides et de l’animation brillante des rues.» (120) Le voyage de Dickens aux Etats-Unis est l’occasion pour lui d’affirmer son identité anglaise : « “Nos habitudes anglaises et nos mœurs anglaises me manquent cruellement”, écrivit-il, affirmant ainsi explicitement, pour la première fois, son identité nationale et non cette identité libérale, radicale, voire libertaire qu’il avait espéré voir confirmer par les États-unis. » (398) « Dickens découvrit en Amérique l’essence anglaise de son être : il lui aurait fallu parcourir des milliers de milles avant de le reconnaître et de le comprendre véritablement. » (409) « Son attitude envers l’Angleterre changea pourtant aussi bien dans le domaine personnel que dans le domaine public; six mois passés hors du pays (qu’il avait jusqu’alors seulement quitté pendant une ou deux semaines, lorsqu’il avait voyagé en France et en Belgique) lui avait révélé qu’il était essentiellement anglais et qu’en réalité il avait besoin de la vie anglaise. » (415) « Les villes ne changent pas à travers les siècles. Elles représentent les aspirations d’individus des deux sexes à mener une vie communautaire; leur atmosphère, leur tonalité restent par conséquent les mêmes. Les gens dont les relations se fondent principalement sur le commerce et les règles rigoureuses de l’intimité familiale construiront une ville sombre et laide comme l’était – et l’est encore – Londres. Ceux qui veulent mener une vie agréable, en relation constante les uns avec les autres, construiront une ville belle et élégante comme Paris. » (481-482) « C’était la première fois qu’il essayait d’écrire son livre hors d’Angleterre; aussi, “arraché […] à [s]on propre sol”, il n’était pas à son aise; un palais italien caverneux n’était peut-être pas le meilleur endroit où peindre les fines représentations en miniature de la générosité et de la bonne volonté dont il avait besoin pour Noël. Il ne pouvait pas travailler, il était irrité par le tintamarre des cloches de Gênes que lui apportait le vent. » (489) « Ce livre de Noël est un cadeau cruel pour ceux qui défendaient le statu quo, et montre que Dickens méprisait sincèrement le système politique de son pays, tout comme il en abhorrait les mœurs sociales. » (492) « Il reconnaissait là un nouvel aspect de ce qu’on pourrait appeler le “mal anglais”, mélange de respectabilité et de timidité, inscrit dans les habitudes politiques et sociales de la nation. » (513) « Il s’attacha prodigieusement à la ville lors de cette seconde visite, et en vint à considérer les Français comme “premier peuple de l’univers”, plus haut que les Anglais. Paris devint pour lui plus tard un refuge, un abri, quand il se fatiguait de l’Angleterre et de la vie moins éclatante ou moins splendide de Londres. » (570) À propos de A Child’s History of England : « Il livre donc un récit d’action, de mouvement, de conflit, où les adjectifs clés sont “turbulent”, “impitoyable”, “terrible”, et qui célèbre le caractère anglais. Dickens dit “du caractère anglo-saxon” qu’il “a été le plus grand parmi les nations de la terre”. Et, un peu plus loin : “Partout où va cette race, la loi et l’industrie, la sécurité pour les vies et les biens, et toutes les nobles conséquences d’une persévérance soutenue, ne manqueront pas de naître.” Il n’existe pas de proclamation plus claire de sa fois, et il faudra s’en souvenir quand Dickens attaquera plus tard le peuple anglais pour sa complaisance et le gouvernement anglais pour sa sottise. » (644-645) Sur Londres : « En un certain sens Dickens aimait cette ville hostile; il aimait cette obscurité surnaturelle qui faisait d’elle un lieu de fantasmes. Il aimait la ville de la brume, la ville de la nuit, éclairée de lumières éparses, tout ce qu’on aurait pu appeler une forme de gothique urbain, comme l’architecture qui apparaissait déjà dans les plus nobles artères de Londres. “Il n’est rien à Londres qui ne soit curieux”, écrivit un jour Dickens. Mais le plus curieux était aussi “le plus triste et le plus choquant”. C’était “le pays sauvage de Londres” où nous pouvons encore, tant d’années plus tard, déterminer les endroits exacts que Dickens avait choisi de dépeindre. » (714) « C’était encore un aspect de l’Angleterre que détestait Dickens, son empire financier bourgeonnant et souvent corrompu, qu’il allait introduire aussitôt dans La Petite Dorrit… » (839) « Gowan est un oisif, amateur d’art et “peintre” pour qui rien n’est sérieux et qui à ce titre représente pour Dickens tous les défauts de l’art anglais et de l’imagination anglaise qu’il avait naguère dénoncés. Désormais, d’innombrables aspects de l’Angleterre l’exaspéraient. » (839) «En outre, il se lassait de Londres; au cours de cette période, dans son rôle de “voyageur non commercial”, il décrivait l’aspect irrémédiablement minable de la ville, et il passait désormais le plus de temps possible à Gad’s Hill.» (1022) «Ainsi, après la tentative d’auto-analyse et de connaissance de soi qui avait marqué Les Grandes Espérances, Dickens revient maintenant [avec L’Ami commun] à une attaque de front contre la vie anglaise.» (1045) «Quant à la ville de Londres, elle est redevenue “masse de vapeur” et “tourbillons circulaires de brouillard”, lieu désespéré, pluvieux, gris, où règne un “air de mort”. Le soir les Londoniens sortent de la Cité tels “un groupe de prisonniers quittant leur geôle”; ou comme Dickens lui-même allant et venant entre la France et l’Angleterre. L’animation et la vitalité de Londres, illustrées dans ses premiers romans, ont maintenant disparu; Londres est une sombre prison, un lieu rébarbatif et sinistre, une cité peuplée de solitaires, qui s’occupent d’ordures et de détritus. Où les personnages de “condition inférieure” sont aussi ceux qui font le commerce des squelettes, de la forme anatomique sans l’âme, ou qui font leur proie des morts pour les disséquer.» (1046) «Il donne un peu l’impression de voir l’Angleterre une fois de plus comme un immense hospice dirigé par Bumble, ou comme une vaste et terrifiante école administrée par Squeers.» (1179) Notes : Je joins à la fiche des photocopies des Interludes ainsi que du Post-Scriptum, qui sont les passages qui détonnent de la biographie telle que présentée ici. De ce fait, ils méritent une analyse indépendante. Lecteur/lectrice : _Manon Auger_