Paris, PUF, coll. « Les littéraires »
Par Manon Auger
Jusqu’au tournant du XIXe siècle, le terme « homme de lettres » renvoie aux érudits et aux savants.
[16e-17e siècle] Si le mot biographie ne s’impose véritablement qu’au XIXe siècle, la chose existe bien avant surtout sous la forme de « Vies » : « Les héros ordinaire de ces biographies sont alors des savants, des ‘hommes de lettres’ et, quoique plus rarement, des artistes; et c’est un signe de leur promotion collective à la gloire que leur entrée au panthéon biographique en construction. Mais la singularité de ces existences est affaiblie par la sérialisation : ces ‘Vies’ exemplaires assez brèves sont, la plupart du temps, constituées en recueil. » (2011 : 10)
« Sous cette forme, les ‘Vies’ des ‘hommes illustres’ sont matière de savoir et d’admiration commune. Plutôt que dévouées au culte particulier de tel ou tel grand homme singularisé, elles constituent des monuments éditoriaux soutenus par une pédagogie de l’exemplum et de la memoria. Comme toute autre activité intellectuelle alors, la pratique biographique cherche ses modèles dans l’Antiquité : ce sont les Vies parallèles de Plutarque qui fournissent le paradigme idéal, d’autant qu’elles proposent une somme des hommes illustres des deux Antiquités, grecque et latine. » (2011 : 11)
À l’âge du « moi haïssable », le Grand Siècle (17e siècle), la période classique : « Le préjugé défavorable que la classe dominante projette alors sur les écrivains interdit à l’écrivain de parler de soi, et plus encore d’apparaître dans son œuvre. Ce même préjugé interdit à son biographe de s’attacher aux particularités de son existence. La vie de l’écrivain doit se réduire à l’histoire de son origine familiale, de sa formation intellectuelle et de ses ouvrages, agrémentée de quelques anecdotes morales. C’est une époque où Montaigne est communément dévalorisé : sa propension à l’expression de soi est désormais considérée comme répréhensible témoignage d’ ‘amour-propre’. » (2011 : 12)
« Au siècle classique, pour soutenir le caractère ‘haïssable’ du moi, Pascal avait recours à deux sortes d’arguments, distincts mais complémentaires : le respect des bienséances, selon la morale de l’’honnêteté’ et la religion. » – il fallait haïr le moi parce que sinon c’est le considérer comme un centre en lieu et place du Créateur. (2011 : 18)
Voltaire formule une maxime qui aura longtemps force de loi : « La vie d’un écrivain sédentaire est dans ses écrits. » (dans Le Siècle de Louis XIV (1751))
On refuse d’entrer dans le détail des vies – l’histoire des hommes de lettres doit être celle de l’analyse de leurs ouvrages. Mais la curiosité biographique à la fin du siècle monte en puissance. Cette évolution s’est faite en trois temps :
Début du XVIIIe siècle. Le rôle joué par les témoins est aussi important dans la construction des figures d’écrivain : Johnson avec Boswell, Goethe avec Eckermann, Fontenelle avec l’abbé Trublet (voir Boyer-Weinmann)
« Après le milieu du siècle, un autre paradigme biographique se dessine peu à peu. Se développe alors l’idée que l’écrivain, ce héros du ‘mérite personnel’, a droit lui aussi à une ‘Vie’. Mais quelle sorte de vie? Non plus la vie pleine de ‘particularité’ telle que les biographes comme Brossette, Des Maizeaux ou Trublet ont commencé à en proposer le modèle, mais plutôt une vie expurgée, exemplaire, réduite à quelques grands ‘traits’. Ce n’est pas l’homme réel qu’on va désormais chercher derrière l’homme de lettres ou le philosophe, mais sa figure statufiée. L’important n’est plus dans la saisie du détail de sa vie privée, mais dans une prise en considération solennelle de sa personne. Jusque-là, c’était un droit réservé aux rois, aux princes, aux hommes d’État; on veut désormais que les gens de lettres en soient les bénéficiaires en raison de leur seul ‘mérite’. De là des plaidoyers en faveur de la biographie des ‘grands hommes’, juste rétribution posthume de leur utilité, selon Maupertuis. Mais il s’agit moins de viser une connaissance biographique précise qu’une édification morale » (2011 : 47) Ils doivent servir d’exemples et les auteurs ont pour rôle de les faire connaître non pas par des biographies – cela n’existe pas encore – mais par des éloges académiques « chargé d’imposer une image sacralisante de celui qu’on se met alors à appeler, avec une emphase nouvelle, ‘l’homme de lettres’.
« Pour conduire le sacre de cette nouvelle figure et signifier sa ‘dignité’, ce sont les formes les plus solennelles qui prévalent. Un véritable ‘culte des grands hommes’ s’institue en cette seconde moitié du XVIIIe siècle, et il tourne le dos aux ‘particularités’ des biographes curieux tout comme à l’iconoclasme des premières Lumières. Mais cette religiosité laïque qui se met à entourer l’homme de lettres reconnu entraîne certains interdits en matière de biographie. Plus de ‘minuties’ recueillies avec dévotion. Plus d’anecdotes ou de propos de table enregistrés avec alacrité par un auteur d’ana. Raconter la vie par le menu, surveiller le potin, recueillir le bon mot ou l’apophtegme ne sont plus de saison : ce serait réduire le ‘grand homme’ à un format générique indigne de lui. / Rien n’est trop sublime pour honorer le héros intellectuel. Hymnes funèbres en son honneur, dithyrambes, poèmes ou [49 :] ‘scènes allégoriques’ : tels sont les genres qui se prêtent au cérémonial de l’apothéose. » (48-49)
« Au lieu de dire les grandeurs et les misères bariolées de la ‘vie d’artiste’, comme on le fera le siècle suivant, on posture que la personnalité des grands hommes est une essence constante, qui se distribue de manière égale tout au long de leur vie » (66)
« Ainsi, au nom d’un monisme à la fois rationaliste et naturaliste, c’est l’ensemble vie-œuvre qui devient objet d’admiration. De préférence à l’homme privé, c’est le grand homme promis à la postérité, statufié, émondé, départicularisé que vise l’éloge. Rien ou presque sur les amours de cet homme de pierre, sinon pour applaudir à la régularité de sa vie conjugale, ou excuser quelques peccadilles de jeunesse témoins de la ‘flamme du génie’. En revanche, toute la lumière est faite sur sa vie exemplaire de père, d’époux, de ‘citoyen’, d’homme vertueux et sensible, sur son goût du ‘commerce’ et son souci des autres, même les plus humbles. / Ce n’est pas encore le ‘caractère’ qui intéresse dans le grand écrivain, ce sont surtout ses ‘mœurs’ : entendons la constance de sa personnalité éthique, manifestée par des actes significatifs. On la démontre en étalant le catalogue des ‘vertus’ du grand homme. Bienfaisance, religion de l’amitié, sentiment paternel vis-à-vis des débutants littéraires, passion de l’étude, absence d’envie, renoncement aux honneurs, ‘qualités sociales’ : telles sont les qualités que Dumas prête à d’Alembert. Quelques anecdotes ont fonction de [68 :] délivrer des certificats de vertu civique. » (2011 : 67-68)
« Autour des années 1770, une curiosité biographique avivée se libère du cérémonial de l’éloge, et se propose l’homme plutôt que l’auteur comme objet. À la fin du siècle, on en vient, avec Rivarol, à vouloir chercher ‘le secret du génie d’un écrivain dans la vie qu’il a menée’ [correspondance parue en 1877-1882]. Formule déjà romantique, qui définit la vie comme l’arcane dérobée de l’œuvre. Mais le chemin est long pour en arriver à une telle formule. » (72)
Influence de Rousseau et des Confessions. (1782-1789) « C’est suivre la leçon même que Rousseau donne dans ses Confessions, lorsqu’il explique à un lecteur prompt à se révulser face aux ‘longs détails’ consacrés à son enfance que, si on veut le connaître dans son ‘âge avancé’, il faut ‘l’avoir connu dans sa jeunesse’. Désormais, les apologies des ‘minuties’ s’inscrivent dans le lignage de Rousseau, non plus dans celui de Montaigne ou de Boileau. Elles invitent à transposer, de l’autobiographie à la biographie, la règle que Rousseau s’est donnée, à la fin du livre IV. Par ces ‘détails’, il s’agit non seulement d’offrir le ‘tableau de la vie privée de l’homme de lettres’, mais plus encore d’atteindre le ‘caractère’, l’’organisation’, de peindre l’intérieur, ou mieux encore, le personnel des grands écrivains. Au moyen de tout ce faisceau de termes, néologiques pour certains, une nouvelle psychologie se met en place, qui [81 :] insiste tout autant sur la caractérisation idiosyncrasique que sur l’intériorité. » (80-81)
On s’intéresse à l’intime et à l’intérieur (suite à Rousseau) : « Mais la plus grande révolution en termes de psychologie consiste à mettre l’accent sur l’intériorité. On continue de regarder vivre l’écrivain dans sa ‘vie privée’; on surveille ses ‘mœurs’, on s’émerveille de ses moindres manies; mais désormais c’est pour fouiller au plus intime, Intus et in cute, ‘à l’intérieur et sous la peau’, comme le dit l’épigraphe des Confessions, empruntée à saint Augustin. […] La valorisation de l’‘interne’, de ‘l’intérieur’, de l’ ‘intime’, devient de plus en plus commune, à mesure que l’influence des Confessions agit, après la publication de leur première partie (1782). » (82-83)
« La curiosité biographique devient alors une passion fétichiste. […] On est ainsi passé à une conception neuve de la vie de l’écrivain. Elle n’est plus tissu d’’anecdotes’, elle devient vie aventureuse. […] Le désir de connaître le grand écrivain dans son intérieur, au double sens du mot (dans sa ‘vie privée’ et dans son ‘âme’), de [86 :] l’approcher, de l’avoir pour ami se répand. » (85-86) « La nouveauté plus fondamentale encore, c’est que désormais biographe et autobiographie se jouxtent. À partir de la publication des Confessions, il commence à y avoir parallélisme entre ce qu’on appelle souvent encore ‘Histoires’ (de la vie…) et ce qu’on appelle communément ‘Mémoires’. Peu à peu, l’historien des vies, celui qu’on ne désignera que pue à peu comme un biographe, commence à avoir recours à des documents autobiographiques : Mémoire dits ‘particuliers’, quand il en existe; correspondances surtout; plus tard, quand l’heure en sera venue, journaux intimes. Un tel phénomène ne se manifeste que dans la dernière décennie du siècle, sous l’influence des Confessions. » (89-90) « Rares, certes, pour l’instant les cas où un tel parallélisme est possible entre biographie et autobiographie. Mais la coexistence au moins virtuelle des deux genres tend à accentuer le vérisme des récits biographiques. L’évocation de la vie de l’écrivain prend plus d’ampleur : le récit n’en est plus circonscrit à l’âge adulte, à l’époque où la vie n’est que le fonds existentiel de déploiement des œuvres; et la nécessité de les expliquer ne constitue plus sa justification. L’enfance entre ainsi en biographie. » (92) « Non seulement la vie s’autonomise, mais l’œuvre à son tour se trouve happée par la vie, sommée, en l’absence d’autres sources, de livrer des informations biographiques. » (par exemple, on associe Rousseau à Saint-Preux de La nouvelle Héloïse, ce que Rousseau réfutait) (92)
« Entre l’auteur et son œuvre, la relation se fait si intime que c’est la vie de l’auteur qui devient une sorte d’œuvre. Aussi bien qu’à son œuvre, le grand écrivain se doit de travailler à cette œuvre suprême qu’est sa personnalité. » (96) « Désormais se profilent des héros singuliers du malheur personnel, marqués dans leur corps par l’excès du génie. » (97)
« Le romantisme advient lorsque l’espace littéraire tout entier se construit autour du sujet anthropologique – autour de ‘l’homme’ comme on dit plus simplement – au détriment des autres modes de légitimation. Vue de Sirius, l’époque romantique peut se définir comme le moment qui voit l’autonomisation progressive de la littérature, tant vis-à-vis de la rhétorique que vis-à-vis de la morale, et l’affirmation du sujet biographique comme foyer de constitution du sens. Celui qui, naguère encore, ne devait être que le simple opérateur du discours, le vecteur absent de l’intelligibilité, ou le manipulateur caché de la mimésis, se réifie alors. Le sujet s’objective. Derrière l’auteur, voici que l’homme se met à peser, corps et âme. Et cet homme exceptionnel qu’est le ‘génie’ s’enfonce chaque jour plus avant dans sa singularité, jusqu’à risquer d’en perdre tout rapport avec la communauté humaine. » (102)
« ‘L’homme et l’œuvre’, dira toute la fin du XIXe siècle, positiviste et professorale – imitée par une large part du siècle suivant : on aura alors besoin d’une cause et d’un résultat, d’un agent et d’un objet séparables, pour faire aller la machine explicative. Mais durant le moment romantique à proprement parler, les deux instances sont liées : l’œuvre apparaît comme le résultat occasionnel et labile d’une vie poétique. Tel un prince féodal d’une nouvelle sorte, le sujet créateur a la maîtrise sur ses créations qu’il jette au vent d’automne comme des feuilles errantes. Les plus grandes réussites esthétiques impliquent le lien indissoluble entre le créateur et sa création, laquelle n’a rien d’une œuvre objectivée, mais prend à son tour l’allure d’une créature vivante, Galatée infidèle de son éternel Pygmalion. » (102-103)
« Nous, modernes contempteurs des naïvetés de l’illusion biographique, nous ne devons pas oublier qu’au temps où la lecture rhétorique et normative des textes avait encore force de loi, la critique biographique des textes avait encore force de loi, la critique biographique a pu apparaître comme une drogue nouvelle, comme une quête passionnée et illicite, qui devait mener – enfin! – au cœur palpitant de la création… » (104-105)
« Revers de la médaille : ce lien indissoluble entre l’homme et l’artiste a conduit alors à une réduction de l’autonomie esthétique de l’œuvre : celle-ci n’est rien d’autre que le reflet immédiat de la vie. » (105)
« On n’affirme pas encore [début du 19e - romantisme] que l’homme explique l’œuvre, ni que le devoir du critique est d’explorer systématiquement la biographie de l’écrivain. On se contente de mettre un terme à l’autosuffisance du chef-d’œuvre, et de chercher du côté de l’homme le mystère de la création, mais on pense trouver le sésame, non de l’œuvre mais de la gestation poétique qui la fonde, dans les épisodes inconnus de la ‘vie du poète’ – non encore dans sa vie déployée par la biographie érudite. » (106)
« Le paradoxe, ou si l’on préfère la conséquence un peu burlesque de ce principe, c’est que cette exigence que la vie du poète soit poétique a entraîné l’instauration d’un nouveau protocole biographique : les Vies d’écrivains devront se mouler dans un prêt-à-vivre stéréotypé. Romantiques ou non, vivants ou morts, leurs Vies vont se voir sommées de correspondre, bon gré mal gré, à un standard; la ‘vie du poète’, dont plusieurs versions canoniques se succèdent entre 1820 et 1860. » (108-109)
Après sa mort en 1824, Byron devient le héros littéraire type. Alors « ces vicissitudes devenues tempêtes sont le noviciat obligatoire de qui aspire au titre de poète. Un nouveau panthéon se profile, dont le principe de sélection n‘est plus la qualité des œuvres, ni leur valeur philosophique ou moral, mais le degré de romantisme possible de la personne de leur auteur. Pour les enfants du siècle désenchantés de l’après-Juillet 1830, c’est Byron qui tient le premier rôle et propose sa vie inimitable à la cohorte des imitateurs. [Il ] devient le grand maître à vivre d’une époque où la littérature change profondément de nature. Car elle n’est plus une activité de l’esprit parmi d’autres, mais une aventure existentielle qui engage l’homme tout entier. À [111 :] l’exemple de Byron, la vie du poète devra être passionnée, parce que [etc.] […] À elle de présenter des singularités, des bizarreries, des caprices formant sa provocante idiosyncrasie. » (110-111)
Engouement pour les correspondances et les documents : « Et Sainte-Beuve de mettre dans le même sac correspondances, conversations, pensées et ‘biographies’ : ‘J’ai toujours aimé les correspondances, les conversations, les pensées, tous les détails du caractère, des mœurs, de la biographie, en un mot des grands écrivains [1831].’ Avec lui s’opère ainsi une biographisation systématique de la littérature, avec promotion des genres ‘intimes’ mais aussi intimisations des genres a priori non biographiques. La biographie au sens propre apparaît alors comme l’un des centres volcaniques en activité d’un véritable ‘continent intime’. Elle n’est plus objet éditorial séparé, normé : elle se mêle de tout. » (115)
Article de Le Globe [journal littéraire, devenu ensuite journal philosophique puis politique puis religieux, 1824-1832 – considéré par ses contemporains comme le principal organe du romantisme en France] paru le 24 février 1825 (signé LXX). Avec un ton ironique, il met en lumière le désir de connaissances historique facilement préhensible qui distingue l’époque : Ce siècle est l’âge d’or des notices littéraires : le public les recherche, et les hommes de lettres y excellent. La chose est peu surprenante ; ces coups d’œil généraux et rapides jetés sur l’ensemble de la vie et des travaux de tout homme qui mérite d’occuper de lui la postérité, conviennent parfaitement à ce goût éclairé d’observation, à cette curiosité spirituelle et judicieuse qui distinguent le temps ou nous vivons. Communément que tient-on à connaître aujourd’hui d’un écrivain? Est-ce ses ouvrages? Non : la lecture en serait le plus souvent trop longue et trop fatigante […]. Mais ce qu’on veut en savoir, c’est le sentiment qui les dicta, l’occasion qui les fit naître, l’impression qu’ils produisirent sur les contemporains, l’influence qu’ils ont exercée sur la littérature, sur les mœurs, sur la civilisation. Or une notice bien faite traite de tout cela, et donne cet aperçu général nécessaire à quiconque veut résumer son opinion. Des choses dont on nous parle, en effet, nous ne voulons apprendre que leur place dans l’ensemble, que leurs rapports avec ce qui les entoure, que ce que les hommes en ont pensé à travers les siècles; bref, nous n’en voulons savoir que l’historique […]. On dirait que le monde entier est une question décidée, et qu’il n’y a plus qu’à en faire l’histoire. (116)
Des précurseurs de Proust : Jean Aicard, dans son article « Biographie » de l’Encyclopédie nouvelle parue en 1836 prend partie contre la biographie, mais ce qu’il dénonce « n’est pas la biographie en tant que telle, mais ses mauvais usages qui, s’arrêtant à la surface, ne permettent pas un accès à l’intime. Ce qui le conduit à une position selon laquelle son vrai moi, son moi ‘intérieur’, l’artiste le réserve pour son œuvre : ‘Ne sait-on pas bien que ces grands interprètes de Dieu […] mettent souvent toute leur âme dans leurs œuvres, si bien qu’on pourrait vivre un siècle à côté d’eux sans les connaître, si on ignore leurs œuvres?’ Plus surprenant encore, ce fut là aussi la position de Sainte-Beuve, pourtant théoricien et praticien de la méthode biographique. Il n’est pas le dernier à condamner cette conception étroite. Il reste sur sa faim après la lecture de la biographie de Corneille par Taschereau car il attend que les biographes des grands poètes fassent autre choses que de ‘rassembler des anecdotes, de déterminer des dates, d’exposer des querelles littéraires, dans des livres exacts, utiles, estimables, mais auxquels il manque l’étincelle sacrée’ (Le Globe, 12 août 1829) » (128)
Il y a aussi un important antibiographisme romantique qui suspecte « cette opération qui consiste à écrire la vie des poètes, à la mettre en phrases et en dates, en anecdotes et en clichés, à la réduire à des ‘biographèmes’. Écrire la vie des poètes, c’est être doublement infidèle : à la vie, qui échappe à l’écriture : au poète, aussi, qui n’écrit pas mais chante, et n’a de vie véritable que dans la réverbération de son chant. Et l’on tombe alors danns ce paradoxe que l’époque romantique qui a mis l’homme au centre de l’œuvre et qui a donné à la biographie l’importance que l’on sait, n’a jamais réussi à faire coïncider ces deux mutations de façon convaincante. » (130)
« On peut dire que le romantisme perdure en matière de biographie tant qu’on en reste à ce stade du désir, insatisfait, de la vérité biographique; tant qu’on cherche de façon mystique le secret de l’homme derrière le génie du poète; et aussi tant qu’on respecte le poète qu’est cet homme, sans le réduire à sa vie privée; tant qu’on essaie de le comprendre dans sa double identité : voyageur d’ici-bas et rêveur d’absolu, sujet existentiel et Dieu. La fin du romantisme s’annonce quand, du stade du désir, on passe au stade de l’obligation et de la routine; quand l’explication biographique devient un automatisme, bientôt une mécanique scolaire. » (139)
Avant ce tournant romantique de l’éloge biographique, prédomine l’école doctrinaire et l’enseignement dogmatique des rhéteurs. La Harpe et ses successeurs, professeurs ou journalistes proclassiques proposent une lecture anhistorique tournée vers la question du rapport des œuvres aux genres, définis de manière normative. « La nouvelle critique en train de naître veut suspendre le jugement de valeur esthétique, et s’attacher à la généalogie biographico-historique de l’œuvre : ‟La critique envisagée ainsi n’a peut-être pas un caractère aussi facile et aussi absolu que lorsqu’elle absout ou condamne, d’après la plus oui moins grande ressemblance avec des formes données; mais elle se rapproche davantage de l’esprit de l’homme, et de cette observation de la marche de l’esprit humain, la plus utile et la plus curieuse de toutes les recherches” [Prosper de Barante, « Notice sur F. Schiller », 1821] » (142)
« Le respect religieux du génie, qui les empêche de désirer la vérité déshabillée, conduit souvent les biographes romantiques dans les parages de l’hagiographie. Ce qui explique le peu de soin qu’ils mettent à établir les faits, et leur propension à accepter les légendes lorsqu’elles cadrent avec leur mythologie. » (148)
« Plutôt que d’une fabulette morale comme à la fin des Lumières, ou que d’une brève analyse psycho-historique comme chez les doctrinaires, la biographie d’écrivain prend la forme d’un récit dramatisé, qui emprunte effets et figures tant au mythe qu’au roman. Empiétant toujours quelque peu sur leur grand homme, les grands écrivains romantiques qui s’adonnent à la biographie – Chateaubriand, Hugo, Lamartine – construisent en fait des autobiographies en miroir. L’âge de la biographie romantique autorise le biographe-poète à dialoguer, de manière fraternelle et narcissique, avec le grand homme dont il narre la vie, à se peindre en oblique sous ses traits. Et il l’incite à donner une construction mélodramatique à la vie douloureuse du poète : une existence tout entière réduite à de grandes ‘crises’, ponctuée de grands ‘drames’, structurée en actes, requise de présenter l’unité d’un destin. » (149)
Il commence ses « portraits littéraires » en 1829. « Pour la destinée posthume de Sainte-Beuve, le Contre Sainte-Beuve de Proust, publié en 1954 par Bernard de Fallois, a été un traumatisme. On connaît l’acte d’accusation : une conception fausse de la vérité biographique, la recherche de l’explication de l’œuvre du côté de l’homme ordinaire, de l’homme social, au lieu d’admettre que celle-ci est le produit d’un autre moi, plus ‘profond’, moins facile à atteindre. Renforcée ensuite par le préjugé structuraliste selon lequel l’intérêt pour la biographie est vieux jeu et scolaire, ‘lagarde-et-michardesque’ pour tout dire, cette condamnation a pris force de loi. C’est pourquoi on ne peut désormais revenir à Sainte-Beuve sans revenir d’abord sur cet arrêt sans appel par lequel on le rejette dans le camp des positivistes un peu niais, qui, ayant une conception simpliste de la psychologie créatrice, ont manqué les œuvres à force de se laisser piéger par les anecdotes de la vie. » (154)
Résumé de ses conceptions : 157 et suivantes. Sainte-Beuve veut retrouver l’homme dans l’écrivain – l’homme étant plus difficile à saisir que l’écrivain – l’homme sous l’orateur et l’érudit. (161) « L’homme sensible », « l’homme intime » est préféré à l’homme purement intellectuel (162) Il cherche des rythmes, « des structure, comme nous dirions : à la fois scansions intellectuelles et ponctuations vitales. C’est pour chercher cela, et non les minuties biographiques, qu’il braque son attention sur l’homme privé, trop négligé jusqu’à lui. » (163)
Recherche d’une méthode « scientifique » : « Par deux fois, la formule de ‘biographie psychologique’ se rencontre sous sa plume, pour signaler qu’il ne s’agit pas d’histoire anecdotique, mais d’exploration scientifique (et donc synthétique) d’un caractère. Plutôt que de viser l’agréable, Sainte-Beuve traque le ‘trait principal’, le ‘fonds’, le ‘centre’, et plus encore le ‘faible’ ou le ‘travers’ central des êtres soumis à son analyse. Ce serait là sa spécialité. Le savant et l’artiste en lui veulent faire plus bref que la biographie ‘lourde’ : le savant pour saisir la loi psychologique, l’artiste pour la ‘mettre en relief’. » (175) « En fait, il se veut un savant qui sait où niche la vérité, doublé d’un artiste qui veut la mettre en scène. » (176)
Le travail, la pensée et la méthode de Sainte-Beuve traversent diverses étapes au cours de sa carrière. C’est vers la fin qu’il se dépeint en « critique naturaliste », en « naturaliste des esprits » (177), qu’il s’inscrit « non sans hésiter dans la communauté positiviste en gestation » (178). Il écrit (dans N[ouveaux] L[undis] VIII [probablement 1885]) : ‟Nous, tous, partisans de la méthode naturelle en littérature et qui l’appliquons chacun selon notre mesure à des degrés différents, nous tous, partisans et serviteurs d’une même science que nous cherchons à rendre aussi exacte que possible, sans nous payer de notions vagues et de vains mots, continuons donc d’observer sans relâche, d’étudier et de pénétrer les conditions des œuvres diversement remarquables et l’infinie variété des formes de talent.” Tout en rappelant ses débuts dans la biographie anecdotique et son absence initiale de système, ce Sainte-Beuve –là ne cesse d’affirmer la nécessité d’une méthode : ‘Je maintiens donc, avec quelques-uns de mes confrères d’aujourd’hui qu’il y a de certaines règes pour faire le siège d’un écrivain et de tout personnage célèbre; s’il est mieux de les dissimuler et d’en dérober aux yeux l’appareil, il est bon toujours et essentiel de les suivre” [NL, IX]. » (178)
« Si, vue de Sirius, la période romantique se caractérise par l’importance accordée à la personne de l’écrivain, conséquence d’une révolution fondamentale, la biographisation de la littérature, il convient de donner une vue d’ensemble de ce qu’il advient dans la période suivante. Ce qui la caractérise, c’est qu’elle est contradictoire. De la part des écrivains d’avant-garde (Flaubert, Leconte de Lisle, Mallarmé), la critique du romantisme entraîne un rejet de la littérature personnelle. En revanche, du côté de l’édition, de la presse et de l’enseignement, la ‘culture biographique’ triomphe. Et si la critique biographique est contestée, elle reste le modèle de référence. / Dans la seconde moitié du XIXe siècle et ensuite, la critique, dont l’importance stratégique s’accroît, reste en prise avec le paradigme biographique tel que Sainte-Beuve l’a défini puis tel que Taine le remodèle dans les années 1850-1870. En même temps, la critique biographique est peu à peu contestée et remodelée sous l’influence du positivisme ambiant mais aussi des partisans de l’art pour l’art. Certains critiques de la fin du siècle, et non des moindres – Brunetière, Lanson – vont prendre leurs distances par rapport à elle. Tendance à son tour contestée par les critiques ‘impressionnistes’ (Jules Lemaître, Anatole France, Paul Bourget), résistant contre le scientisme ambiant depuis Taine. / Même situation contradictoire dans le champ littéraire proprement dit : car si la littérature d’avant-garde, en rupture avec le romantisme, prône ‘l’impersonnalité’, c’est loin d’être le cas dans [183 :] les sphères moyennes du champ littéraire. Les diverses formes de littérature personnelle connaissent un développement sans précédent, tant côté écriture que côté édition. De surcroît, certains écrivains novateurs et non des moindres – Baudelaire, Barbey d’Aurevilly, les Goncourt, Zola – continuent de manifester une sensibilité au biographique en dépit de leur antipathie déclarée contre les biographies. Au total, une période de transition, dont on ne peut rendre la complexité qu’en tenant compte de ces ambivalences. » (182-183)
« Aux yeux de la majorité des écrivains, la biographie apparaît ainsi comme l’acte impie de journalistes irrespectueux, soucieux de vérités anecdotiques, agents d’une sous-littérature commerciale, parasite de la vraie littérature [l’écrivain en pantoufles]. » (184-185)
Zola, en 1875, « dans un grand article sur Flaubert, consacre ce principe du retrait de l’auteur comme l’un des trois grands principes de l’esthétique naturaliste du roman », les deux autres étant le refus du romanesque et la déshéroïsation du personnage. (186) Pour Flaubert : « L’œuvre finie, moins l’auteur y apparaît, plus elle est grande. Mais loin que cela suppose une absolue ‘mort de l’auteur’, cela lui donne le statut de Dieu caché : ‘L’auteur, dans son œuvre, doit être comme Dieu dans l’univers, présent partout, et visible nulle part.’ [Lettre à Louise Collet, 1852]. Ce n’est point pourtant vers cet auteur-Dieu que se tourne la réflexion esthétique de Flaubert, mais bien vers ‘l’œuvre en soi’. Ce qui entraîne chez lui l’utopie d’une nouvelle critique, sensible à la ‘poétique insciente’ de chaque œuvre, projet qui s’accompagne d’une critique de la critique telle que Sainte-Beuve et Taine l’ont fondée [etc.] » (188)
« À ce double courant d’antiromantisme et d’antibiographisme traversant tout le demi-siècle participent aussi, dans leur style propre, celui d’adolescents vitupérateurs, deux météores littéraires : Rimbaud qui trouve ‘la poésie subjective […] horriblement fadasse » [Lettre du Voyant à Izambard] et Lautréamont pour qui ‘la poésie personnelle a fait son temps de jongleries relatives et de contorsions contingentes’ et veut reprendre ‘le fil indestructible de la poésie impersonnelle’. » (190) + Mallarmé qui pousse l’impersonnel encore plus loin.
Du côté de Zola, à nouveau, dans Le roman expérimental (1881), il « pose ‘l’impersonnalité morale’ des œuvres romanesques comme ‘capitale’, et compare le romancier au savant. » Zola écrit : « Le romancier naturaliste affecte de disparaître complètement derrière l’action qu’il raconte. Il est le metteur en scène caché du drame. Jamais il ne se montre au bout d’une phrase. […] L’auteur n’est pas un moraliste, mais un anatomiste qui se contente de dire ce qu’il trouve dans le cadavre humain. » (dans « Gustave Flaubert », repris dans Les romanciers naturalistes) Aussi, toujours Zola : Le roman naturaliste « est impersonnel, je veux dire que le romancier n’est plus qu’un greffier, qui se défend de juger et de conclure. […] Il y a, en outre, à cette impersonnalité morale de l’œuvre, une raison d’art. L’intervention passionnée ou attendrie de l’écrivain rapetisse un roman, en brisant la netteté des lignes […] Ainsi le romancier naturaliste n’intervient jamais, pas plus que le savant. » (Le roman expérimental - 1880) (192)
Diaz : « En accord avec lui, la critique évoque la ‘gigantesque impersonnalité, fatalement supérieure aux individus’ de ses récits épiques qui mettent en scène de grands phénomènes sociaux ou cosmiques : la mine de Germinal, l’océan dans La Joie de vivre. Pourtant Zola continue de penser l’œuvre d’art comme ‘un coin de la création vu à travers un tempérament’ [dans La Revue contemporaine, le 15 février 1866] [etc.] Ce sont là contradictions qu’on retrouve chez d’autres écrivains-critiques contemporains […] » (192-193) En somme, « lorsqu’on considère la littérature en ses expressions les plus en pointe, nous voici donc face à un paysage relativement contrasté : un courant de fond d’antiromantisme, qui poussa à clamer l’impersonnalité, et pourtant bien des voix discordantes, qui marquent en sous-main la continuité du paradigme biographique antérieur. » (194)
L’autre particularité de la fin du XIXe siècle, est le « sacre des ‘hommes de rien’ », une démocratisation de la biographie en quelque sorte : « Une telle montée en puissance de la biographie contemporaine entraîne un changement en profondeur. Malgré quelques survivances, l’heure n’est plus aux apothéoses de grands hommes. » (197) Quant aux grands hommes, on ne les accepte plus qu’ ‘en pantoufles’, en ‘robe de chambre’ ou en ‘déshabillé’ » (198) – Expansion du goût pour les documents biographiques, les billets, les manuscrits autographes, etc.
Arrivée dans l’enseignement : « Enfin, c’est un autre des traits d’histoire culturelle qui marquent la période : l’entrée de la biographie dans l’enseignement, avec confirmation de cette intronisation par l’édition. C’est le moment où triomphent les syntagmes 'l’homme et l’œuvre’, ‘la vie et l’œuvre’. À l’université, où l’enseignement des lettres françaises prend de plus en plus d’extension, la série des thèses sur le modèle ‘sa vie et ses œuvres’ s’ouvre vers 1855-1860, et reste à l’ordre du jour jusqu’au début du siècle suivant, malgré l’influence contraire de l’antibiographisme universitaire de Brunetière et Lanson. » (200) La biographie est la préface nécessaire à l’étude de toutes œuvres. « Ainsi, tandis que la littérature d’avant-garde rêve d’impersonnalité, trois machines institutionnelles de poids – la presse, l’édition, l’enseignement – se liguent pour donner une force et un style nouveaux au biographique. » (201)
Persistance et mutations de la critique biographique : « En matière de sensibilité biographique, la période romantique s’est caractérisée par deux tendances distinctes : l’importance accordée à la personne mythique de l’auteur, et la tendance connexe propre à la critique biographique, à expliquer l’œuvre par l’homme. Si le geste initial est bien le même des deux parts, ces deux attitudes ne cessent de diverger à mesure que Sainte-Beuve prend ses distances d’avec les mythologies romantiques de l’écrivain. » Des formes hagiographiques survivent, mais c’est plutôt « le paradigme de la critique biographique tel que le second Sainte-Beuve l’a redéfini qui s’impose. Ce dernier Sainte-Beuve rêve d’une ‘critique dite naturelle, ou physiologique’. […] Mais la ‘critique biographique’ est désormais considérée comme une forme parmi d’autres par des esprits à prétentions d’impartialité qui ont à cœur de définir sa place [203 :] relative dans le territoire critique : Nisard, Nettement, Rigault, Bersot, Sacy, Barbey d’Aurevilly. Et comme la double influence du positivisme et de l’impersonnalité parnassienne entraîne une critique de l’individualisme romantique, la méthode biographique est sur la sellette chez Nisard et Michiels d’abord, Brunetière et Lanson plus tard. C’est certes par rapport à Sainte-Beuve mais désormais surtout contre lui qu’une part de la réflexion critique se fait, de Taine à Proust. Cela ne l’empêche pas de rester omniprésent, mais il faut compter désormais avec ceux qui l’adaptent, avec ceux qui le classent et avec ceux qui le combattent. » (201-203)
La notion de « critique biographique » devient commune. (203)
Taine est disciple de Sainte-Beuve – ils pratiquent tous les deux le portrait comme genre critique – mais prend aussi ses distances : « Justifiant son droit à un autre type de recherches, Taine montre qu’i la un autre but que son prédécesseur : non plus peindre, faire voir un personnage par son portrait d’artiste, mais le ‘le faire comprendre’ [Essais de critique et d’histoire, Préface de la 1ère édition parue dans le Journal des débats 24 janvier 1858], en philosophe, se réclamant d’Aristote et de Hegel. Ce qui revient à ‘opposer sa méthode, comme scientifique ou philosophique, à la méthode de Sainte-Beuve, considérée comme artistique’. Ainsi, il l’adapte. » (204) Dans la Préface de son Histoire de la littérature anglaise, Taine insiste sur le fait qu’il faut partir de Sainte-Beuve pour « commencer l’évolution ultérieure ». Taine c’est « chercher le général sous le particulier pour parvenir à une plus grande scientificité; insister sur les déterminations collectives qui pèsent sur l’individu créateur (‘la race, le milieu, le moment’), mais en restant dans la cadre d’une ‘psychologie’. Pourtant, il s’agit bien d’une psychologie bien plus systématique. Car ‘l’homme n’est pas un assemblage de pièces contiguës, mais une machine de rouages ordonnées; il est un système et non un amas’ » Loin de se contenter d’une ‘collection de faits’, Taine part à la ‘recherche des causes’ : qui ne sont pas d’ordre personnel, mais social. Et plutôt que de s’attacher à distinguer les couches du palimpseste subjectif, il préfère sélectionner la seule ‘faculté maîtresse’. Non tant d’un individu réel que de cet ‘homme idéal et général autour duquel se rassemblent toutes les inventions et toutes les particularités de l’époque,’ [Préface de la 1ère édition des Essais de critique et d’histoire]. De quoi justifier les critiques [206 :] que lui adresse, entre autres, Sainte-Beuve, heurté par le côté trop systématique de ses théories : “[…] il lui échappe le plus vif de l’homme, ce qui fait que de vint hommes ou de cent, ou de mille, soumis en apparence presque aux mêmes conditions intrinsèques ou extérieures, pas un ne se ressemble.” [Critique de Histoire de la littérature anglaise dans les Nouveaux Lundis]. (205-206) Taine « promeut une critique sociologique positiviste où l’auteur est envisagé selon les déterminations de sa société, de son milieu et du contexte historique de son œuvre. » (207) Les deux attitudes critiques pourraient se résumer du fait que Sainte-Beuve se fait « critique biographique » et Taine « critique sociologique ». Émile Hennequin, dans La critique scientifique (1888), le formule ainsi : « L’un fut un critique biographe, ne voyant en chaque écrivain que ce qu’il a d’individuel […]; l’autre est un critique historique ou plus exactement sociologique, qui étudie dans l’homme de lettres l’époque dont il est le représentant ». Et, aux yeux d’Hennequin, Taine est bien mieux à même de réaliser cette « histoire naturelle des esprits » qu’avait imaginée Sainte-Beuve, sans la mener à bien. (206)
« Pendant un temps, c’est la tension Sainte-Beuve/Taine qui vectorise le sous-champ critique. Après la fin des années 1870, Brunetière entre en lice à son tour, et c’est entre la critique ‘dogmatique’ postainienne, qu’il incarne, et les reviviscences ‘impressionnistes’ de la critique beuvienne que le territoire critique est partagé. » (207-208)
Sainte-Beuve demeure un pivot, une balise commode et, à ce titre, suscite différentes critiques. Diaz en distingue 3. 1 : on lui reproche de peindre sans juger 2. Ceux qui reprochent le côté impie ou scandaleux de la critique biographique 3. Le goût du détail et de l’anecdote (voir 208-209).
Dans les deux dernières décennies du siècle, les deux critiques cardinaux que sont Brunetière et Lanson sont en rupture avec Sainte-Beuve. « Séparés par des dissensions politiques, ils offrent des convergences critiques. La nouveauté, c’est que ce sont des critiques d’une espèce nouvelle : des professeurs se réclamant de l’héritage scientiste tainien – dont vont tenir à se démarquer les critiques journalistes tels que Lemaître, France, Bourget, Rod, ayant à cœur de défendre les droits à la subjectivité. Un de leurs traits communs, c’est qu’ils rompent avec la forme canonique du portrait ainsi qu’avec le dilettantisme beuvien. Préférant poser des questions d’histoire littéraire (genre, écoles, périodes), chacun en vient par esprit de système militant à écrire une histoire de la littérature : ce que Sainte-Beuve s’était refusé à faire. Tous deux ont à cœur de limiter l’emprise du biographique dans l’explication des œuvres. » (213)
Brunetière : « Mais mieux encore que dans la littérature contemporaine, c’est dans un classicisme redessiné selon ses critères que Brunetière cherche son idéal, esthétique et politique à la fois, aux antipodes de la décadence romantique postrévolutionnaire et de son subjectivisme nocif. […] Conformément à cette vision, et fidèle aussi à sa conception positive de la science, Brunetière prône une critique ‘objective’, ‘impersonnelle’, ne se souciant pas plus ‘des personnes […] que de ses propres goûts, mais uniquement de la valeur d’exécution des œuvres, de leur signification et de leur importance dans l’histoire des idées et de l’art’ [« La littérature personnelle », Revue des Deux Mondes, 15 janvier 1888]. Ce qui entraîne une insistance sur la notion de genre, qui avait été mise en cause par les romantiques au nom de la liberté du créateur. Brunetière cherche ainsi à détacher l’œuvre de la relation bijective qui l’unit à son auteur, en l’inscrivant dans une histoire collective et universelle [215 :] des formes, qui ne cache pas son goût pour les ‘grands genres’ transhistoriques. Retour à La Harpe donc, mais avec une visée historiciste et évolutionniste. Et l’écart est grand entre une telle conception et les présupposés de la ‘poétique’ telle que Flaubert la rêve dès les années 1870, et telle que commencera à la réaliser Valéry dans les années 1930. Pour l’heure, les débats entre objectivité et subjectivité de la critique, personnalité ou impersonnalité de la littérature, marquent à quel point on reste dans un espace où la critique biographique compte et où la seule alternative qui s’offre est d’en prendre le contre-pied. » (215-216)
Nietzsche, dans Par-delà le bien et le mal (1886) aura une formule belle et radicale, en avance sur son temps : « C’est l’œuvre, celle de l’artiste ou du philosophe, qui invente après coup celui qui l’a créé, ou qui passe pour l’avoir créée; les grands hommes tels qu’on les honore sont de méchants poèmes composées après coup. » (2011 : 217)
« Contestations de l’explication biographique des œuvres et revendication de l’impersonnalité de la part des écrivains d’avant-garde; bonne tenue du biographique dans l’édition, dans l’enseignement, dans la presse et dans la critique : cette situation qui caractérise la fin du XIXe siècle se prolonge au siècle suivant. » (218)
Voit l’histoire de la critique au XXe siècle comme celle des diverses déclinaisons de l’antibiographisme (il n’aborde toutefois pas la période post-structuraliste et son survol du XXe siècle est rapide). (220)
Résumé de l’antibiographisme au fil des siècles : « L’âge classique ne tue pas l’auteur, mais il le met entre parenthèses, à titre de serviteur discret, pour qu’il ne gêne pas l’essentiel : la communication et, dans les genres qui la requièrent, la mimésis. Les philosophes du début du siècle suivant ne veulent pas de l’auteur parce qu’il représente l’auctoritas. Et nous avons vu se développer aussi diverses formes d’antibiographisme à l’âge romantique, donc celle, proprement romantique, qui interdit de ‘chercher l’auteur à certains endroits’ (Musset) au nom du mystère sacrée de la création. Jusqu’à Sainte-Beuve qui se retrouve parfois à contre-emploi sur une telle position… Puis le reflux du romantisme est le signe d’une montée en puissance de l’impersonnalité, avec pour conséquence critique diverses formes d’antibiographisme : au nom du social (Taine), au nom du ‘moi profond’ (Bersot, Michiels), au nom de l’objectivisme réaliste (Flaubert, Zola), au nom de l’autonomie de l’œuvre (Flaubert, Maupassant, Mallarmé). Ce sont là les stratégies d’antibiographisme qui vont prévaloir au siècle suivant. » Il donne ensuite les divers prolongements. (220)
Diaz replace aussi dans ce chapitre la question de Proust contre Sainte-Beuve; sa position est loin des antihumanistes des années structuralistes : « Dans cette tendance à l’antibiographisme, Proust occupe une place singulière : posé comme ennemi juré de Sainte-Beuve par le titre d’un ouvrage inachevé, écrit en 1909 et republié en 1954, il continuait plutôt en fait la lignée des grands écrivains de la fin du XIXe siècle (Baudelaire, Barbey, les Goncourt) qui ont eu une attitude paradoxale vis-à-vis du biographique. Le succès de ce titre en 1954, donc à point nommé au début de la vague structuraliste grâce au flair d’un éditeur habile, a fait que Proust s’est trouvé confondu dans la lignée d’antibiographes que construit Barthes dans “La mort de l’auteur” (1968). Mais son antibiographisme est pourtant tout autre que celui des formalistes et des poéticiens. Rien d’antihumaniste en lui. Et si c’est bien l’œuvre qui est préférée à la vie, c’est seulement la vie sociale qui est rejetée, comme anecdotique et brouillant les pistes, mais au profit de ce moi profond qui, selon sa théorie, ne trouverait accès que dans l’œuvre, et non dans les confidences bavardes qu’apportent correspondance et écrits intimes. » (222-223) Ce qui l’intéresserait, serait non pas de « fonder une poétique, mais une anthropologie » (223)
Valéry : C’est lui qui a le plus marqué la définition du mot « poétique » dans son nouveau sens « au moment où l’on crée pour lui la première chaire de cette spécialité au collège de France (1937). Lui aussi qui enseigne que ‘la connaissance biographique des poètes est une connaissance inutile, si elle n’est nuisible, à l’usage que l’on doit faire de leurs ouvrages, et qui consiste soit dans la jouissance, soit dans les enseignements et les problèmes de l’art que nous en retirons’. Et d’insister avec humour : ‘Que me font les amours de Racine? C’est Phèdre qui m’importe. Qu’importe la matière première qui est un peu partout? C’est le talent, c’est la puissance de la transformation qui me touche et me fait envie.’ Conclusion : la ‘curiosité biographique’ est ‘nuisible’, parce qu’elle ‘procure trop souvent l’occasion, le prétexte, le moyen de ne pas affronter l’étude précise et organique d’une poésie’. » (224) — Tiré de « Villon et Verlaine » [1928], dans Œuvres complètes, t. I, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », p. 428.
« Le mot poétique va être haussé au rang d’emblème par le structuralisme formaliste des années 70; et une revue apparaît alors, qui l’arbore comme étendard et procède en fait à une petite révolution : l’idée poéticienne n’y est plus l’affirmation solitaire d’un écrivain pionnier, mais celle d’une école de théoriciens gravitant dans les marges de l’orbite universitaire avant d’y pénétrer à demi (Barthes, Genette, Todorov). Leur geste primordial consiste à prendre pour objet d’analyse le texte, et non plus l’œuvre, ni l’auteur, et à le traiter comme un objet immanent, coupé de la réalité sociale comme de l’expérience subjective. » (225) L’antibiographisme formalisme = l’auteur ne se confond pas avec le narrateur, les personnages sont des « êtres de papier » (Barthes)