FICHE DE LECTURE
INFORMATIONS PARATEXTUELLES
Auteur : Pierre Michon Titre : Corps du roi Lieu : Paris Édition : Verdier Collection : aucune Année : 2002 Pages : 102 p. Cote : Désignation générique : aucune
Bibliographie de l’auteur : Œuvres biographiques : Vies minuscules, Vie de Joseph Roulin, Rimbaud le fils, Maître et serviteurs, Le roi du bois, Trois auteurs, Corps du roi; « Romans » : La Grande Beune, Mythologies d’hiver, Abbés, L’Empereur d’Occident.
Biographé : Samuel Beckett, Gustave Flaubert, William Faulkner, Victor Hugo (en filigrane) et… Michon lui-même (en oblique – dixit J.-P. Richard).
Quatrième de couverture : Extrait du « Beckett »
Préface : aucune
Rabats : aucun
Autres (note, épigraphe, photographie, etc.) : il y a deux photographies insérées : Beckett par Lutfi Özkök et Faulkner par James R. Cofield. Nous verrons plus loin quel rôle (primordial) elles tiennent dans les textes biographiques.
LES RELATIONS (INSTANCES EXTRA ET INTRATEXTUELLES) :
Auteur/narrateur : Au fil de la lecture, on a l’impression de pouvoir assimiler le narrateur à l’auteur, Pierre Michon, suspicion qui se voit confirmées dans le dernier texte du livre, « Le ciel est un très grand homme », où Michon se met lui-même en scène, lisant Booz endormi de Victor Hugo d’abord à l’enterrement de sa mère (ce qui montre une certaine personnalisation du projet biographique, non étranger à la personnalisation du projet photographique d’un Roland Barthes dans La chambre claire, duquel Michon se réclame par ailleurs de l’influence), puis lors d’une cérémonie soulignant le bicentenaire de la naissance de Victor Hugo, etc. Même si les textes sont plus ou moins indépendants (ils ont du moins, dans leur genèse, été écrit tels), on peut dire, sans se tromper : A = N.
Narrateur/personnage : Même s’il apparaît souvent du haut de son « je », le narrateur (ou l’auteur-narrateur) ne s’incarne que très ponctuellement (sauf dans le dernier texte du livre), et alors, est-il vraiment un personnage? Je ne crois pas, parce qu’il demeure toujours dans la « méta-diégèse », ne s’introduit jamais dans la diégèse que supporte son récit. Par exemple, dans le Flaubert, il écrit : « Je suppose un homme probable. Je le fais naître à Rouen, je l’appelle Gustave Flaubert. […] » (p. 31.) Michon donne alors à voir une (véritable) reconstitution biographique, mais demeure sur son trône de démiurge, de maître, de Dieu du récit, sans y pénétrer. De même, quand, au début du texte intitulé « L’oiseau » (texte également biographique, sur un arabe du XIVe siècle nommé Ibn Manglî, qui écrivit un traité de chasse si beau, selon Michon, que nous pouvons le considérer comme un écrivain), Michon cite une phrase de Ibn Manglî et dit : « Je dois cette phrase parfaite à la traduction d’un traité de chasse arabe. » (p. 49.) et qu’il enchaîne avec la « biographie » lacunaire de l’auteur, il n’énonce qu’en tant qu’instance auctoriale et narratoriale du récit. Bref, N ≠ P, sauf dans le texte autobiographique « Le ciel est un très grand homme », où, évidemment, A = N = P.
Biographe/biographé : Comme d’habitude chez Michon (et en cela, il est un auteur éminemment moderne, voire postmoderne), la relation aux Grands Auteurs est épigonale. Il le dit bien, dans Trois auteurs, dans son texte consacré à Faulkner : il fait tout pour n’être plus épigone de ce père trop fort, trop lourd (éléphantesque, dit-il dans Corps du roi), qui fait trop d’ombre sur lui, nouvel écrivain incertain. Ainsi, dans « Le ciel est un très grand homme », on assiste au détrônement de Victor Hugo, un autre Maître très lourd, qui empêchait, selon Michon, tout les écrivains de son temps d’écrire librement. Michon lit Booz endormi et le poème « décolle » sans lui. Alors, « je ne faisais qu’un avec le père » (p. 99.), lance Michon. « Je portais imperceptiblement le chapeau noir et l’écharpe rouge du Président; et peut-être même la couronne de fer, le globe universel, l’épée germanique et le drap d’or du vieux fils de Pépin. » (p. 97.) Il est devenu le roi, enfin, et il exulte. Ivre de gloire et d’alcool, au restaurant où il est le soir même de la lecture, il pelote la serveuse, il est sitôt détrôné, couché sur la terrasse.
Autres relations :
L’ORGANISATION TEXTUELLE
Synopsis : Étant donnée la relative indépendance des différents textes que compte Corps du roi, je les résume un à un. « Les deux corps du roi » : en 1961, Beckett est assis devant l’objectif de Lutfi Özkök et il est roi depuis dix ans. Et il le sait. « Le roi, on le sait, a deux corps : un corps éternel, dynastique, que le texte intronise et sacre, et qu’on appelle arbitrairement Shakespeare, Joyce, Beckett, ou Bruno, Dante, Vico, Joyce, Beckett, mais qui est le même corps vêtu de défroques provisoires; et il a un autre corps mortel, fonctionnel, relatif, la défroque, qui va à la charogne, qui s’appelle et s’appelle seulement Dante et porte un petit bonnet sur un nez camus, seulement Joyce et alors il a des bagues et l’œil myope, ahuri, seulement Shakespeare et c’est un bon gros rentier à fraise élisabéthaine. » (p. 14.) C’est là la thèse théologique qu’emprunte Michon à Ernst Kantorowicz, auteur de l’ouvrage Les deux corps du roi : essai sur la théologie politique au Moyen Âge). Par une opération magique, le photographe turc arrive à déclencher juste au bon moment et à faire apparaître les deux corps du roi Beckett « [s]ur la même image. » (p. 14.) « Corps de bois » : Flaubert « se bricola un masque qui lui fit la peau et avec lequel il écrivit des livres; le masque lui avait si bien collé à la peau que quand peut-être il voulut le retirer il ne trouva plus sous sa main qu’un mélange ineffable de chair et de carton-pâte sous la grosse moustache de clown. » (p. 21.) Il passa devant Dieu, devant l’art, comme « un frère déchaussé » (p. 21.) Mi-figue mi-raisin, « Flaubert considérait l’art avec beaucoup de sérieux. Ce sérieux prête à rire. » (p. 23.) « Flaubert est notre père en misère. » (p. 23.) C’est autour de ces thèmes (masque, art, religion, Dieu, misère, littérature, style) que Michon parle de la vie et de l’œuvre de Flaubert. « Le feuillage, c’est le livre. Le corps est de bois. » (p. 25.) « L’oiseau » : à partir d’une « phrase parfaite » d’un traité de chasse arabe – « Quand il bat large, il est démesuré; quand il se repaît, il fait vite; quand il frappe, il met à mal; quand il donne du bec, il tranche et quand il fait prise, il se gave. » (p. 49) – Michon entreprend l’esquisse biographique de son auteur, Muhamad Ibn Manglî, « fils de mamaluk et gentilhomme de la garde du sultan » (p. 49), né en 1370 environ. « Il y a deux sorte d’hommes – ceux qui subissent le destin, et ceux qui choisissent de subir le destin. Ibn Manglî était du nombre des seconds […] » (p. 50.) Il savait chasser, se battre et « employer le mot propre » (p. 50.) Quand il écrivit le traité cité, à l’âge de 70 ans, il dépérissait physiquement. Il mourut en 1377, à 77 ans, dans des circonstances obscures. « Peu importe : quelle que fût sa mort, il choisit d’y voir le plus grand des faucons. » (p. 53.) Au seuil de la mort, « [i]l vit l’apogée de son livre. La phrase écrite jadis plongea comme un faucon lâché. Il comprit que ce n’était pas tout à fait du gerfaut qu’il parlait, c’était de la mort. » (p. 53.) Et Michon conclut en écrivant : « Je ne verrai jamais le visage qui fut Ibn Manglî. Je verrai le gerfaut. » (p. 54.) « L’éléphant » : Faulkner est assis devant l’objectif de James R. Cofield. Il tient sa cigarette Lucky Strike, qui pour Michon métaphorise la combustion du corps, la vie. Il porte son tweed. « Et, comme née d’une lucky strike et d’un tweed, la fracassante apparition de William Faulkner. » (p. 58.) Dans une forme argumentative qui rapproche son texte du l’essai, Michon semble vouloir démontrer ceci : l’éléphant, « c’est la famille, les filiations où le dernier-né est toujours le dernier des derniers […] » (C, p. 61), où les hommes « régress[e]nt un peu plus à chaque génération, piégés […] sous le modèle de fer d’un aïeul mythologique […] » (C, p. 61-62), William Clark Falkner, le grand-père de Faulkner ; c’est « la famille endogame avec fureur, c’est-à-dire le Sud » (C, p. 63) ; or pour remédier au problème de la parenté coupable, au problème du Sud, Faulkner aurait adopté deux solutions : il a avalé la bête, la « White Mule, la mule blanche, dont une variante est le whisky de bourbon. » (C, p. 64), pour « piétin[er] en [lui]-même tous ses avatars merveilleux et détestables […] » (C, p. 65) ; et il est entré dans « [l]a littérature [qui] s’appelle mur de pierre. » (C, p. 66) en se métamorphosant en éléphant pour n’être pas épigone des maîtres éléphantesques que sont Shakespeare, Melville ou Joyce. « Le ciel est un très grand homme » : Michon, écrivain contemporain fort célébré, se met en scène dans tout le dernier chapitre. Il récite le poème Booz endormi, de Victor Hugo, comme il réciterait une prière ou jetterait un sort; à la mort de sa mère d’abord, puis lors de rencontres littéraires. Invité à une cérémonie pour souligner le bicentenaire de la naissance d’Hugo, il récite Booz endormi et « décroche » : le poème décolle sans lui : il a vaincu le père, l’a couché dans son cercueil. Dès lors, le soir même, il célèbre sa victoire : « J’étais un homme libre. Les preux l’étaient aussi. », raconte-t-il. « Je suis un père tardif, j’en suis emphatiquement fier, c’est la loi. »; « [J]e ne faisait qu’un avec le père, qui est, comme chacun le sait, juste et sûr, puissant. », renchérit-il. Au restaurant, ivre d’alcool et de gloire, le Roi Michon tâte les fesses de la barmaid. Il est sitôt détrôné, couché sur la terrasse. Son chapeau roule sur le sol. Il regarde le ciel, ce « très grand homme », et, modeste, il se dit qu’« [i]l est père et roi à notre place, il fait cela bien mieux que nous. »
Ancrage référentiel : Dans le cas du « Beckett » et du « Faulkner », Michon avoue quelque part avoir écrit ces textes-là dans l’urgence, sans document autre que les deux portraits photographiques. Sa connaissance déjà acquise et ces photos assurent un ancrage référentiel assez important, mais sans cesse dépassé. Le Flaubert contient des extraits de lettres (à Louise Colet, surtout) authentiques et les faits (les éléments qui ne relèvent ni de l’interprétation, ni de l’argumentation, ni de la fiction) sont vérifiables. Le texte sur Ibn Manglî est indécidable, mais il semble que dans ce cas Michon ait usé de son procédé qui exhume des hommes ayant existés des archives et leur « redonne vie » dans une fiction. Pour ce qui est, enfin, du dernier chapitre autobiographique, c’est indécidable, mais ça semble vrai.
Indices de fiction : narrativisation des descriptions de portrait dans le Beckett et la Faulkner. Interprétations très libres des faits, des œuvres, des lettres, etc. Caractère très personnel des projets biographiques (du genre « j’ai découvert cette phrase là »). Limitation dû au genre biographique assumé puis dépassé parfois en seulement deux phrases : « Est-ce qu’il [Beckett] en tire vanité, dégoût, ou une extraordinaire envie de rire? Je ne le sais pas, mais je suis sûr qu’il l’accepte. » (p. 15.) Qu’il ne sache pas ce que pense Beckett de son statut de roi au moment de la pose photographique, c’est normal et ça caractérise le genre biographique (référentiel); mais qu’il soit sûr qu’il l’accepte, et qu’après il le cite – « Je suis Beckett, pourquoi n’en aurais-je pas l’apparence? » (p. 15) – cela s’appelle fiction (ou « transparence intérieure », comme dirait Dorrit Cohn). Par ailleurs, le style michonien si caractéristique tend vers l’opacité de la langue plutôt que vers (l’illusion de) la transparence référentielle.
Rapports vie-œuvre : C’est assez différent d’un auteur à l’autre, mais on pourrait dire, pour synthétiser, que pour Michon, l’œuvre et la vie sont comme les deux corps du roi; la vie se passe dans la défroque, l’œuvre dans le corps sacré, le blason. Ce que vise la photographie et la biographie selon Michon, c’est la rencontre des deux, la fusion de l’œuvre et de la vie, de l’Auteur et du saccus merdae.
Thématisation de l’écriture et de la lecture : La lecture de Ibn Manglî ou de Victor Hugo est ici l’admiration de leur écriture. Et dans chaque « biographie », Michon tente de retracer le devenir écrivain du biographé (on sait que son devenir écrivain à lui a été très long et problématique – et miraculeux – et que c’est devenu un thème important de son œuvre). Faulkner, par exemple, est devenu écrivain (et alcoolique) pour avaler le Sud, la « famille endogame avec fureur ».
Thématisation de la biographie : aucune
Topoï : photographie, devenir écrivain, corporalité, religion, déterminisme culturel, masque, style, perfection littéraire, épigonisme, monarchie, déchéance, mort, genèse du corps et de l’œuvre, intronisation et détrônement.
Hybridation : Essai : grande place de l’argumentation, de l’interprétation, liberté critique. Biographie : ancrage référentiel assez important, document (photos, lettres). Ekphrasis : descriptions narrativisées des photographies dans le Beckett et la Faulkner, qui donne l’impression d’avoir les hommes « devant les yeux ». Autobiographie : dans le dernier chapitre. Roman : style romanesque, accès limité mais existant aux pensées des « personnages ». Poésie : beaucoup de métaphores poétiques, telles qu’annoncées dans les titres : « L’éléphant », « L’oiseau », « Le ciel est un très grand homme » (citation de Baudelaire), etc.
Différenciation :
Transposition :
Autres remarques :
LA LECTURE
Pacte de lecture :
Attitude de lecture : œuvre pour moi marquante (voir, pour informations complémentaires si intérêt, mon compte rendu dans Spirale, n° 193 (novembre-décembre 2003), p. 32-33).
Lecteur/lectrice : Mahigan Lepage