Table des matières

David Clerson - Frères

ORION + POROSITÉ - FICHE DE LECTURE

I- MÉTADONNÉES ET PARATEXTES

Auteur : David Clerson

Titre : Frères

Éditeur : Héliotrope

Année : 2013

Désignation générique : Roman

Quatrième de couverture : « Deux frères ont pour terrain de jeu les marais côtiers et pour jouets les os d’animaux charriés par les vagues. Un jour, ils prendront le large pour retrouver leur chien de père, homme de passage venu de la mer et vite reparti. Une odyssée fraternelle débutera alors, amenant l’aîné à perdre son humanité et à découvrir le goût du sang. Car il faut bien survivre quand la violence du monde risque de vous engloutir.

Roman d’aventures, Frères entraîne le lecteur dans des paysages marécageux peuplés de corbeaux, d’enfants-sangsues, d’un pantin de bois, de vieilles chèvres, et sur un océan agité par de furieuses tempêtes. Avec toujours, même au cœur de l’apocalypse, l’envie du bonheur et de l’enfance ancrée au fond des corps. »

Notice biographique de l’auteur : [Quatrième de couverture] « DAVID CLERSON est né à Sherbrooke en 1978 et vit à Montréal. Frères est son premier roman. »

II - CONTENU ET THÈMES

Résumé de l’œuvre : Le roman est divisé en vingt-cinq chapitres rassemblés en quatre parties : « Un chien de père », « Une vie de chien », « L’odyssée du chien » et « Vers le frère ».

Première partie : « Un chien de père »

Deux frères jumeaux – nommés l’aîné et le cadet – vivent à l’écart du village avec leur vieille mère et quelques chèvres, au bord de la mer, à une époque imprécise. Ils voient le monde à travers le spectre des histoires racontées par leur mère, celle de leur « chien de père », celui qui est venu de la mer et, le mal fait, y est retourné, ou bien celle de leur naissance où, à partir du bras coupé de l’aîné, la mère aurait donné naissance au cadet, expliquant que le premier soit manchot et que le second ait les bras atrophiés.

Dans ce paysage mystérieux, les deux frères évoluent, ramassant des coquillages sur la grève, explorant les marais pour y trouver des pieuvres géantes ou des cimetières animaux, ou interagissant avec les enfants du village, les « enfants-sangsues », baptisés ainsi puisqu’ils pêchent avec leur corps les sangsues qu’ils revendent. Leur relation fusionnelle vient se compliquer le jour où, marchant sur la grève, ils découvrent un pantin de bois à la dérive.

Rapidement, le cadet développe une obsession pour ce pantin, qu’il attache sur son dos et à qui il prête une personnalité et des intentions humaines. Mais le pantin est brisé au courant d’une altercation avec les enfants-sangsues. Dès lors, le comportement du cadet devient de plus en plus étrange. Avec des lanières de cuir et le bras du pantin, il fabrique une prothèse qu’il demande à son frère de porter. À partir d’un cadavre de chien noyé, repêché au bout du quai, il lui fabrique une tunique à gueule canine. Finalement, il le convainc d’entreprendre la réfection d’une barque de pêcheur échouée. Ils s’appliquent lentement à la tâche et, le jour venu, décident de laisser seule leur mère vieillissante et s’engagent en mer.

Les premiers jours de navigation, les deux frères peinent à s’éloigner de la côte. Rapidement, cependant, les tempêtes et les événements viennent se succéder : le continent est perdu de vue, les réserves d’eau et de nourriture s’épuisent, le cadet est pris de fièvre et sombre dans l’inconscience. Une nouvelle côte se dessine, mais une tempête particulièrement forte brise la voile du bateau et envoie le cadet à la mer. Le bon temps revenu, l’aîné comprend que la côte vers laquelle ils se dirigeaient était la même que celle de leur départ, avant de perdre lui aussi conscience.

Deuxième partie : « Une vie de chien »

L’aîné se réveille à l’intérieur d’une niche humide, encore vêtu de sa tunique de chien, attaché par le cou à une chaîne. Son abri, qu’il partage avec une chienne grise, est situé derrière une maison, dans une ville plus grande que celles qu’il a pu voir durant sa vie. Il occupe sa nouvelle demeure sans incidents pendant quelques temps, apprenant à se soumettre à ses maîtres – six enfants gras et roses surnommés les « enfants-porcs » et leur mère – et développant une affection animale pour sa camarade de niche.

La chienne grise « était comme lui la fille d’un chien de père, d’un mâle de passage qui avait fécondé sa mère. Elle l’avait cherché pendant des années et l’avait retrouvé, mais n’en avait rien gagné, n’était devenue qu’une chienne à son image, une chienne bientôt errante, souvent blessée et affamée […] avant d’aboutir ici, dans cette niche, d’y retrouver l’aîné. » (p. 78) L’aîné et la chienne grise deviennent rapidement profondément amoureux.

Le calme de leur vie est rompu lorsqu’arrive au village un énorme chien agressif, enfermé dans une cage et qui, en échange de quelque paiement, s’accouple avec les chiennes des villageois. Arrivé le tour de la chienne grise, elle se débat et mord sa maîtresse, la mère-truie. La chienne est alors sauvagement battue, repoussée au fond de la niche, et l’accouplement remis au lendemain.

Durant la nuit, l’aîné, retirant pour la première fois depuis longtemps sa main de la tunique de chien, défait son collier et celui de la chienne grise. Le plus grand des enfants-porcs bloque cependant leur fuite ; devant la violence de celui-ci, l’aîné lui saute au coup et l’égorge, avant de s’enfuir dans les champs avec la chienne grise, qui est ralentie par ses blessures. Rapidement, les champs s’illuminent : les amants sont poursuivis par les villageois en colère et leurs chiens. Réalisant qu’ils ne pourront pas leur échapper, l’aîné retire à la chienne grise sa tunique et l’abandonne, nue dans les champs, avant de s’enfuir vers la mer.

Il se cache plusieurs jours dans une grotte, puis en ressort, une nuit, se dirige directement vers le village. Il récupère la tête du pantin qui, ayant été utilisée comme figure de proue par les deux frères, s’est retrouvée jetée dans l’amoncellement des débris de la barque. Il en fabrique une massue qu’il habille de la tunique de la chienne grise, et qu’il utilise pour tuer, tour à tour, la femme-truie et ses six enfants, avant de s’enfuir en mer avec un voilier volé.

Troisième partie : « L’odyssée du chien »

Voguant au hasard des vents, sous l’influence de la faim, de la soif et du soleil, l’aîné, accompagné de corbeaux, alterne entre conscience, inconscience, hallucinations. Au milieu de l’océan, il voit son frère, la chienne grise, et finalement son chien de père, qu’il tue lui aussi.

Il est plus tard recueilli par une jeune fille et son grand-père vivant dans une maison isolée, sur une île. L’aîné, amaigri par les épreuves successives, reste alité et muet l’essentiel de sa convalescence; il continue cependant à parler avec le corbeau qui le suivait dans le voilier et qui, maintenant, se pose à sa fenêtre.

Rétabli, il reprend son embarcation en direction du continent.

Quatrième partie : « Vers le frère »

Dans cet épilogue, l’aîné, arrivé à terre, reparcourt lentement les lieux de son enfance : le cimetière où sont éparpillés les restes du pantin, le marais côtier, la grève, le quai, et finalement la vieille maison où il a grandi. Sa mère y est toujours, plus vieille que jamais, complètement aveugle et sénile, préparant chaque jour deux bols de maigre soupe pour ses enfants, leur racontant encore des histoires, comme s’ils n’étaient jamais partis.

Le roman se termine sur ce paragraphe :

« Un corbeau se posa sur son épaule, et l’aîné murmura : “ Mon frère, ici tout est mort : je vais reprendre la mer. ” »

Thème principal : La vacuité et l’absence

Description du thème principal : L’ensemble du roman tourne autour de l’incarnation, sous une forme ou une autre, d’un vide, d’une absence : le cadet est né de la volonté de la mère de ne pas laisser son fils seul pour affronter le monde cruel, les deux frères sont physiquement incomplets, ils quittent leur contrée à la recherche de leur père manquant. L’aîné, le texte le dit, ne se sentira complet qu’une fois réunis la tête et le bras de pantin et les tuniques du chien noyé et de la chienne grise. Le roman se termine même sur la phrase : « Mon frère, ici tout est mort, je vais reprendre la mer. »

Thèmes secondaires : Le passage à l’âge adulte, la fraternité.

III- CARACTÉRISATION NARRATIVE ET FORMELLE

Type de roman (ou de récit) : roman, avec influences notable du conte et du récit folklorique

Commentaire à propos du type de roman : Le roman, sans être un conte ou un récit folklorique, hérite toutefois de plusieurs particularités formelles de ceux-ci : temps et lieux imprécis, personnages nommés par leurs fonctions diégétiques (l’aîné, le cadet, la mère, la chienne grise, etc.), etc. Le traitement du merveilleux, lui, est curieux, et oscille entre le conte et le roman traditionnel (vraisemblable) : l’aîné, lorsqu’il enfile sa tunique de chien, devient lui-même un chien; idem pour sa compagne qui, uniquement chienne au début, devient humaine lorsqu’on lui retire sa tunique. Ce phénomène n’est pas expliqué. Il est d’emblée donné au lecteur comme vrai. C’est là le merveilleux typique au conte, tel que décrit par Todorov (TODOROV, Tzvetan. Introduction à la littérature fantastique, Paris, Seuil, coll. Poétique, 1970.). Les enjeux du merveilleux raisonné ne semblent pas ici importants.

Notons que cet usage du merveilleux met Frères en relation avec plusieurs autres œuvres récentes de la production québécoise (notons, dans le cadre du projet de recherche sur la porosité, Oss d’Audrey Wilhelmy, La Fiancée américaine d’Éric Dupont, Arvida de Samuel Archibald.), et l’oppose à la tradition littéraire québécoise des dernières décennies, qui, dans l’ensemble, accuse un parti pris pour le réalisme littéraire, ou du moins la vraisemblance. On sent ici un léger retour à la littérature orale, populaire.

Type de narration : hétérodiégétique

Commentaire à propos du type de narration : La narration est très classique : toujours à la troisième personne, et le narrateur n’est jamais identifié.

Personnes et/ou personnages mis en scène : Personnages inventés de toutes pièces. À noter : aucun personnage n’a de nom; ils sont tous exclusivement désignés par leur rôle ou leurs caractéristiques (l’aîné, le cadet, la mère, la chienne grise, les enfants-porcs, la jeune fille, etc.)

Lieu(x) mis en scène : Les lieux ne sont pas clairement identifiables, et sont vraisemblablement entièrement inventés. On peut au moins dire qu’ils se situent dans un climat tempéré.

Types de lieux : Un village côtier, une petite ville, une maison isolée, l’océan.

Date(s) ou époque(s) de l'histoire : L’époque n’est pas non plus identifiable. L’histoire pourrait autant avoir lieu dans les années 40 qu’au 18e siècle.

Intergénérité et/ou intertextualité et/ou intermédialité : Influence évidente du conte et du récit folklorique.

Particularités stylistiques ou textuelles : Rien de particulièrement notable.

IV- POROSITÉ

Phénomènes de porosité observés : Porosité générique (conte / roman); porosité du savant et du populaire

Description des phénomènes observés : Je crois que la meilleure piste pour explorer les phénomènes de porosité à l’œuvre dans le roman est celle de l’influence du conte et du folklore. Le roman, s’il n’est pas tout d’abord un conte, et s’il n’en revendique pas la nature, se laisse pénétrer (d’où l’idée de porosité) par celui-ci; les caractéristiques formelles et esthétiques données plus haut, ainsi que la présence du merveilleux, nous le montrent.

L’idée de folklore amène à une autre porosité, celle entre le savant et le populaire. D’un côté, on sent par instants l’esthétique du récit folklorique traditionnel québécois (la tunique de chien qui fait penser aux histoires de loups-garous), folklore à propos duquel peu d’études universitaires qui ne soient pas de nature anthropologique portent. De l’autre côté, cette esthétique vient inscrire le roman dans la lignée de la récente recrudescence du folklore québécois, dont Fred Pellerin est sûrement le plus éminent représentant (Cette porosité vient être amplifiée par la cassure qu’opèrent Frères et les autres romans mentionnés plus haut (en note) avec les tendances réalistes de la littérature québécoise des dernières décennies.).

Auteur de la fiche : Alex Tommi-Morin